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Une histoire de syndicalisme révolutionnaire en Afrique du Sud

samedi 14 décembre 2013, par Robert Paris

Sifuna Zonke !

(« Nous voulons tout ! »)

Une histoire de syndicalisme révolutionnaire en Afrique du Sud

Le syndicalisme révolutionnaire a joué un rôle central, aujourd’hui en grande partie oublié, dans le mouvement ouvrier sud-africain des débuts du vingtième-siècle. Dans les années 1920 notamment, les Industrial Workers of Africa s’illustrèrent dans la lutte contre le capitalisme racial, pour l’organisation et la défense des droits des travailleurs de couleur, Africains, Indiens ou métis. Coup de projecteur. Johannesburg, Afrique du Sud, mai 1918. Un groupe d’ouvriers africains et une poignée de radicaux blancs se rassemblent dans une petite salle derrière une épicerie générale sur le coin des rues Fox et McLaren, comme ils le font chaque semaine depuis plus d’une année. Plusieurs nouveaux visages sont présents, dont Rueben Cetiwe qui exprime le but de la réunion : « Nous sommes ici pour l’Organisation, dès que tous nos camarades ouvriers seront organisés, nous pourrons voir ce qu’il est possible de faire pour abolir le système capitaliste. Nous sommes ici pour le salut des travailleurs. Nous sommes ici pour nous organiser et combattre pour nos droits ».

C’est une réunion des Industrial Workers of Africa (IWA). Un syndicat qui a pour objectif d’organiser les travailleurs quelle que soient leurs origines et leur couleur de peau, notamment les ouvriers noirs, premières victimes de l’exploitation dans ces années de fort développement économique.
La révolution industrielle sud-africaine
Avant les années 1860-1880, l’espace sud-africain est une zone relativement peu développée. Elle est divisée entre les républiques afrikaners, les royaumes africains et les deux colonies britanniques côtières du Cap et du Natal, et est à peine intégré dans le système capitaliste mondial si ce n’ est un petit commerce d’ivoire. Tout ceci change dans les années 1880 suite à la découverte de gisements de diamant en 1867 et d’or en 1886. Le pays est dès lors inondé de capitaux. La région aurifère de Witwatersrand devient l’ emplacement d’un vaste nouveau complexe urbain autour de Johannesburg, qui s ’étire de Randfontein dans l’ouest à Benoni dans l’est. De 3 000 prospecteurs en 1886, Johannesburg devient une ville de 100 000 habitants dix ans après, puis de 250 000 en 1913. L’empire britannique prête alors une attention particulière à la région. Par une série de conflits, notamment la guerre des Boers (1899-1902) contre les deux républiques afrikaners, il prend le pouvoir et fonde l’état sud-africain moderne sous la forme d’un dominion blanc.

Sous les nouvelles villes, caché par des tonnes de roche, repose le plus grand filon d’or du monde. Ce n’est pas un endroit pour les petits prospecteurs indépendants. Peu à peu, les activités minières se concentrent dans les mains de quelques grandes compagnies, toutes liées entre elles par la Chambre des mines, créée en 1887. La plus grande de ces compagnies, la Wernher-Beit & Eckstein, emploie alors plus de personnes que les chemins de fer et les ports réunis des deux colonies britanniques et des deux républiques afrikaners. Le prix international de l’or étant fixe, les compagnies décident d’ économiser sur les coûts de la main-d’ouvre, rognant sur les salaires et les conditions de travail, au détriment surtout de la salubrité et de la sécurité : dans les années 1910, les mineurs vivent en moyenne dix ans de moins que les autres.
Conditions de travail et couleur de peau
Un grand nombre d’ouvriers blancs viennent d’Australie, d’Amérique, d’Europe et des campagnes de la région. En 1913, il sont 40 000 dans le Witwatersrand et 22 000 travaillent dans les mines. Ce travail offre à ces Afrikaners pauvres de bons salaires et surtout un emploi alors que le système de métayage et de petites exploitations familiales se désagrègent suite à la guerre des Boers et à la commercialisation rapide de l’agriculture, en réponse aux demandes massives du Witwatersrand.

Mais la majeure partie de la maind’ouvre est issue de la population africaine des républiques afrikaners et des colonies environnantes britanniques et portugaises. Ces ouvriers travaillent dans les mines afin de gagner l’argent pour payer les taxes et soutenir leurs petites exploitations, situées sur les parcelles de terrain les plus pauvres, pendant que les propriétaires blancs exproprient les meilleures terres pour leurs grandes fermes commerciales. Ils entrent donc dans les villes comme un peuple conquis, leurs terres confisquées, leurs chefs profitant de ce nouveau système de recrutement. Pour résumer, la classe ouvrière africaine est prête pour l’exploitation.

