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Un outil principal et un objectif premier pour le physicien Einstein : la philosophie !!!

mardi 12 avril 2011, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

Le physicien Werner Heisenberg rapporte le débat avec Einstein, dans une conférence à Trieste en 1968 intitulée « La théorie physique : un point de vue critique », la manière dont se menait le grand débat de la physique quantique qui l’opposait à Albert Einstein : « Je dus donner une conférence sur la mécanique, à Berlin en 1926. (...) Einstein m’invita chez lui pour discuter de cette question. Il commença par me demander : « Quelle philosophie sous-tend votre étrange espèce de théorie ? »

Heisenberg rapporte son débat avec Einstein qui lui dit : « Vous savez que j’ai essayé de suggérer l’idée que l’atome tombe, pour ainsi dire subitement, d’un état d’énergie stationnaire à un autre, en émettant la différence d’énergie sous forme d’un paquet d’énergie ou encore quantum de lumière. Ceci serait un exemple particulièrement frappant de cette discontinuité dont j’ai parlé tout à l’heure. » Il lui répond ainsi : « Peut-être faudrait-il imaginer la transition d’un état stationnaire à un autre à peu près comme le passage d’une image à une autre dans certains films. « Et Einstein répondait : « Si votre théorie est juste, vous devrez me dire un jour ce que fait l’atome lorsqu’il passe d’un état à un autre en émettant de la lumière. » Heisenberg reconnaît ne pas connaître la réponse : « Lorsque l’électron (d’un atome) saute – dans le cas d’émission de rayonnement – d’une orbite à l’autre, nous préférons ne rien dire au sujet de ce saut : est-ce un saut est-ce un saut en longueur, un saut en hauteur ou quoi d’autre ? »

En fait, tout au long de sa vie, Einstein a été associé à des lois physiques (effet photoélectrique, quanta, mouvement brownien, relativité restreinte et générale, constante cosmologique, E=mc², etc...) qu’il a découvertes dans à peu près tous les domaines de cette science, mais il n’a cessé de se rappeler les questions philosophiques sur le monde qui le taraudaient et qu’il vivait intensément.

Qu’est-ce que la réalité et comment parvenons-nous à la comprendre ? Que sont nos lois par rapport au monde matériel ? Comment le photon "sait" quel doit être son parcours ? Qu’est-ce qu’un électron ? Quel est le saut lié à la mesure ? D’où vient le caractère probabiliste des lois quantiques ? etc, etc...

"Le problème fondamental de la pensée philosophique d’Einstein, autour duquel s’organisent ses propres analyses, est celui de la réalité du monde et de son intelligibilité, c’est-à-dire de la capacité de la pensée à le pénétrer, à s’en donner une représentation " vraie " (quoique provisoire), qui ne soit pas illusoire ou précaire."écrit Michel Paty dans "Einstein".

La dualité, la discontinuité, la probabilité, l’élémentarité, le principe de réalité, voilà quelques unes des questions philosophiques auxquelles Einstein s’est attelé. On imagine souvent que ce sont seulement des questions d’observation ou de théorie scientifique mais, en fait,ce sont d’abord des questions philosophiques parce qu’elles ne posent pas de problème à la nature pour fonctionner mais à l’entendement humain pour la comprendre…

Voyons comment Einstein fait de la philosophie en traitant une question de physique. Prenons, par exemple, le problème de la dualité, question en débat dans la physique quantique. Nous traiterons un peu plus loin la question de la discontinuité. Contentons nous de rappeler que penser le monde comme discontinu, c’est renverser toutes les croyances précédentes de la physique et aussi celles du bon sens. Penser le monde comme contradictoire aussi. Par exemple, la lumière ne peut pas à la fois être localisée et étendue, corpusculaire et ondulatoire. C’est la question de la dualité. Elle pose un problème du type de logique. En logique formelle, il n’y a pas de solution, car les contraires y sont incompatibles. La matière et la lumière (même le vide) sont contradictoires au sens dialectique. Einstein ne parle pas de dialectique mais il se pose le problème et en développe les interrogations.

Einstein, dans « La physique et les autres sciences », expose ainsi le problème de la dualité :

« Je vais expliquer cela brièvement en prenant l’exemple de la lumière. Laissons tomber un rayon lumineux d’une couleur donnée sur une plaque réfléchissante et transparente. Le rayon se divise alors en un rayon qui traverse la plaque et un rayon réfléchi. Apparemment, tout ce processus peut être représenté de façon complète et adéquate par un champ électromagnétique. Cette représentation théorique donne non seulement la direction, l’intensité et la polarisation des deux rayons partiels, mais aussi, avec une précision étonnante, les phénomènes d’interférence que l’on peut produire en amenant ensuite, par des dispositifs appropriés, ces deux rayons à agir l’un sur l’autre. Or il est apparu que la lumière – si l’on se place d’un point de vue énergétique – a une structure énergétique atomique, ou bien, comme l’on dit, qu’elle est composée de « photons ». S’il se produit quelque part un phénomène d’absorption dans un objet que l’on place sur le trajet d’un des deux rayons, il apparaît alors à l’endroit de l’absorption une certaine quantité d’énergie qui est indépendante de l’intensité de la lumière. Nous sommes forcés d’en conclure que les phénomènes constatés n’ont rien à voir avec l’effet de plusieurs photons, mais que c’est au contraire le photon unique qui explique aussi bien la capacité d’interférence des deux rayons que l’absorption en un endroit précis de l’un des deux rayons. » (Einstein souligne : l’un).

Et il poursuit : « Si l’on cherche à comprendre le photon comme une structure ponctuelle qui se déplace dans l’espace, il doit soit franchir la plaque, soit être réfléchi par elle, car son énergie n’est pas divisible. Une telle conception soulève cependant deux difficultés. Si le photon, avant de parvenir à la plaque, est du point de vue de la physique une chose simple parfaitement caractérisée par sa direction, sa couleur et sa polarisation, de quoi peut-il dépendre que le photon dans un cas précis franchisse la plaque ou au contraire soit réfléchi par elle ? Rien n’indique qu’existe une cause suffisante pour cette décision, et il n’est pas facile de croire qu’une telle cause puisse exister. En second lieu, la conception du photon comme structure ponctuelle ne permet pas d’expliquer les phénomènes d’interférences qui ne peuvent se produire qu’avec les deux rayons partiels. (…) Voilà quelques idées fondamentales de la physique, telles qu’elles se sont développées au cours du siècle dernier. Essayons de comprendre l’influence que tout cela peut avoir (…) sur les idées philosophiques, dans la mesure où elles jouent un rôle essentiel notamment dans les objectifs que se fixent les chercheurs. »

BIBLIOGRAPHIE

La science est-elle affaire d’observation et de calculs ou y entre-t-il de la philosophie ? Dans « L’évolution des idées en physique », Einstein répond que « Les résultats de la recherche scientifique nécessitent très souvent un changement dans la conception philosophique des problèmes qui s’étendent au delà du domaine restreint de la science. » Il déclarait dans un exposé de 1950 intitulé « La physique et les autres sciences » : « Si l’on entend par philosophie l’effort pour parvenir à une connaissance aussi générale, aussi universelle que possible, il est clair que la philosophie est la mère de toute recherche. Mais il est tout aussi justifié de dire, que les branches particulières de la recherche ont exercé chacune, en retour, une forte influence sur la pensée philosophique des hommes cultivés de chaque époque. »

« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré », disait Einstein. Mais, rajoutait-il "Il est plus difficile de casser une croyance que de briser un atome" !

