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L’expropriation de la population campagnarde, première étape du capitalisme en Angleterre
mercredi 8 mai 2024, par
L’expropriation de la population campagnarde
En Angleterre le servage avait disparu de fait vers la fin du XIV° siècle. L’immense majorité de la population [1] se composait alors, et plus entièrement encore au XV° siècle, de paysans libres cultivant leurs propres terres, quels que fussent les titres féodaux dont on affubla leur droit de possession. Dans les grands domaines seigneuriaux l’ancien bailli (bailiff), serf lui-même, avait fait place au fermier indépendant. Les salariés ruraux étaient en partie des paysans - qui, pendant le temps de loisir laissé par la culture de leurs champs, se louaient au service des grands propriétaires - en partie une classe particulière et peu nombreuse, de journaliers. Ceux-ci mêmes étaient aussi dans une certaine mesure cultivateurs de leur chef, car en sus du salaire on leur faisait concession de champs d’au moins quatre acres, avec des cottages ; de plus, ils participaient, concurremment avec les paysans proprement dits, à l’usufruit des biens communaux, où ils faisaient paître leur bétail et se pourvoyaient de bois, de tourbe, etc., pour le chauffage.
Nous remarquerons en passant que le serf même était non seulement possesseur, tributaire, il est vrai, des parcelles attenant à sa maison, mais aussi co-possesseur des biens communaux. Par exemple, quand Mirabeau publia son livre : De la monarchie prussienne, le servage existait encore dans la plupart des provinces prussiennes, entre autres en Silésie. Néanmoins les serfs y possédaient des biens communaux. « On n’a pas pu encore, dit-il, engager les Silésiens au partage des communes, tandis que dans la nouvelle Marche, il n’y a guère de village où ce partage ne soit exécuté avec le plus grand succès [2] ».
Le trait le plus caractéristique de la production féodale dans tous les pays de l’Europe occidentale, c’est le partage du sol entre le plus grand nombre possible d’hommes-liges. Il en était du seigneur féodal comme de tout autre souverain ; sa puissance dépendait moins de la rondeur de sa bourse que du nombre de ses sujets, c’est-à-dire du nombre des paysans établis sur ses domaines. Le Japon, avec son organisation purement féodale de la propriété foncière et sa petite culture, offre donc, à beaucoup d’égards, une image plus fidèle du moyen âge européen que nos livres d’histoire imbus de préjugés bourgeois. Il est par trop commode d’être « libéral » aux dépens du moyen âge.
Bien que la conquête normande eût constitué toute l’Angleterre en baronnies gigantesques - dont une seule comprenait souvent plus de neuf cent seigneuries anglo-saxonnes - le sol était néanmoins parsemé de petites propriétés rurales, interrompues çà et là par de grands domaines seigneuriaux. Dès que le servage eut donc disparu et qu’au XV° siècle la prospérité des villes prit un grand essor, le peuple anglais atteignit l’état d’aisance si éloquemment dépeint par le chancelier Fortescue dans : De Laudibus Legum Angliae. Mais cette richesse du peuple excluait la richesse capitaliste.
La révolution qui allait jeter les premiers fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XV° siècle et au commencement du XVI°. Alors le licenciement des nombreuses suites seigneuriales - dont sir James Steuart dit pertinemment qu’elles « encombraient la tour et la maison » - lança à l’improviste sur le marché du travail une masse de prolétaires sans feu ni lieu. Bien que le pouvoir royal, sorti lui-même du développement bourgeois, fût, dans sa tendance à la souveraineté absolue, poussé à activer ce licenciement par des mesures violentes, il n’en fut pas la seule cause. En guerre ouverte avec la royauté et le Parlement, les grands seigneurs créèrent un prolétariat bien autrement considérable en usurpant les biens communaux des paysans et en les chassant du sol qu’ils possédaient au même titre féodal que leurs maîtres. Ce qui en Angleterre donna surtout lieu à ces actes de violence, ce fut l’épanouissement des manufactures de laine en Flandre et la hausse des prix de la laine qui en résulta. La longue guerre des Deux-Roses, ayant dévoré l’ancienne noblesse, la nouvelle, fille de son époque, regardait l’argent comme la puissance des puissances. Transformation des terres arables en pâturages, tel fut son cri de guerre.
Dans sa « Description of England, prefixed to Holinshed’s Chronicles », Harrison raconte comment l’expropriation des paysans a désolé le pays. « Mais qu’importe à nos grands usurpateurs ! » (What care our great encroachers !) Les maisons des paysans et les cottages des travailleurs ont été violemment rasés ou condamnés à tomber en ruines. Si l’on veut comparer les anciens inventaires de chaque manoir seigneurial, on trouvera que d’innombrables maisons ont disparu avec les petits cultivateurs qui les habitaient, que le pays nourrit beaucoup moins de gens, que beaucoup de villes sont déchues, bien que quelques-unes de nouvelle fondation prospèrent... A propos des villes et des villages détruits pour faire des parcs à moutons et où l’on ne voit plus rien debout, sauf les châteaux seigneuriaux, j’en aurais long à dire [3]. » Les plaintes de ces vieux chroniqueurs, toujours exagérées, dépeignent pourtant d’une manière exacte l’impression produite sur les contemporains par la révolution survenue dans l’ordre économique de la société. Que l’on compare les écrits du chancelier Fortescue avec ceux du chancelier Thomas More, et l’on se fera une idée de l’abîme qui sépare le XV° siècle du XVI°. En Angleterre la classe travailleuse, dit fort justement Thornton, fut précipitée sans transition de son âge d’or dans son âge de fer.
Ce bouleversement fit peur à la législature. Elle n’avait pas encore atteint ce haut degré de civilisation, où la richesse nationale (Wealth of the nation), c’est-à-dire l’enrichissement des capitalistes, l’appauvrissement et l’exploitation effrontée de la masse du peuple, passe pour l’ultima Thule de la sagesse d’État.
Vers cette époque [1489], dit Bacon dans son histoire d’Henri VII, les plaintes à propos de la conversion des terres arables en pacages qui n’exigent que la surveillance de quelques bergers devinrent de plus en plus nombreuses, et des fermes amodiées à vie, à long terme ou à l’année, dont vivaient en grande partie des yeomen, furent annèxées aux terres domaniales. Il en résulta un déclin de la population, suivi de la décadence de beaucoup de villes, d’églises, d’une diminution des dimes, etc... Les remèdes apportés à cette funeste situation témoignent d’une sagesse admirable de la part du roi et du Parlement... lis prirent des mesures contre cette usurpation dépopulatrice des terrains communaux (depopulating inclosures) et contre l’extension des pâturages dépopulateurs (depopulating pastures) qui la suivait de près.
