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Alexandre Blok : l’intelligentsia et la révolution

dimanche 3 janvier 2010, par Alex

Alexandre Blok : l’intelligentsia et la révolution

Alexandre Blok (1880-1921) était un des poètes russes les plus connus avant la révolution de 1917.

Trotsky décrit son attitude artistique face à la révolution de 1917 au chapitre 3 de Littérature et Révolution qui est consacré, cf

http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/litteraturecp3.htm

Contrairement à d’autres intellectuels ou artistes russes Blok ne cria pas à la fin de la civilisation face à la révolution d’octobre 1917, il la salua au contraire avec enthousiasme comme on le voit dans les deux articles suivants. Dans le deuxième il décrit bien la vie étriquée, mesquine à l’école, à l’université, dans la famille, au bureau, pour les membres de l’intelligentsia sous le tsarisme, même si cette intelligentsia était moins exploitée que les paysans et les ouvriers.

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L’écho de Pétrograd, 18 janvier 1918 :

L’ intelligentsia peut elle travailler avec les bolchéviks ? Non seulement elle le peut mais encore elle le doit.

Politiquement je suis analphabète ; je ne cherche donc pas à juger la tactique d’un accord entre les bolchéviks et l’intelligentsia. Mais je suis intérieurement convaincu que cet accord est musical.

C’est la même musique qui résonne chez l’ intelligentsia et chez les bolchéviks, indépendamment de leur personnalité respective. L’intelligentsia a toujours été révolutionnaire. Les décrets des bolchéviks sont les symboles de l’intelligentsia. Slogans épars qui ont besoin d’être mis au point. La terre est à Dieu ... N’est-ce pas là un des symboles de l’intelligentsia progressiste ? Les bolcheviks, c’est vrai, ne prononcent pas le mot « Dieu », ils jurent par le diable, mais les mots ne changent rien à l’affaire.

L’irritation de l’intelligentsia envers les bolchéviks est superficielle. Elle est déjà encore en train de passer. L’homme pense d’une façon et s’exprime d’une autre. Vient maintenant le temps de la réconciliation musicale.

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Le drapeau du travail, 19 janvier 1918

« La Russie périt », « la Russie n’est plus », « que la Russie repose en paix », telles sont les paroles que j’entends répéter autour de moi.
Pourtant la Russie est devant moi : celle que nos grands écri­vains voyaient dans leurs rêves terrifiants et prophétiques, ce Pétersbourg que connaissait Dostoïevski, cette Russie que Gogol comparait à une troïka galopante.

La Russie est une tempête. La démocratie s’avance « couronnée de tempête », dit Carlyle.

Le destin de la Russie est d’endurer les tourments, les humilia­tions, les divisions dont elle sortira rénovée et grandie.

Il y a dix ans, envahi par un flot de pensées et de pressenti­ments, je ressentis pour la Russie un sentiment où se mêlaient l’angoisse, l’effroi, le repentir et l’espérance.

C’était l’époque où le pouvoir tsariste obtenait gain de cause pour la dernière fois : Witte et Dournovo avaient ligoté la révo­lution ; Stolypine tenait la corde solidement enroulée autour de sa main nerveuse d’aristocrate. Mais peu à peu sa poigne faiblit. Et lorsque ce dernier aristocrate eût disparu, le pouvoir, selon l’expression d’un personnage haut placé, passa entre les mains des « journaliers » ; la corde se desserra et se dénoua d’elle-même sans difficulté.

Tout ceci ne dura que quelques années ; mais ces quelques années ressemblent à une longue nuit d’insomnie peuplée de fantômes.

Raspoutine toujours et partout ; provocateurs démasqués et impunis ; et enfin cette boucherie européenne ; tout le monde crut un instant qu’elle allait purifier l’air ; et nous aussi qui étions parti­culièrement impressionnables ; ce fut en réalité le digne couron­nement du mensonge, de la saleté et de l’infamie dans lesquels était plongée notre patrie.

Qu’est-ce que la guerre ?