Le but de la science n’est pas la technique et son outil principal n’est pas la technique d’observation ni la technique de calcul. "La joie de contempler et de comprendre, voilà le langage que me porte la nature. " expose-t-il dans Comment je vois le monde (1934).

Et il écrit "Le fil conducteur de la pensée scientifique : c’est le plaisir de penser." dans une lettre de 1919. "La science ne peut satisfaire qu’une seule des aspirations de notre âme : la curiosité. Sous une forme plus subtile : le besoin de comprendre ce qui lie les phénomènes individuels entre eux. Elle a une beauté qui lui est propre et sait combler le connaisseur." écrit-il encore dans une lettre à Gladstone de juillet 1944.

« La relation réciproque de la théorie de la connaissance et de la science est d’un genre remarquable : elles dépendent l’une de l’autre. La théorie de la connaissance sans contact avec la science n’est qu’un schéma vide. La science sans théorie de la connaissance – pour autant qu’elle est concevable – est primitive et confuse ; mais, dès que le théoricien de la connaissance, dans sa recherche d’un système clair, y est parvenu, il est enclin à interpréter le contenu de pensée de la connaissance dans le sens de son système et à écarter tout ce qui n’y est pas conforme. (...) Il apparaît comme un réaliste dans la mesure où il cherche à se représenter un monde indépendant des actes de perception ; comme un idéaliste dans la mesure où il considère les concepts et les théories comme des libres inventions de l’esprit humain (non dérivables logiquement du donné empirique) ; comme positiviste dans la mesure où il considère ses concepts et théories comme fondés seulement pour autant qu’ils procurent une représentation logique des relations et expériences sensorielles. »

« Les difficultés actuelles de la science forcent le physicien à se colleter avec des problèmes philosophiques beaucoup plus souvent que ce n’était le cas dans les générations précédentes. (…) Dans le processus d’évolution de la pensée philosophique à travers les siècles, il y a une question qui a joué un rôle essentiel : quel genre de connaissances la pensée pure permet-elle de fournir, indépendamment des impressions sensorielles ? (…) Quelles sont les relations entre notre connaissance et le matériau brut fourni par les impressions sensorielles ? Face à ces questions et à quelques autres qui leur sont intimement liées, on trouve un chaos presque indescriptible d’opinions philosophiques. (…) Selon moi, les concepts qui apparaissent dans notre pensée et notre discours sont tous – du point de vue logique – de libres créations de la pensée qu’on ne peut tirer inductivement des expériences sensorielles. Si cela ne se remarque pas facilement, c’est seulement parce que nous avons l’habitude d’associer si étroitement certains concepts ou chaînes de concepts (énoncés) à certaines expériences des sens que nous ne sommes plus conscients de l’abîme – logiquement infranchissable – qui sépare le monde des expériences sensorielles du monde des concepts et des énoncés. Ainsi, par exemple, la suite des nombres entiers est manifestement une invention de l’esprit humain, un outil qu’il s’est créé lui-même pour faciliter le classement de certaines expériences sensorielles. Mais il n’y a pas de voie pour extraire ce concept des expériences elles-mêmes. »affirme-t-il dans « Remarques sur la théorie de la connaissance de Bertrand Russel » (1944).

« Les résultats de la recherche scientifique nécessitent très souvent un changement dans la conception philosophique des problèmes qui s’étend au delà du domaine restreint de la science. (...) Les généralisations philosophiques doivent être fondées sur les résultats scientifiques. Une fois formées et largement acceptées, elles influencent très souvent le développement ultérieur de la pensée scientifique en indiquant, entre les nombreux procédés possibles, celui qu’il faut suivre. » expose le physicien Albert Einstein dans « L’évolution des idées en physique ».

Ce n’est pas la technique mathématique non plus. "Pour autant que les mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. La parfaite clarté sur le sujet n’a pu devenir bien commun que grâce à cette tendance en mathématique qui est l’axiomatique." affirme Einstein.

Et il rajoute : "Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément."

Albert Einstein et Leopold Infeld écrivent dans « L’évolution des idées en physique » : « Les ouvrages de physique sont remplis de formules mathématiques compliquées. Mais c’est la pensée, ce sont les idées qui sont à l’origine de toute théorie physique. »

« Parmi toutes les sciences, les mathématiques jouissent d’un prestige particulier qui tient à une raison unique : leurs propositions ont un caractère de certitude absolue et incontestable, alors que celles de toutes les autres sciences sont discutables jusqu’à un certain point et risquent toujours d’être réfutées par la découverte de faits nouveaux. Le chercheur d’une autre discipline n’aurait pas lieu pour autant d’envier le mathématicien si les propositions de ce dernier ne portaient que sur de purs produits de notre imagination et non sur des objets réels. Il n’est pas étonnant en effet que l’on parvienne à des conclusions logiques concordantes, une fois que l’on s’est mis d’accord sur les propositions fondamentales (axiomes) ainsi que sur les méthodes à suivre pour déduire de ces propositions fondamentales d’autres propositions ; mais le prestiges de mathématiques tient, par ailleurs, au fait que ce sont également elles qui confèrent aux sciences exactes de la nature un certain degré de certitude, que celles-ci ne pourraient atteindre autrement.

Ici surgit une énigme qui, de tout temps, a fortement troublé les chercheurs. Comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine ne peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir les propriétés des choses réelles ?

