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La physique quantique est-elle kantienne ?

jeudi 13 juin 2013, par Robert Paris

La physique quantique est-elle plutôt kantienne ou hégélienne ? Le renoncement à la chose en soi est-il irrémédiable ? La rupture entre chose existante et chose perçue est-elle diamétrale ou dialectique ?

Il est incontestable que la physique quantique pose un problème qui n’est pas seulement scientifique mais philosophique. Et sur de nombreux plans : le déterminisme, la causalité, la réalité de la matière, la relation entre matière et vide, entre l’individu et son environnement, la validité de la description du monde, la discontinuité, la relation entre le mouvement et le changement, entre matière et énergie, etc… Sur tous ces plans, la physique quantique n’est pas seulement intéressante : elle est renversante ! Elle bouleverse les croyances scientifiques acquises… Et d’abord parce qu’elle parvient bien à faire correspondre ses mathématiques aux expériences mais sans être capable de décrire ce qui s’y passe.

La physique quantique a été amenée à renoncer à plusieurs a priori de la physique à notre échelle, à abandonner ainsi toute réponse à des questions du type « qu’est-ce qui se passe quand… ». Ainsi, on ne peut pas considérer le « mouvement » de l’électron « autour » du noyau de l’atome comme une simple rotation ni même comme un quelconque mouvement. On ne peut pas non plus décrire ce qui se passe dans un saut quantique, notion qui est cependant fondamentale en physique quantique puisque tout est amené à sauter d’au moins un quanta du fait que le quanta est l’unité de base de tout (matière, lumière, interaction, énergie, mouvement). On ne peut pas non plus suivre la trajectoire d’un électron autour d’un noyau atomique et s’il s’agissait véritablement d’un mouvement, cela mènerait, en un court instant, l’électron à chuter irrémédiablement sur le noyau. Et ce n’est qu’un exemple : jamais on ne peut décrire ce qui se passe dans un phénomène quantique en termes d’objets qui passent par ici, qui font cela, qui vont faire ceci ou cela, qui échangent quelque chose, qui sont ici ou seront là. On ne peut pas suivre un objet individuel ni considérer ce qui s’est passé comme interprétable en termes de mouvements individuels ou d’actions d’objets individuels. C’est renversant et éprouvant intellectuellement pour les scientifiques et cela amène nombre d’interrogations scientifiques et philosophiques.

Pour certains auteurs, la physique quantique entraîne de manière indiscutable l’impossibilité de dire quoique ce soit de la réalité de la matière mais seulement de discuter des phénomènes observés, ce qu’ils estiment complètement différent. En effet, dans le phénomène observé, il y a une action humaine et une action d’un appareillage d’origine humaine dont le choix n’est pas indifférent et change les résultats, les images qu’ils donnent de la matière réelle. Certains auteurs ont fait le rapprochement avec l’impossibilité de connaître la « chose en soi », qui serait au-delà de la connaissance du phénomène (une interaction entre réalité observée et observateur), thèse reprenant apparemment celles du philosophe allemand Kant et qui serait à l’origine du positivisme philosophique qui a eu cours en particulier aux débuts de la physique quantique.

Rappelons que le positivisme en physique a consisté à dire que l’on ne peut qu’étudier les phénomènes et en déduire des règles probabilistes, mais pas décrire ce qui se passe dans la réalité. L’expérience ne nous dirait rien sur la réalité de la matière. Par exemple, si nous détectons un électron, cela ne veut pas dire qu’il y aurait un électron si on ne faisait pas ce qu’il faut pour le détecter !!!! C’est une remise en cause fondamentale de la possibilité de comprendre le monde….

L’existence même du monde matériel réel semble même mise en doute par certains auteurs. « Etre ou ne pas être, telle est la question. »disait Hamlet de Shakespeare. Mais tel n’était pas la thèse de Kant. Il ne niait pas l’existence ou l’objectivité du monde matériel mais le plaçait comme une réalité inférieure à la raison pure, base métaphysique du monde. Il concevait la matière comme la pensée ou la conscience, des domaines dont la réalité sensible n’est qu’une petite part et ne touche pas le fond du sujet. Pour lui, la raison pure dépassait non seulement l’expérience mais aussi l’entendement. Mais l’homme ne serait pas, pour Kant, capable d’atteindre la valeur transcendantale de l’univers. La cause en est que, pour Kant, les domaines en question sont séparés et indépendants. L’empirisme, l’intuition et la raison sont trois domaines qui ne seraient pas connectés entre eux. La science, fondée à la fois sur l’empirisme et l’intuition ne pourrait accéder à la connaissance profonde du monde parce qu’elle n’étudie pas celui-ci mais seulement les phénomènes, c’est-à-dire l’interaction entre le monde et l’homme qui l’observe.

Et Kant estime que le phénomène n’est pas le monde car il contient l’intentionnalité proprement humaine qui modifie en profondeur la réalité. C’est cette remarque qui amène certains physiciens quantiques, surtout à ses débuts dans sa version dite de Copenhague, à se revendiquer de la philosophie de Kant pour récuser toute version, raisonnée en logique formelle et causale, de la physique quantique.

Si Kant a semblé apporter une explication philosophique, si ce n’est un soubassement philosophique, à la physique quantique, nous allons voir qu’il y a un gouffre entre les deux. La réalité dont parlent les physiciens et celle de Kant, l’inconnaissabilité des uns et des autres n’est pas la même comme nous allons le voir. Et surtout, le rejet de toute contradiction interne dialectique des choses n’est nullement une marque distinctive de la physique quantique, bien au contraire. Si la physique quantique a renversé bien des idées reçues, c’est justement en imposant le renoncement à la logique formelle et en mettant en évidence la logique dialectique. Loin d’impose une pensée idéaliste et métaphysique comme celle de Kant, la connaissance quantique apporte une vision dialectique des relations entre réel et virtuel, entre actuel et potentiel, entre matière et vide, entre états déterminés.

Kant affirme que ce qui caractérise le fondement même de la réalité est la constance, l’identité, la positivité, alors que la matière qui interagit est changeante, contradictoire, jamais identique à elle-même.

Kant estime que les fondements sont forcément en logique formelle (principe d’identité, tout égal à la somme des parties, principe de non contradiction, …). La physique quantique donne de multiples exemples du contraire. Kant pense que le changement d’une propriété en son contraire est impossible et que le changement interne n’existe pas spontanément, c’est-à-dire sans action extérieure. La physique quantique en donne aussi de multiples exemples.

Ainsi, le noyau radioactif se décompose spontanément, le proton se change en neutron au sein du noyau atomique de manière tout aussi spontanée, l’atome émet du rayonnement même s’il n’est pas stimulé, la matière se change en énergie et inversement, la matière et la lumière s’échangent, le proton saute spontanément entre ses différents états, de même que le neutrino, pour ne prendre que des exemples. La simultanéité des contraires existe, n’en déplaise à Kant : matière et lumière sont à la fois onde et corpuscule, pourtant deux contraires. L’univers est à la fois matière et lumière. Le vide quantique est à la fois matière et antimatière. Les contraires coexistent en physique quantique à tous les niveaux. Le tout n’est pas la somme des parties, comme le montrent les composants de l’atome. La particule ou l’atome n’est jamais dans un seul état mais dans une superposition d’états. Et, si l’expérience pose problème, ce n’est pas parce qu’elle n’atteindrait nullement à la réalité de ces états mais parce qu’elle va trouver un seul de ces états potentiels superposés et que l’on ne peut pas savoir d’avance lequel. L’existence de la superposition d’état de tous les systèmes quantiques va complètement à l’encontre de la philosophie de Kant selon lequel toute chose est dans un seul état et ne peut avoir plusieurs états contradictoires en son sein.

L’interaction entre matière et observateur ne pose pas le problème que soulevait Kant (celui d’une frontière étanche entre la réalité pure et le phénomène) mais celui d’une frontière traversable entre deux niveaux d’organisation du réel, le niveau quantique et celui, macroscopique, où les effets quantiques se dissipent (décohérence).

Il y a bien une illusion mais elle n’est pas au niveau quantique : c’est celle de la chosification à notre échelle par la masse qu’on croyait attachée à la matière, par la position et la vitesse qu’on croyait décrire continument le mouvement, par la forme qu’on croyait également inséparable de la matière. Ce n’est pas l’observation au niveau quantique qui perturbe les connaissances sur la matière mais l’observation à notre échelle qui modifie les phénomènes sous-jacents au niveau des particules. C’est très différent et cela n’apporte nullement de l’eau au moulin de la conception de Kant.

S’il y a une philosophie qui est suggérée par la physique quantique, c’est bien plus celle de Hegel, la pensée dialectique que celle de Kant, la pensée critique.

Quand l’école de Copenhague de la physique quantique effectuait son retour à Kant

Le physicien quantique Werner Heisenberg expose ainsi ce retour philosophique à Kant dans « La partie et le tout, le monde de la physique atomique » :

« Mécanique quantique et philosophie de Kant

« Le cercle de collaborateurs que je m’étais créé à Leipzig s’élargit rapidement au cours des années. (…) Le suisse Félix Bloch apportait des résultats permettant de comprendre les propriétés électriques des métaux ; le Russe Landau et l’Allemand Peierls discutaient des problèmes mathématiques de l’électrodynamique quantique ; Friedrich Hund mettait au point la théorie de la liaison chimique ; Edward Teller calculait les propriétés optiques des molécules. Carl von Weizsäcker, alors âgé de dix-huit ans, vint également adhérer à ce groupe. Pour sa part, il apportait une note philosophique aux discussions ; bien qu’il étudiât la physique, on sentait que, à chaque fois que les problèmes physiques traités dans notre séminaire débouchaient sur des problèmes de philosophie ou de théorie de la connaissance, il écoutait avec une attention toute particulière, et participait alors à la discussion avec beaucoup de passion.
L’occasion d’avoir de nombreuses discussions philosophiques se présenta en particulier un ou deux jours plus tard, lorsqu’une jeune philosophe, Grete Hermann, vint nous rejoindre à Leipzig ; elle désirait en effet discuter avec les physiciens atomistes de leurs affirmations philosophiques – affirmations que, de prime abord, elle jugeait fausses. Grete Hermann avait étudié et travaillé sous la direction du philosophe Nelson à Göttingen ; là-bas, elle avait reçu une formation basée sur les schémas de pensée de la philosophie kantienne telle qu’elle avait été interprétée par le philosophe et naturaliste Fries au début du 19ème siècle. C’était l’une des exigences de l’école de Fries – et par conséquent aussi celle de Nelson – que les réflexions philosophiques devaient avoir le même degré de rigueur que celui exigé par les mathématiques modernes. Effectivement, Grete Hermann pensait être en mesure de prouver en toute rigueur que la loi de causalité – dans la forme que lui avait donnée Kant – devait rester entièrement valable. La nouvelle mécanique quantique, cependant, remettait tout de même en question, dans une certaine mesure, cette forme de la loi de la causalité ; et c’est sur ce point que la jeune philosophe était décidée à mener le combat jusqu’au bout.
La première discussion qu’elle eut à ce sujet, avec Carl von Weizsäcker et moi-même a pu commencer par la remarque suivante : « Dans la philosophie de Kant, la loi de causalité n’est pas une affirmation empirique qui pourrait être soit justifiée soit réfutée par l’expérience ; elle est au contraire la condition de toute expérience, elle fait partie de ces catégories de pensée que Kant appelle « a priori ». En effet, les impressions sensorielles qui nous sont communiquées par le monde extérieur ne constitueraient qu’un ensemble subjectif de sensations, auxquelles ne correspondrait aucun objet, s’il n’existait pas une règle en vertu de laquelle les impressions résultent d’un processus qui les a précédées. Cette règle, à savoir la connexion univoque entre la cause et l’effet, doit donc être admise a priori si l’on veut affirmer que l’on a éprouvé ou expérimenté quelque chose, que ce soit un objets ou un processus. D’un autre côté, la science traite d’expériences, et précisément d’expériences objectives ; seules les expériences qui peuvent également être contrôlées par d’autres, qui sont donc objectives dans ce sens précis, peuvent faire l’objet de la science. Il s’ensuit obligatoirement que toute science doit supposer la loi de causalité, et que la science ne peut exister que dans la mesure où la loi de causalité existe. Cette loi est donc en un certain sens l’outil de notre pensée, à l’aide duquel nous essayons de transformer le matériau brut de nos impressions sensorielles en expérience. Et ce n’est que dans la mesure où nous réussissons à effectuer cette transformation que nous possédons un objet pour notre science. Comment peut-il donc se faire que la mécanique quantique tende d’un côté à rendre moins stricte la loi de causalité, et d’un autre côté prétende encore rester une science ? »

