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Tolstoï, commenté par Trotsky

dimanche 25 décembre 2022, par Robert Paris

Tolstoï, d’après Trotsky

Léon Trotsky

Leon Tolstoï

15 septembre 1908

TOLSTOÏ fête son 80ème anniversaire, et il nous apparaît aujourd’hui tel un vieux rocher couvert de mousse, homme d’une époque périmée.

Chose étrange ! Non seulement Karl Marx, mais même – pour prendre un exemple tiré d’un domaine familier à Tolstoï – Henri Heine semblent vivre encore aujourd’hui parmi nous. Déjà, le torrent infranchissable du temps nous sépare actuellement de notre grand contemporain d’Iasnaïa Poliana. Tolstoï était âgé de 33 ans lorsque le servage fut supprimé en Russie. Il avait grandi et s’était développé comme le descendant de "dix générations que le travail n’a pas matées ", dans l’atmosphère de la vieille noblesse rurale russe, avec son cachet grand-seigneurial, au milieu des champs hérités de père en fils, dans la vaste maison féodale, à l’ombre paisible des belles allées de tilleuls. Les traditions de la noblesse rurale, son caractère romantique, sa poésie, tout le style de sa vie enfin, Tolstoï se l’était assimilé à tel point qu’il devint partie intégrante, organique, de sa personnalité. Aristocrate il était au moment de l’éveil de sa conscience, aristocrate jusqu’au bout des ongles il est resté aujourd’hui, aux sources les plus profondes de son travail créateur, malgré toute l’évolution ultérieure de son esprit.

TOLSTOÏ ARISTOCRATE

Dans le château seigneurial des princes Volkonsky, qui passa ensuite à la famille des Tolstoï, le poète de La Guerre et la Paix habite une chambre très simplement meublée. Au mur est suspendue une scie et, dans le coin, posées contre le mur, il y a une faux et une hache de charpentier. A l’étage supérieur, tels des gardiens figés des vieilles traditions, sont suspendus les portraits de toute une série de générations d’ancêtres. Quel symbole ! Dans l’âme du maître de la maison, nous trouvons également ces deux étages superposés, dans l’ordre inverse. Tandis que, dans les régions supérieures de la conscience, la philosophie de la simplicité et de la fusion avec le peuple a bâti son nid, d’en bas, là où plongent les racines des sentiments, des passions et de la volonté, nous saluent toute une longue galerie d’ancêtres féodaux.

Dans la colère du repentir, Tolstoï s’est détourné de l’art menteur et vain, qui pratique un culte idolâtre avec les sympathies artificiellement développées des classes dominantes et cultive leurs préjugés de caste à l’aide du mensonge de la fausse bonté. Que voyons-nous ensuite ? Dans son dernier grand ouvrage, Résurrection, c’est précisément le propriétaire foncier russe, riche d’argent et d’ancêtres, qu’il place au centre de son attention artistique, l’entourant soigneusement du tissu doré des relations, habitudes et souvenirs aristocratiques, comme s’il n’existait rien de beau et d’important sur la terre en dehors de ce monde " vain " et " menteur ".

Du domaine seigneurial, un chemin droit et court conduit à la maison du paysan. Ce chemin, Tolstoï, le poète, l’a souvent parcouru avec amour, avant que Tolstoï, le moraliste, en ait fait le chemin du salut. Même après la suppression du servage, il considère le paysan comme lui appartenant, comme une partie intégrante de son entourage extérieur et de son être intime. Derrière son " amour incontestable pour le véritable peuple travailleur ", on voit apparaître tout aussi incontestablement son ancêtre féodal collectif, mais transfiguré par son génie artistique.

Le propriétaire foncier et le paysan, tels sont, en fin de compte, les seuls types que Tolstoï a accueillis dans le sanctuaire de son travail créateur. Jamais, ni avant ni après sa crise, il ne s’est libéré ni n’a essayé de se libérer du mépris vraiment féodal pour tous les personnages qui s’interposent entre le propriétaire foncier et le paysan ou occupent une place quelconque en dehors de ces deux pôles sacrés du vieil ordre de choses : l’intendant allemand, le marchand, le précepteur français, le médecin, l’" intellectuel ", et enfin l’ouvrier d’usine, avec sa montre et sa chaîne. Il n’éprouve jamais le besoin d’étudier ces types, de regarder dans le fond de leur âme, de les interroger sur leurs croyances, et ils passent devant ses yeux d’artiste comme des personnages sans aucune importance et la plupart du temps comiques. Quand il lui arrive de représenter des révolutionnaires des années 70 ou 80, comme dans Résurrection, il se contente de varier dans le nouveau milieu ses vieux types de nobles et de paysans, ou nous donne des esquisses superficielles et comiques. Son Novodvorof peut tout autant prétendre représenter le type du révolutionnaire russe que le Riccaut de la Marlinière, de Lessing, celui de l’officier français

L’HOSTILITÉ DE TOLSTOÏ A LA VIE NOUVELLE

Au début des années 60, lorsque la Russie fut submergée sous le flot des nouvelles idées et, ce qui est encore plus important, des nouvelles conditions sociales, Tolstoï avait déjà, nous l’avons vu, un tiers de siècle derrière lui. Au point de vue psychologique et moral, il était donc complètement formé. Il n’est pas nécessaire de dire ici que Tolstoï n’a jamais été un défenseur du servage comme l’était son ami intime, Fet (Chenchine) l’aristocrate et le fin lyrique dans l’âme duquel l’amour de la nature savait voisiner avec l’adoration du fouet. Ce qui est sûr, c’est que Tolstoï éprouvait une haine profonde pour les conditions nouvelles qui étaient sur le point de se substituer aux anciennes. " Personnellement, écrivait-il en 1861, je ne constate autour de moi aucun adoucissement des mœurs et je n’estime pas nécessaire de croire sur parole ceux qui disent le contraire. Il ne m’apparaît pas, par exemple, que les rapports entre les fabricants et les ouvriers soient plus humains que les rapports entre les nobles et les serfs. "