Il me semble qu’à cela on ne peut répondre qu’une seule chose : pour autant que les propositions mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et, pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. (…) Interprétation ancienne : tout le monde sait ce qu’est une droite et ce qu’est un point. (…) Interprétation nouvelle : la géométrie traite d’objets qui sont désignés au moyen de termes « droite », « point », etc. On ne présuppose pas une quelconque connaissance ou intuition de ces objets, mais seulement la validité d’axiomes (…) Ces axiomes sont des créations libres de l’esprit humain. (…) Ce sont les axiomes qui définissent en premier lieu les objets dont traite la géométrie. (…) Pourquoi Poincaré et d’autres chercheurs rejettent-ils l’équivalence naturelle entre le corps pratiquement rigide de l’expérience et le corps de la géométrie ? Tout simplement parce qu’un examen un peu précis révèle que les corps solides réels de la nature ne sont pas rigides, étant donné que leur comportement géométrique, c’est-à-dire les diverses positions relatives qu’ils peuvent occuper, est fonction de la température, des forces extérieures, etc. » explique Einstein dans « La géométrie et l’expérience ».

« Les propositions du mathématicien ne portent que sur de purs produits de notre imagination et non sur des objets réels. Il n’est pas étonnant que l’on parvienne à des propositions logiques concordantes, une fois que l’on s’est mis d’accord sur les propositions fondamentales pour déduire de ces propositions fondamentales d’autres propositions. (…) Ici surgit une énigme qui, de tout temps, a fortement troublé les chercheurs. Comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir des propriétés des choses réelles ? Il me semble qu’à cela on ne peut répondre qu’une seule chose : pour autant que les propositions mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et, pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. (…) La géométrie traite d’objets qui sont désignés aux moyens des termes « droite », « point », etc. On ne présuppose pas une quelconque connaissance ou intuition de ces objets, mais seulement la validité d’axiomes qui doivent eux aussi être conçus de manière purement formelle, c’est-à dire comme étant dépourvus de tout contenu procédant de l’intuition ou de l’expérience. Ces axiomes sont des créations libres de l’esprit humain. Toutes les autres propositions géométriques sont des déductions logiques tirées des axiomes. Ce sont les axiomes qui définissent les objets dont traite la géométrie. (…) Les mathématiques comme telles sont impropres à énoncer quoi que ce soit, ni sur les objets de nos représentations intuitives, ni sur les objets de la réalité. (…) Mais il n’en est pas moins sûr, d’autre part, que les mathématiques en général, et la géométrie tout particulièrement, sont nées de notre besoin d’apprendre quelque chose sur le comportement des choses réelles. En témoigne déjà le mot « géométrie », qui signifie mesure de la terre, arpentage. (…) Poincaré a souligné cependant que les corps empiriquement donnés ne sont pas rigides et ne peuvent donc servir à incarner les segments de la géométrie. » écrit Einstein dans « La géométrie et l’expérience » (1921).

Ainsi, dans « La déduction relativiste de Meyerson », Einstein réfute l’idée que la relativité ramène la physique à une géométrie de l’espace :

« Il y a une confusion à éviter dans l’interprétation de certaines affirmations de M. Meyerson, et notamment celle-ci : « La relativité ramène la physique à la géométrie ». Il est très exact qu’avec cette théorie la géométrie (métrique), regardée comme distincte des autres disciplines jusqu’alors classées sous le terme « physique », a perdu son existence indépendante. Cela ne suffit cependant point à justifier l’application du nom de « géométrie » à toute science où la forme mathématique joue un rôle. (…) Je suis d’avis que le terme de « géométrie » employé dans cet ordre d’idées est entièrement vide de sens. »

Einstein n’est pas plus adepte de ramener la science à l’observation.

Dans « Remarques sur la transformation des problématiques en physique théorique », il écrit :

« Par nos perceptions sensorielles, nous n’obtenons une connaissance des objets du monde extérieur qu’indirectement. La physique au sens large a pour mission de nous donner des idées sur l’être et les événements réels, dans l’intention d’établir des lois entre les perceptions transmises par nos sens. Il est clair que ceci n’est possible que par le biais de la spéculation et de la construction. Nous savons désormais que la science ne peut naître de la seule expérience immédiate et qu’il nous est impossible, lorsque nous construisons l’édifice, de nous passer de la libre invention, dont nous ne pouvons vérifier l’utilité qu’a posteriori, à la lumière de notre expérience. (…) Plus l’état de la science est primitif, plus le chercheur peut vivre aisément dans l’illusion qu’il est un pur empiriste »

« La physique est un système conceptuel logique en développement dont les fondements ne peuvent être obtenus par distillation de l’expérience sensible, selon la méthode inductive, mais seulement par la libre invention de l’esprit humain. La preuve de la validité (valeur de vérité) du système est apportée par la vérification des propositions dérivées par rapport aux impressions sensibles, la relation entre les une et les autres ne pouvant être appréhendée que sur le mode de l’imagination. Le système évolue dans le sens d’une simplicité croissante de ses fondements logiques. Pour nous rapprocher de cet horizon, nous devons accepter que la distance ne cesse de se creuser entre les fondements logiques et l’expérience sensible, et que devienne toujours plus ardu et plus long le chemin conceptuel conduisant des fondements aux propositions dérivées qui ont leur corrélat dans les impressions sensibles. » affirme Einstein dans le « résumé » de « Physique et réalité » (1936).

« Nous constatons avec évidence combien sont dans l’erreur les théoriciens de la connaissance qui croient que la théorie vient par induction de l’expérience. Même le grand Newton n’a pu s’affranchir de cette erreur (« Hypotheses non fogo = je ne fais pas d’hypothèses […] Il n’y a pas de méthode inductive qui puisse conduire aux concepts fondamentaux de la physique. Faute de comprendre ce fait, nombre de chercheurs au XIX siècles ont été victimes d’une erreur philosophique fondamentale. Ce fut probablement la raison pourquoi la théorie moléculaire et la théorie de Maxwell ne purent s’établir qu’à une date relativement tardive. » écrit encore Einstein dans "Physique et réalité, conceptions scientifiques".

Pour Einstein, l’idée scientifique est une création quasiment artistique. « Si vous voulez apprendre quelque chose sur les méthodes de la physique théorique de la part de ceux qui les utilisent, je vous suggère de vous en tenir au principe suivant : n’écoutez pas ce qu’ils disent et tenez-vous en à ce qu’ils font ! En effet, à celui qui fait des découvertes dans ce domaine, les produits de son imagination semblent si nécessaires et si naturels qu’il les considère – et voudrait que les autres les considèrent – non pas comme des constructions de la pensée, mais comme des réalités données. (…) Par la seule pensée logique, nous ne pouvons acquérir aucun savoir sur le monde de l’expérience ; tout savoir sur la réalité part de l’expérience et aboutit à elle. Si on les réfère au réel, les énoncés établis grâce à la seule logique sont parfaitement vides. C’est en comprenant cela, et surtout en s’efforçant de le faire admettre par le monde scientifique, que Galilée est devenu le père de la physique moderne, je dirais même, plus généralement, de toute la science moderne de la nature. » écrit-il dans « Sur la méthodologie de la physique théorique » (1933).

« Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. » écrivent Einstein et Infeld, L’évolution des idées en physique

Il en donne un exemple dans son "Esquisse autobiographique". L’origine de son idée principale y est ainsi décrite : "C’est au cours de cette année passée à Aarau que me vint à l’esprit la question suivante : si l’on poursuit une onde lumineuse à la vitesse de la lumière, on se trouve face à un champ d’ondes indépendant du temps. Mais il n’existe, semble-t-il rien de tel. C’est ainsi que je fis, tout jeune, la première expérience de pensée concernant la relativité restreinte. l’invention n’est pas l’oeuvre de la pensée logique, même si le produit final est inséparable d’une mise en forme logique.".

Il va de soi que seuls les spécialistes peuvent trancher une question pointue d’un domaine donné, mais doit-on se contenter de laisser la parole aux spécialistes pour tirer des leçons générales de leurs recherches ? La science pose des problèmes qui concernent l’univers tout entier, donc l’ensemble de hommes et pas seulement les spécialistes. Einstein discute cette question dans son Avant-propos à l’ouvrage de vulgarisation sur la Relativité de Lincoln Barnett intitulé « Einstein et l’univers » : « Il ne suffit pas qu’une poignée de spécialistes de chaque domaine s’attaque à un problème, le résolve et l’applique. Réduire et limiter le corps de la connaissance à un petit groupe anéantit l’esprit philosophique d’un peuple, et conduit à la plus grave pauvreté spirituelle. »

Einstein écrivait dans « Physique et réalité » :

« Généralités concernant la méthode scientifique.
On a souvent dit, non sans raison, que les chercheurs en sciences de la nature étaient de piètres philosophes. S’il en était ainsi, le physicien ne ferait-il pas mieux de laisser au philosophe le soin de philosopher ? Cela est sans doute vrai dans les périodes pendant lesquelles les physiciens croient disposer d’un système solide et incontesté de concepts fondamentaux et de lois fondamentales ; mais il en va autrement à une époque où toute l’assise de la physique est remise en question, comme c’est le cas aujourd’hui. A une pareille époque, où l’expérience le contraint à chercher des bases nouvelles et inébranlables, le physicien ne peut tout simplement abandonner à la philosophie l’examen critique des fondements de sa science, car il est le mieux placé pour savoir et sentir où le bât blesse ; dans sa recherche d’une assise nouvelle, il doit s’efforcer, autant qu’il peut , de prendre conscience de la pertinence, voire de la nécessité, des concepts dont il fait usage. »

Le philosophe des sciences Alain Boutot pose la question dans « L’invention des formes » : « L’idée même de rapprocher la science de la philosophie peut paraître déplacée voire même intenable, surtout à notre époque. Attribuer une dimension philosophique à des théories scientifiques n’est-ce pas, en effet, leur ôter du même coup toute scientificité ? La science telle que nous la connaissons et la pratiquons n’a-t-elle pas commencé à progresser de manière sure et reconnue à partir du moment, précisément, où elle s’est libérée de l’emprise de la philosophie ? Vouloir la ramener dans les parages de la philosophie n’est-ce pas vouloir faire retour à une époque aujourd’hui révolue ? Le mathématicien Henri Poincaré, les physiciens Eddington et Einstein ne considéraient pas, par exemple, que la science doive être coupée de la philosophie. »

Le physicien Albert Einstein écrit ainsi dans l’article « L’opportunisme du savant », cité par les Œuvres choisies d’Albert Einstein édité par le CNRS (tome 5) : « La relation réciproque de la théorie de la connaissance et de la science est d’un genre remarquable : elles dépendent l’une de l’autre. La théorie de la connaissance sans contact avec la science n’est qu’un schéma vide. La science sans théorie de la connaissance – pour autant qu’elle est concevable – est primitive et confuse ; mais, dès que le théoricien de la connaissance, dans sa recherche d’un système clair, y est parvenu, il est enclin à interpréter le contenu de pensée de la connaissance dans le sens de son système et à écarter tout ce qui n’y est pas conforme. (...) Il apparaît comme un réaliste dans la mesure où il cherche à se représenter un monde indépendant des actes de perception ; comme un idéaliste dans la mesure où il considère les concepts et les théories comme des libres inventions de l’esprit humain (non dérivables logiquement du donné empirique) ; comme positiviste dans la mesure où il considère ses concepts et théories comme fondés seulement pour autant qu’ils procurent une représentation logique des relations et expériences sensorielles. »

Le physicien Einstein, pour sa part, était persuadé que la démarche de la science n’avait de validité que si elle allait de la particule jusqu’à l’homme, ce que celui-ci perçoit du monde et ce qu’il y fait. Il écrivait ainsi avec Infeld dans « L’évolution des idées en physique » : « La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. (...) Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi nos constructions mentales se justifient seulement si (et de quelle façon) nos théories forment un tel lien. »

Si Einstein a initié les changements philosophiques radicaux de la physique quantique (dualité onde/corpuscule, caractère statistique de la description, discontinuité,…), il s’est également battu contre des conséquences philosophiques qu’il estimait nuire au réalisme selon lui indispensable en sciences et qui lui semblait remis en question par les thèses de Bohr et de l’ « école de Copenhague ».

Notamment, il a combattu l’indéterminisme, le positivisme et l’idée d’irréalité du monde.

Sur le positivisme :

Il écrivait ainsi à Karl Popper une lettre le 11 septembre 1935 sur le « Statut théorique de la mécanique quantique » dans laquelle il affirmait : « Je n’aime pas du tout Cette tendance à la mode qui consiste à coller de façon « positiviste » aux données observables. (…) je pense que la théorie ne peut pas être fabriquée à partir des résultats de l’observation, qu’au contraire elle ne peut être qu’inventée. »

Le matérialisme d’Albert Einstein :

"A la source de ma conception, il y a une thèse que rejettent la plupart des physiciens actuels (école de Copenhague) et qui s’énonce ainsi : il y a quelque chose comme l’état "réel" du système, quelque chose qui existe objectivement, indépendamment de toute observation ou mesure, et que l’on peut décrire, en principe, avec des procédés d’expression de la physique." dans "Remarques préliminaires sur les concepts fondamentaux".

A contrario des présupposés de la physique quantique à son époque, Einstein maintient son réalisme :
« Il y a quelque chose comme l’ « état réel » d’un système physique, quelque chose qui existe objectivement, indépendamment de toute observation ou mesure, et que l’on peut décrire, en principe, avec les procédés de d’expression de la physique. » expose-t-il dans « Remarques préliminaires sur les concepts fondamentaux ».