Werner Heisenberg explique que c’est la séparation radicale entre l’« objet » et l’observateur à travers ses appareils de mesure qui est illusoire :

« En physique classique, la science partait de la croyance - ou devrait-on dire de l’illusion ? - que nous pouvons décrire le monde sans nous faire en rien intervenir nous-mêmes. [...] La théorique quantique ne comporte pas de caractéristiques vraiment subjectives, car elle n’introduit pas l’esprit du physicien comme faisant partie du phénomène atomique ; mais elle part de la division du monde entre « objet » et reste du monde, ainsi que du fait que nous utilisons pour notre description les concepts classiques. Cette division est arbitraire. »

Le fait que l’objet « en soi » est inaccessible à notre connaissance et que nous intervenons de façon active dans tout acte de connaissance était déjà au centre de la philosophie d’Emmanuel Kant. Les tenants de l’école de Copenhague vont conclure du fait que l’on n’a jamais observé quoi que ce soit indépendamment d’une mesure (soit par les cinq sens soit à travers les appareils de mesure qui en sont le prolongement) que parler de l’évolution d’un système entre des mesures n’a pas de sens. Werner Heisenberg résume la position d’Albert Einstein qui s’opposait à l’interprétation de Copenhague ainsi :
« Cette interprétation [dit Einstein] ne nous décrit pas ce qui se passe, en fait, indépendamment des observations, ou pendant l’intervalle entre elles. Mais il faut bien qu’il se passe quelque chose, nous ne pouvons en douter ; [...] Le physicien doit postuler qu’il étudie un monde qu’il n’a pas fabriqué lui-même et qui est présent, essentiellement inchangé, si le scientifique est lui-même absent. »

Werner Heisenberg répond :

« L’on voit facilement que ce qu’exige cette critique, c’est encore une fois la vieille ontologie matérialiste. Mais quelle peut être la réponse du point de vue de l’interprétation de Copenhague ? [...] Demander que l’on « décrive ce qui se passe » dans le processus quantique entre deux observations successives est une contradiction in adjecto, puisque le mot « décrire » se réfère à l’emploi des concepts classiques, alors que ces concepts ne peuvent être appliqués dans l’intervalle séparant deux observations [...] L’ontologie du matérialisme reposait sur l’illusion que le genre d’existence, la « réaliste » directe du Monde qui nous entoure, pouvait s’extrapoler jusqu’à l’ordre de grandeur de l’atome. Or, cette extrapolation est impossible. »

Einstein critique ainsi cette attitude courante à l’époque chez les physiciens quantiques :

« A la source de ma conception, il y a une thèse que rejettent la plupart des physiciens actuels (école de Copenhague) et qui s’énonce ainsi : il y a quelque chose comme l’état "réel" du système, quelque chose qui existe objectivement, indépendamment de toute observation ou mesure, et que l’on peut décrire, en principe, avec des procédés d’expression de la physique. » dans "Remarques préliminaires sur les concepts fondamentaux".

Le soutien du physicien quantique Heisenberg à la philosophie de Kant (en anglais)

Les problèmes posés par la physique quantique mènent-ils à la philosophie de Kant ?

« Les fondateurs de la mécanique quantique ont relancé quelques questions philosophiques majeures : celle de la réalité du monde extérieur, de l’objectivité des connaissances, de la causalité, de l’individualité et la substantialité des êtres physiques. Ils n’ont cessé d’avoir à s’expliquer avec la théorie de la connaissance et avec l’idéal de la science qu’avait élaborés Kant par une interprétation de la physique newtonienne. Cette explication avec Kant met en pleine lumière les ressorts philosophiques du grand débat sur le déterminisme. »explique ainsi Peter Atkins.

« Si on pose une question de nature ondulatoire à l’électron, par exemple en le faisant diffracter à travers des fentes, sa réponse sera de nature ondulatoire. Si on lui pose une question de nature corpusculaire, par exemple en le détectant avec un écran fluorescent, sa réponse sera de nature corpusculaire. La nature des appareillages détermine donc le type des phénomènes observés. (…) La notion de trajectoire, au sens classique du terme, qui est un concept essentiel de la physique traditionnelle, s’effondre sous nos yeux ébahis. L’aspect corpusculaire de l’électron ne se manifestant que par intermittence, il est impossible d’observer en continu sa trajectoire. (…) Pour l’électron particulier, on ne sait pas à l’avance de façon certaine à quel endroit il va frapper l’écran. Or les électrons sont tous émis dans les mêmes conditions. Voilà donc détruite l’idée classique selon laquelle les conditions initiales suffisent à déterminer le mouvement ultérieur d’une particule. (…) Si l’on veut avoir une localisation pas trop mauvaise de l’électron, il faut utiliser une grande lentille et éclairer l’objet par des ondes de petite longueur d’onde, autrement dit de grande énergie, ce qui perturbe l’impulsion attribuée à l’électron. (…) Ou bien nous diminuons la perturbation apportée à l’impulsion de l’électron en utilisant une lumière de plus grande longueur d’onde (dont les grains sont de moindre énergie), mais nous avons une image très floue. (…) Dans tous les cas, il est impossible de connaitre exactement et simultanément la position et l’impulsion d’un électron. (…) Le concept de particule dotée d’une position et d’une vitesse bien définies n’est donc qu’une représentation de la réalité qui a ses défauts, ses lacunes. D’une façon générale, il ne faut pas confondre une représentation de la réalité avec la réalité elle-même : « Le concept de chien n’aboie pas » remarquait déjà Spinoza. (…) Avant l’irruption de la constante de Planck, la majorité des physiciens, tout comme l’homme de la rue, considérant une particule de matière supposée isolée des autres, n’hésitaient pas à lui attribuer par la pensée des caractéristiques individuelles bien définies telles que position, vitesse ou tout autre propriété interne. (…) La particule, avec toutes ses propriétés, était une « chose » en soi. Elle existait intrinsèquement, comme les pierres ou les arbres. (…) Cela part d’un point de vue réaliste : une réalité existe antérieurement à toute observation. Le but naturel de la physique est alors simplement de décrire le plus exactement possible cette réalité, composée d’objets qui sont supposés indépendants de la manière dont nous les connaissons. (…) La mécanique quantique ne s’accorde pas bien à cette vision des choses. (…) Les orbites des électrons sont difficilement rapportables à un mouvement réel dans l’espace ; la notion de trajectoire semble se dissoudre à l’intérieur de l’atome ; on doit renoncer à explorer le caractère de soudaineté et de discontinuité qu’implique l’idée de saut quantique, l’électron ne semblant pas être localisé de la manière suggérée par cette image (le modèle de l’atome de Bohr). (…) Bohr explique qu’il est impossible d’obtenir une séparation bien nette entre le comportement des objets atomiques et leur interaction avec les appareils de mesure qui définissent leurs conditions d’existence. Cela signifie que la vitesse d’une particule, par exemple, n’est pas une propriété de la particule, mais une propriété partagée entre la particule et l’instrument de mesure. De cela, Bohr déduit que l’on doit bien se garder de tout raisonnement sur la réalité objective non observée. »écrit Etienne Klein dans « Regards sur la matière ».

Qu’est ce que la matière, voilà une question à laquelle l’étude de la brique élémentaire (l’atome ou la particule) était censée répondre mais voilà, son étude (la physique quantique) a posé plus de questions qu’elle n’y a répondu.

En effet, au lieu d’accéder à des objets matériels de base, la physique quantique a remis en question les objets matériels eux-mêmes car le monde dans lequel elle nous fait pénétrer, celui des particules de matière et de lumière (sans parler des particules et antiparticules du vide quantique) est fondé sur des bases fort différentes de celles du monde qu’on croyait comprendre à notre échelle.

Et l’une des particularités du niveau quantique est que l’objet n’est plus vraiment un objet au sens où on l’entendait jusque-là… On ne peut plus suivre sa trajectoire dans l’espace-temps. Il n’a pas une forme et une masse qui lui appartienne en fixe. Il peut apparaitre et disparaitre. Il peut se transformer en énergie (en mouvement, en interaction, en corpuscules de lumière) ou être construit à partir d’énergie. Finie la matière qui ne peut pas apparaitre ni disparaitre mais seulement se transformer. Finie la matière qui est dotée en fixe de sa masse, de sa position, de sa vitesse, de son énergie. Fini aussi l’espoir d’accéder à une autre connaissance que celle de l’interaction entre l’appareil de mesure et la matière (et certains affirment même l’interaction avec l’observateur et même avec sa conscience !). C’est le retour à un idéalisme en sciences… C’est du moins à une telle conclusion qu’en sont venus nombre d’auteurs, physiciens et philosophes.

La cause en est que les questions que l’on peut poser à l’aide de l’expérience dépendent de l’expérience et que les réponses dépendent aussi de l’expérience. Avec le même objet observé, on a des réponses apparemment contradictoires suivant le type d’expérience que l’on choisi. Si on choisit une expérience qui met en évidence des propriétés ondulatoires, on trouve que la matière est de type ondulatoire et si on choisit une expérience qui met en évidence des propriétés corpusculaires, on trouve que la matière est corpusculaire. Il en résulte une philosophie de la science qui théorise qu’on n’accède pas à la connaissance profonde de la matière ou « chose en soi », mais à la connaissance des interactions avec la matière, ou « chose pour les autres ». C’est là que la physique quantique a pu penser avoir retrouvé la pensée du philosophe allemand Kant et notamment son ouvrage « La critique de la raison pure ».