Les ouvriers africains entrent dans les mines comme des apprentis, privés du droit de grève et des droits politiques et syndicaux minimaux. Leurs mouvements sont contrôlés par un système « de droit de passage ». Ils sont logés près des mines dans de grandes pensions non-mixtes aux règlements très sévères, les premiers ghettos. En 1913, il sont 195 000 mineurs africains dans le Witwatersrand et plus 40 000 dans d’autres secteurs. à ceux-ci s’ ajoutent de plus petites communautés d’ouvriers indiens descendant des ouvriers des plantations de la colonie du Natal. Enfin, il existe un groupe métissé, issu pour la plupart des esclaves de la vieille colonie du Cap.
Début des mouvements de révolte
La résistance existe cependant. En 1907, les mineurs blancs font grève, mais sont forcés de retourner au travail suite à l’embauche de travailleurs non-grévistes. En 1913, une nouvelle grève générale des mineurs blancs (rejoints par des travailleurs africains) connaît le succès, forçant les Randlords1 à s’asseoir à la table de négociations, après que des manifestations de rue à Johannesburg ont conduit à de violents affrontements et à la mort de 30 ouvriers. Une deuxième grève en 1914 est interdite par la loi martiale. Les ouvriers africains luttent également. En 1902, comme la guerre des Boers prend fin, il y a une pénurie de main-d’ouvre car les Africains refusent de venir travailler aux mines. Il y a également des séries de grèves, mais celles-ci sont prohibées. En 1913, les mineurs africains suivent la grève des mineurs blancs, mais la leur est réprimée par l’armée.

Puis, en 1917, une affiche fleurit sur les murs de Johannesburg, convoquant une réunion pour le 19 juillet : « Venez discuter des points d’intérêt commun entre les ouvriers blancs et indigènes. » Ce texte est publié par l’ International Socialist League (ISL), une organisation syndicaliste révolutionnaire influencée par les IWW américains2 et formée en 1915 en opposition à la Première Guerre mondiale et aux politiques racistes et conservatrices du parti travailliste sud-africain et des syndicats de métier. Comptant au début surtout des militants blancs, l’ISL s’oriente très vite vers les ouvriers noirs, appelant dans son journal hebdomadaire, l’ International, à construire un « nouveau syndicat qui surmonte les limites des métier, des couleurs de peau, des races et du sexe pour détruire le capitalisme par un blocage de la classe capitaliste ».

Dès 1917, l’ISL organise des ouvriers de couleur. En mars 1917, elle fonde un syndicat d’ouvriers indiens (Indian Workers Industrial Union) à Durban. En 1918, elle fonde un syndicat des travailleurs du textile (se déclarant aussi plus tard à Johannesburg) et un syndicat des conducteurs de cheval à Kimberley, ville d’extraction de diamant. Au Cap, une organisation sour, l’ Industrial Socialist League, fonde la même année un syndicat des travailleurs des sucreries et confiseries.
Le premier syndicat des ouvriers africains
La réunion du 19 juillet 1917 est un succès et constitue la base de réunions hebdomadaires de groupes d’études menés par des membres de l’ISL (notamment Andrew Dunbar, fondateur de l’IWW en Afrique du Sud en 1910). Dans ces réunions, on discute du capitalisme, de la lutte des classes et de la nécessité pour les ouvriers africains de se syndiquer afin d’obtenir des augmentations de salaires et de supprimer le système du droit de passage. Le 27 septembre suivant, les groupes d’étude se transforment en un syndicat, l’ Industrial Workers of Africa (IWA), sur le modèle des IWW. Son comité d’ organisation est entièrement composé d’Africains. Les demandes du nouveau syndicat sont simples et intransigeantes : elles se résument dans son slogan : Sifuna Zonke ! (« Nous voulons tout ! »).

C’est le premier syndicat pour les ouvriers africains jamais formé en Afrique du Sud. Son influence est importante, même si il ne rassemble alors que quelque 200 adhérents. Après avoir rencontré les IWA, Talbot Williams, de l’African Peoples Organisation, prononce un discours réclamant « l’ organisation des travailleurs noirs, sur lesquels reposent aujourd’hui toutes les industries commerciales et minières ».