« Le sentiment subjectif du temps nous permet d’ordonner nos impressions, d’établir qu’un événement précède un autre. Mais relier chaque instant du temps à un nombre, en employant une horloge, regarder le temps comme un continuum unidimensionnel, cela est déjà une invention. Il en est de même des concepts de la géométrie euclidienne et non euclidienne et de notre espace considéré comme un continuum tridimensionnel. (…) La discontinuité a remplacé la continuité.. » écrit le physicien Albert Einstein dans « L’évolution des idées en physique »

Einstein et la discontinuité naturelle

Découvreur des quanta, Einstein a en fait découvert la discontinuité de l’univers (matière, lumière, vide et interactions !).

« Mr Einstein a eu, en 1905, l’idée très remarquable que les lois de l’effet photoélectrique indiquent l’existence pour la lumière d’une structure discontinue où les quanta interviennent. ( …) La nature essentiellement discontinue de la quantification, exprimée par l’apparition dans les formules de nombre entiers, les nombres quantiques, présentait un étrange contraste avec la nature continue des mouvements envisagés par la dynamique ancienne, newtonienne ou einsteinienne. » écrit Louis de Broglie dans « La physique nouvelle et les quanta ». « S’il fallait caractériser l’idée principale de la théorie des quanta, nous dirions : il est nécessaire de supposer que certaines quantités physiques, regardées jusqu’à présent comme continues, sont composées de quanta élémentaires » rapporte Einstein dans « L’évolution des idées en physique ». Einstein déclarait au premier conseil de physique Solvay de 1911 : « Ces discontinuités qui rendent la théorie de Planck si difficile à accepter semblent vraiment exister dans la nature. » « L’onde continue (…) ne comportant aucune région singulière (…) ne décrit pas vraiment la réalité physique. » explique Louis de Broglie dans « Nouvelles perspectives en Microphysique. « L’hypothèse des quanta voulait dire cette chose étrange que le mouvement des atomes n’évolue pas continûment mais par bonds discontinus : comme si une fusée ne pouvait s’élever progressivement au-dessus de la Terre (…) Einstein avait émis (en 1905), à partir des travaux de Planck, une hypothèse encore plus paradoxale que la sienne : il supposa que si les atomes absorbent et émettent de l’énergie lumineuse par paquets, par quanta, c’est que ces quanta se trouvent déjà dans la lumière : autrement dit, les ondes lumineuses continues transportent leur énergie sous forme discontinue, concentrée dans des corpuscules de lumière, qu’on appela photons. » rapportent les physiciens Lochak, Diner et Farge dans « L’objet quantique ». « La portée vraiment universelle de la découverte de Planck et Einstein (celle des quanta) lui vient de ce que le caractère discontinu n’affecte pas seulement le rayonnement le rayonnement électromagnétique mais encore l’ensemble des interactions : dans tout l’univers, il n’y a pas d’interaction qui ne mette en jeu une action au moins égale à la constante de Planck h. (…) L’irruption du discontinu dans l’action nous contraint à renoncer définitivement à une description causale et déterministe des processus mettant en jeu des actions du même ordre de grandeur que le quantum d’action. L’absorption ou l’émission d’un photon par un atome qui change de niveau d’énergie, la désintégration spontanée d’un noyau radioactif ou d’une particule instable, une réaction particulaire provoquée dans une expérience auprès d’un accélérateur sont des processus que nous devons renoncer à décrire individuellement de manière déterministe. Il nous faut les intégrer à des ensembles statistiques descriptibles en termes de probabilités. (…) Comme l’a dit Léon Rosenfeld, « probabilité ne veut pas dire hasard sans règle, mais juste l’inverse : ce qu’il y a de réglé dans le hasard. Une loi statistique est avant tout une loi, l’expression d’une régularité, un instrument de prévision. » explique Gilles Cohen-Tannoudji dans son article « Le réel, à l’horizon de la dialectique » de « Sciences et dialectiques de la nature » (ouvrage collectif – La Dispute).

Max Planck, inventeur des quanta avec Einstein, écrit dans "Initiations à la physique de la nature des lois physique" :

« La physique, considérée par la génération précédente comme une des plus vieilles et des plus solidement assises parmi les connaissances humaines, est entrée dans une période d’agitation révolutionnaire qui promet d’être une des plus intéressantes de son histoire. (…) Le temps où la philosophie et les sciences positives se considéraient comme étrangères l’une à l’autre et se regardaient mutuellement avec méfiance doivent être considérés comme révolus. (…) L’hypothèse des quanta est venue d’une façon tout à fait inattendue bouleverser toute cette belle harmonie et porter le trouble dans une conception de l’univers qui semblait presque idéalement parfaite. Si nous cherchons à caractériser en deux mots l’idée directrice qui est à la base de cette hypothèse, nous dirons qu’elle consiste dans l’introduction d’une nouvelle constante universelle : le quantum élémentaire. (…) Cette notion se réduit en définitive à poser en principe l’équivalence d’une énergie et d’une fréquence vibratoire : E = h x v. Or cette équivalence n’a aucun sens du point de vue de la théorie classique. (…) Le calcul montre que, à toute valeur des constantes de l’énergie choisies arbitrairement, il ne correspond pas une onde finie, mais seulement certaines de ces valeurs dites valeurs propres de l’énergie. De ces valeurs discontinues de l’énergie, le postulat quantique permet de déduire des valeurs, également discontinues, de la période vibratoire. »

Gilles Cohen-Tannoudji expose l’importance de cette révolution dans "Les constantes universelles" :

"On dit souvent que la constante de Planck a fait apparaître du discontinu dans la matière ; en quoi elle aurait subitement et durablement dérouté les physiciens. En réalité, le discontinu que découvre le physicien allemand affecte non la matière mais les interactions, les forces. Et voilà la surprise la plus considérable ! Car enfin, même si elle suscitait au début de ce siècle encore bien des débats, l’hypothèse atomique, qui n’est rien d’autre que la discontinuité de la matière, ne présentait pas un caractère de nouveauté radicale ; elle était déjà sous-jacente à la thermodynamique, et l’on vient de rappeler comment elle avait déjà guidé bien des physiciens parmi les plus éminents et permis d’obtenir des résultats remarquables.