Le trouble et le chaos partout et dans tout, la décadence de la vieille noblesse, celle de la paysannerie, la confusion générale, les cendres et la poussière de la destruction, la confusion et le vacarme de la vie citadine, le cabaret et la cigarette au village, la chanson triviale de l’ouvrier de fabrique à la place du noble chant populaire, tout cela l’écœurait à la fois en tant qu’aristocrate et en tant qu’artiste. C’est pourquoi il se détourna moralement de ce processus formidable et lui refusa une fois pour toutes son approbation d’artiste. Il n’avait pas besoin de se poser en défenseur du servage, pour être de toute son âme partisan du retour à ces conditions sociales dans lesquelles il voyait la sage simplicité et trouvait la perfection artistique. Là, la vie se reproduit de génération en génération, de siècle en siècle, dans une constante immuabilité et règne toute-puissante la sainte nécessité. Tous les actes de la vie y sont déterminés par le soleil, la pluie, le vent, la croissance de l’herbe. Dans cet ordre de choses, il n’y a pas place pour la raison ou la volonté personnelle et par conséquent non plus pour la responsabilité personnelle. Tout y est réglé, justifié, sanctifié d’avance. Sans aucune responsabilité ni volonté propres, l’homme y vit simplement dans l’obéissance, dit le poète remarquable de La Puissance de la Terre, Glieb Ouspenski, et c’est précisément cette obéissance constante, transformée en efforts constants, qui constitue toute la vie, laquelle ne mène, en apparence, à aucun résultat, mais qui contient cependant en elle-même son résultat... Et – ô miracle ! – cette dépendance servile, sans réflexions et sans choix, sans erreurs et, par conséquent sans remords, c’est précisément ce qui crée la " facilité " morale de l’existence sous la dure tutelle de l’" épi de seigle ". Micoula Sélianinovitch, le héros paysan de la vieille légende populaire, dit de lui-même : " La mère Terre m’aime. ".

C’est là le mythe religieux du " narodnitchestvo " russe, du " populiste ", qui domina pendant de longues décennies l’âme de 1’ " intelligentsia " russe. Tout à fait adversaire de ces tendances radicales, Tolstoï resta toujours fidèle à lui-même, et au sein de la " narodnitchestvo ", il représenta l’aile aristocratique, conservatrice. Pour pouvoir peindre en artiste la vie russe, telle qu’il la connaissait, la comprenait et l’aimait, Tolstoï devait donc se réfugier dans le passé, tout au début du XIXème siècle. La Guerre et la Paix (1867-1869) est en ce sens son meilleur ouvrage, resté inégalé.

Ce caractère de masse, impersonnel, de la vie et sa sainte irresponsabilité, Tolstoï les incarna dans la personne de Karataïev, le type le moins compréhensible pour le lecteur européen et, en tout cas, celui qui lui paraît le plus étranger. La vie de Karataïev, ainsi qu’il s’en rendait compte lui-même, n’avait aucun sens en tant que vie individuelle. Elle n’en avait qu’en tant que partie d’un tout, qu’il ressentait toujours comme tel. Les inclinations, les amitiés, l’amour, tels que Pierre les comprenait, Karataïev les ignorait totalement, mais il aimait et vivait dans l’amour de tout ce qu’il rencontrait dans la vie et en particulier des hommes... Pierre (le comte Bezoukhoï) sentait que Karataïev, malgré toute sa tendresse amicale pour lui, n’aurait pas été affligé une seule minute s’il avait dû se séparer de lui. C’est le stade où l’esprit, pour employer le langage de Hegel, n’a pas encore acquis la nature intime et où il apparaît par conséquent uniquement comme spiritualité naturelle. Malgré le caractère épisodique de ses apparitions, Karataïev constitue le pivot philosophique, sinon artistique, de tout le livre. Koutouzof, dont Tolstoï fait un héros national, c’est Karataïev, dans le rôle d’un général en chef. Contrairement à Napoléon, il n’a ni plans, ni ambition propres. Dans sa tactique semi-consciente, et par conséquent salvatrice, il ne se laisse pas diriger par la raison, mais par quelque chose qui est au-dessus de la raison, le sourd instinct des conditions physiques et des inspirations de l’esprit populaire. Le tsar Alexandre dans ses meilleurs moments, de même que le dernier de ses soldats, obéissent indistinctement et de la même façon à l’influence profonde de la terre. C’est dans cette unité morale que réside précisément tout le pathétique de l’ouvrage.

TOLSTOÏ, PEINTRE DE LA VIEILLE RUSSIE

Comme cette vieille Russie est misérable au fond, avec sa noblesse si rudement traitée par l’histoire, sans fier passé de caste, sans croisades, sans amour chevaleresque et sans tournois et même sans expéditions de brigandage romantiques sur les grands chemins ! Connue elle est pauvre en beauté intérieure, comme est profondément dégradée l’existence moutonnière et semi-animale de ses masses paysannes !

Mais quels miracles de transformation ne crée pas le génie ! De la matière brute de cette vie grise sans couleur, il tire à la lumière du jour toute sa beauté cachée. Avec un calme olympien, un véritable amour homérique pour les enfants de son esprit, il consacre à tous et à toute son attention : le général en chef, les serviteurs du domaine seigneurial, le cheval du simple soldat, la petite fille du comte, le moujik, le tsar, le pou dans la chemise du soldat, le vieux franc-maçon, aucun d’eux n’a de privilège devant lui et chacun reçoit sa part. Pas à pas, trait par trait, il brosse un immense tableau, dont toutes les parties sont liées ensemble par un lien intérieur, indissoluble. Tolstoï crée, sans se hâter, comme la vie elle-même qu’il déroule devant nous. Sept fois, il remanie entièrement son livre ! Ce qui étonne le plus dans ce travail de création titanesque, c’est peut-être le fait que l’artiste ne se permet pas à lui-même, et ne permet pas au lecteur, d’accorder sa sympathie à tel ou tel de ses personnages. Jamais, il ne nous montre ses héros, comme le fait Tourguéniev, qu’il n’aime d’ailleurs pas, dans un éclairage de feu de Bengale ou à l’éclair de magnésium, jamais il ne recherche pour eux de pose avantageuse. Il ne cache rien et ne passe rien sous silence. L’inquiet chercheur de vérité, Pierre, il nous le montre à la fin de l’ouvrage sous l’aspect d’un père de famille tranquille et satisfait.