Une loi d’Henri VII, 1489, c. 19, interdit la démolition de toute maison de paysan avec attenance d’au moins vingt acres de terre. Cette interdiction est renouvelée dans une loi de la vingt-cinquième année du règne d’Henri VIII, où il est dit entre autres que beaucoup de fermes et de grands troupeaux de bétail, surtout de moutons, s’accumulent en peu de mains, d’où il résulte que les rentes du sol s’accroissent, mais que le labourage (tillage) déchoit, que des maisons et des églises sont démolies et d’énormes masses de peuple se trouvent dans l’impossibilité de subvenir à leur entretien et à celui de leurs familles. La loi ordonne par conséquent la reconstruction des maisons de ferme démolies, fixe la proportion entre les terres à blé et les pâturages, etc. Une loi de 1533 constate que certains propriétaires possèdent 24.000 moutons, et leur impose pour limite le chiffre de 2.000, etc [4].
Les plaintes du peuple, de même que les lois promulguées depuis Henri VII, pendant cent cinquante ans, contre l’expropriation des paysans et des petits fermiers restèrent également sans effet. Dans ses Essays, civil and moral, sect. 20, Bacon trahit à son insu le secret de leur inefficacité. « La loi d’Henri VII, dit-il, fut profonde et admirable, en ce sens qu’elle créa des établissements agricoles et des maisons rurales d’une grandeur normale déterminée, c’est-à-dire qu’elle assura aux cultivateurs une portion de terre suffisante pour les mettre à même d’élever des sujets jouissant d’une honnête aisance et de condition non servile, et pour maintenir la charrue entre les mains des propriétaires et non de mercenaires (to keep the plough in the hands of the owners and not mere hirelings [5]). Ce qu’il fallait à l’ordre de production capitaliste, c’était au contraire la condition servile des masses, leur transformation en mercenaires et la conversion de leurs moyens de travail en capital.
Dans cette époque de transition, la législation, chercha aussi à maintenir les quatre acres de terre auprès du cottage du salarié agricole, et lui interdit de prendre de sous-locataires. En 1627, sous Jacques I°, Roger Crocker de Frontmill est condamné pour avoir bâti un cottage sur le domaine seigneurial de ce nom sans y avoir annexé quatre acres de terre à perpétuité ; en 1638, sous Charles I°, on nomme une commission royale pour faire exécuter les anciennes lois, notamment celles sur les quatre acres. Cromwell aussi, interdit de bâtir près de Londres, à quatre milles à la ronde, aucune maison qui ne fût dotée d’un champ de quatre acres au moins. Enfin, dans la première moitié du XVIII° siècle, on se plaint encore dès qu’il n’y a pas un ou deux acres de terre adjoints au cottage de l’ouvrier agricole. Aujourd’hui ce dernier se trouve fort heureux quand il a un petit jardin ou qu’il trouve à louer, à une distance considérable, un champ de quelques mètres carrés. « Landlords et fermiers, dit le Dr Hunter, se prêtent main-forte. Quelques acres ajoutés à son cottage rendraient le travailleur trop indépendant. [6] »
La Réforme, et la spoliation des biens d’église qui en fut la suite, vint donner une nouvelle et terrible impulsion à l’expropriation violente du peuple au XVI° siècle. L’Église catholique était à cette époque propriétaire féodale de la plus grande partie du sol anglais. La suppression des cloîtres, etc., en jeta les habitants dans le prolétariat. Les biens mêmes du clergé tombèrent entre les griffes des favoris royaux ou furent vendus à vil prix à des citadins, à des fermiers spéculateurs, qui commencèrent par chasser en masse les vieux tenanciers héréditaires. Le droit de propriété des pauvres gens sur une partie des dîmes ecclésiastiques fut tacitement confisqué [7]. « Pauper ubique jacet [8] » s’écriait la reine Élisabeth après avoir fait le tour de l’Angleterre. Dans la quarante-troisième année de son règne, on se voit enfin forcé de reconnaître le paupérisme comme institution nationale et d’établir la taxe des pauvres. Les auteurs de cette loi eurent honte d’en déclarer les motifs, et la publièrent sans aucun préambule, contre l’usage traditionnel [9]. Sous Charles I°, le Parlement la déclara perpétuelle, et elle ne fut modifiée qu’en 1834. Alors, de ce qui leur avait été originellement accordé comme indemnité de l’expropriation subie, on fit aux pauvres un châtiment.
Le protestantisme est essentiellement une religion bourgeoise. Pour en faire ressortir l’« esprit » un seul exemple suffira. C’était encore au temps d’Élisabeth : quelques propriétaires fonciers et quelques riches fermiers de l’Angleterre méridionale se réunirent en conciliabule pour approfondir la loi sur les pauvres récemment promulguée. Puis ils résumèrent le résultat de leurs études communes dans in écrit, contenant dix questions raisonnées, qu’ils soumirent ensuite à l’avis d’un célèbre jurisconsulte d’alors, le sergent Snigge, élevé au rang de juge sous le règne de Jacques I°. En voici un extrait :
« Neuvième question : Quelques-uns des riches fermiers de la paroisse ont projeté un plan fort sage au moyen duquel on peut éviter toute espèce de trouble dans l’exécution de la loi. Ils proposent de faire bâtir dans la paroisse une prison. Tout pauvre qui ne voudra pas s’y laisser enfermer se verra refuser l’assistance. On fera ensuite savoir dans les environs que, si quelque individu désire louer les pauvres de cette paroisse, il aura à remettre, à un terme fixé d’avance, des propositions cachetées indiquant le plus bas prix auquel il voudra nous en débarrasser. Les auteurs de ce plan supposent qu’il y a dans les comtés voisins des gens qui n’ont aucune envie de travailler, et qui sont sans fortune ou sans crédit pour se procurer soit ferme, soit vaisseau, afin de pouvoir vivre sans travail (so as to live without labour). Ces gens-là seraient tout disposés à faire à la paroisse des propositions très avantageuses. Si çà et là des pauvres venaient à mourir sous la garde du contractant, la faute en retomberait sur lui, la paroisse ayant rempli à l’égard de ces pauvres tous ses devoirs. Nous craignons pourtant que la loi dont il s’agit ne permette pas des mesures de prudence (prudendial measures) de ce genre. Mais il vous faut savoir que le reste des freeholders (francs tenanciers) de ce comté et des comtés voisins se joindra à nous pour engager leurs représentants à la Chambre des Communes à proposer une loi qui permette d’emprisonner les pauvres et de les contraindre au travail, afin que tout individu qui se refuse à l’emprisonnement perde son droit à l’assistance.. Ceci, nous l’espérons, va empêcher les misérables d’avoir besoin d’être assistés (will prevent persons in distress from wanting relief) [10]. »
Cependant ces conséquences immédiates de la Réforme n’en furent pas les plus importantes. La propriété ecclésiastique faisait à l’ordre traditionnel de la propriété foncière comme un boulevard sacré. La première emportée d’assaut, la seconde n’était plus tenable [11].