Des marécages à perte de vue ; envahis par l’herbe ou recou­verts de neige ; à l’ouest, un projecteur allemand fouille l’ombre mélancolique, nuit après nuit ; les jours de soleil, un fokker allemand apparaît dans le ciel ; il emprunte obstinément le même chemin, comme s’il voulait frayer sa route et souiller l’espace ; il est tout environné de petites fumées blanches, grises, rougeâtres (nous le mitraillons sans presque jamais l’atteindre, les Allemands n’ont d’ailleurs pas plus de succès avec nous) ; le fokker hésite, tâtonne, mais s’efforce de tenir sa maudite route ; de temps à autre il lâche méthodiquement sa bombe ; ce qui veut dire qu’à l’état-major allemand des dizaines de doigts on troué l’endroit visé ; quelquefois la bombe tombe dans un cimetière, quelquefois sur un troupeau de bêtes, quelquefois encore sur un troupeau d’hommes ; mais le plus souvent dans un marécage ; c’est autant d’argent du peuple jeté à l’eau.

Les gens observent cela, languissant d’ennui, mourant d’inaction, et traînant avec eux toutes les turpitudes quotidiennes de l’avant-guerre : trahisons, cartes, beuveries, disputes, commérages.

L’Europe est folle : des années durant, la fleur de l’humanité, la fleur de l’intelligentsia s’enlise dans le marécage, et s’entête à demeurer (n’est-ce pas là un symbole ?) sur cette bande étroite et longue de mille vers tes qu’on appelle « le front ».

Les hommes sont « minuscules », la terre est « immense ». Dire que la guerre mondiale est un phénomène d’une exceptionnelle portée est tout simplement ridicule : il suffit d’un petit lambeau de terre, d’une lisière de forêt ; d’une clairière pour y coucher des centaines de cadavres d’hommes et de chevaux. Et Dieu sait si l’on peut en mettre dans une petite fosse que bientôt l’herbe ou la neige recouvriront !

C’est l’une des raisons tangibles qui nous montre à quel point ce qu’on appelle « la grande guerre européenne » est une chose misérable.

Il est difficile de dire ce qui est le plus écœurant : du carnage ou de l’inaction, de l’ennui, de la vulgarité qui ont pour nom « grande guerre », « guerre patriotique », « guerre pour la libé­ration des peuples opprimés », que sais-je encore ? On ne libérera jamais personne au nom de pareilles bêtises.

Livrés à la boue et à l’infamie de l’abandon, accablés par le poids d’un ennui mortel et d’une inaction stupide, les hommes se dispersèrent, silencieux et repliés sur eux-mêmes, comme s’ils s’étaient placés sous des cloches progressivement vidées de l’air qu’elles contenaient. L’humanité, et plus particulièrement les patriotes russes, en arrivèrent ainsi au stade de la plus parfaite goujaterie.

Le flot de pressentiments qui avait envahi certains d’entre nous entre les deux révolutions perdit lui aussi de sa force, tarit et disparut quelque part sous terre. Je ne suis pas le seul, je crois, a avoir éprouvé entre 1909 et 1916 ce sentiment de malaise et d’angoisse. Aujourd’hui, alors que la révolution russe, qui débuta par « l’innocente idylle » des journées de février, et se fit bien vite de plus en plus menaçante, a changé l’air de l’Europe, on dirait que ces années passées, si anciennes et si lointaines, n’ont jamais existé ; pourtant ce flot enfoui qui coulait silencieusement dans les profondeurs et dans les ténèbres de la terre, le voici qui se fait entendre à nouveau, et dans le bruit qu’il fait résonne une musique nouvelle.

Nous avons aimé ces dissonances, ces hurlements, ces tinte­ments, ces transitions inattendues... dans l’orchestre. Et si nous les avons réellement aimés, et non pas seulement goûtés parce qu’ils chatouillaient nos nerfs dans une salle de spectacle à la mode, après un bon repas, nous devons les écouter et les aimer aujourd’hui encore, alors qu’ils s’échappent de l’orchestre du monde ; et en les écoutant nous devons comprendre qu’ils évoquent toujours, toujours la même chose.

La musique n’est pas un jouet ; que la bête qui pensait qu’elle en était un se conduise en bête : qu’elle tremble, qu’elle rampe, qu’elle veille sur son bien !