La petite Natacha Rostov, si touchante dans sa délicatesse de cœur presque enfantine, il la transforme, avec une absence de pitié complète, en une petite femme bornée, les mains pleines de langes sales. Mais c’est précisément cette attention passionnée pour toutes les parties isolées qui crée le pathétique puissant de l’ensemble. On peut dire de cet ouvrage qu’il est tout pénétré de panthéisme esthétique, qui ne connaît ni beauté, ni laideur, ni grandeur, ni petitesse, parce que seule, pour lui la vie, en général, est grande et belle, dans l’éternelle succession de ses manifestations diverses. C’est la véritable esthétique rurale, impitoyablement conservatrice, d’après sa nature, et qui rapproche l’œuvre épique de Tolstoï du Pentateuque et de l’Iliade.

Deux tentatives faites ultérieurement par Tolstoï en vu de placer ses types psychologiques préférés dans le cadre du pas et notamment à l’époque de Pierre 1er et à celle des décabristes, échouèrent, par suite de l’hostilité du poète à l’égard des influences étrangères qui donnent à ces deux époques un caractère net. Même là où Tolstoï se rapproche davantage de notre évoque, comme dans Anna Karénine (1873), il reste entièrement étranger au trouble introduit dans la société, et, impitoyablement fidèle à son conservatisme artistique, il restreint l’ampleur de son vol et ne distingue de la masse de la vie russe que les oasis féodales restées intactes, avec leur vieux château seigneurial, les portraits des ancêtres et les belles allées de tilleuls à l’ombre desquels se déroule, de génération en génération, le cycle éternel de la naissance, de la vie et de la mort.

Tolstoï décrit la vie morale de ses héros tout comme leur mode d’existence : tranquillement, sans hâte, sans précipiter le cours intérieur de leurs sentiments, de leurs pensées et de leurs conversations. Il ne se hâte jamais et n’arrive jamais trop tard. Il tient dans ses mains les fils auxquels est attaché le sort d’un grand nombre de personnages, et il n’en perd des yeux aucun. Tel un maître vigilant et infatigable, il tient dans sa tête une comptabilité complète de toutes les parties de ses biens immenses. On dirait qu’il se contente uniquement d’observer et que c’est la nature qui fait tout le travail. Il jette la semence dans le sol, et attend, tel un sage cultivateur, que par un processus naturel, la tige et l’épi aient poussé hors de terre. On pourrait presque dire qu’il est un Karataïev de génie, avec sa résignation muette devant les lois de la nature. Il ne mettra jamais la main sur le bourgeon pour en déployer violemment les feuilles. Il attend jusqu’à ce qu’il les déploie lui-même, sous l’action de la chaleur du soleil. Car il hait profondément l’esthétique des grandes villes, qui, par une convoitise qui se dévore elle-même, violente et martyrise la nature, en ne lui demandant que des extraits et des essences et en cherchant sur la palette, d’un doigt convulsif, des couleurs que ne contient pas le spectre solaire.

La langue de Tolstoï est comme son génie lui-même, calme, posée, concise, quoique sans excès, musculeuse, parfois même lourde et rude, mais toujours simple et d’un effet incomparable. Elle se distingue à la fois du style lyrique, comique, brillant et conscient de sa beauté, de Tourguéniev, comme du style ronflant, précipité et raboteux de Dostoïevsky.

Dans l’un de ses romans, le citadin Dostoïevsky, ce génie au cœur incurablement blessé, le poète voluptueux de la cruauté et de pitié, s’oppose lui-même, de façon très profonde et très frappante, comme l’artiste des " nouvelles familiales russes ", au coin Tolstoï, le poète des réformes périmées d’un passé noble " Si j’étais un romancier russe et que j’eusse du talent, dit-il par la bouche d’un de ses personnages, je choisirais toujours mes héros ans la noblesse russe, car ce n’est que dans ce milieu cultivé e l’on trouve tout au moins l’apparence extérieure d’une belle discipline et de nobles motifs... Je parle tout à fait sérieusement quoique je ne sois pas moi-même un noble, comme vous le savez... Car, croyez-moi, c’est dans ces milieux que l’on rencontre tout ce qui existe chez nous de beauté, tout au moins tout ce qui est, en quelque sorte, beauté achevée, complète. Je ne dis pas cela parce que je suis absolument convaincu de la perfection et de la justification de cette beauté, mais parce qu’elle nous a déjà donné, par exemple, des formes fixes d’honneur et de devoir, que l’on ne trouve nulle part en Russie, en dehors de la noblesse... La voie dans laquelle ce romancier devrait s’engager, poursuit Dostoïevsky, qui pense incontestablement à Tolstoï, tout en ne le nommant pas, serait tout à fait nette ; il ne pourrait choisir que le genre historique, car il n’existe plus à notre époque de belles et nobles silhouettes, et celles qui subsistent encore de nos jours ont, d’après l’opinion actuelle, déjà perdu leur ancienne beauté. "

LA CRISE MORALE DE TOLSTOÏ

En même temps que disparaissaient les " belles silhouettes " du passé, non seulement disparaissait l’objet immédiat de la création artistique, mais les bases mêmes du fatalisme moral de Tolstoï et de son panthéisme esthétique commençaient à osciller le saint " karataïévisme " de l’âme de Tolstoï tombait en ruine. Tout ce qui avait constitué jusqu’alors une partie intégrante d’un tout complet et indissoluble se transforma en un fragment isolé et par conséquent en une question. La raison devint absurdité. Et, comme toujours, juste au moment où la vie perdait son ancien sens, Tolstoï s’interrogea sur le sens de la vie en général. C’est alors (dans la seconde moitié des années 70) que commence la grande crise morale, non pas dans la vie d’un Tolstoï adolescent, mais d’un Tolstoï âgé de cinquante ans ! Il revient à Dieu, accepte l’enseignement du Christ, rejette la division du travail, la civilisation, l’Etat et prône le travail agricole, la simplicité et le principe de la " non-existence du mal "[*].