Mais une discontinuité logée dans ce que nous appelons aujourd’hui les interactions, c’est-à-dire dans les forces, voilà qui apparaissait beaucoup plus difficile à admettre et qui provoqua une véritable "crise" de la pensée physique ! (...) On découvrait la nécessité d’introduire le discontinu dans une "interaction". Il s’agit là non d’un concept, mais de ce que j’appellerais "une catégorie" qui désigne "à vide", tout ce qui concourt à la formation d’une structure, à son évolution, à sa stabilité ou à sa disparition. (...)

Selon la physique classique, l’émission et l’absorption de lumière par la matière s’effectuent de façon absolument continue. La quantité d’énergie lumineuse doit donc s’écouler, tel un fluide, continûment. Or, Planck s’aperçut que le rayonnement émis par une enceinte fermée (...) s’effectue de manière discontinue, par valeurs "discrètes", par "quanta". (...) Il s’agissait d’une révolution si radicale dans la pensée physique que Planck a d’abord reculé devant ses conséquences, et qu’il a fallu toute l’audace du jeune Albert Einstein pour interpréter h comme introduisant du discontinu dans les interactions. "

Einstein et Infeld émettent leurs conclusions à partir de la relativité et de la physique quantique dans « L’évolution des idées en physique » et on peut constater qu’ils partent d’un présupposé mathématique du continu pour constater finalement que le continu n’est pas physique sans pour autant renoncer à leurs bases mathématiques du continu :

« Toutes nos expériences doivent être faites sur la Terre, où nous sommes contraints de vivre. Le même fait est souvent exprimé sous cette forme plus scientifique : la Terre est notre système de coordonnées. Pour mettre en lumière la signification de ces mots, nous voulons prendre un exemple simple. Nous pouvons prévoir la position qu’une pierre lancée d’une tour occupera à un instant quelconque et confirmer notre prévision par l’observation. Si l’on place près de la tour une règle graduée, nous pouvons prévoir par l’observation. Si l’on place près de la tour une règle graduée, nous pouvons prévoir avec quel trait de la règle le corps en chute coïncidera à un moment donné. (…) Dans toutes les expériences mécaniques, de quelque genre qu’elles soient, nous devons déterminer les positions de points matériels à un moment défini du temps, exactement comme dans l’expérience décrite plus haut sur la chute des corps. Mais la position doit toujours être décrite par rapport à quelque chose, par rapport à la tour et à la règle, par exemple, dans le cas précédent. Pour être capables de déterminer les positions des corps, nous devons avoir ce qu’on appelle un système de référence. (…) Considérons différents points sur la barre ; leurs positions peuvent être déterminées par un seul nombre, par la coordonnée du point. (…) Si, inversement, quelqu’un me donne un certain nombre et une unité, je peux toujours trouver un point sur la barre correspondant à ce nombre. Ce fait est exprimé par les mathématiciens dans la proposition suivante : tous les points sur une barre forment un continuum unidimensionnel. Pour chaque point sur la barre il existe un point qui lui est aussi proche qu’on veut. Nous pouvons relier deux points distants sur la barre en avançant à pas aussi petits que nous le désirons. Ainsi, la petitesse arbitraire des pas qui relient deux points distants est la caractéristique du continuum. Prenons un autre exemple. Nous avons un plan, ou, si vous préférez quelque chose de plus concret, la surface d’une table rectangulaire. La position d’un point sur cette table peut être déterminée par deux nombres et non, comme dans le cas précédent, par un seul. Les deux nombres parquent les distances aux bords de la table perpendiculaires l’un à l’autre. Ce n’est pas un seul nombre, mais un couple de nombres qui correspond à chaque point du plan ; inversement à chaque couple de nombres correspond un point déterminé dans le plan. En d’autres termes, le plan est un continuum bidimensionnel. Prenons un troisième exemple. Supposons que vous vouliez regarder votre chambre comme votre système de coordonnées. Cela signifie que vous voulez décrire toutes les positions par rapport à ses murs rigides. (…) A chaque point de l’espace correspondent trois nombres, et à chaque groupe de trois nombres correspond un point de l’espace. Ceci est exprimé par la proposition : notre espace est un continuum tridimensionnel. Pour chaque point de l’espace existent des points aussi proches qu’on veut. De nouveau, la petitesse arbitraire des pas qui relient les points distants, dont chacun est représenté par trois nombres, est une caractéristique du continuum tridimensionnel. Mais tout cela est à peine de la physique. Pour revenir à cette dernière, il faut considérer le mouvement des particules matérielles. Pour observer et prévoir les événements dans la nature, nous devons considérer non seulement le lieu, mais aussi le temps où ils se produisent. Nous voulons prendre un exemple très simple. On laisse tomber d’une tour, haute par exemple de 80 mètres, un petit caillou qu’on peut regarder comme une particule. Depuis le temps de Galilée, nous sommes capables de déterminer d’avance la coordonnée du caillou pour un instant quelconque à partir du moment où il commence à tomber. (…) Cinq événements sont enregistrés dans notre « horaire », dont chacun est représenté par deux nombres, la coordonnée de temps et la coordonnée d’espace. (…) Nous pouvons alors tracer deux lignes perpendiculaires l’une à l’autre, en appelant la ligne horizontale l’axe de temps et la ligne verticale l’axe d’espace. Nous voyons immédiatement que notre « horaire » peut être représenté par cinq points dans notre espace-temps. (…) Allons maintenant plus loin,. Imaginons un « horaire » plus précis, qui indique les positions non pas pour chaque seconde, mais pour chaque centième ou millième de seconde. Nous aurons alors un très grand nombre de points dans notre espace-temps. Finalement, si la position est indiquée pour chaque instant, ou, comme le disent les mathématiciens, si la coordonnée d’espace est une fonction du temps, notre série de points devient une ligne continue. (…) Nous représentons le mouvement comme une série d’événements dans le continuum d’espace (…) Notre espace physique, tel qu’il est conçu au moyen des objets et de leurs mouvements, a trois dimensions, et les positions sont caractérisées par trois nombres. L’instant de l’événement est caractérisé par le quatrième nombre. Quatre nombre définis correspondent à chaque événement. (…) Le sentiment subjectif du temps nous permet d’ordonner nos impressions, d’établir qu’un événement précède un autre. Mais relier chaque instant du temps à un nombre, en employant une horloge, regarder le temps comme un continuum unidimensionnel, cela est déjà une invention. Il en est de même des concepts de la géométrie euclidienne et non euclidienne et de notre espace considéré comme un continuum tridimensionnel. (…) La théorie des quanta a créé des formes nouvelles et essentielles de notre réalité. La discontinuité a remplacé la continuité. Au lieu de lois régissant des individus, apparurent des lois de probabilité. »