Nous autres Russes, nous vivons une époque qui par sa grandeur n’a que bien peu d’égales dans l’histoire. Qu’on se souvienne des vers de Tiouttchev :

Heureux celui qui vit le jour

Aux fatals instants de l’histoire,

La fortune l’a fait témoin

Au banquet dont il est convive

De la grandeur et de la gloire...

L’artiste n’a pas pour mission de surveiller la façon dont sont exécutés les desseins de l’histoire ; il n’a pas davantage à s’inquiéter de leur réalisation. Tout ce qui est quotidien, éphémère et passager doit s’être consumé dans la vie pour enfin trouver expression dans son œuvre. Ceux parmi nous qui demeureront, et que « dans son élan le bruyant tourbillon n’aura pas écrasé », deviendront les maîtres d’innombrables trésors spirituels. Seul un génie nouveau, tel l’Arion de Pouchkine, pourra vraisemblablement en prendre possession ; « rejeté par l’onde sur le rivage », il chantera « les hymnes de jadis » et séchera « sa tunique humide » « au soleil, au pied d’un rocher »

L’artiste a pour mission, pour obligation, de voir quels sont ces desseins, d’écouter la musique que provoque « l’air déchiré par le vent ».

Ces desseins, quels sont-ils donc ?

Tout refaire. Agir en sorte que tout devienne neuf, que notre vie de mensonges, de saletés, d’ennui et de laideur devienne juste, pure, joyeuse et belle.

Lorsque de tels desseins, depuis toujours cachés au plus profond de l’âme humaine, de l’âme populaire, font éclater les liens qui les retenaient prisonniers et se déversent en un flot tumultueux qui rompt les digues et recouvre les parties superflues du rivage, cela s’appelle la révolution. Ce qui est plus petit, plus modéré, plus bas s’appelle révolte, émeute ou coup d’Etat. Mais cela s’appelle révolution.
Révolution et nature ne font qu’un. Malheur à ceux qui pensent trouver dans la révolution l’accomplissement de leurs seuls rêves, fussent-ils grands et nobles. Comme une trombe les jours d’orage, comme une tempête de neige, la révolution apporte toujours quel­que chose de nouveau et d’inattendu ; elle trompe cruellement bien des hommes, frappant les plus dignes entraînés dans son tour­billon, épargnant les plus indignes rejetés sur le rivage ; mais ce ne sont là que des cas particuliers qui ne modifient en rien la direc­tion générale du courant, ni le grondement sourd et menaçant de ses eaux déchaînées. Ce grondement est toujours le messager de la grandeur.

Dans son élan, la révolution russe est prête à envahir le monde entier (une vraie révolution ne saurait se contenter de désirs moins ambitieux, quelle que soit l’éventualité de leur réalisation), elle caresse l’espoir de provoquer partout un cyclone qui balaiera d’un vent chaud les pays enneigés leur apportant la tendre senteur de l’oranger, et rafraîchira d’une pluie septentrionale les steppes des­séchées du sud.
« Paix et fraternité des peuples » — tel est le signe sous lequel se déroule la révolution russe. Telles sont les paroles que pronon­cent ses flots rugissants. Telle est la musique que doit entendre celui qui a des oreilles.

Pleins de « pressentiments et de prémonitions » les artistes russes n’en attendaient pas moins de la Russie. Es n’ont jamais douté qu’elle était un grand navire destiné à accomplir une grande tra­versée. Semblables en cela à l’âme du peuple qui les a nourris, ils ne se sont jamais distingués par la prudence, la modération et le soin : « Tout ce qui est menace de catastrophe » a toujours caché pour eux « d’ineffables délices » (Pouchkine). Le sentiment d’insécurité, l’ignorance du lendemain ne les a jamais quittés. Pour eux comme pour le peuple dans ses rêves les plus profonds, ce fut toujours tout ou rien. Ils savaient que seul ce qui est beau doit retenir nos pensées, même si, comme l’enseigne Platon, « le beau est difficile ».

Les grands artistes russes, Pouchkine, Gogol, Dostoïevski et Tolstoï ont pénétré dans les ténèbres ; ils ont eu la force d’y demeurer et de s’y cacher, car ils croyaient dans la lumière. Ils connaissaient la lumière. Chacun d’eux grinçait des dents dans les ténèbres, dans le désespoir, dans la haine même, comme le peuple qui les avait portés en lui. Mais ils savaient que tôt ou tard tout changerait, parce que la vie est belle.