Dans les dernières années du XVIII° siècle, la yeomanry, classe de paysans indépendants, la proud peasantry de Shakespeare, dépassait encore en nombre l’état des fermiers. C’est elle qui avait constitué la force principale de la République anglaise. Ses rancœurs et ses habitudes formaient, de l’aveu même de Macaulay, le contraste le plus frappant avec celles des hobereaux contemporains, Nemrods grotesques, grossiers, ivrognes, et de leurs valets, les curés de village, épouseurs empressés des « servantes favorites » de la gentilhommerie campagnarde. Vers 1750 la yeomanry avait disparu [12].
Laissant de côté les influences purement économiques qui préparaient l’expropriation des cultivateurs, nous ne nous occupons ici que des leviers appliqués pour en précipiter violemment la marche.
Sous la restauration des Stuart, les propriétaires fonciers vinrent à bout de commettre légalement une usurpation, accomplie ensuite sur le continent sans le moindre détour parlementaire. Ils abolirent la constitution féodale du sol, c’est-à-dire qu’ils le déchargèrent des servitudes qui le grevaient, en dédommageant l’État par des impôts à lever sur les paysans et le reste du peuple, revendiquèrent à titre de propriété privée, dans le sens moderne, des biens possédés en vertu des titres féodaux, et couronnèrent l’œuvre en octroyant aux travailleurs ruraux ces lois sur le domicile légal (laws of settlement) qui faisaient d’eux une appartenance de la paroisse, tout comme le fameux édit du Tartare, Boris Godounov, avait fait des paysans russes une appartenance de la glèbe.
La glorieuse révolution (glorious revolution) amena au pouvoir avec Guillaume III, prince d’Orange [13], faiseurs d’argent, nobles terriens et capitalistes roturiers. Ils inaugurèrent l’ère nouvelle par un gaspillage vraiment colossal du trésor public. Les domaines de l’État que l’on n’avait pillés jusque-là qu’avec modestie, dans des limites conformes aux bienséances, furent alors extorqués de vive force au roi parvenu comme pots-de-vin dus à ses anciens complices, ou vendus à des prix dérisoires, ou enfin, sans formalité aucune, simplement annexés à des propriétés privées [14]. Tout cela à découvert, bruyamment, effrontément, au mépris même des semblants de légalité. Cette appropriation frauduleuse du domaine public et le pillage des biens ecclésiastiques, voilà si l’on excepte ceux que la révolution républicaine jeta dans la circulation, la base sur laquelle repose la puissance domaniale de l’oligarchie anglaise actuelle [15]. Les bourgeois capitalistes favorisèrent l’opération dans le but de faire de la terre un article de commerce, d’augmenter leur approvisionnement de prolétaires campagnards, d’étendre le champ de la grande agriculture, etc. Du reste, la nouvelle aristocratie foncière était l’alliée naturelle de la nouvelle bancocratie, de la haute finance fraiche éclose et des gros manufacturiers, alors fauteurs du système protectionniste. La bourgeoisie anglaise agissait conformément à ses intérêts, tout comme le fit la bourgeoisie suédoise en se ralliant au contraire aux paysans, afin d’aider les rois à ressaisir par des mesures terroristes les terres de la couronne escamotées par l’aristocratie.
La propriété communale, tout à fait distincte de la propriété publique dont nous venons de parler, était une vieille institution germanique restée en vigueur au milieu de la société féodale. On a vu que les empiètements violents sur les communes, presque toujours suivis de la conversion des terres arables en pâturages, commencèrent au dernier tiers du XV° siècle et se prolongèrent au delà du XVI°. Mais ces actes de rapine ne constituaient alors que des attentats individuels combattus, vainement, il est vrai, pendant cent cinquante ans par la législature. Mais au XVIII° siècle - voyez le progrès ! - la loi même devint l’instrument de spoliation, ce qui d’ailleurs n’empêcha pas les grands fermiers d’avoir aussi recours à de petites pratiques particulières et, pour ainsi dire extra-légales [16].
La forme parlementaire du vol commis sur les communes est celle de « lois sur la clôture des terres communales » (Bills for inclosures of commons). Ce sont en réalité des décrets au moyen desquels les propriétaires fonciers se font eux-mêmes cadeau des biens communaux, des décrets d’expropriation du peuple. Dans un plaidoyer d’avocat retors, sir F. M. Eden cherche à présenter la propriété communale comme propriété privée, bien qu’indivise encore, les landlords modernes ayant pris la place de leurs prédécesseurs, les seigneurs féodaux, mais il se réfute lui-même en demandant que le Parlement vote un statut général sanctionnant une fois pour toutes l’enclos des communaux. Et, non content d’avoir ainsi avoué qu’il faudrait un coup d’État parlementaire pour légaliser le transfert des biens communaux aux landlords, il consomme sa déroute en insistant, par acquit de conscience, sur l’indemnité due aux pauvres cultivateurs [17]. S’il n’y avait pas d’expropriés, il n’y avait évidemment personne à indemniser.
En même temps que la classe indépendante des yeomen était supplantée par celle des tenants at will, des petits fermiers dont le bail peut être résilié chaque année, race timide, servile, à la merci du bon plaisir seigneurial, - le vol systématique des terres communales, joint au pillage des domaines de l’État, contribuait à enfler les grandes fermes appelées au XVIII° siècle « fermes à capital [18] » ou « fermes de marchands [19] », et à transformer la population des campagnes en prolétariat « disponible » pour l’industrie.
Cependant, le XVIII° siècle ne comprit pas aussi bien que le XIX° l’identité de ces deux termes : richesse de la nation, pauvreté du peuple. De là la polémique virulente sur l’enclos des communes que l’on rencontre dans la littérature économique de cette époque. Des matériaux immenses qu’elle nous a laissés sur ce sujet, il suffit d’extraire quelques passages qui feront fortement ressortir la situation d’alors.
