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Dans le journal économique Világgazdaság, le Prix Nobel d’économie Joseph E. Stiglitz réfléchit à la crise économique mondiale. "Le monde sombre actuellement dans une crise financière qui sera selon les prévisions la pire depuis un quart de siècle, et peut être même depuis la crise économique mondiale de 1929. Cette crise est à bien des égards ’Made in America’. … Les pays qui avaient déjà avant la crise un gros déficit de la balance commerciale et un endettement élevé, souffriront plus que les autres. Ceux qui n’ont pas encore complètement libéralisé leurs marchés financiers et leurs marchés de capitaux, comme la Chine, pourront s’estimer heureux de ne pas avoir cédé à la pression du ministère des Finances américain. … Les vieilles institutions ont reconnu la nécessité de réforme, mais elles ont avancé à un rythme de tortue. Elles n’ont rien entrepris pour empêcher la crise actuelle. Se pose en outre la question de l’efficacité des réactions de ces institutions. … Après la crise économique mondiale, le monde a eu besoin de 15 ans et d’une guerre mondiale(...)"
Crise de 2008 : le mur de l’argent qui tombe, et … après
La crise économique mondiale de 2008 n’est pas un épisode un peu douloureux mais qui sera passé assez vite avec quelques difficultés au passage. C’est un tournant historique pour l’humanité. Nous ne faisons que de commencer à en mesurer l’importance et les conséquences. C’est la chute du mur de Wall Street qui marque le début du 21ème siècle comme la « chute du mur de Berlin » a marqué la fin du 20ème siècle. L’effondrement de la finance, de la bourse, de la banque et de l’économie est rapide, massif et impressionnant. Il signe la fin d’un règne même si ce qui va suivre est loin d’être établi ni même dessiné. Si la fin du stalinisme, qui avait toujours été un allié fidèle de l’impérialisme contre les peuples et les classes ouvrières, a été présenté comme une grande victoire du capitalisme sur le communisme, il n’en est nullement résulté un monde plus juste, plus libre ni moins guerrier. Et maintenant, c’est le capitalisme lui-même qui déclenche son propre effondrement sans être victime d’un quelconque ennemi : ni du terrorisme, ni du nationalisme, ni même du communisme. Ce ne sont pas les luttes des travailleurs qui sont en train d’abattre les murailles de Chine du capitalisme, c’est son propre fonctionnement qui le mène irrémédiablement à sa perte ! Le grand capital est amené à avoir un comportement qui est un poison mortel pour le système capitaliste lui-même. Il ne s’agit pas seulement de dérives des financiers. Tous les possesseurs de capitaux, en recherchant seulement leur profit individuel comme ils l’ont toujours fait, sont amenés à détruire le système à son cœur lui-même : l’investissement. Même si les Etats prétendent aujourd’hui investir des sommes colossales pour pallier aux investissements des capitalistes, ils ne peuvent pas relancer la machine. Les possesseurs de capitaux ne sont pas des philanthropes, ce n’est pas leur rôle. Si un investissement est rentable, ils se jettent dessus. S’il ne l’est pas ou s’il risque de ne plus l’être, impossible de convaincre les possesseurs de capitaux de s’y lancer. Or, aujourd’hui, les capitalistes de tous les pays sont unanimes et condamnent à mort la société capitaliste : pas assez rentable. C’est cela qui les a amené à retirer progressivement leurs capitaux des investissements productifs pour les concentrer sur la sphère financière qui permet des profits fabuleux et rapides. Ils s’en moquent, eux, que les profits financiers ne puissent pas produire de marchandises, qu’ils ne permettent pas de créer réellement de plus valus. Ils s’en moquent parce que les profits qui rentrent dans leurs caisses, eux, ne sont pas fictifs ! Toutes les banques, toutes les assurances, tous les trusts, et même toutes les collectivités locales ont été aspirés par cette possibilité de gagner de sommes considérables au jeu de loto des titres pourris, comme les subprimes. Peu importe que la base de ces titres n’était plus des sociétés florissantes mais des dettes, seulement des dettes. Peu leur importait que cet amoncellement de dettes ne faisait que grandir. Peu leur importe que leur crise ait englouti des milliers de milliards, des sommes des centaines de fois supérieures à ce qu’il faudrait pour en finir avec la faim, le manque d’eau, l’absence de santé et la misère dans le monde entier. Peu leur importe que cet amoncellement de dettes gagne maintenant les Etats qui comptent aller jusqu’au bout : au-delà de vider la caisse des Etats et des banques centrales, jusqu’à hypothéquer le sort des générations futures. Peu leur importe de fermer massivement les entreprises, de licencier massivement les travailleurs. Comme peu leur a importé de jeter à la rue massivement les propriétaires de maisons endettés aux USA. Le discours des gouvernants est clair : il faut sauver le système capitaliste, rien que cela ! Voilà donc un système qui ne serait pas si éternel que cela … Peu leur importe des hommes politiques qui dissertent sur la réforme du système. Ils ne peuvent