Plus profonde était la crise intérieure – on sait que, d’après son propre aveu, le poète cinquantenaire porta longtemps en lui l’idée du suicide – et plus il doit sembler étonnant que ToIstoï revint, en fin de compte, à son point de départ. Le travail agricole, n’est-ce pas là la base sur laquelle se déroulé l’épopée de La Guerre et la Paix ? Le retour à la simplicité, au principe de la fusion intime avec l’âme populaire, n’est-ce pas en cela que consiste toute la force de Koutouzov ? Le principe de la non-résistance au mal, n’est-ce pas lui qui est à la base de résignation fataliste de Karataïev ? S’il en est ainsi, en quoi consiste donc la crise de Tolstoï ? En ceci, que ce qui était resté jusque-là secret et caché sous la terre apparaît désormais au grand jour et passe dans lé domaine de la conscience. La spiritualité naturelle ayant disparu avec la " nature ", dans laquelle elle s’était incorporée, l’esprit s’efforce maintenant d’acquérir la nature intime. L’harmonie automatique, contre laquelle s’est révolté l’automatisme de la vie elle-même, il fallait la défendre et la conserver à l’aide de la forcé consciente de l’Idée. Dans sa lutté pour sa propre conservation morale et esthétique, l’artiste appelle à son secours le moraliste.

Lequel de ces deux Tolstoï – le poète ou le moraliste – a acquis la plus grande popularité en Europe ? Cette question n’est pas facile à trancher. Ce qui est incontestable, en tout cas, c’est que le sourire de condescendance bienveillante du public bourgeois sur la sainte simplicité du vieillard de Iasnaïa Poliana cache un sentiment dé satisfaction morale particulière. Voilà un poète célèbre, un millionnaire, l’un des " nôtres ", bien plus, un aristocrate, qui, pour des motifs d’ordre moral, porte une blouse et dés souliers de paille tressée et scie du bois ! On y voit en quelque sorte un acte par lequel le poète prend sur lui les péchés dé toute une classe, de toute une culture. Naturellement, cela n’empêche nullement le philistin dé regarder Tolstoï du haut de sa grandeur et même d’exprimer quelques doutes concernant l’intégrité de ses facultés intellectuelles. C’est ainsi, par exemple, qu’un homme qui n’est pas un inconnu, Max Nordau, un de ces messieurs qui revêtent la philosophie du bon vieux Smile, assaisonnée d’un peu de cynisme, dans l’habit d’arlequin d’un feuilleton du dimanche, a fait, à l’aide de son Lombroso de poché, cette découverte remarquable que Léon Tolstoï porte en lui tous les stigmates de la dégénérescence. Car, pour ces mendiants, la folie commence là où cesse le profit.

LA PHILOSOPHIE SOCIALE DE TOLSTOÏ

Quelle que soit la façon dont ses admirateurs bourgeois le jugent, avec suspicion, avec ironie, ou avec bienveillance, il n’en reste pas moins pour eux une énigme psychologique. Si l’on fait exception du petit nombre de ses disciples – l’un d’eux, Menchikov, joue maintenant le rôle d’un Hammerstein russe ! – il faut constater que Tolstoï le moraliste, au cours des trente dernières années de sa vie, est toujours resté complètement isolé. C’est vraiment la situation tragique d’un prophète qui parle seul dans le désert... Tout à fait sous l’influence de ses sympathies rurales conservatrices, Tolstoï défend infatigablement et victorieusement son monde moral contre les dangers qui le menacent de tous les côtés. Une fois pour toutes, il trace une démarcation profonde entre lui et toutes lés variétés du libéralisme bourgeois, et rejette en premier lieu la croyance, générale à notre époque, dans lé progrès. Certes, s’écrie-t-il, l’éclairage électrique, le téléphone, les expositions, les concerts, les théâtres, les boîtes de cigares et d’allumettes, les bretelles et les moteurs, tout cela est admirable ! Mais qu’ils soient maudits dans toute l’éternité, non seulement eux, mais encore les chemins de fer et les cotonnades, dans le monde entier, s’il est nécessaire, pour leur fabrication, que les quatre-vingt-dix neuf centièmes de l’Humanité vivent dans l’esclavage et meurent par milliers dans les fabriques !

La division du travail nous enrichit et embellit notre vie. Mais elle mutile l’âme vivante de l’homme. A bas la division du travail !

L’Art ! L’art véritable doit grouper tous les hommes dans l’amour de Dieu et non pas les diviser. Votre art n’est destiné, au contraire, qu’à un petit nombre d’initiés. Il divisé les hommes, et c’est pourquoi le mensonge est en lui. Et Tolstoï rejette virilement l’art " menteur " : Shakespeare, Goethe lui-même, Wagner, Boecklin.

Il rejette loin de lui tout souci d’enrichissement et revêt des habits de paysan, ce qui symbolise pour lui son renoncement à la culture. Que se cache-t-il derrière ce symbole ? Qu’oppose-t-il au " mensonge ", c’est-à-dire au processus historique ?
Nous pouvons résumer dans les principales thèses suivantes la philosophie sociale de Tolstoï :

1º Ce ne sont pas dés lois sociologiques d’une nécessité d’airain qui déterminent l’esclavage des hommes, mais les règlements juridiques établis arbitrairement par eux.

2º L’esclavage moderne est la conséquence de trois règlements juridiques, qui concernent la terré, les impôts et la propriété.

3º Non seulement le gouvernement russe, mais tout gouvernement, quel qu’il soit, est une institution ayant pour but de mettre impunément les crimes les plus effroyables, à l’aide du ou
voir d’Etat.

4º La véritable amélioration sociale sera obtenue uniquement par le perfectionnement moral et religieux des individus.

5º Pour se débarrasser des gouvernements, il n’est pas nécessaire de les combattre par des moyens extérieurs, il suffit de ne pas y participer et de ne pas les soutenir. Notamment, il ne faut pas :

a) accepter les obligations d’un soldat, d’un général, d’un ministre, d’un staroste, d’un député ;

b) fournir volontairement au gouvernement des impôts directs ou indirects ;

c) utiliser les institutions gouvernementales ou solliciter une aide financière quelconque du gouvernement ;

d) faire protéger sa propriété privée par une mesure quelconque du pouvoir d’Etat.