Einstein avait tenté de rajouter aux concepts géométriques continus d’Euclide une continuité de l’espace vide : « La mathématique euclidienne ne définissait pas ce concept (d’espace vide) (...). Toutes les relations de position sont exprimées par les relations de position entre les objets. Le point, le plan, la droite, la distance représentent des objets corporels idéalisés. Dans ce système de concepts l’espace en tant que continuum n’est jamais envisagé. (...) Les concepts de point matériel, de distance entre les points matériels (variable avec le temps) ne suffisent pas à la dynamique. » (dans « Comment je vois le monde »). Einstein va rajouter à cette géométrie euclidienne continue et à cet espace vide continu l’idée d’un continuum commun espace-temps et même espace-temps-matière. Mais il ne parviendra jamais à découvrir un champ continu unitaire capable d’expliquer les phénomènes physiques. Einstein ne parvenait pas à imaginer une discontinuité de la causalité. Son principe de réalité restait figé et ne pouvait concevoir une réalité de l’ « objet » qui soit contradictoire, qui existe à la fois à plusieurs échelles et dont le contenu en termes de propriétés ne soit pas unique. Si le niveau d’interaction change, l’objet saute d’un état à un autre. C’est un phénomène étonnant car il est spontané, non-linéaire et discontinu, donc apparemment irrationnel, qui a profondément perturbé Einstein qui y voyait du hasard pur (« dieu ne joue pas aux dés »). C’est dans cette interaction d’échelles (notamment entre matière et vides) que réside la source de nombre d’« étrangetés » de la physique quantique, source d’étonnement qui a fait passer la matière à petite échelle pour un phénomène aléatoire. Le petit n’est pas une simple réduction du grand. Il en résulte l’impossibilité de négliger les phénomènes à petite échelle, se déroulant en un temps court. Ils peuvent jouer un rôle fondamental dans la dynamique. C’est encore la discontinuité de l’univers qui explique les contradictions du mouvement.

Einstein a inventé la discontinuité quantique qu’il va chercher toute sa vie à intégrer dans un espace fondé sur un continuum à quatre dimensions, continues toutes les quatre, en fondant les particules sur des champs unitaires et continus. Les physiciens quantiques ne convergent avec Einstein que sur ce point : l’utilisation de paramètres continus du temps comme dans l’équation de Schrödinger. Pourtant ceux-ci reconnaissent aisément que ce n’est pas conforme avec ce que l’on observe. Si la physique a conçu la discontinuité avec l’atome, la particule puis le quanta, elle a également conçu la continuité avec l’onde, le champ (classique) puis l’onde de probabilité quantique et la théorie quantique des champs. Elle a prétendu les coupler avec la dualité onde/corpuscule mais cette prétention a échoué devant les contradictions logiques de cette démarche et elle a dû reconnaître la discontinuité de la matière, notamment la persistance des pôles positifs et négatifs. Dès ses débuts, l’étude de l’électromagnétisme a été marquée par la discontinuité. Faraday a inventé le champ magnétique qui peut sembler l’exemple même de l’idée d’un espace continu. En fait, c’est l’inverse : la notion de lignes de flux supposait le caractère discret de ces objets. Les lignes n’existent en effet qu’en nombre entier. La physique quantique est particulièrement marquée par des observations du discontinu en ce qui concerne la transmission d’énergie, le mouvement des particules, la matière, la lumière et même le vide. Les ondes, elles-mêmes, se sont révélées pleines de discontinuités que sont les quanta, les polarisations. Les seules ondes réelles que l’on reconnaît aujourd’hui en physique sont des ondes de probabilités de présence (de quanta) en des nuages de points. Les quanta sont aussi discontinus que les nuages de points. Les transformations de la physique ont lieu par saut et non de façon continue. La physique a été contrainte de reconnaître que le discontinu et le continu sont incompatibles. Le « Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences », sous la plume de Françoise Balibar, rapporte le courrier d’Einstein à Schrödinger de décembre 1850 : « De notre outillage, il ne reste que le concept de champ ; mais seul le diable sait s’il va résister. Je pense que cela vaut la peine de s’en tenir fermement au concept de champ, c’est-à-dire au continuum. » L’ouvrage commente ainsi ce problème clef de la physique classique : « Il est impossible de faire du discontinu à partir du continu (tout au plus peut-on obtenir un pseudo-continuum qui n’apparaît continu que parce que l’on ne l’observe pas avec des moyens suffisamment puissants, comme, par exemple, une étendue de sable, granulaire donc, qui paraît continue « vue de haut. De même, il est impossible de fabriquer du discontinu avec du continu. » La théorie des champs quantiques va unifier ce dualisme champ/particule en une seule notion : les « quantons » mais il leur donne un caractère discret puisque le champ est polarisé en particules virtuelles positives et négatives. La notion d’onde de probabilité de la physique quantique ne nous ramène pas non plus au continu. La continuité n’est pas un résultat issu de l’observation. Celle-ci n’existe que de façon ponctuelle. Il n’existe pas d’expérience continue. Les mesures ne le sont pas non plus. Une mesure continue signifierait des milliards de milliards de résultats en un milliardième de seconde ! Une série de mesures (ou de valeurs d’un paramètre) successives sans rupture, sans temps de relaxation, sans réaction, sans freinage, sans rétroaction, sans inhibition, est physiquement impossible. Aucun fluide, aucun solide, aucun être vivant, pas même notre conscience, n’est le siège d’une série continue d’états.

Un autre « objet » qui va contribuer à faire croire à la ligne continue est issu de l’optique. C’est le rayon lumineux. Mais il se révélera encore illusoire. Il n’y a aucun objet physique derrière cette apparence linéaire et continue. Si le rayon lumineux existait, il contiendrait une énergie infinie et la source devrait émettre une telle quantité d’énergie dans toutes les directions. Les photons arrivent un par un et il n’y a entre eux aucune ligne, qu’elle soit droite ou pas. La continuité du flux de particules est elle-même une illusion. Steven Weinberg expose dans « Les trois première minutes de l’univers » que « L’énergie d’un photon est très petite, et c’est pourquoi les photons semblent se fondre en un flux continu de rayonnement. » Il montre en effet que leur énergie est de l’ordre de l’électron-volt alors que les énergies nucléaires sont de l’ordre d’un million d’électronvolts par noyai atomique. Un autre domaine de l’optique qui semble continu, c’est celui du spectre de la lumière solaire. Dans l’arc en ciel, on trouve successivement les fréquences intermédiaires Cette continuité est le produit d’un phénomène de choc discontinu : les heurts des éléments discrets que sont les molécules puisque la lumière solaire est le produit de l’agitation thermique de sa surface. L’émission dite de « corps noir » a la même caractéristique : une émission selon une apparente continuité de fréquences fondée sur la discontinuité des chocs entre corps discrets, les quanta. C’est l’une des découvertes d’Einstein et Planck qui a donné naissance à la physique quantique. La lumière s’avère aussi discontinue que l’espace et le mouvement. La lumière est formée de corpuscules, les photons, qui sont discrets c’est-à-dire discontinus et agissant par unités. La palette des couleurs, correspondant aux longueurs d’onde, est elle-même discontinue. Pour le grand public, la lumière reste imagée par des « rayons » continus et l’image de l’onde reste dominante. L’onde se propagerait continûment et ce n’est pas ce que l’on observe. L’impression de continuité provient de petits sauts réguliers qui sont des discontinuités se produisant à intervalles semblables.