Incertitude, inséparabilité, intrication, perception seulement par interaction, complémentarité, superposition d’état, impossibilité de distinguer deux particules du même type qui ont interagi, problème de la mesure, apparitions-disparitions de matière, dualité onde/corpuscule, absence de trajectoire continue dans l’espace-temps, saut quantique et saut lors de la mesure (réduction du paquet d’ondes) sont quelques uns des thèmes de la physique quantique qui ont des conséquences philosophiques destructrices pour l’ancienne conception scientiste et mécaniste, pour l’objet tel qu’il est perçu par notre bon sens et qui découle de la vision du monde à notre échelle. Bien des auteurs ont estimé y retrouver une vision propre à la philosophie, bien plus ancienne de Kant qui s’appuyait lui sur la physique de Newton. L’idée de Kant en question s’appelle « l’impossibilité de connaître la chose en soi », c’est-à-dire la possibilité seulement de décrire des phénomènes qui proviennent d’interactions avec l’extérieur.

Cependant, il y a de nombreuses différences entre les problèmes philosophiques que soulevait Kant à son époque et ceux soulevés par la physique quantique, même si on relève un point de convergence : la mise en avant des phénomènes comme base de la science et pas de possibilité de connaissance de l’objet lui-même. Kant distingue le sensible (du domaine de l’expérience) de l’intelligible (du domaine du savoir sur la nature) et il les oppose diamétralement. Il rejoint de nombreux physiciens quantiques dans leur renoncement à interpréter la nature et leur acceptation d’une limitation à seulement exposer les résultats des expérimentations, en considérant que la science n’ira pas plus loin dans la connaissance de l’univers réel.

En fait, les physiciens quantiques qui ont fait référence à Kant font plutôt appel au néo-kantisme, une espèce de retour des philosophes à Kant. Le néokantisme est un kantisme en cela qu’il considère la question fondatrice de Kant de la Critique de la Raison pure, « que puis-je savoir ? », comme éternellement posée. L’intérêt renouvelé de Kant provient de différents aspects de sa pensée. D’abord et avant tout, son intérêt pour les sciences de la nature, alors que l’idéalisme spéculatif prétendait les supplanter. L’expérience (en tant qu’expérience vécue, Erfahrung) a une place centrale chez Kant, et reste compatible avec les sciences de la nature et leur méthode. C’est un de ses avantages décisifs. Par ailleurs, Kant ne prétend pas que la totalité des choses soit connaissable contrairement à ce qu’affirme Hegel.

Mais la défense de la position de Kant, si elle permet à certains physiciens quantiques de refuser tout a priori philosophique, ne correspond pas du tout à sa position à lui qui estimait que la raison est fondée sur des a priori.

Les physiciens qui ont choisi ce point de vue ont cru évacuer le dogmatisme spéculatif, cause du discrédit de la philosophie, par ce retour à Kant. Par ailleurs, cela a permis également d’envoyer dans les filets le marxisme, assimilé ainsi à un dogmatisme. La doctrine néo-kantienne permettait de redonner sa place au sujet connaissant, mais également à l’expérience.

Cependant, il ne s’agissait que d’une convergence d’apparence. Tout d’abord, la thèse de Kant consiste à affirmer que l’esprit humain a une structure propre qui détermine les cadres conceptuels dans lesquels il raisonne. Cela suppose que cet esprit humain ne puisse pas changer de cadre conceptuel et c’est pourtant exactement ce qu’il a fait en fondant la mécanique quantique qui remet en question tout le cadre conceptuel du bon sens et de la physique classique. Sur bien d’autres points, la physique quantique est très loin de converger avec la pensée de Kant et notamment sur la non-contradiction, sur le principe d’identité, sur l’impossibilité de la simultanéité d’états opposés, sur l’opposition diamétrale de la matière et du vide, sur le tout égale à la somme des parties, sur la fixité de la chose, etc… La physique quantique ne nécessite pas davantage d’a priori philosophique idéaliste ou métaphysique comme ceux de Kant que la physique classique. Par contre, elle nécessite une philosophie dialectique….

L’interaction de la matière observée avec l’appareillage et même avec l’observateur humain, l’impossibilité de les séparer, ne va pas du tout dans le sens de la philosophie de Kant pour lequel l’esprit humain était justement dans un monde à part, sans relation avec la nature. Au point qu’Hegel était amené à lui répondre que « la pensée se trouve elle-même dans la nature ? »

Voir ici ce qu’est la physique quantique et quels problèmes elle pose à la philosophie ?

La « chose en soi » de Kant est-elle une interprétation des étrangetés de la physique quantique ?

Examinons donc de plus près les thèses si particulières de Kant sur la connaissance du monde par l’homme et qui l’amènent à penser que l’être humain n’a pas la capacité de connaitre le monde extérieur.

"Le caractère intelligible est le caractère par lequel le sujet serait la cause de ses actes, comme des phénomènes, mais qui lui-même ne serait pas soumis aux conditions de la sensibilité et ne serait pas même un phénomène. Ce sujet agissant ne serait donc pas soumis, quant à son caractère intelligible, à des conditions de temps, car le temps n’est que la condition des phénomènes, mais non des choses en soi. En lui ne naîtrait ni ne périrait aucun acte et, par suite, il ne serait pas non plus soumis à la loi de toute détermination de temps, de tout ce qui change, qui est que tout ce qui arrive a sa cause dans les phénomènes (de l’état précédent). Ainsi sa causalité intellectuelle ne rentrerait nullement dans la série des conditions empiriques qui rendent l’événement nécessaire dans le monde sensible. Ce caractère intelligible ne pourrait jamais être connu immédiatement, puisque nous ne pouvons percevoir une chose en tant qu’elle apparaît, mais il devrait pourtant être conçu conformément au caractère empirique, de la manière même que nous devons, en général, poser dans la pensée, pour fondement aux phénomènes, un objet transcendantal, bien qu’à la vérité nous ne sachions rien de ce qu’il est en soi. Ainsi en tant que noumène, cet être actif serait, dans ses actions, indépendant et libre de toute nécessité naturelle comme celle qui se trouve uniquement dans le monde sensible et on dirait de lui très exactement qu’il commence de lui-même ses effets dans le monde sensible sans que l’acte commence en lui-même"

(Kant - Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Dialectique transcendantale, Livre II, Ch 2).

Kant relativise toute expérience et induit l’idée d’une limite de la connaissance possible sur le monde lui-même, appelée la question de « la chose en soi ». Mais c’est un monde complètement abstraitisé que Kant estime inconnaissable. Certains physiciens quantiques ont cru trouver en Kant le philosophe compatible avec les résultats de leur science. C’est l’origine de la phénoménologie critique, appelée positiviste, qui estime que la nature ne répond pas sur son essence et ne donne accès qu’à l’expérience, conçue comme une interaction de l’homme et de la nature, de la conscience et de la matière. La science ne peut, dès lors, répondre à aucune question philosophique sur la nature qui est, par essence, inconnaissable puisque la connaissance suppose une conscience qui interagit et perturbe la nature. Cette conception ignore que la conscience appartient à un être humain concret et qu’elle fait partie elle-même du fonctionnement naturel. Elle oppose, diamétralement et non dialectiquement, conscience et nature et ne peut mener qu’à un dualisme.

La chose en soi (Ding an sich) est un concept kantien désignant la réalité indépendamment de toute expérience possible. C’est un concept anti-dialectique au sens où la chose en soi est séparée et opposée à la chose pour les autres (celle de l’observation et des interactions avec l’extérieur, celle qui est considérée comme cause du changement et du mouvement). C’est un concept anti-dynamique car la chose en soi est considérée comme ne devant pas changer quant la chose qui interagit change, elle. Kant a produit une « chose en soi » parfaitement abstraite, complètement vide de tout contenu puisqu’elle ne change pas d’état, n’a pas des déterminations concrètes et cette abstraction vide, il affirme qu’on ne peut pas la connaître. Certes car elle n’existe tout simplement pas !

Selon Emmanuel Kant, la « chose en soi » est un « concept problématique », c’est-à-dire que la chose en soi est un concept pensable même si son contenu est inconnaissable ; ce concept est même indispensable pour assigner une valeur à notre connaissance et pour déterminer l’objet de la connaissance sensible, mais par l’usage de ce concept rien de son essence n’est vraiment connu. La chose en soi est une limitation de la connaissance et c’est ainsi qu’elle agit sur nos représentations, de manière négative. La chose en soi est ce que l’intuition sensible ne peut atteindre. Tout objet ne peut être déterminé pour un être fini que par l’opération conjointe de l’entendement et de l’intuition sensible, la chose en soi se présente donc comme ce qui est inconnaissable, l’au-delà de toute connaissance sensible :

« Quand même nous pourrions porter notre intuition à son plus haut degré de clarté, nous n’en ferions point un pas de plus vers la connaissance de la nature même des objets. Car en tous cas nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode d’intuition, c’est-à-dire notre sensibilité, toujours soumise aux conditions d’espace et de temps originairement inhérentes au sujet ; quant à savoir ce que sont les objets en soi, c’est ce qui nous est impossible même avec la connaissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose qui nous soit donnée. » écrit Emmanuel Kant, dans sa « Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale »

Comme tout objet de connaissance se situe en deçà des limites de l’intuition sensible, ce que l’entendement laisse entrevoir de la chose en soi c’est la relation qu’elle entretient et qu’il nous faut établir au moyen de la raison, avec le monde sensible. Le seul moyen pour nous d’atteindre à une plus grande détermination de cette relation, puisque alors nous avançons comme des aveugles dans un territoire que nous ne connaissons pas, est d’utiliser le raisonnement par analogie, en ayant toujours à l’esprit que l’analogie ne prouve rien quant à ce qu’est positivement la chose en soi, mais sert seulement de modèle. En effet les relations de causalité que nous établissons dans le monde des phénomènes ne sont pas applicables à la chose en soi. C’est par la raison pratique que Kant trouve le chemin le plus capable d’amener à une connaissance positive de la chose en soi. En effet, la liberté au sens transcendantal, c’est-à-dire, au sens négatif, c’est-à-dire encore comme soustraction faite de toutes les conditions de la connaissance phénoménale, permet seule d’entrevoir la manifestation de la chose en soi, la liberté positive.

Pour Kant la chose en soi a un statut davantage épistémologique qu’ontologique : c’est davantage une limite à notre connaissance qu’une essence ou un Absolu.

Pour Hegel (Phénoménologie de l’esprit), Kant a posé un absolu qu’il a renoncé ensuite à connaître réellement, en se bornant aux apparences, les phénomènes, tels que les livre notre connaissance.