Si nous écartons de ce schéma le point concernant la nécessité du perfectionnement moral et religieux des individus, qui, selon toute apparence, occupe une place à part, nous obtenons un programme anarchiste assez complet. En premier lieu, nous avons une conception purement mécanique de la société comme étant le produit d’une mauvaise réglementation juridique. Ensuite, la négation formelle de l’Etat et de la politique, en général, enfin, comme méthode de lutte, la grève générale et le boycottage, la révolte des bras croisés.

Si nous excluons la thèse morale et religieuse, nous excluons en fait le seul nerf qui relie tout cet édifice rationaliste avec son créateur, c’est-à-dire l’âme de Tolstoï. Pour lui, conformément à toutes les conditions de son développement et de sa situation propres, le devoir ne consiste pas à substituer l’anarchie " " communiste " au régime capitaliste, mais à " défendre " le régime de la communauté villageoise contre toute influence " extérieure " perturbatrice. Dans son " narodnitschestvo " comme dans son " anarchisme ", Tolstoï représente le principe rural conservateur. De même que la franc-maçonnerie primitive, qui se proposait de rétablir et de renforcer par des moyens idéologiques la vieille morale corporative de l’aide mutuelle, tombée en ruine sous les coups du développement économique, de même Tolstoï voudrait ressusciter par la force de l’idée morale et religieuse le mode de vie primitif basé sur les conditions de l’économie naturelle. C’est ainsi qu’il devient un anarchiste conservateur, car ce qui lui importe avant tout, c’est que l’Etat ne porte pas atteinte, avec les verges de son militarisme et les scorpions de son fisc, à la communauté salvatrice de Karataïev. La lutte universelle entre les deux mondes antagonistes : le monde bourgeois et le monde socialiste, de l’issue de la celle dépend le sort de l’humanité elle-même, n’existe pas pour Tolstoï. Le socialisme est toujours resté pour lui une simple variété l’intéressant peu, du libéralisme. A ses yeux, Marx et Bastiat sont les représentants d’un seul et même " principe mensonger " : de la culture capitaliste, de l’ouvrier sans terre, de la contrainte de l’Etat. L’humanité, une fois engagée dans une fausse voie, peu importe qu’elle aille plus ou moins loin dans cette voie. Le salut ne peut venir que d’un retour complet en arrière.

Tolstoï ne trouve pas de termes assez méprisants pour flétrir la science, qui déclare que si nous continuons à vivre encore longtemps d’une façon pécheresse, d’après les lois du progrès historique, sociologique et autre, notre vie finira par s’améliorer considérablement.

" Le mal, dit Tolstoï, doit être immédiatement exterminé, et pour cela il suffit de le reconnaître comme mal. " Tous les sentiments moraux, qui lient historiquement les hommes les uns aux autres, ainsi que toutes les fictions religieuses et morales auxquelles ces liaisons ont donné naissance, deviennent, chez Tolstoï, les commandements les plus abstraits de l’amour, de l’extase et de la non-résistance au mal, et comme ces commandements sont dépouillés par lui de tout contenu historique et par conséquent, de tout contenu, quel qu’il soit, ils lui paraissent appropriés à tous les temps et à tous les peuples.

Tolstoï ne reconnaît pas l’histoire. C’est la base de toute sa pensée. C’est là-dessus que repose la liberté métaphysique de sa négation, comme aussi l’inefficacité pratique de son prêche. Le seul genre de vie qu’il accepte, le mode de vie primitif des cosaques cultivateurs des vastes steppes de l’Oural, s’est écoulé précisément en dehors de l’histoire. Il s’est reproduit sans aucune transformation, comme la vie des essaims d’abeilles ou des fourmilières. Ce que les hommes appellent l’histoire lui apparaît comme le produit de la folie, de l’erreur, de la cruauté, qui défigurent l’âme véritable de l’humanité. Avec une logique impitoyable, en même temps qu’il rejette l’histoire, il en rejette également toutes les conséquences. Il hait les journaux comme les documents de l’époque actuelle. Toutes les vagues de l’océan mondial, il pense les arrêter en leur opposant sa vieille poitrine.

Cette incompréhension totale dont fait preuve Tolstoï à l’égard de l’histoire explique son impuissance enfantine dans le domaine des questions sociales. Sa philosophie est une véritable peinture chinoise. Les idées des époques les plus différentes ne sont pas classées par lui selon la perspective historique, mais apparaissent toutes à la même distance du spectateur. Il s’élève contre la guerre à l’aide d’arguments tirés de la logique pure, et pour leur donner plus de force, il cite en même temps Epictète et Molinari, Lao-Tseu et Frédéric II, le prophète Isaïe et le feuilletoniste Hardouin, l’oracle des boutiquiers de Paris. Les écrivains, les philosophes et les prophètes ne représentent pas à ses yeux des époques déterminées, mais les catégories éternelles de la morale. Confucius est placé par lui sur le même rang que Harnack, et Schopenhauer se voit accolé non seulement à Jésus-Christ, mais même à Moïse.

Dans cette lutte isolée et tragique contre la dialectique de l’histoire à laquelle il ne sait opposer que son oui-oui, non-non, Tolstoï tombe à chaque instant dans les contradictions les plus insolubles. Et il en tire cette conclusion, tout à fait digne de son entêtement génial . " La contradiction fondamentale qui existe entre la situation des hommes et leur activité morale est le signe le plus sûr de la vérité. "

LA REVANCHE DE L’HISTOIRE

Mais cet orgueil idéaliste porte en lui-même son châtiment. Il serait, en effet, difficile de nommer un écrivain qui ait été, contre sa volonté, aussi cruellement exploité par l’histoire que Tolstoï.

Lui, le moraliste mystique, l’ennemi de la politique et de la Révolution, il nourrit pendant de longues années la conscience révolutionnaire en sommeil de nombreux groupes du sectarisme populaire. Lui, qui renie toute la culture capitaliste, il rencontre un accueil bienveillant dans la bourgeoisie européenne et américaine, qui trouve dans son prêche à la fois l’expression de son humanitarisme vide et une défense contre la philosophie de la Révolution.