"Contrairement à ce que l’on entend souvent dire, le discontinu que Planck découvre ici (avec les quanta) affecte non la matière, mais les interactions. (...) Les calculs de Planck montrent que les échanges d’énergie électromagnétique sont portés par des grains, alors qu’on les croyait continus. (...) Ce que Planck découvre, c’est que dans toute interaction il y a échange et, de plus, qu’il existe un échange minimum au-dessous duquel il n’y a plus d’interaction. (...) C’est à Planck que revient le mérite d’avoir porté le premier "une-deux" contre la continuité. En 1905, Einstein conclut le "une-deux" de Planck par un uppercut décisif : il attribue au rayonnement lui-même, et non plus seulement aux échanges d’énergie, une structure corpusculaire. Le rayonnement, essentiellement discontinu, est, d’après lui, formé d’un ensemble de corpuscules transportant chacun un quantum d’énergie. (...) Le rayonnement n’est pas émis d’une manière continue." écrit Etienne Klein dans "Regards sur la matière".

« Planck introduisit dans la physique un élément de discontinuité, là où la continuité semblait devoir régner. D’après lui, un atome ne pouvait absorber petit à petit, continûment, de l’énergie lumineuse : il ne pouvait le faire que par paquets, par quanta, dont la valeur extrêmement petite, mais quand même finie, était déterminée par une constante qu’il désigna par h : la célèbre constante de Planck. (…) L’hypothèse des quanta voulait dire cette chose étrange que le mouvement des atomes n’évolue pas continûment mais par bonds discontinus : comme si une fusée ne pouvait s’élever progressivement au dessus de la terre vers n’importe quelle orbite et ne pouvait atteindre que certaines orbites particulières en sautant brusquement de l’une à l’autre. » écrivent Lochak, Diner et Fargue dans « L’objet quantique ».

Le physicien V. Guinzburg écrit dans "Sur la physique et l’astrophysique" : "La théorie de la relativité restreinte et générale, la mécanique quantique non relativiste, la théorie actuelle des champs quantiques utilisent la notion de l’espace-temps continu, au fond classique : un point d’espace-temps est défini par quatre coordonnées susceptibles de prendre une suite continue de valeurs. Mais cette approche est-elle toujours légitime ? D’où vient-il que dans le domaine du "petit" l’espace et le temps n’acquièrent pas des propriétés tout à fait différentes, ne deviennent pas d’une certaine façon "granulés", discrets, quantifiés ? Cette question n’est nullement nouvelle. Pour la première fois, elle a été posée probablement par Riemann en 1854, puis discutée à maintes reprises. Ainsi, dans sa conférence bien connue "La géométrie et l’expérience", Einstein disait en 1921 : "L’interprétation physique de la géométrie proposée ici ne peut être appliquée aux dimensions submoléculaires de l’espace." Le problème de la longueur fondamentale est intimement lié à celui de l’infraction à la causalité dans le microcosme. S’il existe une longueur fondamentale quelconque, il est naturel d’admettre qu’elle joue un rôle, et même un rôle déterminant dans la résolution du problème du spectre de masses. La longueur fondamentale servirait de facteur "tranchant" dont a besoin dans telle ou telle mesure la théorie quantique du champ actuelle ; dans la théorie qui contient la longueur fondamentale devraient disparaitre automatiquement les expressions divergentes."

suite à venir

Portfolio

Messages

  • Le physicien Werner Heisenberg rapporte le débat avec Einstein, dans une conférence à Trieste en 1968 intitulée « La théorie physique : un point de vue critique », la manière dont se menait le grand débat de la physique quantique qui l’opposait à Albert Einstein : « Je dus donner une conférence sur la mécanique, à Berlin en 1926. (...) Einstein m’invita chez lui pour discuter de cette question. Il commença par me demander : « Quelle philosophie sous-tend votre étrange espèce de théorie ? »

  • « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré », disait Einstein. Mais, rajoutait-il "Il est plus difficile de casser une croyance que de briser un atome" !

  • Il peut paraître paradoxal de parler d’invention, et même de création, à propos de science, et notamment à propos de la physique, puisque celle-ci est censée décrire le monde tel qu’il est, certes avec les moyens de nos possibilités de représentation, c’est-à-dire la pensée symbolique qui a pour siège le cerveau. Et cette création, en tout état de cause, doit être d’un genre particulier, puisqu’il lui faut se confronter en permanence à ce qui est, qui nous apparaît sous les formes de ce qui nous est donné, connu par les sens et par l’expérience. Mais, de toutes façons, en quelque sorte, les représentations du monde " tel qu’il est " ne se trouvaient pas à l’origine dans notre cerveau. Elle s’y sont formées par l’enseignement et par la compréhension individuelle et, au départ pour chaque nouvelle étape, par l’invention de quelque chose qui n’était écrit nulle part. Le rôle de la création dans la formation des connaissances scientifiques n’a pas toujours été évident dans l’histoire des idées, et l’on peut même dire que la conscience en est très récente : elle date à peu près du début du xxe siècle.

  • Qu’Einstein ait agi en fonction de critères d’abord philosophiques apparaît impossible à la plupart des gens qui isolent science et philosophie. Par exemple, l’une des plus grandes études propres à Einstein est la relativité généralisée, celle qui correspond à la gravitation. Sur celle-ci, Einstein déclarait :

    « Que la gravitation soit innée, inhérente et essentielle à la matière, de sorte qu’un corps puisse agir à distance sur un autre à travers un « vide », sans aucune espèce d’intermédiaire, pour transporter l’action et la force d’un corps jusqu’à l’autre, voilà qui me paraît d’une si grande absurdité que nulle personne ayant une capacité de raisonnement philosophique ne pourra jamais, ce me semble, y ajouter crédit. »

  • « Je ne suis pas vraiment un physicien, mais un philosophe et même un métaphysicien »

    cité par Michel Paty dans « Einstein Philosophe »

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