L’une des différences avec la philosophie idéaliste qui est issue de la physique quantique est que celle-ci se centre non sur la contradiction entre les deux concepts d’objets (pour soi et pour les autres) mais entre l’objet et l’observateur. La physique quantique constate qu’il n’y a pas de choses dont on puisse dire quelque chose sans l’observer, donc sans un observateur humain qui conçoive par sa pensée un mode d’observation et qui modifie ainsi les résultats de l’observation. Aucune objectivité ne leur paraît dès lors possible.

Pour le physicien Erwin Schrödinger, promoteur d’un idéalisme moniste (un seul monde mais pas un monde matériel), l’idée de chose en soi est une des "conséquences logiques rigides" de la discrimination entre sujet et objet, discrimination qui a un intérêt pratique mais qui devrait être abandonnée dans le domaine de la pensée philosophique, car pour lui "le sujet et l’objet ne font qu’un" puisque "ce sont les mêmes éléments qui composent l’esprit et le monde".

Kant affirme pour sa part : « Quand nous nous tournons vers le monde, quand la pensée se dirige sur le monde externe » (pour la pensée, le monde donné intérieurement est aussi externe), « quand nous nous tournons vers lui, nous le transformons en un phénomène ; c’est l’activité de notre pensée qui ajoute à l’au-delà tant de déterminations : le sensible, les déterminations réflectives, etc. Seule notre connaissance est phénomène, le monde, en soi, absolument vrai ; seule, notre application, notre comportement le ruine pour nous : ce que nous lui faisons ne vaut rien. Ce qui le rend non-vrai, c’est le fait que nous y introduisons une masse de déterminations. »

Nous constatons quelques ressemblances entre ces points de vue mais il reste des divergences profondes. Pour des physiciens comme Schrödinger la matière a connaitre entre dans des états concrets et déterminés et ce sont ces états que la physique quantique se révèle incapable d’introduire conjointement dans un seul système de pensée non contradictoire. Pour Kant, la chose en soi est pure abstraction et non ensemble d’états déterminés, concrets. Pour les physiciens, ces états sont changeants, sautent d’un état à un autre. Pour Kant, la chose en soi est censée être pure, inchangée, définie par avance quelque soient les actions du milieu extérieur. La physique ne prétendait pas trouver une telle « chose en soi ». Que ce soient par les théories corpusculaires ou ondulatoires, par les conceptions mécanistes, par les conceptions réductionnistes et autres, la physique cherchait seulement une conception d’ensemble capable de décrire ce qui se passait à l’aide de déplacements et de transformations d’objets. C’est ce programme de recherche qui n’a pas abouti, du moins pas du tout à ce que l’on en attendait. Mais ce programme n’était pas la recherche d’une chose en soi parfaitement abstraite, sans contenu changeant, sans interaction avec le monde extérieur, un intérieur complètement coupé de l’extérieur…

D’autre part, les physiciens ont cru trouver en Kant une philosophie qui les débarrasse de la question philosophique de la matière alors que le but de Kant n’est certainement pas d’en finir avec les questions de philosophie abstraite… Kant s’est contenté d’affirmer qu’il n’y avait pas à la base du monde de principe philosophique, ce qui est très différent. Il n’en conclue évidemment pas qu’il n’est pas nécessaire de philosopher sur le monde, bien au contraire…

Par contre, Kant théorise l’anti-dialectique : le positif ne peut être négatif, ce qui n’est pas ne peut pas être. Ou oui ou non exclusivement. Il rejoint la logique formelle. Bien des scientifiques ne vont pas plus loin. Il retrouve ici le point de vue de la science ramenée au formalisme mathématique rajouté à la phénoménologie des expérimentateurs. Bien des auteurs ne voient pas de science au-delà de ces conceptions là. Mais cela ne veut pas dire que la physique quantique aille particulièrement dans ce sens….

La conception formelle de Kant suppose le « ou-ou exclusif » mais la physique quantique ne peut l’admettre : ou une onde ou un corpuscule, ou une matière ou une énergie, ou un espace ou un temps, ou ici ou là, ou existant ou pas existant. Bien au contraire, la physique quantique sonne ici le retour de la dialectique en physique. Les contraires existent simultanément. Les états différents existent simultanément. Le positif se change en négatif et inversement. Le tout n’est pas la somme des parties. Voilà des adages quantiques que la dialectique de Hegel n’aurait pas reniés !

Pour Kant, le vrai est l’opposé du faux et le faux l’opposé du vrai. Ces affirmations sont posées comme des préalables dans « les premiers principes de la connaissance métaphysique » de Kant.

Ou il y a de la matière ou il n’y en a pas, ou c’est de la matière ou c’est le vide, dirait Kant. Mais il y a de la matière dans le vide ! La matière est une forme de structuration du vide selon la physique quantique !

Pour Kant, les choses ne peuvent pas changer par des causes internes mais seulement par des causes externes. L’exemple du noyau radioactif est un bon contre-exemple et il n’est pas le seul : l’émission spontanée de l’atome en est un aussi et qui est un des fondements des études quantiques !

Kant écrit ainsi : « une substance privée de tous rapports avec les autres est parfaitement immuable. »

C’est ce qui va fonder sa notion de « chose en soi », puisque celle-ci doit être tout ce qui est indépendant des relations avec l’extérieur, il en résulte pour lui que la chose en soi est immuable, sans mouvement, sans interaction, et donc parfaitement inobservable et inconnaissable…

Le principal argument contre cette manière de voir vient non du raisonnement philosophique mais de l’activité concrète de la science elle-même. En effet, celle-ci ne se contente pas d’observer mais est capable de reproduire, de créer des états de la matière en suivant ses conceptions scientifiques. Cela signifie qu’elle peut vérifier ses idées sur les choses en agissant pour créer des phénomènes et non seulement les regarder se produire dans des circonstances, ce qui est purement passif. La physique, la chimie, la biochimie, et bien d’autres sciences à la base de l’industrie peuvent produire des états concrets et déterminés de la matière à partir de leurs conceptions théoriques sur la manière dont ces états peuvent apparaitre. Cela signifie qu’ils ne se sont pas contentés de disserter sur la chose qui interagit puisqu’ils ont produit la fameuse chose matérielle, et donc nécessairement aussi la « chose en soi » si celle-ci a un sens ou une existence…

Le fait de voir en l’homme un être qui se contente d’observer le monde amène l’homme observateur à apparaitre comme extérieur à l’univers ou du moins son intelligence devient pur esprit non relié à la matière, celle de son cerveau, celle qui provient de son activité et on ne peut effectivement comprendre comment l’homme, dont l’intelligence est pure et coupée de la réalité, pourrait appréhender la réalité matérielle dans sa partie considérée comme pure, c’est-à-dire coupée de tout moyen de transmettre des informations. La thèse fondamentale de Kant sur la chose en soi se ramène ainsi à une tautologie : ce qui n’est pas perceptible par les sens n’est … pas perceptible par les sens. Et cela n’éclaire nullement les problèmes philosophiques posés par la physique quantique…

Si Kant définit la chose en soi comme limite de la connaissance humaine, il ne peut être bien compliqué de démontrer que la chose en soi est… inconnaissable !

Pour Kant, la pensée est indépendante des sensations qui sont, selon lui, liées plutôt aux intuitions. Il l’explique dans « Critique de la raison pure » :
« L’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire contenir autre chose que la manière dont nous sommes affectés par des objets. Au contraire, la faculté de penser l’objet de l’intuition sensible, est l’ entendement. »

Selon lui, la pensée est indépendante de l’objet pensé :

« La logique générale fait abstraction, comme nous l’avons indiqué, de tout contenu de la connaissance, c’est-à-dire de tout rapport de la connaissance à l’objet, et elle n’envisage que la forme logique des connaissances dans leurs rapports entre elles, c’est-à-dire la forme de la pensée en général. »

La pensée pure, selon Kant, est indépendante de la réalité :

« Les concepts qui se rapportent a priori à des objets, sont conçus non comme intuitions pures ou sensibles, mais seulement comme actes de la pensée pure, et qui par conséquent sont bien des concepts, mais des concepts dont l’origine n’est ni empirique, ni esthétique. (…) Un critérium universel de la vérité devrait être bon pour toutes les connaissances, sans distinction de leurs objets. »

Du coup, Kant oppose les résultats des sens et l’entendement. Par contre, il n’oppose pas leurs résultats puisqu’il les sépare absolument. Ils ne peuvent pas donner des résultats dans les mêmes domaines :

« c’est uniquement dans le jugement, c’est-à-dire dans le rapport de l’objet à notre entendement qu’il faut placer la vérité aussi bien que l’erreur, « 
« Quant aux sens, il n’y a point en eux de jugement, ni vrai, ni faux. »

L’observation, par conséquent, n’amène aucun jugement théorique sur la chose observée.

On ne trouve une contradiction apparente que si on mêle les deux :

« L’erreur ne peut être produite que par une influence inaperçue de la sensibilité sur l’entendement. »
(citations tirées de la Critique de la raison pure de Kant)
« La raison pure peut être pratique, c’est-à-dire déterminer la volonté par elle-même, indépendamment de tout élément empirique. »

La « raison pure » dont parle Kant est le raisonnement complètement abstrait, non lié à une quelconque réalité matérielle perçue par nos sens ou observée. La « chose en soi » fait partie de la raison pure.
La conception de Kant est un idéalisme : les idées l’emportent sur les objets.
« Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons. »
« Les objets doivent se régler sur notre connaissance. »
« La raison est le pouvoir qui nous fournit les principes de la connaissance a priori. Aussi la raison pure est-elle celle qui contient les principes qui servent à connaître quelque chose absolument a priori. »
Kant ne nie pas l’existence de la matière mais il la subordonne à la pensée :

« La conscience simple, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence, prouve l’existence des objets dans l’espace et hors de moi. » (Critique de la raison pure)

« La raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et [...] elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. » (Critique de la raison pure)

« La Raison pure, c’est la faculté de connaître d’après des principes a priori, La discussion de la possibilité de ces principes et la délimitation de cette faculté constituent la Critique de la Raison pure. Comme l’imagination tend sans cesse à franchir les bornes de la réalité, il est nécessaire d’établir en principe quelque chose de non arbitraire ou de non fictif. »

L’idée de raison pure de Kant provient d’une généralisation des découvertes de Newton qui fondent, selon Kant, les notions de mathématiques pures et de physique pure (complètement théorique). L’essence de l’univers est pure selon Kant car il croit qu’elle est comme une loi purement mathématique.

Il écrit dans sa « Critique de la raison pure » :

« La possibilité d’un usage pur de la raison dans l’établissement et le développement de toutes les sciences qui contiennent une connaissance théorétique a priori de certains objets suppose elle-même une réponse à ces questions :
Comment les mathématiques pures sont-elles possibles ?
Comment la physique pure est-elle possible ? »

Il y a répond en disant qu’une connaissance a priori (sans expérience) est possible.