La vie est belle. A quoi bon vivre lorsqu’on est secrètement désabusé, lorsqu’on ne croit plus à la vie et qu’on ne subsiste plus que grâce à ses « aumônes » et à ses « faveurs » ?

Lorsqu’on pense que vivre « n’a rien de particulièrement mauvais, ni rien de très bon » puisque « tout suit son bonhomme de chemin », autrement dit que tout évolue ; les hommes sont généralement si mauvais et si imparfaits qu’ils se contentent de vivoter tant bien que mal en se faisant une petite place dans la société et dans l’Etat, et en se préservant du voisin derrière un mur de droits et d’obligations, de lois et de rapports conventionnels...

Penser ainsi n’en vaut pas la peine ; sinon, à quoi bon vivre ? Mourir ne coûte rien : on peut mourir sans douleur ; aujourd’hui en Russie, comme jamais ; on peut même mourir sans prêtre ; ainsi on n’a pas besoin de lui verser de pots de vin pour l’enterrement... La vie n’a de valeur que dans la mesure où l’on exige infiniment d’elle : tout ou rien ; attendre l’inattendu ; croire non pas « en ce qui n’existe pas sur terre », mais en ce qui doit exister sur terre, même si cela n’existe pas encore et n’existera pas pendant longtemps. La vie nous rendra tout cela car elle est belle.

La fatigue mortelle fait place à la vigueur animale.

Après le som­meil pesant viennent les pensées neuves et clarifiées par le som­meil ; elles sembleront peut-être stupides en plein jour. C’est le plein jour qui ment.

Il faut flairer l’endroit d’où viennent ces pensées. Il est temps de comprendre que le peuple russe est comme Jeannot-le-simplet : dès qu’il entreprend quelque chose, ses idées, qu’elles soient dangereuses pour les autres ou tout simplement stupides, cachent toujours une grande force créatrice.

Pourquoi la « constituante » ? (Le mot n’a absolument rien de déplaisant. Les paysans ont bien leur « coopérative ».) Parce que nous jouons le jeu des « campagnes électorales », parce que nous jugeons des fonctionnaires pour « fraude » lors de ces mêmes campagnes ; parce que les pays les plus civilisés (l’Amérique, la France) sombrent eux-mêmes aujourd’hui dans le brigandage électoral et dans la concussion.

Parce que j’ai moi-même (bêtement) envie de « contrôler », parce que je veux tout obtenir, et que je ne tiens nullement à ce qu’on me « représente » (il y a certainement là une grande force vitale : celle de Thomas l’Incrédule) ; parce qu’un jour viendra où l’on entendra dans une quelconque salle des colonnes la voix trompétante d’un haut fonctionnaire proclamer : « Le projet de loi X a été repoussé à la trente-neuvième lecture » ; et que l’on sentira tellement dans cette voix toutes les illusions stupides et incorrigibles du rêve, tout l’ennui de la « société organisée », toute l’innommable horreur d’un système, qu’une fois encore les plus sensibles et les plus musicaux d’entre nous (qu’ils soient russes, français ou allemands, peu importe) se réfugieront dans « l’indi­vidualisme », dans la solitude nocturne, loin de la société et de ses problèmes. Et parce qu’enfin Dieu seul sait comment jusqu’à présent la Russie illettrée d’aujourd’hui votait, pour qui elle votait, et à quels postes étaient placés ceux qu’elle avait choisis ; cette même Russie à laquelle il n’y a pas moyen de faire comprendre que l’Assemblée Constituante n’a rien à voir avec le tsar.

Pourquoi « à bas les tribunaux » ? Parce qu’il y a des pages et des pages de « lois » et autant d’ « interprétations » possibles, parce que le juge et l’avocat sont les maîtres, parce qu’ils se consul-lent à propos de ce qu’il appellent « le délit », et qu’il y a « examen d débat », tout cela par-dessus la tête du malheureux coupable. Un coupable est toujours un coupable ; puisqu’il a péché, il a perdu son âme ; il n’a le choix qu’entre la colère et les larmes de remords : lu fuite ou le bagne ; tout pourvu qu’il vide le plancher. A quoi bon vouloir encore se moquer d’un malheureux ?