Lui, l’anarchiste conservateur, l’ennemi mortel du libéralisme, se voit transformé, à l’occasion du 80ème anniversaire de sa naissance, en un drapeau et un instrument d’une manifestation politique bruyante et tendancieuse du libéralisme russe.

L’histoire a triomphé de lui, mais elle ne l’a pas brisé. Aujourd’hui encore, arrivé au terme de sa vie, il a conservé, dans toute sa fraîcheur, sa capacité d’indignation morale.

Dans la nuit de la plus misérable et de la plus criminelle réaction, qui se propose d’assombrir pour toujours le soleil de notre pays sous le réseau serré de ses cordes de potence, dans l’atmosphère irrespirable de la lâcheté écœurante de l’opinion publique officielle, ce dernier apôtre de la charité chrétienne, en qui revit le prophète de la colère de l’Ancien Testament, jette son cri obstiné : " Je ne puis pas me taire. " Comme une malédiction au visage de ceux qui pendent comme de ceux qui se taisent devant les pendaisons.

Et, s’il ne sympathise pas avec nos buts révolutionnaires, nous savons que c’est parce que l’histoire lui a refusé toute compréhension de ses voies.
Nous ne le condamnerons pas pour cela. Et nous admirerons toujours en lui non seulement le génie, qui vivra aussi longtemps que l’art lui-même, mais aussi le courage moral indomptable qui ne lui permit pas de rester au sein de son Eglise hypocrite, de sa Société et de son Etat, et qui le condamna à rester isolé parmi ses innombrables admirateurs.
(1908)

Note

[*] Plutôt : " non-résistance au mal ".

Léon Trotsky

Tolstoï

novembre 1910

Depuis plusieurs semaines, dans le monde entier, les sentiments et les pensées de tous les penseurs et amateurs de livres se sont concentrés – d’abord autour du nom et de l’image de Tolstoï – puis autour de ses cendres et de sa tombe. Sa décision - face à la mort imminente - de rompre avec sa famille et avec les conditions dans lesquelles il est né, a grandi et a vieilli ; son évasion de sa vieille maison - pour se fondre dans le peuple, parmi des millions de gens, indifférenciés et sans couleur ; sa mort aux yeux du monde entier - tout cela a non seulement suscité un puissant élan de sympathie, d’amour et de respect pour le grand vieillard, dans tous les cœurs non implacables, mais a également provoqué une certaine alarme dans les esprits blindés de ceux qui sont les maîtres, responsables de l’ordre social actuel. Quelque chose ne va pas dans leur propriété sacrée, dans leur État, dans leur église, dans leur famille, si Tolstoï, à 83 ans n’a pas pu le supporter et est devenu, dans ses derniers jours, fugitif devant toute cette "culture" glorifiée…

Il y a plus de trente ans, alors qu’il était quinquagénaire, Tolstoï, dans l’angoisse de sa conscience, a rompu avec la foi et les traditions de ses pères et a créé sa propre foi, tolstoïenne. Il l’a ensuite prêchée dans des ouvrages moraux et philosophiques, dans son immense correspondance et dans les créations artistiques de sa dernière période (Resurrection).

L’enseignement de Tolstoï n’est pas le nôtre.

Il proclame la non-résistance au mal. Il voit la principale force motrice non pas dans les conditions sociales, mais dans l’âme humaine. Il croit qu’il est possible d’éradiquer la violence par l’exemple moral, désarmer le despotisme par un acte d’amour. Il écrit des lettres d’exhortation à Alexandre III et Nicolas II [1], comme si la racine de violence était dans la conscience du violeur, et non dans les conditions sociales qui font naître la violence et la nourrissent. Le prolétariat ne peut pas organiquement accepter cet doctrine. Car à chaque élan vers l’idéal de la renaissance morale - vers la connaissance, vers la lumière, vers la « résurrection » - l’ouvrier sent à ses mains et à ses pieds les chaînes en fonte de l’esclavage social, qui ne peuvent être enlevées par un effort intérieur - elles doivent être brisées et rejetées. Contrairement à Tolstoï, notre parole et notre enseignement est : la violence organisée de la minorité ne peut être détruite que par un soulèvement organisé de la majorité.

La foi de Tolstoï n’est pas notre foi.

Ayant écarté le côté rituel de l’orthodoxie - bain, huilage, ingestion de pain et de vin, incantations en prières, toute la sorcellerie grossière du culte ecclésiastique - Tolstoï a arrêté le couteau de sa critique devant l’idée de Dieu comme inspirateur de l’amour, comme père des hommes, comme créateur et maître du monde. Nous allons plus loin que Tolstoï. A la base de la vie de l’univers, nous ne connaissons et ne reconnaissons que la matière éternelle, obéissant à ses lois intérieures ; dans la société humaine, comme dans l’âme humaine individuelle, nous ne voyons qu’une parcelle de l’univers soumise aux lois générales. Et de même que nous ne voulons aucun seigneur couronné sur notre corps, de même nous ne reconnaissons aucun maître divin sur notre âme.

Et pourtant - malgré cette profonde différence - il existe une profonde affinité morale entre la foi de Tolstoï et les enseignements du socialisme : dans l’honnêteté et l’intrépidité de leur rejet de l’oppression et de l’esclavage, dans l’irrésistibilité de leur aspiration à la fraternité des peuples.

Tolstoï ne se considérait pas comme un révolutionnaire et n’en était pas un. Mais il cherchait passionnément la vérité, et la trouvant, il n’avait pas peur de la proclamer. La vérité elle-même possède un pouvoir explosif terrifiant : une fois proclamée, elle suscite irrésistiblement dans l’esprit des masses des conclusions révolutionnaires. Tout ce que Tolstoï a publiquement exprimé : l’insignifiance du pouvoir du tsar, la criminalité du service militaire, la malhonnêteté de la propriété foncière, les mensonges de l’église - tout cela s’est infiltré dans l’esprit des masses laborieuses de mille façons, a suscité des millions de membres de sectes - et la parole est devenue acte. N’étant pas révolutionnaire et n’aspirant pas à la révolution, Tolstoï a nourri l’élément révolutionnaire de sa parole brillante, et dans le livre sur la grande tempête de 1905, Tolstoï se verra accorder un chapitre honorable.