Dans un grand nombre de paroisses du Hertfordshire, écrit une plume indignée, vingt-quatre fermes renfermant chacune en moyenne de 50 à 150 acres ont été réunies en trois [20]. Dans le Northamptonshire et le Lincolnshire il a été procédé en grand à la clôture des terrains communaux ; et la plupart des nouvelles seigneuries issues de cette opération ont été converties en pâturages, si bien que là où on labourait 1.500 acres de terre, on n’en laboure plus que 50... Des ruines de maisons, de granges, d’étables, etc., voilà les seules traces laissées par le anciens habitants. En maint endroit, (les centaines de demeures et de familles... ont été réduites à huit ou dix... Dans la plupart des paroisses où les clôtures ne datent que des quinze ou vingt dernières années, il n’y a qu’un petit nombre de propriétaires, comparé à celui qui cultivait le sol alors que les champs étaient ouverts. Il n’est pas rare de voir quatre ou cinq riches éleveurs de bétail usurper des domaines, naguère enclos, qui se trouvaient auparavant entre les mains de vingt ou trente fermiers et d’un grand nombre de petits propriétaires et de manants. Tous ces derniers et leurs familles sont expulsés de leurs possessions avec nombre d’autres familles qu’ils occupaient et entretenaient [21]. » Ce n’est pas seulement les terres en friche, mais souvent même celles qu’on avait cultivées, soit en commun, soit en payant une certaine redevance à la commune, que les propriétaires limitrophes s’annexèrent sous prétexte d’enclosure. Je parle ici de la clôture de terrains et de champs déjà cultivés. Les écrivains mêmes qui soutiennent les clôtures conviennent que, dans ce cas, elles réduisent la culture, font hausser le prix des subsistances et amènent la dépopulation... Et, lors même qu’il ne s’agit que de terres incultes, l’opération telle qu’elle se pratique aujourd’hui enlève au pauvre une partie de ses moyens de subsistance et active le développement de fermes qui sont déjà trop grandes [22]. » Quand le sol, dit le Dr Price, tombe dans les mains d’un petit nombre de grands fermiers, les petits fermiers [qu’il a, en un autre endroit, désignés comme autant de petits propriétaires et tenanciers vivant eux et leurs familles du produit de la terre qu’ils cultivent, des moutons, de la volaille, des porcs, etc. qu’ils envoient paître sur les communaux] - les petits fermiers seront transformés en autant de gens forcés de gagner leur subsistance en travaillant pour autrui et d’aller acheter au marché ce qui leur est nécessaire. Il se fera plus de travail peut-être, parce qu’il y aura plus de contrainte... Les villes et les manufactures grandiront, parce que l’on y chassera plus de gens en quête d’occupation. C’est en ce sens que la concentration des fermes opère spontanément et qu’elle a opéré depuis nombre d’années dans ce royaume [23]. En somme, et c’est ainsi qu’il résume l’effet général des enclos, la situation des classes inférieures du peuple a empiré sous tous les rapports : les petits propriétaires et fermiers ont été réduits à l’état de journaliers et de mercenaires, et en même temps il est devenu plus difficile de gagner sa vie dans cette condition [24]. » Par le fait, l’usurpation des communaux et la révolution agricole dont elle fut suivie se firent sentir si durement chez les travailleurs des campagnes que, d’après Eden lui-même, de 1765 à 1780, leur salaire commença à tomber au-dessous du minimum et dut être complété au moyen de secours officiels. « Leur salaire ne suffisait plus, dit-il, aux premiers besoins de la vie. »
Écoutons encore un instant un apologiste des inclosures, adversaire du docteur Price : on aurait absolument tort de conclure que le pays se dépeuple parce qu’on ne voit plus dans les campagnes tant de gens perdre leur temps et leur peine. S’il y en a moins dans les champs, il y en a davantage dans les villes... Si, après la conversion des petits paysans en journaliers obligés de travailler pour autrui, il se fait plus de travail, n’est-ce pas là un avantage que la nation [dont les susdits « convertis » naturellement ne font pas partie] ne peut que désirer ? Le produit sera plus considérable, si l’on emploie dans une seule ferme leur travail combiné : il se formera ainsi un excédent de produit pour les manufactures, et celles-ci, vraies mines d’or de notre pays, s’accroîtront proportionnellement à la quantité de grains fournie [25].
Quant à la sérénité d’esprit, au stoïcisme imperturbable, avec lesquels l’économiste envisage la profanation la plus éhontée du « droit sacré de la propriété », et les attentats les plus scandaleux contre les personnes, dès qu’ils aident à établir le mode de production capitaliste, on en peut juger par l’exemple de Sir F.M. Eden, tory et philanthrope. Les actes de rapine, les atrocités, les souffrances qui. depuis le dernier tiers du XV° siècle jusqu’à la fin du XVIII°, forment le cortège de l’expropriation violente des cultivateurs, le conduisent tout simplement à cette conclusion réconfortant.e : « Il fallait établir une juste proportion (due proportion) entre les terres de labour et les terres de pacage. Pendant tout le XIV° siècle et la grande partie du XV°, il y avait encore deux, trois et même quatre acres de terre arable contre un acre de pacage. Vers le milieu du XVI° siècle, cette proportion vint à changer : il y eut d’abord trois acres de pacage sur deux de sol cultivé, puis deux de celui-là sur un seul de celui-ci, jusqu’à ce qu’on arrivât enfin à la juste proportion de trois acres de terres de pacage sur un seul acre arable. »
Au XIX° siècle, on a perdu jusqu’au souvenir du lien intime qui rattachait le cultivateur au sol communal : le peuple des campagnes a-t-il, par exemple, jamais obtenu un liard d’indemnité pour les 3.511.770 acres qu’on lui a arrachés de 1801 à 1831 et que les landlords se sont donnés les uns aux autres par des bills de clôture ?
Le dernier procédé d’une portée historique qu’on emploie pour exproprier les cultivateurs s’appelle clearing of estates, littéralement : « éclaircissement de biens-fonds ». En français on dit « éclaircir une forêt », mais « éclaircir des biens-fonds », dans le sens anglais, ne signifie pas une opération technique d’agronomie ; c’est l’ensemble des actes de violence au moyen desquels on se débarrasse et des cultivateurs et de leurs demeures, quand elles se trouvent sur des biens-fonds destinés à passer au régime de la grande culture ou à l’état de pâturage. C’est bien à cela que toutes les méthodes d’expropriation considérées jusqu’ici ont abouti en dernier lieu, et maintenant en Angleterre, là où il n’y a plus de paysans à supprimer, on fait raser, comme nous l’avons vu plus haut, jusqu’aux cottages des salariés agricoles dont la présence déparerait le sol qu’ils cultivent. Mais le « clearing of estates », que nous allons aborder, a pour théâtre propre la contrée de prédilection des romanciers modernes, les Highlands d’Écosse.
Là l’opération se distingue par son caractère systématique, par la grandeur de l’échelle sur laquelle elle s’exécute - en Irlande souvent un landlord fit raser plusieurs villages d’un seul coup ; mais dans la haute Écosse, il s’agit de superficies aussi étendues que, plus d’une principauté allemande - et par la forme particulière de la propriété escamotée.
Le peuple des Highlands se composait de clans dont chacun possédait en propre le sol sur lequel il s’était établi. Le représentant du clan, son chef ou « grand homme », n’était que le propriétaire titulaire de ce sol, de même que la reine d’Angleterre est propriétaire titulaire du sol national. Lorsque le gouvernement anglais parvint à supprimer définitivement les guerres intestines de ces grands hommes et leurs incursions continuelles dans les plaines limitrophes de la basse Écosse, ils n’abandonnèrent point leur ancien métier de brigand ; ils n’en changèrent que la forme. De leur propre autorité ils convertirent leur droit de propriété titulaire en droit de propriété privée, et, ayant trouvé que les gens du clan dont ils n’avaient plus à répandre le sang faisaient obstacle à leurs projets d’enrichissement, ils résolurent de les chasser de vive force. « Un roi d’Angleterre eût pu tout aussi bien prétendre avoir le droit de chasser ses sujets dans la mer », dit le professeur Newman [26].