Dostoïevski a parfaitement décrit le type de l’avocat libéral ; ce même Dostoïevski qu’on persécuta durant sa vie et qu’après sa mort on surnomma « le chantre des humiliés et des offensés ». Tolstoï a également décrit ce dont je parle ; qui a clôturé la tombe de cet original ? Qui maintenant élève la voix pour demander qu’elle ne soit pas « profanée » ? Léon Nicolaiévitch aurait peut-être été content que l’on crache sur sa tombe et qu’on y jette des mégots ? Les crachats, c’est le Bon Dieu qui les a faits, tandis que les mégots-Pourquoi détruit-on les vieilles églises ? Parce que des popes repus et hoquetant y ont, des années durant, reçu des pots de vin et fait leur petit commerce de vodka.

Pourquoi saccage-t-on les propriétés seigneuriales si chères à nos cœurs ? Parce que de jeunes paysannes y furent battues et violées : sinon chez tel propriétaire, du moins chez tel autre.

Pourquoi abat-on les parcs centenaires ? Parce que, des années durant, à l’ombre de leurs tilleuls et de leurs érables, les maîtres y ont montré leur pouvoir en faisant étalage de leurs richesses devant les pauvres et de leur culture devant les imbéciles.

Et ainsi de suite.

Je sais ce que je dis. Tout cela est inévitable. Il n’est pas pos­sible de taire tant de choses, et c’est pourtant ce que tout le monde fait.
Je ne mets ni la noblesse, ni l’affliction de quiconque en doute ; mais n’avons-nous pas à répondre du passé ? Nous sommes les maillons d’une même chaîne. Ne sommes-nous pas responsables des fautes de nos pères ? Si nous ne sentons pas tout ceci, qu’au moins les « meilleurs » d’entre nous le sentent.

« Ne vous inquiétez pas. » Croyez-vous réellement que la plus petite parcelle de ce qui est véritablement précieux puisse être perdue ? Nous avons peu aimé si nous craignons pour ce que nous aimons. « Le parfait amour bannit la crainte. ». Ne craignez donc pas la destruction des kremlins, des palais, des tableaux et des livres. Il faut les préserver pour le peuple ; mais le peuple en les perdant ne perd pas tout. Le palais qu’on détruit n’est pas un palais. Le kremlin qu’on fait disparaître de la surface de la terre n’est pas un kremlin. Le tsar qui est lui-même tombé de son trône n’est pas un tsar. Nos kremlins sont dans nos cœurs et nos tsars dans nos têtes. Les formes éternelles que nous avons découvertes ne peuvent disparaître qu’avec le cœur et la tête.

Qu’imaginiez-vous donc ? Que la révolution était une idylle ? Que l’acte créateur ne détruisait rien en chemin ? Que le peuple était sage comme une image ? Que les centaines de filous, provo­cateurs, cent-noirs et autres profiteurs allaient rester là les bras croisés, sans chercher à s’emparer de tout à la moindre occasion ? Et enfin que la haine séculaire opposant les « noirs » aux « blancs », les « gens instruits » aux « gens ignorants », l’intelligentsia au peuple allait se résoudre « sans effusion de sang » et « sans douleur » ?

N’est-ce pas vous qu’il faut maintenant réveiller d’un songe sécu­laire ? N’est-ce pas à vous qu’il faut crier : « Noli tangcre circules meos » ? * Car vous avez peu aimé et l’on vous demande beau­coup, plus qu’à quiconque. Vous n’avez pas eu cette sonorité de cristal, vous n’avez pas entendu la musique de l’amour, vous avez offensé l’artiste ; passe pour l’artiste ; mais à travers lui c’est l’âme du peuple que vous avez offensée. L’amour fait des miracles, la musique charme les animaux sauvages. Mais vous avez (nous avons tous) vécu sans musique et sans amour. Mieux vaut main­tenant nous taire s’il n’y a pas de musique, si l’on ne peut pas entendre de musique. Car mis à part la musique, tout ce qui est privé de musique, tout ce qui est « matière sèche » ne peut actuelle­ment que réveiller en nous l’animal et le rendre furieux. Il est actuellement impossible de parvenir à l’homme sans la musique.