Il en découle l’existence de la chose en soi :

« Dans le fait, si nous considérons les objets des sens, ce qui est permis, comme de simples phénomènes, nous reconnaissons par là toutefois qu’une chose en soi leur sert de fondement, quoique nous ne sachions pas ce qu’elle est, mais que nous n’en connaissions que le phénomène, c’est-à-dire la manière dont nos sens sont affectés par ce quelque chose d’inconnu. L’entendement donc, par cela qu’il admet des phénomènes, reconnaît également l’existence de choses en soi, et à ce titre on peut dire que la représentation d’êtres qui sont la base des phénomènes, d’êtres purement intellectuels par conséquent, est non seulement légitime, mais encore inévitable. » (dans « Prolégomènes à toute métaphysique future »)

Il rajoute que "ce serait d’autre part une absurdité encore plus grande que de ne pas admettre du tout de chose en soi, ou de vouloir donner notre expérience pour l’unique mode de connaissance possible des choses, par suite notre intuition dans le temps et dans l’espace pour la seule intuition possible, et notre entendement discursif pour l’archétype de tout entendement possible, et par conséquent de tenir les principes de la possibilité de l’expérience pour les conditions universelles des choses en soi. "
Il écrit dans la Critique de la raison pure :

« La mathématique fournit l’exemple le plus éclatant d’une raison pure qui réussit à s’étendre d’elle-même sans le secours de l’expérience »

Il faut se rappeler que Kant était mathématicien ; la certitude des mathématiques faisait son admiration, et il se demandait s’il n’y aurait pas moyen de donner également à la métaphysique, qui jusque-là « n’avait tâtonné que dans les ténèbres, la marche assurée d’une science ». N’oublions pas que ce qu’il admirait tout particulièrement, la réussite de l’interprétation de la gravitation par Newton était justement un succès des mathématiques en sciences, un succès donc de la fameuse logique formelle dont il a essayé de se faire le propagateur en philosophie.

Comment Hegel combat le point de vue de Kant

La philosophie de Hegel s’est construite par opposition à celle de Kant, non pas que Kant renonce à l’existence d’une essence des choses qui dépasse les apparences ou même contredise les apparences, mais il refuse l’idée de Kant qui mène à une inconnaissabilité de la réalité et même à une impossibilité d’étudier autre chose que l’interface homme-matière. Pour Hegel, la pensée humaine fait partie de la nature et n’a pas de frontière étanche avec elle. Il n’y a, pour lui, aucune frontière intraversable entre expérience, intuition et raison, contrairement à Kant.

Si Kant comme Hegel considèrent que la réalité fondamentale est rationnelle, le premier n’y voit que des individus indépendant, qu’il s’agisse d’atome ou d’êtres humains, que des abstractions inchangeables et inchangées, que des propriétés qui ne peuvent admettre leur contraire, que des réalités qui n’interagissent pas avec l’extérieur, sont connues a priori, exclusivement « en soi » et ne sont donc pas connaissables. Hegel pense exactement le contraire.

« La philosophie de Kant, c’est celle de Lumières exprimée théoriquement et rendue méthodique ; c’est notamment l’idée qu’on ne peut connaitre rien de vrai, mais seulement le phénomène. Elle met la connaissance dans la conscience et dans la conscience de soi, mais la maintient dans cette position comme connaissance subjective et finie. (...) L’aspect vrai de la philosophie kantienne consiste en ceci que la pensée est conçue comme concrète, comme se déterminant elle-même ; ainsi la liberté est reconnue. (...) Le vice principal de tout le système dualiste, et en particulier de celui de Kant, vient de cette inconséquence que pour arriver à la connaissance, tantôt on réunit ce qu’on avait considéré un instant auparavant comme ne pouvant pas être uni, et tantôt, après avoir d’abord placé le vrai dans la réunion des deux éléments, on le place un instant après dans leur séparation, et on le refuse aux deux éléments pris conjointement. (...) Parmi ces inconséquences, la plus grande consiste à affirmer d’abord que l’entendement ne peut connaître que les phénomènes, et à considérer ensuite cette connaissance comme une connaissance absolue, en disant que l’intelligence ne peut aller au-delà, et que c’est là la limite naturelle et absolue de la science humaine. (...) La chose en soi en tant que telle n’est autre chose que l’abstraction vide de toutes déterminations, chose dont on ne peut en effet « rien savoir », Précisément parce que la chose en soi est censée être l’abstraction de toute détermination. (…) L’insuffisance essentielle de cette position consiste en ceci qu’elle maintient la chose en soi abstraite comme une détermination ultime et qu’elle lui oppose la réflexion, ou la détermination et la diversité des propriétés, tandis qu’en fait la chose en soi contient à l’intérieur d’elle-même cette réflexion externe, et se détermine en une chose douée de déterminations propres, de propriétés ; ainsi l’abstraction de la chose, la pure chose en soi, se révèle comme une détermination fausse. (…) La philosophie kantienne peut être considérée de la façon la plus définie comme suit : elle a compris l’esprit comme conscience, et contient les déterminations phénoménologiques – non philosophiques – de l’esprit. Elle considère le moi comme rapport avec un objet situé au-delà, objet qui dans sa détermination abstraite s’appelle la chose en soi. Elle conçoit l’intelligence et la volonté seulement selon cette finitude. (…) Selon Kant, c’est notre pensée, notre activité spirituelle, qui est le mal. C’est la plus grande humilité de l’esprit que de ne rien faire reposer sur la connaissance ! »

« Enseigner que les catégories sont en elles-mêmes des éléments vides, c’est enseigner une doctrine qui n’est pas fondée en raison, en ce que de toutes façons, par là qu’elles sont déterminées, les catégories ont leur contenu. » (Hegel - Petite Logique)

En effet, selon Hegel, Kant conçoit les catégories de l’entendement comme les éléments subjectifs de la conscience. Elles donnent une valeur objective à la pure intuition sensible, mais une objectivité conçue comme exprimant l’universel et le nécessaire, et non au sens d’une existence en soi de ce qui est posé devant nous. Or : « Si les catégories (l’unité, la cause, l’effet, etc.) sont du ressort de la pensée comme telle, il ne suit nullement de là qu’elles ne sont que nos déterminations et qu’elles ne sont pas aussi les déterminations des objets. »

Car en réunissant l’élément subjectif et l’élément objectif des déterminations de la pensée dans le sujet, la philosophie critique ne laisse plus en face du sujet que la chose-en-soi qu’elle conçoit comme un "abîme infranchissable. » (Hegel - Petite Logique)
« Ce qui fait, au contraire, la vraie objectivité de la pensée, c’est que les pensées ne sont pas simplement nos pensées mais qu’elles constituent aussi l’en soi des choses et du monde objectif en général. » (Hegel - Petite Logique)
" Kant pose cette connaissance comme une connaissance absolue en disant que l’intelligence ne peut aller au-delà, et que c’est la limite naturelle et absolue de la science humaine. Mais il n’y a que les choses de la nature qui soient limitées, et elles ne sont des choses de la nature que parce qu’elles ignorent leur limite ; car leur déterminabilité est une limite pour nous et non pour elles. "

Ce que les marxistes ont répondu à Kant

« Il existe encore toute une série d’autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l’essentiel a déjà été dit par Hegel, dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste ; ce que Feuerbach y a ajouté du point de vue matérialiste est plus spirituel que profond. La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par-là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs sous forme de racines de garance, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de houille. » écrit F. Engels dans « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande ».

Voilà ce qu’il répond dans "Socialisme scientifique et socialisme utopique" :

« Mais voici que paraît l’agnostique néo-kantien qui déclare : Il se peut certes que nous percevions correctement les qualités d’une chose, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose en soi. La « chose en soi » est au-delà de notre connaissance. Hegel, il y a longtemps, a déjà répondu : « Si vous connaissez toutes les qualités d’une chose, vous connaissez la chose elle-même ; il ne reste que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, la célèbre chose en soi inconnaissable de Kant. A quoi on peut ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu’il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d’eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, qui plus est, reproduites par les progrès gigantesques de la science ; or ce que nous pouvons produire, il nous est à coup sûr interdit de le considérer comme inconnaissable. Pour la chimie de la première moitié du siècle, les substances organiques étaient des objets mystérieux de ce genre ; aujourd’hui, nous apprenons à les reconstituer les unes après les autres à partir de leurs éléments chimiques et sans l’aide d’aucun processus organique. Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n’importe quel corps est connue, il peut être reconstitué à partir de ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître exactement la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps abluminoïdes ; mais il n’y a pas de raison que nous ne parvenions à cette connaissance, après des siècles s’il le faut, et qu’ainsi armés, nous ne puissions produire de l’albumine artificielle. Mais si nous y parvenons, nous aurons du même coup produit de la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n’est que le mode d’existence normal des corps abluminoïdes.
Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le fieffé matérialiste qu’il est au fond. Il dira bien : « Pour autant que nous le sachions, la matière et le mouvement — l’énergie, comme on dit à présent — ne peuvent être ni créés ni détruits, mais nous n’avons aucune preuve qu’ils n’aient pas été créés à m moment quelconque. » Mais si vous essayez de retourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s’empresse de vous éconduire et de vous imposer silence. S’il admet la possibilité du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendre parler in concret. Il vous dira : « Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n’existe pas de créateur et d’ordonnateur de l’univers ; en ce qui nous concerne, la matière et l’énergie ne peuvent être ni créées ni détruites ; pour nous, la pensée est une forme de l’énergie, une fonction du cerveau ; tout ce que nous savons, c’est que le monde matériel est gouverné par des lois immuables et ainsi de suite. » Donc, dans la mesure où il est un homme de science, où il sait quelque chose, il est matérialiste ; mais hors de sa science, dans les sphères où il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l’appelle agnosticisme. « 