On peut suivre les premières phases de cette révolution, qui commence après la dernière levée de boucliers du prétendant, dans les ouvrages de James Anderson [27] et de James Stuart. Celui-ci nous informe qu’à son époque, au dernier tiers du XVIII° siècle, la haute Écosse présentait encore en raccourci un tableau de l’Europe d’il y a quatre cents ans. « La rente [il appelle ainsi à tort le tribut payé au chef de clan] de ces terres est très petite par rapport à leur étendue, mais, si vous la considérez relativement au nombre des bouches que nourrit la ferme, vous trouverez qu’une terre dans les montagnes d’Écosse nourrit peut-être deux fois plus de monde qu’une terre de même valeur dans une province fertile. Il en est de certaines terres comme de certains couvents de moines mendiants : plus il y a de bouches à nourrir, mieux ils vivent [28]. »
Lorsque l’on commença, au dernier tiers du XVIII° siècle, à chasser les Gaëls, on leur interdit en même temps l’émigration à l’étranger, afin de les forcer ainsi à affluer à Glasgow et autres villes manufacturières [29].
Dans ses Observations sur la « Richesse des nations » d’Adam Smith, publiées en 1814, David Buchanan nous donne une idée des progrès faits par le « clearing of estates. » Dans les Highlands, dit-il, le propriétaire foncier, sans égards pour les tenanciers héréditaires (il applique erronément ce mot aux gens du clan qui en possédaient conjointement le sol), offre la terre au plus fort enchérisseur, lequel, s’il est arnéliorateur (improver), n’a rien de plus pressé que d’introduire un système nouveau. Le sol, parsemé antérieurement de petits paysans, était très peuplé par rapport à son rendement. Le nouveau système de culture perfectionnée et de rentes grossissantes fait obtenir le plus grand produit net avec le moins de frais possible, et dans ce but en se débarrasse des colons devenus désormais inutiles... Rejetés ainsi du sol natal, ceux-ci vont chercher leur subsistance dans les villes manufacturières, etc [30]. »
George Ensor dit dans un livre publié en 1818 : les grands d’Écosse ont exproprié des familles comme ils feraient sarcler de mauvaises herbes ; ils ont traité des villages et leurs habitants comme les Indiens ivres de vengeance traitent les bêtes féroces et leurs tanières. Un homme est vendu pour une toison de brebis, pour un gigot de mouton et pour moins encore... Lors de l’invasion de la Chine septentrionale, le grand conseil des Mongols discuta s’il ne fallait pas extirper du pays tous les habitants et le convertir en un vaste pâturage. Nombre de landlords écossais ont mis ce dessein à exécution dans leur propre pays, contre leurs propres compatriotes [31]. »
Mais à tout seigneur tout honneur. L’initiative la plus mongolique revient à la duchesse de Sutherland. Cette femme, dressée de bonne main, avait à peine pris les rênes de l’administration qu’elle résolut d’avoir recours aux grands moyens et de convertir en pâturage tout le comté, dont la population, grâce à des expériences analogues, mais faites sur une plus petite échelle, se trouvait déjà réduite au chiffre de quinze mille. De 1814 à 1820, ces quinze mille individus, formant environ trois mille familles, furent systématiquement expulsés. Leurs villages furent détruits et brûlés, leurs champs convertis en pâturages. Des soldats anglais, commandés pour prêter main-forte, en vinrent aux prises avec les indigènes. Une vieille femme qui refusait d’abandonner sa hutte périt dans les flammes. C’est ainsi que la noble dame accapara 794.000 acres de terres qui appartenaient au clan de temps immémorial.
Une partie des dépossédés fut absolument chassée ; à l’autre on assigna environ 6.000 acres sur le bord de la mer, terres jusque-là incultes et n’ayant jamais rapporté un denier. Madame la duchesse poussa la grandeur d’âme jusqu’à les affermer, à une rente moyenne de 2 sh. 6 d. par acre, aux membres du clan qui avait depuis des siècles versé son sang au service des Sutherland. Le terrain ainsi conquis, elle le partagea en vingt-neuf grosses fermes à moutons, établissant sur chacune une seule famille composée presque toujours de valets de ferme anglais. En 1825, les quinze mille proscrits avaient déjà fait place à 131.000 moutons. Ceux qu’on avait jetés sur le rivage de la mer s’adonnèrent à la pêche et devinrent, d’après l’expression d’un écrivain anglais, de vrais amphibies, vivant à demi sur terre, à demi sur eau, mais avec tout cela, ne vivant qu’à moitié [32].
Mais il était écrit que les braves Gaëls auraient à expier plus sévèrement encore leur idolâtrie romantique et montagnarde pour les « grands hommes de clan ». L’odeur de leur poisson vint chatouiller les narines de ces grands hommes, qui y flairèrent des profits à réaliser et ne tardèrent pas à affermer le rivage aux gros mareyeurs de Londres. Les Gaëls furent une seconde fois chassés [33].
Enfin une dernière métamorphose s’accomplit. Une portion des terres converties en pâturages va être reconvertie en réserves de chasse.
On sait que l’Angleterre n’a plus de forêts sérieuses. Le gibier élevé dans les parcs des grands n’est qu’une sorte-de bétail domestique et constitutionnel, gras comme les aldermen de Londres. L’Écosse est donc forcément le dernier asile de la noble passion de la chasse.
« Dans les Highlands », dit Robert Somers, en 1848, « on a beaucoup étendu les forêts réservées aux fauves (deer forests) [34]. Ici, du côté de Gaick, vous avez la nouvelle forêt de Glenfeshie, et là, de l’autre côté, la nouvelle forêt d’Ardverikie. Sur la même ligne, vous rencontrez le Black-Mount, immense désert de création nouvelle. De l’Est à l’Ouest, depuis les environs d’Aberdeen jusqu’aux rochers d’Oban, il y a maintenant une longue file de forêts, tandis que dans d’autres parties des Highlands se trouvent les forêts nouvelles de Loch Archaig, de Glengarry, de Glenmoriston, etc. La conversion de leurs champs en pâturages... a chassé les Gaëls vers des terres moins fertiles ; maintenant que le gibier fauve commence à remplacer le mouton, leur misère devient plus écrasante... Ce genre de forêts improvisées et le peuple ne peuvent point exister côte à côte ; il faut que l’un des deux cède la place à l’autre. Qu’on laisse croître le chiffre et l’étendue des réserves de chasse dans le prochain quart de siècle comme cela s’est fait dans le dernier, et l’on ne trouvera plus un seul Gaël sur sa terre natale. D’un côté cette dévastation artificielle des Highlands est une affaire de mode qui flatte l’orgueil aristocratique des landlords et leur passion pour la chasse, mais de l’autre, ils se livrent au commerce du gibier dans un but exclusivement mercantile. Il n’y a pas de doute que souvent un espace de pays montagneux rapporte bien moins comme pacage que comme réserve de chasse... L’amateur à la recherche d’une chasse ne met, en général, d’autre limite à ses offres que la longueur de sa bourse [35]... Les Highlands ont subi des souffrances tout aussi cruelles que celles dont la politique des rois normands a frappé l’Angleterre. Les bêtes fauves ont eu le champ de plus en plus libre, tandis que les hommes ont été refoulés dans un cercle de plus en plus étroit... Le peuple s’est vu ravir toutes ses libertés l’une après l’autre... Aux yeux des landlords, c’est un principe fixe, une nécessité agronomique que de purger le sol de ses indigènes, comme l’on extirpe arbres et broussailles dans les contrées sauvages de l’Amérique ou de l’Australie, et l’opération va son train tout tranquillement et régulièrement [36]. »
Le livre de M. Robert Somers, dont nous venons de citer quelques extraits, parut d’abord dans les colonnes du Times sous forme de lettres sur la famine que les Gaëls, succombant devant la concurrence du gibier, eurent à subir en 1847. De savants économistes anglais en tirèrent la sage conclusion qu’il y avait trop de Gaëls, ce qui faisait qu’ils ne pouvaient qu’exercer une « pression » à malsaine sur leurs moyens de subsistance.