Les meilleurs disent : « Notre peuple nous a déçus » ; ils se font mordants, arrogants et rageurs, ils ne voient autour d’eux que goujaterie et bestialité (alors que l’homme est là, tout près), et vont jusqu’à dire : « II n’y a jamais eu de révolution » ; ceux qui n’en finissaient pas de haïr le tsarisme sont prêts à se jeter dans ses bras, pourvu qu’ils oublient ce qui se passe ; les « défaitistes > d’hier vitupèrent « l’emprise allemande », ceux qui se disaient : « internationalistes » pleurent maintenant la « Sainte Russie » ; les athées font brûler des cierges et prient pour la défaite de l’ennemi intérieur et extérieur.

Je ne sais pas ce qui est le plus terrible : du coq rouge et des tribunaux populaires, ou de cette atmosphère oppressante et sans musique.
Je m’adresse à « l’intelligentsia », non à la « bourgeoisie >. Cette dernière en fait de musique ne connaît que le piano. Pour elle tout est simple : « Très bientôt les nôtres reprendront le dessus », ce sera « l’ordre », et tout redeviendra comme avant ; le devoir de tout citoyen consiste à préserver son bien et sa peau ; les prolétaires sont des « salauds » ; le mot « camarade » est injurieux ; moi d’abord, les autres ensuite ; les idiots qui s’ima­ginaient qu’ils allaient mettre l’Europe sens dessus dessous me font bien rire, je vais me faire ma petite place, et je m’en tirerais toujours.

Inutile de discuter avec ces gens-là, car pour eux tout est sans problème ; une seule chose les intéresse : leurs petites affaires. Et puis ils ne sont qu’à demi instruits, ou pas du tout ; ils ne savent
que ce qu’on leur a ânonné en famille ou à l’école, et on ne leur demande que cela :

En famille : « Obéis à papa et à maman. » « Mets de l’argent de côté pour tes vieux jours. » « Apprends le piano, ma fille, tu te marieras bientôt. » « Fiston, ne joue pas avec les gamins de la rue pour ne pas salir la réputation de tes parents et ne pas déchirer ton manteau. »

A l’école primaire : « Obéis à tes maîtres et respecte ton directeur. » « Rapporte ce que font les mauvais garnements. » « Aie toujours les meilleures notes. » « Sois le premier. » « Sois serviable et empressé.. » « Le catéchisme est la chose la plus importante. »

Au lycée : « Pouchkine est notre gloire nationale. » « Pouch­kine adorait le tsar. » « Aime le tsar et la patrie. » « Si vous ne vous confessez pas et si vous ne communiez pas, nous ferons venir vos parents et nous baisserons votre note en conduite. » « Tâche de voir si parmi tes camarades, quelqu’un lit des livres défendus. » « Une jolie femme de chambre est toujours bonne à prendre. »

En faculté : « Vous êtes le sel de la terre. » « On ne peut pas démontrer l’existence de Dieu. » « L’humanité avance sur la voie du progrès, et Pouchkine a chanté les petits pieds des femmes. » « Vous êtes encore trop jeune pour participer à la vie politique. » « Essayez donc de vous moquer du tsar. » « Notez ceux qui ont pris la parole au rassemblement. »

Au bureau : « L’étudiant est l’ennemi intérieur. » « Cette petite n’est pas mal. » « Je vais vous apprendre à raisonner. » « Aujour­d’hui Son Excellence nous rend visite, chacun doit être à son poste. » « Surveillez les Ivanov et faites-moi un rapport. »

Que peut-on exiger de quelqu’un qui a écouté consciencieuse­ment toutes ces histoires et qui y a cru ? Mais les intellectuels eux ont « dépassé » tout cela ? Ils ont eu l’occasion d’entendre d’autres paroles ? Ils connaissent la science, l’art et la littérature ? Ils ont bu à des sources qui n’étaient pas toutes contaminées, et dont certaines étaient même pures et vertigineusement profondes, rem­plies d’une eau où chantaient des mélodies inconnues des pro­fanes ?

Le bourgeois a les deux pieds sur terre ; il est comme le porc sur son fumier : il a sa famille, son capital, sa situation, sa déco­ration, son rang, Dieu sur une icône, le tsar sur le trône. Mais qu’on remue un peu tout cela et, patatras.