Tolstoï ne se considérait pas comme un socialiste - et il ne l’était pas. Mais dans sa recherche de la vérité dans les rapports entre les hommes, il ne s’est pas contenté de rejeter les idoles de l’autocratie et de l’orthodoxie, il est allé plus loin et, à la grande confusion de tous les gouvernants, il a proclamé l’anathème sur ces relations sociales qui condamnent un homme à ramasser le fumier d’un autre homme.

Les possédants, surtout les libéraux, l’entouraient obséquieusement, l’étouffaient dans les vapeurs d’encens, l’ont fait taire quand il était contre eux. Ils s’efforçaient de caresser son âme, de noyer sa pensée dans la gloire. Mais il n’a pas abandonné. Et aussi sincères que soient les larmes que la société libérale verse aujourd’hui sur la tombe de Tolstoï, nous avons le droit indéniable de dire : le libéralisme ne répond pas aux questions de Tolstoï, le libéralisme ne s’accommode pas de Tolstoï, il est impuissant devant Tolstoï. "La culture ?" "Des progrès ?" "L’industrie ?" disait Tolstoï aux libéraux. "Mais que vos progrès et votre industrie se perdent, si mes sœurs doivent vendre leurs corps sur les pavés de vos villes !"

Tolstoï ne connaissait pas et donc n’a pas indiqué la voie à suivre pour sortir de l’enfer de la culture bourgeoise. Mais il a posé avec une force irrésistible une question à laquelle seul le socialisme scientifique peut répondre. Et dans ce sens, nous pouvons dire que tout ce qui, dans la doctrine de Tolstoï, est intemporel, immortel, s’écoule aussi naturellement vers le socialisme que le fleuve vers l’océan.

À Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev, Kharkov, Tomsk, la commémoration de Tolstoï par les étudiants a pris le caractère de rassemblements politiques, et les rassemblements ont débouché dans les rues sur des manifestations violentes, avec les slogans : "À bas la peine de mort !" et "À bas les prêtres !". Et comme au bon vieux temps, devant les étudiants agités, les figures lugubres des députés et des professeurs libéraux sortirent des portails,, agitant craintivement leurs mains vers les étudiants et les exhortant à se "calmer". Et tout comme au bon vieux temps, l’humble libéral a été mis de côté, le nouvel étudiant révolutionnaire est venu troubler la paix du cimetière de Stolypine, les cosaques constitutionnels ont montré leur valeur aux étudiants, et des scènes dans l’esprit de 1901 se sont jouées dans les rues des deux capitales.

Et à l’horizon s’est profilée une autre silhouette, incomparablement plus menaçante. Ces derniers jours, les travailleurs d’un certain nombre d’usines, de fabriques et d’imprimeries de Saint-Pétersbourg, de Moscou et d’autres villes ont envoyé des télégrammes de condoléances, ont jeté les bases d’un fonds "Tolstoï", ont adopté des résolutions, ont fait grève à la mémoire de Tolstoï, ont exigé que la faction sociale-démocrate présente un projet de loi visant à abolir la peine de mort et sont déjà dans les rues avec ce slogan. Les quartiers ouvriers ont l’odeur de l’anxiété, et elle ne se dissipera pas de sitôt.

Telle est la confluence des idées et des événements, que Tolstoï, bien sûr, n’avait pas prévue sur son lit de mort. A peine l’homme qui lança l’inoubliable "Je ne peux me taire" à la face de la contre-révolution triomphante a-t-il fermé les yeux pour toujours, que la démocratie révolutionnaire se réveille de son sommeil, que la cavalerie légère des étudiants reçoit déjà son premier baptême - et que la masse lourde du prolétariat, plus lente à se mettre en mouvement, se prépare à fondre demain sa protestation contre la peine de mort dans les glorieux slogans de la révolution, invincible – comme la vérité.

La "Pravda" Numéro 17, 20 novembre 1910

Notes

[1] Tolstoï et les tsars russes. Lettres à L.N. Tolstoï 1862-1905 Edité par Chertkov. Moscou 1918 Édition des maisons d’édition "Svoboda" et "Unity".

Trotsky

Journal d’exil

9-10-18 mars 1935

9 mars
Le roman d’Alexis Tolstoï Pierre Premier est une oeuvre remarquable – par la sensation directe qu’il donne du passé reculé de la Russie. Ce n’est certes pas de la " littérature prolétarienne ", – A. Tolstoï est tout entier formé par l’ancienne littérature russe, et même mondiale, cela va de soi. Mais il est hors de doute que c’est justement la révolution – selon la loi des contrastes – qui lui a appris (et pas à lui seul) à sentir avec une particulière acuité le vieux passé russe, avec ses moeurs bien à lui, immobile, sauvage, non lavé.
Elle lui a appris quelque chose de plus : trouver, derrière les notions idéologiques, les fantaisies, les superstitions, aussi les simples intérêts vitaux des divers groupes sociaux et de leurs représentants : A. Tolstoï découvre avec une grande perspicacité d’artiste les dessous matériels des conflits d’idées de la Russie de Pierre le Grand. Le réalisme de la psychologie individuelle se hausse de ce fait au niveau du réalisme social. C’est une indubitable conquête de la révolution, comme expérience immédiate, et du marxisme comme doctrine.