Vingt ans après, cet état de choses avait bien empiré, comme le constate entre autres le professeur Leone Levi dans un discours, prononcé en avril 1866, devant la Société des Arts. « Dépeupler le pays, dit-il, et convertir les terres arables en pacages, c’était en premier lieu le moyen le plus commode d’avoir des revenus sans avoir de frais... Bientôt la substitution des deer forests aux pacages devint un événement ordinaire dans les Highlands. Le daim en chassa le mouton comme le mouton en avait jadis chassé l’homme... En partant des domaines du comte de Dalhousie dans le Foriarshire, on peut monter jusqu’à ceux de John O’Groats sans jamais quitter les prétendues forêts. Le renard, le chat sauvage, la martre, le putois, la fouine, la belette et le lièvre des Alpes s’y sont naturalisée il y a longtemps ; le lapin ordinaire, l’écureuil et le rat en ont récemment trouvé le chemin. D’énormes districts, qui figuraient dans la statistique de l’Ecosse comme des prairies d’une fertilité et d’une étendue exceptionnelles, sont maintenant rigoureusement exclus de toute sorte de culture et d’amélioration et consacrés aux plaisirs d’une poignée de chasseurs, et cela ne dure que quelques mois de l’année. »
Vers la fin de mai 1866, une feuille écossaise rappelait le fait suivant dans ses nouvelles du jour : « Une des meilleures fermes à moutons du Sutherlandshire, pour laquelle, à l’expiration du bail courant, on avait tout récemment offert une rente de douze cent mille l. st., va être convertie en deer forest. L’Economist de Londres, du 2 juin 1866, écrit à cette occasion :
« Les instincts féodaux se donnent libre carrière aujourd’hui comme au temps où le conquérant. Normand détruisait trente-six villages pour créer la Forêt Nouvelle (New Forest)... Deux millions d’acres comprenant les terres les plus fertiles de l’Écosse, sont tout à fait dévastés. Le fourrage naturel de Glen Tilt passait pour un des plus succulents du comté de Perth ; la deer forest de Ben Aulden était la meilleure prairie naturelle dans le vaste district de Badenoch ; une partie de la forêt de Black-Mount était le meilleur pâturage d’Écosse pour les moutons à laine noire. Le sol ainsi sacrifié au plaisir de la chasse s’étend sur une superficie plus grande que le comté de Perth de beaucoup. La perte en sources de production que cette dévastation artificielle a causée au pays peut s’apprécier par le fait que le sol de la forêt de Ben Aulden, capable de nourrir quinze mille moutons, ne forme que le trentième du territoire de chasse écossais. Tout ce terrain est devenu improductif... On l’aurait pu tout aussi bien engloutir au fond de la mer du Nord. Il faut que le bras de la loi intervienne pour donner le coup de grâce à ces solitudes, à ces déserts improvisés. » Toutefois, ce même Economist de Londres publie aussi des plaidoyers en faveur de cette fabrication de déserts. On y prouve, à l’aide de calculs rigoureux, que le revenu net des landlords s’en est accru et, partant, la richesse nationale des Highlands [37].
La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu.
Notes
[1] Jusque vers la fin du XVII° siècle, plus des 4/5 du peuple anglais étaient encore agricoles. V. Macaulay : The History of England, Lond., 1858, vol. I, p. 413. Je cite ici Macaulay parce qu’en sa qualité de falsificateur systématique, il taille et rogne à sa fantaisie les faits de ce genre.
[2] Mirabeau publia son livre : De la Monarchie prussienne, Londres, 1778, t. II, p. 125-126.
[3] L’édition originale des Chroniques de Holinshed a été publiée en 1577, en deux volumes. C’est un livre rare ; l’exemplaire qui se trouve au British Museum est défectueux. Son titre est : The firste volume of the Chronicles of England, Scoltande, and Irelande, etc. Faithfully gathered and set forth, by Raphael Holinshed, at London, imprinted for John Harrison. Même titre pour . The Laste volume. La deuxième édition en trois volumes, augmentée et continuée jusqu’à 1586, fut publiée par J. Hooker, etc., en 1587.
[4] Dans son Utopie, Thomas More parle de l’étrange pays « où les moutons mangent les hommes ».
[5] Bacon fait très bien ressortir comment l’existence d’une paysannerie libre et aisée est la condition d’une bonne infanterie : « Il était, dit-il, d’une merveilleuse importance pour la puissance et la force virile du royaume d’avoir des fermes assez considérables pour entretenir dans l’aisance des hommes solides et habiles, et pour fixer une grande partie du sol dans la possession de la yeomanry ou de gens d’une condition intermédiaire entre les nobles et les cottagers et valets de ferme... C’est en effet l’opinion générale des hommes de guerre les plus compétents... que la force principale d’une armée réside dans l’infanterie ou gens de pied. Mais, pour former une bonne infanterie, il faut des gens qui n’aient pas été élevée dans une condition servile ou nécessiteuse, mais dans la liberté et une certaine aisance. Si donc un État brille surtout par ses gentilshommes et beaux messieurs, tandis que les cultivateurs et laboureurs restent simples journaliers et valets de ferme, où bien cottagers, c’est-à-dire mendiants domiciliés, il sera possible d’avoir une bonne cavalerie, mais jamais des corps de fantassins solides... C’est ce que l’on voit en France et en Italie et dans d’autres pays, où il n’y a en réalité que des nobles et des paysans misérables... à tel point que ces pays sont forcés d’employer pour leurs bataillons d’infanterie des bandes de mercenaires suisses et autres. De là vient qu’ils ont beaucoup d’habitants et peu de soldats. » (The Reign of Henry VII, etc. Verbatim Reprint from Kennet’s England, éd. 1719, Lond., 1870, p. 308.)