L’intellectuel, lui, et il s’en est toujours vanté, n’a jamais eu les deux pieds solidement établis sur terre. Les valeurs auxquelles il
lient ne sont pas matérielles. On ne peut lui enlever son tsar qu’avec sa tête. L’ingéniosité, les connaissances, les méthodes, les habitudes et le talent sont des richesses fugitives et instables. Nous sommes sans maison, sans famille, sans profession, misérables : qu’avons-nous alors à perdre ?

Faire aujourd’hui étalage d’arrogance et de suffisance, pleurer, se tordre les bras, se lamenter sur le sort de la Russie balayée par le cyclone de la révolution sont autant d’attitudes honteuses.

Nous avons coupé la branche sur laquelle nous étions assis ? Quelle pitoyable situation : nous avons avec une volupté toute perfide glissé quelques copeaux secs, quelques bûchettes dans le tas de souches humides et gonflées par la neige et la pluie ; et lorsque soudainement la flamme a jailli, se déployant jusqu’au ciel comme un drapeau, tout le monde s’est mis à courir et à crier : « Au feu ! Au feu ! »

Je ne parle pas des hommes politiques auxquels la « tactique », le « moment » interdisent de montrer leur âme. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui en Russie se réjouissent intérieurement, et fei­gnent par obligation d’être préoccupés.

Je parle de ceux qui ne font pas de politique ; des écrivains par exemple (s’ils font de la politique, ils pèchent contre eux-mêmes ; « on ne court pas deux lièvres à la fois » ; en prétendant faire de la politique, ils n’en font point et perdent leur audience). Leur devoir, et non seulement leur droit est de n’avoir aucune tactique, d’être « sans tact », mais d’écouter par contre cette grande musique du futur qui emplit l’air de ses sons, sans cher­cher à déceler ici ou là dans les majestueuses et puissantes réso­nances de l’orchestre du monde les quelques notes stridentes et fausses qui peuvent s’y glisser.

L’intelligentsia russe me fait penser à cet homme sur lequel un ours aurait posé sa patte : elle n’a que des réactions mesquines. N’est-il pas honteux de se moquer des fautes qu’on peut lire dans certaines déclarations ou dans certaines lettres écrites d’une main maladroite ? N’est-il pas honteux de répondre par un silence orgueilleux à des questions qu’on juge « idiotes » ? N’est-il pas honteux de prononcer le mot si beau de « camarade » entre guillemets ?
N’importe quel boutiquier en est capable. Cette attitude ne peut que provoquer la fureur de l’homme et réveiller en lui la bête.
Nous récolterons ce que nous aurons semé. Si vous prenez tous les hommes pour des filous, seuls les filous viendront à vous. Vous avez sous les yeux des centaines de filous, mais derrière vous des millions d’hommes encore « incultes » et « illettrés ». Et ce n’est certainement pas vous qui les instruirez.

Parmi eux certains deviennent fous à cause des tribunaux popu­laires ; ils ne peuvent supporter la vue du sang qu’ils ont versé dans les ténèbres de leur ignorance ; d’autres se frappent la tête du poing en disant : nous sommes des idiots, nous ne pouvons pas comprendre ; chez beaucoup d’entre eux les forces créatrices ne se sont pas encore manifestées ; ceux-là pourront dire plus tard ce que notre littérature fatiguée, rassie et livresque ne dit déjà plus depuis longtemps.
L’arrogance en politique est une grave erreur. Plus l’intelligentsia se rengorgera et ironisera, plus la situation risquera de devenir terrible et sanglante. Rien n’est aussi dangereux ni aussi terrible que cet « adogmatisme dogmatique » sec, insipide, qui s’adapte à toutes les circonstances et masque son goût du sang sous les dehors d’une sentimentalité indulgente. Le cœur attire le sang. Seul l’esprit peut lutter avec l’horreur.

Pourquoi barrer par la sentimentalité la voie qui mène à la spiritualité ? Le Beau est déjà bien assez difficile sans cela.

L’esprit est musique. Jadis le démon ordonna à Socrate d’obéir à l’esprit de musique.

Avec tout votre corps, avec tout votre cœur, avec toute votre conscience écoutez la Révolution.

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