Mauriac – un romancier français que je ne connais pas, " membre de l’Académie ", ce qui est une mauvaise recommandation – a écrit ou dit récemment : " Nous reconnaîtrons l’U.R.S.S. quand elle aura créé un nouveau roman qui soit à la hauteur de Tolstoï, de Dostoïevsky. " Mauriac, apparemment, voulait opposer ce critère artistique, idéaliste, au critère marxiste, basé sur les rapports de production, matérialiste. En fait il n’y a pas là de contradiction. Dans la préface de mon livre Littérature et Révolution, j’ai écrit il y a douze ans de cela :

« ...Une heureuse solution des problèmes élémentaires de la nourriture, du vêtement, de l’habitation, voire même de la littérature, ne signifierait nullement la victoire complète du nouveau principe historique, c’est-à-dire du socialisme. Seuls le mouvement en avant de la pensée scientifique et le développement d’un art nouveau marqueraient que la semence de l’histoire n’a pas seulement germé en plante, mais a aussi donné des fleurs. Dans ce sens, le développement de l’art est le plus haut témoignage de la vitalité et de l’importance de chaque époque. »

Le roman d’A. Tolstoï ne peut cependant en aucun cas être présenté comme une " fleur " de la nouvelle époque. J’ai déjà dit pourquoi. Quant aux romans qui sont officiellement attribués à l’" art prolétarien" (en période de complète liquidation des classes !) ils sont encore totalement dépourvus de valeur littéraire. Il n’y a là, à vrai dire, rien d’" alarmant ". Pour que le complet bouleversement des fondements sociaux, des moeurs et des conceptions, aboutisse à une cristallisation artistique sur de nouveaux axes, il faut du temps. Quel temps ? On ne saurait le dire au petit bonheur, mais beaucoup de temps. L’art va toujours dans le convoi d’une nouvelle époque. Et le grand art – le roman – est un bagage particulièrement lourd.

Qu’il n’y ait pas encore de grand art nouveau, c’est un fait parfaitement naturel ; je répète qu’il ne doit ni ne peut alarmer. Mais ce qui peut être effrayant, ce sont les répugnantes contrefaçons d’art nouveau, sur commande de la bureaucratie. Les contradictions, la fausseté et l’ignorance du bonapartisme " soviétique ", lorsqu’il prétend commander souverainement à l’art, excluent la possibilité d’une création artistique quelle qu’elle soit, dont la première condition est la sincérité. Un vieil ingénieur peut encore, de mauvais gré, fabriquer une turbine – elle ne sera pas de première qualité, précisément parce qu’elle aura été faite de mauvais gré, mais elle fera son office. Mais on ne peut tout de même pas écrire de mauvais gré un poème.

Ce n’est pas par hasard qu’A. Tolstoï est allé à la fin du XVIIème et au début du XVIIIème siècle chercher la liberté indispensable à l’artiste.

Léon Trotsky

Ma vie

1930

« Le saint-synode excommunia Léon Tolstoï en février 1901. Le mandement du synode fut imprimé dans tous les journaux. Tolstoï était accusé de six crimes :

1° D’avoir nié la personne du Dieu vivant, célébré dans la Sainte-Trinité ;

2° D’avoir nié le Christ Dieu-homme, ressuscité des morts ;

3° D’avoir nié l’Immaculée Conception, la virginité avant et après l’enfantement de la très pure mère de Dieu ;

4° De ne pas reconnaître la vie de l’au-delà et la justice suprême ;

5° De repousser l’action du Saint-Esprit, qui donne la grâce ;

6° De tourner en ridicule le mystère de l’eucharistie.

Des métropolites barbus, aux cheveux blancs, Pobiédonostsev qui les inspirait, et autres colonnes de l’Etat nous considéraient, nous autres, révolutionnaires, non seulement comme des criminels, mais comme d’insensés fanatiques, et s’imaginaient représenter la saine raison, basée sur l’expérience historique de toute l’humanité et ces gens-là réclamaient du grand artiste réaliste qu’il crût à une conception sans fécondation séminale et à la transmission du Saint-Esprit par des pains azymes.

Nous lisions et relisions la liste des hérésies de Tolstoï, et c’était chaque fois un nouvel étonnement, et nous nous disions en nous-mêmes : nous nous appuyons sur l’expérience de l’humanité tout entière ; c’est nous qui représentons l’avenir, et, là-bas, dans les sphères supérieures, ce ne sont pas seulement des criminels, ce sont des maniaques... Et nous sentions qu’à coup sûr nous aurions l’avantage sur cette maison de fous.
Le vieil édifice de l’Etat craquait dans tous les coins. C’étaient encore les étudiants qui préludaient à la lutte. Pris d’impatience, ils recoururent à des actes de terrorisme. Après les coups de feu de Karpovitch et de Balmachov [Karpovitch tua Bogolyepov, ministre de l’Éducation, en 1901. Balmachov tua le ministre de l’Intérieur, Sipiaguine, en 1902. -N.d.T.], tout le monde des déportés s’agita comme à l’appel du clairon sonnant l’alarme. Des discussions s’élevèrent sur la tactique du terrorisme. Il y eut parmi les marxistes des hésitations individuelles, mais l’ensemble se prononça contre la terreur. La chimie des explosifs ne peut suppléer les masses, disions-nous. Quelques-uns se consumeront dans une lutte héroïque sans être parvenus à soulever la classe ouvrière. Notre affaire, ce n’est pas de tuer les ministres du tsar, c’est de renverser le tsarisme par la révolution.

Trotsky

L’art et la révolution

17 juin 1938

« Alexis Tolstoï, en qui le courtisan a définitivement supplanté l’artiste, a écrit un roman spécialement destiné à la glorification des exploits militaires de Staline et de Vorochilov à Tsaritsyne. En réalité, ainsi qu’en témoignent des documents impartiaux, l’armée de Tsaritsyne (il y avait plus de vingt armées de la révolution) a joué un rôle assez lamentable. Les deux « héros » furent rappelés de leurs postes [2] . Si le souvenir de l’extraordinaire Tchapaïev [3] , un des vrais héros de la guerre civile, est perpétué dans un film soviétique, c’est uniquement parce qu’il n’a pas vécu jusqu’à l’époque de Staline, où, à coup sûr, il aurait été fusillé comme agent fasciste. Le même Alexis Tolstoï a écrit une pièce qui a pour thème l’année 1919 : « La Campagne des quatorze puissances . » Les héros principaux en sont, d’après l’auteur, Lénine, Staline et Vorochilov. « Leurs figures (il s’agit de Staline et de Vorochilov) couvertes de gloire et d’héroïsme éclairent toute la pièce . » C’est ainsi qu’un écrivain de talent, qui porte le nom du plus grand et du plus sincère des réalistes russes, est devenu un fabricant de « mythes » sur commande ! »

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