[6] Dr Hunter, Public Health, 7th Report, London 1865, p. 134. « La quantité de terrain assignée (par les anciennes lois) serait aujourd’hui jugée trop grande pour des travailleurs, et tendant plutôt à les convertir en petits fermiers. » (George Roberts : The social History of the People of the Southern Counties of England in past Centuries. Lond., 1856, p. 184, 185.)
[7] « Le droit du pauvre à avoir sa part des dîmes est établi par la teneur des anciens statuts. » (Tuckett, l. c., vol. II, p. 804, 805.)
[8] Il y a partout des pauvres. (N. R.)
[9] William Cobbet : A History of the protestant reformation. §. 471.
[10] R. Blakey : The History of political literature front the earliest times ; Lond., 1855, vol. Il, p. 84, 85. - En Écosse, l’abolition du servage a eu lieu quelques siècles plus tard qu’en Angleterre. Encore en 1698, Fletcher de Salhoun fit à la Chambre des Communes d’Écosse cette déclaration : « On estime qu’en Écosse le nombre des mendiants n’est pas au-dessous de deux cent mille. Le seul remède que moi, républicain par principe, je connaisse à cette situation, c’est de rétablir l’ancienne condition du servage et de faire autant d’esclaves de tous ceux qui sont incapables de pourvoir à leur subsistance. » De même Eden, l. c., vol. I, ch. I : « Le paupérisme date du jour où l’ouvrier agricole a été libre... Les manufactures et le commerce, voilà les vrais parents qui ont engendré notre paupérisme national. » Eden, de même que notre Écossais républicain par principe, se trompe sur ce seul point : ce n’est pas l’abolition du servage, mais l’abolition du droit au sol, qu’il accordait aux cultivateurs, qui en a fait des prolétaires, et en dernier lieu des paupers. - En France, où l’expropriation s’est accomplie d’une autre manière, l’ordonnance de Moulins en 1571 et l’édit de 1656 correspondent aux lois des pauvres de l’Angleterre.
[11] Il n’est pas jusqu’à M. Rogers, ancien professeur d’économie politique à l’Université d’Oxford, siège de l’orthodoxie protestante, qui ne relève dans la préface de son Histoire de l’agriculture le fait que le paupérisme anglais provient de la Réforme.
[12] A letter to sir T. C. Banbury, Brt : On the High Price of Provisions, by a Suffolk gentleman, Ipswich, 1795, p. 4. L’avocat fanatique du système des grandes fermes, l’auteur de l’Inquiry into the Connection of large farms, etc., Lond., 1773, dit lui-même, p. 133 : « Je suis profondément affligé de la disparition de notre yeomanry, de cette classe d’hommes qui a en réalité maintenu l’indépendance de notre nation ; je suis attristé de voir leurs terres à présent entre les mains de lords monopoleurs et de petits fermiers, tenant leurs baux à de telles conditions qu’ils ne sont guère mieux que des vassaux toujours prêts à se rendre à première sommation dès qu’il y a quelque mal à faire. »
[13] De la morale privée de ce héros bourgeois on peut juger par l’extrait suivant : « Les grandes concessions de terres faites en Irlande à lady Orknev en 1695 sont une marque publique de l’affection du roi et de l’influence de la dame... Les bons et loyaux services de Lady Orkney paraissent avoir été fœda laborium ministeria. » Voy. la Sloane manuscript collection, au British Museum, n° 4224 ; le manuscrit est intitulé : The character and behaviour of king William Sunderland, etc., as represented in original Letters to the Duke of Shrewsbury, from Somers Halilax, Oxford, secretary Vernon, etc. Il est plein de faits curieux.
[14] « L’aliénation illégale des biens de la couronne, soit par vente, soit par donation, forme un chapitre scandaleux de l’histoire anglaise... une fraude gigantesque commise sur la nation (gigantic fraud on the nation). » (F. W. NEWMAN : Lectures on political econ., Lond., 1851, p. 129, 130.)
[15] Qu’on lise, par exemple, le pamphlet d’Edmond Burke sur la maison ducale de Bedford, dont le rejeton est lord John Russel : The tomtit of liberalism.
[16] « Les fermiers défendirent aux cottagers de nourrir, en dehors d’eux-mêmes, aucune créature vivante, bétail, volaille, etc., sous le prétexte que s’ils avaient du bétail ou de la volaille, ils voleraient dans les granges du fermier de quoi les nourrir. Si vous voulez que les cottagers restent laborieux, dirent-ils, maintenez-les dans la pauvreté. Le fait réel, c’est que les fermiers s’arrogent ainsi tout droit sur les terrains communaux et en font ce que bon leur semble. » (A Political Enquiry into the consequences of enclosing waste Lands, Lond., 1785, p. 75.)
[17] Eden, l. c., Préface. - Les lois sur la clôture des communaux ne se font qu’en détail de sorte que sur la pétition de certains landlords, la Chambre des Communes vote un bill sanctionnant la clôture en tel endroit.
[18] Capital-farms. (Two Letters on the Flour Trade and the Dearness of Corn, by a Person in business. Londres, 1767, p. 19, 20.)
[19] Merchant-farms. (An Inquiry into the present High Prices of Provisions, Lond., 1767, p. 11, nota.) Cet excellent écrit a pour auteur le Rév. Nathaniel Forster.
[20] Thomas Wright : A short address to the public on the monopoly of large farms, 1779, p. 2, 3.
[21] Rev. Addington : Inquiry into the Reasons for and against enclosing open fields ; Lond. 1772, p. 37-43, passim
[22] Dr R. Price, l. c., 60 id, London 1805, t. II, p. 155. Qu’on lise Forster, Addington, Kent, Price et James Anderson, et que l’on compare le misérable bavardage du sycophante Mac Culloch dans son catalogue : The Litterature of Political Economy, Lond., 1845.
[23] L. c., p. 147.
[24] L. c., p. 159. On se rappelle les conflits de l’ancienne Rome. « Les riches s’étaient emparés de la plus grande partie des terres indivises. Les circonstances d’alors leur inspirèrent la confiance qu’on ne les leur reprendrait plus, et ils s’approprièrent les parcelles voisines appartenant aux pauvres, partie en les achetant avec acquiescement de ceux-ci, partie par voies de fait, en sorte qu’au lieu de champs isolée, ils n’eurent plus à faire cultiver que de vastes domaines. A la culture et à l’élevage du bétail, ils employèrent des esclaves, parce que les hommes libres pouvaient en cas de guerre être enlevés au travail par la conscription. La possession d’esclaves leur était d’autant plus profitable que ceux-ci, grâce à l’immunité du service militaire, étaient à même de se multiplier tranquillement et qu’ils faisaient en effet une masse d’enfants. C’est ainsi que les puissants attirèrent à eux toute la richesse, et tout le pays fourmilla d’esclaves. Les Italiens, au contraire, devinrent de jour en jour moins nombreux, décimée qu’ils étaient par la pauvreté, les impôts et le service militaire. Et même lorsque arrivaient des temps de paix, ils se trouvaient condamnés à une inactivité complète, parce que les riches étaient en possession du sol et employaient à l’agriculture des esclaves au lieu d’hommes libres. » (Appien : la Guerres civiles romaines, I, 7.) Ce passage se rapporte à l’époque qui précède la loi licinienne. Le service militaire, qui a tant accéléré la ruine du plébéien romain, fut aussi le moyen principal dont se servit Charlemagne pour réduire à la condition de serfs les paysans libres d’Allemagne.