à l’intérieur de la principale organisation du Witwatersrand, le Transvaal Native Congress3 (TNC), des militants de l’IWA, tels que Cetiwe et Hamilto Kraai, tentent de pousser vers la gauche ses membres très modérés (politique de pétitions auprès de la couronne anglaise). En 1918, une vague sans précédent de grèves contre le coût de la vie et pour des augmentations de salaire, rassemblant ouvriers blancs et de couleur, submerge le pays. Lorsque le juge McFie fait jeter en prison 152 ouvriers municipaux africains en juin 1918, les enjoignant à continuer « d’effectuer le même travail auparavant » mais maintenant « depuis la prison sous surveillance d’une escorte armée », les progressistes blanc et africains sont outragés. Le TNC appelle à un rassemblement de masse des ouvriers africains à Johannesburg le 10 juin.

Mais quand la vieille garde du TNC suggère une lettre de protestation au gouvernement, l’assistance préfère suivre un membre de l’IWA, Mtota, qui propose une grève pour exiger la libération des ouvriers condamnés. Un comité d’organisation composé de membres de l’ISL, de l’IWA et du TNC est créé pour la mettre en place. Mais le manque d’organisation et surtout l’inexpérience et la nervosité conduisent le comité à retirer l’appel à la grève (même si plusieurs milliers de mineurs ne sont pas prévenus à temps et font grève). Le gouvernement n’oublie cependant pas l’affront : il fait arrêter et condamner sept activistes - trois ISL, trois IWA et deux TNC - pour « incitation à la violence publique ». Un procès qui préfigure celui de Treason dans les années 1950 : c’est la première fois que des militants blancs et noirs sont condamnés ensemble pour des activités politiques communes.
La naissance de l’ICU
Kraai et Cetiwe sont parmi ceux qui perdent leurs travail suite au procès. Tous les deux ont un rôle central dans la campagne du TNC lancée en mars 1919 contre les lois du droit de passage. Quand les conservateurs du TNC font cesser cette lutte en juillet pour revenir à une stratégie plus modérée, les deux camarades partent au Cap pour y établir une section des IWA, laissant à l’un des leurs la responsabilité des IWA de Johannesburg. L’ IWA lance alors parmi les dockers une grève commune avec deux syndicats locaux, l’Industrial and Commercial Union et un syndicat d’ouvriers des chemins de fer et de dockers blancs. La grève est suivie par plus de 2 000 ouvriers qui exigent de meilleurs salaires et s’opposent aux exportations de nourriture, suspectées de faire croître le taux d’inflation déjà élevé du pays. Bien que la grève ne soit pas une victoire, elle jette les bases d’une nouvelle solidarité parmi les travailleurs des docks : quelques années plus tard, les IWA, l’Industrial and Commercial Union et plusieurs autres syndicats de travailleurs de couleur fusionnent pour former l’Industrial and Commercial Workers Union (ICU). Ce syndicat grossit énormément à partir de 1924 et connaît un pic de 100 000 membres en 1927, ce qui en fait la plus grosse organisation d’Africains jusqu’à l’ANC des années 1950. Dans les années 1930, l’ICU établit même des sections en Namibie, en Zambie et au Zimbabwe avant de décliner progressivement. L’ICU n’est pas officiellement une organisation syndicaliste révolutionnaire. Elle est plus influencée par des idéologies nationalistes et traditionalistes que par l’anticapitalisme, et elle développe une certaine forme de bureaucratie. Cependant, elle garde une certaine idée du syndicalisme révolutionnaire, notamment dans sa volonté de construire un seul grand syndicat (le One Big Union des IWW), et dans sa constitution qui appelle « les travailleurs, à travers leurs organisations industrielles, à prendre à la classe capitaliste les moyens de production, qui doivent être possédés et contrôlés par les ouvriers au profit de tous, plutôt que pour le bénéfice de quelques uns ». Un héritage de l’IWA et de son combat contre le capitalisme et le racisme, contre l’un des régimes les plus colonialistes d’Afrique.

 Lucien van der Walt (Bikisha media collective)

Texte traduit de l’anglais depuis le site Internet www.zabalaza.net

Notes :

1. Grands propriétaires fonciers et industriels qui tirent leur nom de la monnaie, le rand, et de lord, « seigneur » en anglais.

2. Industrial Workers of the World, syndicat révolutionnaire américain existant encore aujourd’hui, même s’il est bien moins important qu’au début du siècle du fait des multiples répressions. Internet : iww.org.

3. Ancêtre de l’African national congress (ANC) fondé en 1912. Voir le site de l’ANC : anc.org.za Pour une chronologie précise, voir : www.sahistory.org.za Voir aussi : Class and colour in South Africa, 1850-1950 de Jack& Ray Simons consultable sur Internet (en anglais) : www.anc.org.za/books/ccsa.html

ZACF : For an Internationalist Social Revolution by a Front of Oppressed Classes !

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