Engels dans "Socialisme scientifique" :
"Kant a commencé sa carrière en résolvant le système solaire stable de Newton et sa durée éternelle une fois donné le fameux choc initial en un processus historique : la naissance du soleil et de toutes les planètes à partir d’une masse nébuleuse en rotation. Et il en tirait déjà cette conclusion qu’étant donné qu’il était né, le système solaire devait nécessairement mourir un jour. Cette vue, un demi siècle plus tard, a été confirmée mathématiquement par Laplace et, après encore un demi siècle, le spectroscope a démontré l’existence dans l’univers de semblables masses gazeuses incandescentes à différents degrés de condensation.
Cette philosophie allemande moderne a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel, dans lequel, pour la première fois et c’est son grand mérite le monde entier de la nature, de l’histoire et de l’esprit était représenté comme un processus, c’est à dire comme étant engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants, et où l’on tentait de démontrer l’enchaînement interne de ce mouvement et de cette évolution. De ce point de vue, l’histoire de l’humanité n’apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivée à maturité et qu’il est préférable d’oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l’humanité lui même ; et la pensée avait maintenant pour tâche d’en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et d’en démontrer la logique interne à travers toutes les contingences apparentes.
Que le système de Hegel n’ait pas résolu le problème qu’il s’était posé importe peu ici. Son mérite, qui fait époque, était de l’avoir posé. Ce problème est précisément de ceux qu’aucun individu à lui seul ne pourra jamais résoudre. Bien que Hegel fût avec Saint-Simon la tête la plus encyclopédique de son temps, il était tout de même limité, d’abord par l’étendue nécessairement restreinte de ses propres connaissances, ensuite par l’étendue et la profondeur également restreintes des connaissances et des vues de son époque. Mais il faut tenir compte encore d’une troisième circonstance. Hegel était idéaliste, ce qui veut dire qu’au lieu de considérer les idées de son esprit comme les reflets plus ou moins abstraits des choses et des processus réels, il ne considérait à l’inverse les objets et leur développement que comme de simples copies réalisées de l’« Idée » existant de quelque manière dès avant le monde. De ce fait, tout était mis sur la tête et l’enchaînement réel du monde entièrement inversé. Et en conséquence, bien que Hegel eût appréhendé mainte relation particulière avec tant de justesse et de génie, les raisons indiquées rendaient inévitable que le détail aussi tournât souvent au ravaudage, à l’article, à la construction, bref, à la perversion du vrai. Le système de Hegel comme tel a été un colossal avortement bien que le dernier du genre. En effet, ne souffrait-il pas toujours d’une contradiction interne incurable ? D’une part, son postulat essentiel était la conception historique selon laquelle l’histoire de l’humanité est un processus évolutif qui, par nature, ne peut trouver sa conclusion intellectuelle dans la découverte d’une prétendue vérité absolue ; mais, d’autre part, il prétend être précisément la somme de cette vérité absolue. Un système de connaissance de la nature et de l’histoire embrassant tout et qui constitue une conclusion définitive est en contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique ; ce qui toutefois n’exclut nullement, mais implique, au contraire, que la connaissance systématique de l’ensemble du monde extérieur puisse progresser à pas de géant de génération en génération.
Une fois démêlée la totale perversion caractéristique de l’idéalisme allemand du passé, il fallait forcément revenir au matérialisme, mais notons le non pas au matérialisme purement métaphysique, exclusivement mécanique du XIIIe siècle. En face de la condamnation pure et simple, naïvement révolutionnaire de toute l’histoire antérieure, le matérialisme moderne voit, dans l’histoire, le processus d’évolution de l’humanité, et sa tâche est de découvrir ses lois motrices. En face de la représentation de la nature qui régnait tant chez les Français du XIIIe siècle que chez Hegel encore, et qui en faisait un tout restant constamment semblable à lui même et se mouvant en cycles étroits, avec des corps célestes éternels, ainsi que l’avait enseigné Newton, et des espèces organiques immuables, ainsi que l’avait enseigné Linné, le matérialisme moderne synthétise, au contraire, les progrès modernes des sciences de la nature, d’après lesquels la nature, elle aussi, a son histoire dans le temps ; les corps célestes, comme les espèces vivantes susceptibles d’y vivre dans des circonstances favorables, naissent et périssent, et les cycles de révolution, dans la mesure où en général on peut encore les admettre, prennent des dimensions infiniment plus grandioses. Dans les deux cas, il est essentiellement dialectique et n’a que faire d’une philosophie placée au dessus des autres sciences."
Engels dans "Ludwig Feuerbach" :
"Il existe encore toute une série d’autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l’essentiel a déjà été dit par Hegel [2], dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste ; ce que Feuerbach y a ajouté du point de vue matérialiste est plus spirituel que profond. La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie [3]. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par-là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs sous forme de racines de garance, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de houille. Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, mais c’était, malgré tout, une hypothèse ; or lorsque Leverrier, à l’aide des données découlant de ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans le ciel, et lorsque Galle [4] la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. Si, cependant, les néo-kantiens s’efforcent en Allemagne de donner une vie nouvelle aux idées de Kant, et les agnostiques, en Angleterre (où elles n’avaient jamais disparu), aux idées de Hume, cela constitue, au point de vue scientifique, une régression par rapport à la réfutation théorique et pratique qui en a été faite depuis longtemps, et, dans la pratique, une façon honteuse d’accepter le matérialisme en cachette, tout en le reniant publiquement [5]."
[2] L’ensemble de l’œuvre de Hegel est une critique de la philosophie de Hume et de Kant. Il y a particulièrement insisté dans sa Logique.
[3] Voir Lénine : « Matérialisme et Empiriocriticisme », Œuvres, t. 14. Editions sociales 1962, pp. 99-108.
[4] L’astronome berlinois Johann Galle découvrit la planète Neptune en 1846.
[5] Voir Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, ouvr. cité, pp. 205-206.
Kant vu par Lénine
" Le monde en soi est un monde existant sans nous. Tel est le matérialisme de Feuerbach, de même que celui du XVIl° siècle que réfutait l’évêque Berkeley, et qui consistait en l’admission des « objets en eux-mêmes » existant en dehors de notre conscience. L’« An sich. » (la chose en elle même ou « en soi ») de Feuerbach est précisément le contraire de l’« An sich » de Kant : rappelez vous le passage de Feuerbach, cité plus haut, où Kant est accusé de concevoir la « chose en soi » comme une « abstraction dépourvue de réalité ». Pour Feuerbach la « chose en soi » est une « abstraction pourvue de réalité », c’est-à dire le monde existant hors de nous, parfaitement connaissable et ne différant nullement, en principe, du « phénomène ».
Feuerbach explique lumineusement, avec beaucoup d’esprit, combien il est absurde d’admettre un « transcensus » du monde des phénomènes au monde en soi, une sorte d’abîme infranchissable imaginé par les cléricaux et emprunté à ces derniers par les professeurs de philosophie. Voici un de ces éclaircissements :
« Certes, les produits de l’imagination sont aussi ceux de la nature, car la puissance de l’imagination, pareille aux autres forces humaines, est en dernière analyse (zuletzt) par son essence même et ses origines, une force de la nature ; l’homme est néanmoins un être différent du soleil, de la lune et des étoiles, des pierres, des animaux et des plantes, différent, en un mot, de tout ce qui est (Wesen) et à quoi il applique le terme général de nature. Les représentations (Bilder) que se fait l’homme du soleil, de la lune, des étoiles et de tout ce qui est la nature (Naturwesen), sont donc aussi des produits de la nature, mais d’autres produits qui diffèrent des objets qu’ils représentent. ». (Werke, t. VII Stuttg., 1903, p. 516.)
Les objets de nos représentations diffèrent de ces représentations, la chose en soi diffère de la chose pour nous, cette dernière n’étant qu’une partie ou un aspect de la première, comme l’être humain n’est lui même qu’une parcelle de la nature reflétée dans les représentations.
« ... Mon nerf gustatif est, tout comme le sel, un produit de la nature, mais il ne s’ensuit pas que le goût du sel soit directement la propriété objective de ce dernier ; que le sel tel qu’il est (ist) en qualité d’objet de la sensation le soit aussi par lui même (an und für sich), que la sensation du sel sur la langue soit une propriété du sel tel que nous le pensons sans éprouver de sensation (des ohne Empfindang gedachten Salzes) »... Quelques pages plus haut : « La salure est, en tant que saveur, une expression subjective de la propriété objective du sel » (p. 514).
La sensation est le résultat de l’action qu’exercent sur les organes de nos sens les choses existant objectivement, hors de nous, telle est la théorie de Feuerbach. La sensation est une image subjective du monde objectif, du monde an und für sich.
« ... L’homme est aussi un être de la nature (Naturwesen), comme le soleil, l’étoile, la plante, l’animal, la pierre ; mais il diffère néanmoins de la nature ; la nature dans la tête et le cœur de l’homme diffère donc de la nature hors de sa tête et de son cœur. »
« ... L’homme est le seul objet en qui se réalise, de l’aveu des idéalistes eux mêmes, « l’identité du sujet et de l’objet » ; car l’homme est l’objet dont l’égalité et l’unité avec mon être ne suscitent aucun doute... Est ce qu’un homme n’est pas pour un autre, même pour l’homme le plus proche, un objet d’imagination, un objet de représentation ? Tout homme ne comprend il pas son prochain à sa façon, selon son esprit propre (in und nach seinein Sinne) ?... Et si même il existe entre un homme et un autre, entre une pensée et une autre, des différences qu’il n’est pas permis d’ignorer, combien plus grande la différence entre l’être en soi (Wesen an sich) non pensant, non humain, non identique à nous, et le même être tel que nous le pensons, le représentons et le concevons ? » (p. 518, ibid.).
Toute différence mystérieuse, ingénieuse et subtile entre le phénomène et la chose en soi n’est qu’un tissu d’absurdités philosophiques. De fait, tout homme a observé des millions de fois la transformation évidente et simple dé la « chose en soi » en phénomène, en « chose pour nous ». Cette transformation est justement la connaissance. La « doctrine » de Mach selon laquelle, ne connaissant que nos sensations, nous ne pouvons savoir s’il existe quoi que ce soit au delà de ces dernières, n’est qu’un vieux sophisme de la philosophie idéaliste et agnostique, servi sous une autre sauce.
Joseph Dietzgen est un matérialiste dialectique. Nous montrerons plus loin qu’il a une façon de s’exprimer souvent peu précise ; qu’il tombe fréquemment dans des confusions, auxquelles se sont cramponnés des gens de peu d’esprit (dont Eugène Dietzgen) et, naturellement, nos disciples de Mach. Mais ils n’ont pas pris la peine d’analyser la tendance dominante de sa philosophie et d’y séparer nettement le matérialisme des éléments étrangers, ou ils n’ont pas su le faire.
« Considérons le monde comme une « chose en soi », dit Dietzgen dans son ouvrage Essence du travail cérébral (éd. allemande de 1903, p. 65) ; on comprend aisément que le « monde en soi » et le monde tel qu’il nous apparaît, les phénomènes du monde, ne se distinguent pas plus l’un de l’autre que le tout de l’une de ses parties. » « Le phénomène ne diffère pas plus de ce dont il est le phénomène que dix lieues de route ne diffèrent de la route tout entière » (pp. 71 72). Il n’y a, il ne peut y avoir ici aucune différence de principe, aucun « transcensus », aucun « vice inné de coordination ». Mais il existe naturellement une différence, il y a transition au delà des limites des perceptions sensibles à l’existence des choses hors de nous.
« Nous apprenons (erfahren), dit Dietzgen (voirExcursions d’un socialiste dans le domaine de la théorie de la connaissance, éd. allemande de 1903, Kleinere philosophische Schriften, p. 199), que toute expérience est une partie de ce qui, pour nous exprimer comme Kant, sort des limites de toute expérience. » « Pour la conscience qui conçoit sa propre nature, toute particule, que ce soit une particule de poussière ou de pierre ou de bois, est une chose qu’on ne peut connaître à fond (Unauskenntliches), autrement dit : toute particule est pour notre faculté de connaître une source inépuisable et, par suite, une chose sortant des limites de l’expérience » (p. 199).
Pour nous exprimer comme Kant, c’est à dire acceptant à des fins exclusivement vulgarisatrices, par simple antithèse, la terminologie erronée et confuse de Kant, Dietzgen, on le voit, admet la sortie « des limites de l’expérience ». Bel exemple de ce à quoi se cramponnent les disciples de Mach dans leur transition du matérialisme à l’agnosticisme : nous ne voulons pas, disent ils, dépasser les « limites de l’expérience », « la représentation sensible est justement » à nos yeux la « réalité existant hors de nous ».
« Une mystique malsaine, réplique justement Dietzgen à cette philosophie, distingue la vérité absolue non scientifique de la vérité relative. Elle fait du phénomène de la chose et de la « chose en soi », c’est à dire du phénomène et de la vérité, deux catégories distinctes toto coelo (tout à fait, sur toute la ligne, foncièrement) et qui n’appartiennent à aucune catégorie commune » (p. 200).
Jugez maintenant de la bonne information et de l’esprit du disciple russe de Mach Bogdanov, qui ne veut pas se reconnaître pour tel et tient à passer pour un marxiste en philosophie.
« Le juste milieu », entre « le panpsychisme et le panmatérialisme » (Empiriomonisme, livre II, 2° édit., 1907, pp. 40 41) « est occupé par les matérialistes de nuance plus critique, qui, tout en refusant d’admettre l’inconnaissable absolu de la « chose en soi », considèrent en même temps que cette dernière diffère en principe (souligné par Bogdanov) du « phénomène » et que, par suite, elle ne peut jamais être « connue que confusément » dans le phénomène, qu’elle est extra expérimentale par son essence même (sans doute, par des « éléments » autres que ceux de l’expérience), mais placée dans les limites de ce qu’on appelle les formes de l’expérience, c’est à dire le temps, l’espace et la causalité. Tel est, à peu de chose près, le point de vue des matérialistes français du XVIII° siècle et, parmi les philosophes modernes, celui d’Engels et de son disciple russe Beltov [1]. »
Ce n’est d’un bout à l’autre qu’un tissu d’incohérences. 1. Les matérialistes du XVII° siècle, combattus par Berkeley, considèrent « les objets en eux mêmes » comme parfaitement connaissables, nos représentations, nos idées n’étant que des copies ou des reflets de ces objets existant « en dehors de l’esprit » (voir notre « Introduction »). 2. Feuerbach et, à sa suite, J. Dietzgen contestent résolument qu’il y ait une différence « de principe » entre là chose en soi et le phénomène ; Engels réfute de son côté cette opinion en donnant un bref exemple de la transformation des « choses en soi » en « choses pour nous ». 3. Enfin, il est tout bonnement absurde, comme on l’a vu dans la réfutation de l’agnosticisme par Engels, d’affirmer que les matérialistes considèrent les choses en soi comme « n’étant jamais connues que confusément dans le phénomène ». La cause de la déformation du matérialisme réside, chez Bogdanov, dans l’incompréhension des rapports entre la vérité absolue et la vérité relative (dont nous parlerons plus loin). Pour ce qui est de la chose en soi « extra expérimentale » et des « éléments de l’expérience », c’est là que commence le confusionnisme de Mach, dont nous avons assez parlé plus haut.
Répéter les absurdités invraisemblables que les professeurs réactionnaires attribuent aux matérialistes, répudier Engels en 1907, tenter d’« accommoder » Engels à l’agnosticisme en 1908, voilà bien la philosophie du « positivisme moderne » des disciples russes de Mach !"
Lénine dans "Matérialisme et empiriocriticisme" :
"Le raisonnement suivant de Feuerbach sur Kant est particulièrement important. « Kant dit : « Si nous considérons les objets de nos sensations comme de simples phénomènes, comme on doit d’ailleurs les considérer, nous reconnaissons par là que la chose en soi constitue le fondement des phénomènes, bien que nous ne sachions pasce qu’elle est en elle-même et que nous n’en connaissions que les phénomènes, c’est à dire le procédé par lequel ce quelque chose d’inconnu affecte (affiziert) nos organes des sens. Ainsi, notre raison, du fait même qu’elle admet l’existence des phénomènes, reconnaît implicitement l’existence des choses en soi ; et nous pouvons dire pour autant, qu’il est non seulement permis, mais encore nécessaire de se représenter des essences situées à la base des phénomènes, c’est à dire qui ne sont que des essences mentales »... Ayant fait choix d’un texte de Kant où la chose en soi est considérée simplement comme chose pensée, comme substance mentale, et non comme réalité, Feuerbach concentre sur ce texte toute sa critique. « ... Ainsi, dit il, les objets des sensations, les objets de l’expérience ne sont pour la raison que des phénomènes, et non la vérité »... « Les réalités mentales, voyez vous, ne sont pas pour la raison des objets réels ! La philosophie de Kant est une antinomie entre le sujet et l’objet, l’essence et l’existence, la pensée et l’être. L’essence est attribuée ici à la raison, l’existence aux sensations. L’existence dépourvue d’essence » (c’est à dire l’existence de phénomènes sans réalité objective) « n’est que simple phénomène, ce sont des choses sensibles ; l’essence sans existence, ce sont des essences mentales, des noumènes ; on peut et on doit les penser, mais l’existence, l’objectivité leur fait défaut, tout au moins pour nous ; ce sont des choses en soi, des choses vraies, mais ce ne sont pas des choses réelles... Quelle contradiction : séparer la vérité de la réalité, la réalité de la vérité ! » (Werke, t. II, pp. 302 303). Feuerbach reproche à Kant non pas d’admettre les choses en soi, mais de n’en point admettre la réalité, c’est à dire la réalité objective, de ne les considérer que comme une simple pensée, comme des « essences mentales », et non comme des « essences douées d’existence », c’est à dire ayant une existence réelle, effective. Feuerbach reproche à Kant de s’écarter du matérialisme.
« La philosophie de Kant est une contradiction, écrivait Feuerbach le 26 mars 1858 à Bolin ; elle mène avec une nécessité impérieuse à l’idéalisme de Fichte ou au sensualisme » ; la première conclusion « appartient au passé », la seconde « au présent et au futur » (Grün, l.c., t. II, p. 49). Nous avons déjà vu que Feuerbach défend le sensualisme objectif, c’est à dire le matérialisme. La nouvelle évolution qui ramène de Kant à l’agnosticisme et à l’idéalisme, à Hume et à Berkeley, est incontestablement réactionnaire même du point de vue de Feuerbach. Et son fervent disciple Albrecht Rau, héritier des mérites de Feuerbach en même temps que de ses défauts défauts que Marx et Engels devaient surmonter, a critiqué Kant entièrement dans l’esprit de son maître : « La philosophie de Kant est une amphibolie (une équivoque) ; elle est en même temps matérialiste et idéaliste, et c’est dans cette double nature qu’il faut en rechercher la clé. Matérialiste ou empiriste, Kant ne peut faire autrement que reconnaître aux objets une existence (Wesenheit) extérieure à nous. Idéaliste, il n’a pu se défaire du préjugé que l’âme est quelque chose d’absolument différent des choses senties. Des choses réelles existent ainsi que l’esprit humain qui les conçoit. Comment cet esprit se rapproche t il donc de choses absolument différentes de lui ? Kant use du subterfuge suivant : l’esprit possède certaines connaissances a priori, grâce auxquelles les choses doivent lui apparaître telles qu’elles lui apparaissent. Par conséquent, le fait que nous concevons les choses telles que nous les concevons, est notre œuvre. Car l’esprit qui demeure en nous n’est pas autre chose que l’esprit de Dieu et, de même que Dieu a tiré le monde du néant, l’esprit de l’homme crée en opérant sur les choses ce qu’elles ne sont pas en elles-mêmes. Kant assure ainsi aux choses réelles l’existence en qualité de « choses en soi ». L’âme est nécessaire à Kant, l’immortalité étant pour lui un postulat moral. La « chose en soi », messieurs, dit Rau en s’adressant aux néo kantiens en général et spécialement au confusionniste A. Lange, falsificateur de l’Histoire du matérialisme, est ce qui sépare l’idéalisme de Kant de l’idéalisme de Berkeley : elle sert de pont entre l’idéalisme et le matérialisme. Telle est ma critique de la philosophie de Kant ; la réfute qui peut... Aux yeux du matérialiste la distinction des connaissances a priori et de la « chose en soi » est absolument superflue ; il n’interrompt nulle part l’enchaînement dans la nature, il ne considère pas la matière et l’esprit comme des choses foncièrement différentes ; il n’y voit que des aspects de recourir à des artifices pour rapprocher l’esprit des choses [3]. »