[25] An Inquiry into the Connection between the present Prices of Provisions and the size of Farms, p. 124, 129. Un écrivain contemporain constate les mêmes faits, mais avec une tendance opposée : « Des travailleurs sont chassés de leurs cottages et forcés d’aller chercher de l’emploi dans les villes, mais alors on obtient un plus fort produit net, et par là même le capital est augmenté. » (The Perils of the Nation, 2° éd. Lond., 1843, p. 14.)
[26] F. W. Newman, Lectures on polit. Economy. London, 1851, p. 132.
[27] James Anderson : Observations on the means of exciting a spirit of national Industry, etc., Edimburgh, 1777.
[28] L. c., t. I, ch. XVI.
[29] En 1860, des gens violemment expropriés furent transportés au Canada sous de fausses promesses. Quelques-uns s’enfuirent dans les montagnes et dans les îles voisines. Poursuivis par des agents de police, ils en vinrent aux mains avec eux et finirent par leur échapper.
[30] David Buchanan : Observations on, etc., A. Smith’s Wealth of Nations, Edimb., 1814, t. IV, p. 144.
[31] George Ensor : An Inquiry concerning the Population of Nations, Lond., 1818, p. 215, 216.
[32] > Lorsque Mme Beecher Stowe, l’auteur de la Case de l’oncle Tom, fut reçue à Londres avec une véritable magnificence par l’actuelle duchesse de Sutherland, heureuse de cette occasion d’exhaler sa haine contre la République américaine et d’étaler son amour pour les esclaves noirs, - amour qu’elle savait prudemment suspendre plus tard, au temps de la guerre du Sud, quand tout cœur de noble battait en Angleterre pour les esclavagistes, je pris la liberté de raconter dans la New-York Tribune [Edition du 9 février 1853. Article intitulé : The Duchess of Sutherland and Slavery. (N. R.)] l’histoire des esclaves sutherlandais. Cette esquisse (Carey l’a partiellement reproduite dans son Slave Trade, Domatic and Foreign... Philadelphie, 1853, p. 202, 203) fut réimprimée par un journal écossais. De là une polémique agréable entre celui-ci et les sycophantes des Sutherland.
[33] On trouve des détails intéressants sur ce commerce de poissons dans le Portfolio de M. David Urquhart, New Series. - Nassau W. Senior, dans son ouvrage posthume déjà cité, signale l’exécution des Gaëls dans le Sutherlandshire comme un des clearings les plus bienfaisants que l’on ait vu de mémoire d’homme.
[34] Il faut remarquer que les « deer forests » de la haute Écosse ne contiennent pas d’arbres. Après avoir éloigné les moutons des montagnes, on y pousse les daims et les cerfs, et l’on nomme cela une « deer forest ». Ainsi pas même de culture forestière !
Deer forests : mot à mot : forêts de cerfs. En d’autres termes . forêts réservées à la chasse. (N. R.)
[35] Et la bourse de l’amateur anglais est longue ! Ce ne sont pas seulement des membres de l’aristocratie qui louent ces chasses, mais le premier parvenu enrichi ne croit un M’Callum More lorsqu’il peut vous donner à entendre qu’il a son « lodge » dans les highlands.
[36] Robert Somers : Letters from the Highlands or the Famine of 1847, Lond., 1848, p. 12-28, passim.
[37] En Allemagne, c’est surtout après la guerre de Trente ans que les propriétaires nobles se mirent à exproprier leurs paysans de vive force. Ce procédé, qui provoqua plus d’une révolte (dont une des dernières éclata encore en 1790 dans la Hesse-Electorale), infestait principalement l’Allemagne orientale. Dans la plupart des provinces de la Prusse proprement dite, Frédéric Il fut le premier à protéger les paysans contre ces entreprises. Après la conquête de la Silésie, il força les propriétaires fonciers à rétablir les huttes, les granges qu’ils avaient démolies et à fournir aux paysans le bétail et l’outillage agricole. Il avait besoin de soldats pour son armée, et de contribuables pour son trésor. Du reste, il ne faut pas s’imaginer que les paysans menèrent une vie agréable sous son régime, mélange de despotisme militaire, de bureaucratie, de féodalisme et d’exaction financière. Qu’on lise, par exemple, le passage suivant, emprunté à son admirateur, le grand Mirabeau : « Le lin, dit-il, fait donc une des grandes richesses du cultivateur dans le nord de l’Allemagne. Malheureusement pour l’espèce humaine, ce n’est qu’une ressource contre la misère, et non un moyen de bien-être. Les impôts directs, les corvées, les servitudes de tout genre, écrasent le cultivateur allemand, qui paie encore les impôts indirecte dans tout ce qu’il achète... et, pour comble de ruine, il n’ose pas vendre ses productions où et comme il le veut il n’ose pas acheter ce dont il a besoin aux marchands qui pourraient le lui livrer au meilleur prix. Toutes ces causes le minent insensiblement, et il se trouverait hors d’état de payer les impôts directs à l’échéance, sans la filerie ; elle lui offre une ressource, en occupant utilement sa femme, ses enfants, ses servantes, ses valets, et lui-même mais quelle pénible vie, même aidée de ce secours !
En été, il travaille comme un forçat au labourage et à la récolte ; il se couche à neuf heures et se lève à deux, pour suffire aux travaux ; en hiver, il devrait réparer ses forces par un plus grand repos ; mais il manquera de grains pour le pain et pour les semailles, s’il se défait des denrées qu’il faudrait vendre pour payer les impôts. Il faut donc filer pour suppléer à ce vide ; et comme la nature de la chose rend ce travail peu lucratif, il y faut apporter la plus grande assiduité. Aussi le paysan se couche-t-il en hiver à minuit, une heure, et se lève à cinq ou six ; ou bien il se couche à neuf, et se lève à deux, et cela tous les jours de sa vie, si ce n’est le dimanche. Ces excès de veille et de travail usent la nature humaine, et de là vient qu’hommes et femmes vieillissent beaucoup plus tôt dans les campagnes que dans les villes. » (Mirabeau : De la Monarchie prussienne, Londres, éd. 1788, t. III, p. 212 et suiv.)