Est-ce que la physique quantique a fini par trancher dans le sens de Kant ou dans celui d’Hegel ?

Bien entendu, si une découverte scientifique peut trancher en philosophie, c’est toujours négativement, en infirmant un ancien principe et non en confirmant celui-ci définitivement.

Et, sur ce plan, la physique quantique contemporaine a donné aussi de nombreux résultats.

Elle a réaffirmé que les contradictions internes qu’elle avait découvertes n’étaient pas dues à des faiblesses de la théorie mais à des situations inhérentes au fonctionnement du réel. Donc le monde matériel est intrinsèquement contradictoire contrairement à ce que pensait Kant.

Elle a démoli la notion de particule individuelle se déplace dans un vide qui serait le néant. La matière existe dans le vide sous forme de particules et d’antiparticules virtuelles et, loin d’être seule, la particule de matière n’est jamais sans son nuage virtuel, extraordinairement agité autour d’elle et construisant son espace-temps. Cela n’a rien à voir avec la vision de l’espace et du temps de Kant. Mais surtout, cela signifie que son image de l’atome comme individu isolé est aussi imaginaire que son image de l’homme, comme individu isolé. Elle n’a non plus nullement confirmé le dualisme de Kant : un monde de la matière et un monde de l’esprit humain.

Par contre, elle a multiplié les exemples d’évolutions internes des systèmes, par le jeu de contradictions internes de ceux-ci, qui étaient justement ce que les bases philosophiques de Kant avaient par avance récusées.

L’image de la matière qui en ressort n’a rien à voir avec la constance, l’inaltérabilité, l’identité, la non-contradiction que pensait Kant. La matière n’est pas attachée à un objet. Elle est une propriété qui saute sans cesse d’une particule virtuelle du vide à une autre, toute proche. En permanence, le vide devient matière et la matière devient vide. Hegel aurait sauté de joie !

La matière est sans cesse construction et destruction, locale et non locale, onde et particule, mouvement et changement, présente et non présente, Elle est créée à partir du vide et détruite par lui. La dialectique de l’univers a bel et bien été trouvée par la physique quantique.

Elle n’a pas montré que c’est l’homme qui ne pouvait pas accéder à la réalité de la matière mais que les anciennes conceptions de l’homme n’y parvenaient pas car elles ne correspondaient pas au fonctionnement réel. La physique quantique contemporaine ne considère nullement en effet que c’est l’observateur qui a un faible accès à la réalité mais que la matière elle-même est contradictoire, ce qui est très différent. Certes, l’expérience modifie les résultats mais la nature est une perpétuelle expérience aussi. Nous n’avons pas besoin de placer des écrans pour que des photons soient captés par la matière. Sans cesse, la dynamique du réel est interrompue, et elle l’est naturellement. Chaque interaction matière-matière ou matière-lumière est une rupture naturelle dans une dynamique. Et chacune de ces ruptures modifie toute la suite de l’histoire. La rupture en question n’est pas spécifique de l’intervention humaine. Ce qui l’est, c’est le raisonnement humain sur l’expérience. Mais, même su ce plan, on ne trouve pas dans les modes de raisonnement de l’homme des schémas inébranlables et inaltérables que Kant supposait. La meilleur preuve, c’est que la physique quantique a bel et bien amené les hommes à bouleverser leurs conceptions sur le monde réel et elle y est parvenue. La notion de conceptions idéelles préexistantes et définitives de Kant est rompue elle aussi.

Les premiers principes philosophiques selon Kant

Critique de la raison pure

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Physique quantique et dialectique

Messages

  • Saut quantique ?

    Hegel : « Le passage est un saut. »

    La suite ici

  • Le 2ème paragraphe de votre texte mentionne ceci : « jamais on ne peut décrire ce qui se passe dans un phénomène quantique en termes d’objets qui passent par ici, qui font cela, qui vont faire ceci ou cela, qui échangent quelque chose, qui sont ici ou seront là. On ne peut pas suivre un objet individuel ni considérer ce qui s’est passé comme interprétable [les italiques sont de moi] en termes de mouvements individuels ou d’actions d’objets individuels ».

    Dire que la physique quantique actuelle n’est pas en mesure de décrire les phénomènes quantiques en termes d’interaction d"objets matériels est bien différent que de dire qu’une telle interprétation n’est pas possible en principe comme le mentionne le paragraphe. C’est là une position philosophique qui origine historiquement de l’école de Copenhague.

    Cette interprétation limitative de la physique quantique quant à son développement possible est hautement arbitraire et origine en fait d’un parti-pris idéaliste.

    Si on peut parfois dire que la physique quantique étudie les phénomènes de façon dialectique, cette dialectique n’agit pas sur des objets du monde matériel quand elle traite d’entités comme les particules virtuelles du vide, qui apparaissent soudainement sans lien de cause à effet dans le monde matériel. Ces particules, lorsqu’elles sont envisagées de cette façon, sont un concept rigide abstrait de la pensée humaine. La primauté revient de cette façon à la pensée et non pas au monde matériel, et en ce sens, relève selon moi de l’idéalisme.

    • Parti pris idéaliste dites vous mais les particules dites virtuelles du vide n’en sont pas moins réelles et sont la véritable matière.

    • Je ne mets pas en doute qu’un effet réel soit enregistré, seulement l’interprétation qui est faite de cet effet réel. Que cet effet réel soit lui-même sans cause au niveau du monde matériel est ce qui cause problème. Que dans le vide surgissent temporairement de nulle part et par hasard des particules fantômes qui interagissent avec les particules non-fantômes est une explication qui me semble relever d’une conception mystique de la réalité. Que la réalité semble être telle que cela selon les résultats qu’on mesure est une chose, mais que cela soit l’explication définitive en est une autre.

      J’ai un parti-pris très clair pour le matérialisme et celui-ci me suggère que tout comme les atomes finalement trouvés derrière les lois cinétiques des gaz, on finira par trouver des particules d’éther qui interagissent entre elles et les particules connues pour produire les effets mesurés. Pour moi, tout n’est que matière en mouvement et en interaction. Tout phénomène de la réalité doit s’expliquer en termes d’interactions de la matière en mouvement déjà présente avant ce phénomène. Faire surgir des particules virtuelles du vide, c’est pour moi comme faire sortir un lapin du chapeau.

      D’ailleurs, la nécessité en astrophysique de recourir à de la matière noire indique clairement qu’on connait encore très mal de quoi est composé la matière qui remplit l’espace.

    • Que dans le vide surgissent temporairement de nulle part et par hasard des particules fantômes qui interagissent avec les particules non-fantômes est une explication qui me semble relever d’une conception mystique de la réalité.

      dites-vous...

      Mais elles ne surgissent pas de nulle part, ni par hasard, ni ne sont fantômes...

      C’est l’espace-temps qui est agité, ce qui est très différent.

      C’est vu du point de vue de la matière inerte que l’on croit voir ce que vous dites.

      Car n’oubliez pas que nous n’avons à notre disposition qu’un point de vue partiel et partial : nous sommes du côté de la matière inerte et nous regardons de cette fenêtre déformante...

  • Vous dites :

    « Pour moi, tout n’est que matière en mouvement et en interaction. Tout phénomène de la réalité doit s’expliquer en termes d’interactions de la matière en mouvement déjà présente avant ce phénomène. Faire surgir des particules virtuelles du vide, c’est pour moi comme faire sortir un lapin du chapeau. »

    Ce qui est en débat ici n’est pas ce choix philosophique matérialiste mais le choix pour dire où est le fondement de la matière.

    Ce n’est pas dans la masse inerte, seule différence entre la matière du vide et la matière habituelle.

    Cette différence résulte seulement de la réception par une particule virtuelle du vide d’un boson de Higgs.

    Cela signifie que la matière possédant une masse inerte est fondée sur la matière virtuelle quand elle reçoit une interaction spécifique.

    Quant à apparaître et disparaitre, ce n’est un effet bizarre ou magique que si on se place du point de vue de la masse inerte.

    Pour les particules virtuelles, il n’y a aucune apparition ni aucune disparition mais réception d’un boson.

    Le virtuel devient "réel" (le terme est malencontreux mais c’est celui de la physique) qu’en recevant le boson de Higgs.

    Tous les physiciens quantiques du vide sont clairs : le virtuel est parfaitement réel et matériel...

    • Les particules virtuelles présentées comme vous le faites maintenant, comme se comportant comme de la matière habituelle mais sans avoir une masse, semblent effectivement relever d’une conception matérialiste. Mais alors, elles devraient former collectivement un médium concret au sein du vide apparent : pourriez-vous nous décrire ce milieu, combien de particules en moyenne au mètre cube, leur répartition spatiale au sein du vide, leurs interactions et le libre parcours moyen de ces particules avant d’interagir avec un boson ?

  • Hegel :

    « Ce n’est qu’un concept », a-t-on coutume de dire pour opposer au concept non pas seulement l’Idée mais bien l’être-là sensible, spatial, temporel, manipulable, comme quelque chose qui l’emporterait sur lui en éminence. On considère alors l’abstrait comme de moins de poids que le concret, parce qu’en lui cette matière a été laissée de côté. L’abstrait a dans cette opinion la signification que tel ou tel caractère a été ainsi prélevé sur le concept seulement pour notre usage subjectif en sorte que, par la mise de côté de beaucoup d’autres qualités et propriétés de l’objet, rien ne lui soit enlevé de sa valeur et de sa dignité ; elles demeurent au contraire comme le réel, et continuent de valoir complètement, sauf qu’elles sont dans l’au-delà de l’autre côté et ce serait ainsi seulement l’impuissance de l’entendement que de ne pas recueillir pareille richesse et de devoir nécessairement se contenter de l’abstraction. Que si la matière donnée de l’intuition et le divers de la représentation sont pris pour le réel, par opposition au pensé et au concept, c’est là une manière de voir dont l’abandon préalable est non seulement condition du philosopher mais qui est déjà présupposé par la religion ; comment une exigence religieuse et le sens de la religion seraient-ils possibles si l’on tenait encore pour vrai le phénomène fugitif et superficiel du sensible et du singulier ?... Par suite le penser qui abstrait n’est pas à considérer comme simple mise de côté de la matière sensible qui, par là, ne subirait pas de préjudice dans sa réalité, mais il est bien plutôt l’abrogation de cette matière sensible, et sa réduction comme simple phénomène à l’essentiel, qui se manifeste seulement dans le concept »

  • Kant a cependant bien de l’intérêt. Voici un exemple :

    « Des pensées sans matière sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles. » (Critique de la Raison pure)

  • L’idée que l’expérience détruit l’état observé, qui est celle de la physique quantique, n’est-elle pas contraire à la notion moniste de Hegel et de Marx ?

  • Pas du tout !

    « Etablir une frontière, c’est toujours la franchir. » (Hegel)

    « Le concept de l’objet se supprime dans l’objet effectivement réel, ou la première représentation immédiate se supprime dans l’expérience ; ainsi la certitude se trouve perdue dans la vérité. » (Hegel)

    « Il n’y a rien dans le ciel, ni dans la nature ni dans l’esprit, qui ne renferme tout autant l’immédiateté que la médiation. » (Hegel)

    « L’homme connaît le monde en le transformant et le transforme en le connaissant. » (Marx)

  • La superposition d’états et la dualité onde/corpuscule, notamment, démontrent le caractère profondément contradictoire dialectiquement de la matière. En observant, on ne fiat que choisir comme actuel un des états réels de la superposition.

  • « Les fondateurs de la mécanique quantique ont relancé quelques questions philosophiques majeures : celle de la réalité du monde extérieur, de l’objectivité des connaissances, de la causalité, de l’individualité et la substantialité des êtres physiques. Ils n’ont cessé d’avoir à s’expliquer avec la théorie de la connaissance et avec l’idéal de la science qu’avait élaborés Kant par une interprétation de la physique newtonienne. Cette explication avec Kant met en pleine lumière les ressorts philosophiques du grand débat sur le déterminisme. » explique ainsi Peter Atkins.

  • l’un des problemes de la mecanique quantique aujourd’hui est celui de la nature veritable de la lumiere, probleme qui decoule de celui de la mesure. salut a tous. bon a notre avi, il nous semble logique de dire que la mecanique quantique est quelque peu kantienne, car si on convient de ce que l’electron ne saurait avoir un double nature onde et corpuscule en un meme instant

  • Certes, un seul objet ne semble pas avoir une double nature mais la particule réelle (électron ou autre) ne serait pas un objet mais un nuage de particules dites virtuelles qui échangent entre elles le boson de Higgs et deviennent successivement (et par sauts) réelles à tour de rôle. Le nuage donne l’onde et la particule donne le corpuscule... Je résume de manière rapide !

  • La pensée de Kant est-elle du subjectivisme comme vous le sous-entendez ?

  • Lisons Emmanuel Kant :

    « Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, nous l’imaginons tel que nous sommes. »

    « Si nous supprimions par la pensée notre subjectivité ou même seulement la constitution subjective des sens en général, toutes les propriétés, tous les rapports des objets dans l’espace et le temps, l’espace et le temps eux-mêmes disparaîtraient et ne peuvent, comme phénomènes, exister en soi, mais seulement en nous. »

    « Jusqu’ici, on admettait que toute notre connaissance devait se régler d’après les objets […]. Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent se régler d’après notre connaissance. »

    Œuvre de Kant

  • Rappelons aussi que la conception de l’espace que défendait Kant est incompatible avec celle aujourd’hui universellement admise en physique, où l’on considère que la nature de la géométrie (euclidienne, hyperbolique ou sphérique) doit se déterminer par l’observation et l’expérimentation, et non par la simple analyse a priori des données immédiates de la raison.

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