ni ne veulent rien réformer à leur appétit de profits. C’est la base même du système qui est en cause et cela, personne ne peut le réformer. Le capitalisme, il faut l’accepter, avec ses conséquences les pires comme les guerres d’Irak et d’Afghanistan, avec les massacres comme celui de la France au Rwanda, ou il faut le renverser. Les travailleurs n’ont pas, pour le moment, décidé de passer à l’offensive, mais toute l’Histoire prouve que, lorsque la crise sociale est là, la classe ouvrière est capable de prendre en mains les rênes de la société. Ils n’ont jamais encore été jusqu’au bout de cette révolution sociale, mais une fois encore le problème est posé à cause de la crise provoquée par la classe dirigeante. On nous a menti : la chute du mur de Berlin et la mondialisation qui a suivi, accompagnée à une financiarisation de la société et à une mise en coupe réglée accrue de la planète, n’était peut-être pas tant que cela dû à une victoire du capitalisme mais à une fuite en avant du même type que la mondialisation qui avait suivi la crise systémique de 1873 puis mené à la guerre mondiale de 1914-1918, cette horrible boucherie qui a ensanglanté l’Europe et que l’on vient de commémorer sans être capable de nous expliquer ce qui l’a causé. La crise a également entraîné des révolutions sociales comme celle de 1917 en Russie, ou des contre-révolutions fascistes comme celle de Mussolini en Italie en 1922. Puis la crise systémique de 1929 a mené à de nouvelles horreurs : fascismes en Allemagne et en Espagne et, à nouveau, guerre mondiale, pour finir par une entente entre stalinisme et bureaucratie qui a relativement stabilisé la planète sur la base d’une exploitation éhontée des peuples. C’est cette stabilité qui a été ébranlée au milieu des années 1980 par les travailleurs : ceux de Pologne, de Yougoslavie, de Chine, du côté du bloc dit de « l’Est », et ceux de Corée du sud, d’Afrique du sud, de Turquie, du Brésil, d’Argentine, du côté du bloc de l’Ouest. C’est l’une des raisons de la fin de la politique des blocs, politique usée jusqu’à la corde. Russie, Chine ou pays de l’Est ont rejoint le monde capitaliste, mais ce monde vient de montrer que l’ouverture des marchés n’a pas suffi à relancer la machine. Elle est décidément arrivée à ses limites. Elle ne peut plus compter sur de nouvelles avancées. Dans le cadre de ce système, il n’y a plus à attendre que des horreurs, et bien pires que ce que nous avons connu auparavant. Non, les travailleurs et les peuples n’ont pas à attendre que le ciel leur tombe sur la tête. Si le capitalisme n’a plus d’avenir, cela ne veut pas dire que l’humanité est foutue. Elle est tout à fait capable de bâtir une autre société, fondée sur les besoins de ses membres et non plus sur le profit de quelques sociétés. 2008 sera certainement la date d’un tournant historique, mais c’est à nous, c’est aux peuples aujourd’hui opprimés et exploités, d’en donner la signification historique : un grand pas en avant ou un grand pas en arrière pour le genre humain !
Qu’est-ce qu’une crise capitaliste ?
Des dizaines, puis des centaines de milliards de dollars engouffrés dans les trous des banques, des assurances et des bourses, et le début d’une forte récession, la crise actuelle entraîne de nombreuses inquiétudes et d’encore plus nombreuses questions, le plus souvent sans réponse. Et pour cause ! Le système capitaliste, nous le connaissons bien et même nous ne connaissons que lui. Et pourtant, nous ne le connaissons pas ! C’est la crise elle-même qui révèle à la plupart d’entre nous des fonctionnements totalement ignorés.
Le plus souvent, nous réfléchissons au système capitaliste comme s’il s’agissait d’un mode rationnel de fonctionnement. Ou, au moins, d’un mécanisme qui devrait être rationnel. Nous le pensons comme un système dirigé par des êtres humains en vue de buts humains. Ce n’est pourtant pas le cas. Nous y voyons "une société de consommation" ou encore "un marché". Là encore, il s’agit d’un contre-sens. La société marchande est depuis longtemps morte et le capitalisme n’est pas essentiellement achat et vente.
La situation actuelle de crise est l’objet des mêmes contre-sens. Certains y voient une nouvelle crise de l’immobilier. D’autres une crise des ressources énergétiques. D’autres encore, une crise du système de régulation des marchés financiers. Toutes ces interprétations visent à cacher le véritable problème qui touche les fondements mêmes du système, et du système capitaliste et pas seulement du "système financier". En fait, il n’existe pas un système financier qui serait séparé du système capitaliste.
Le capitalisme n’est pas en crise parce qu’il manquerait d’argent, qu’il manquerait de richesses à pomper, qu’il manquerait de travailleurs à exploiter, ni parce que les exploités en ont assez mais, simplement, parce qu’il manque de perspectives pour ses investissements. Les besoins à satisfaire existent toujours (les besoins matériels insatisfaits croissent considérablement) , mais les satisfaire ne serait plus assez rentable. La course au profit se heurte donc à un mur, à une limite. Les processus multiples pour contourner cette limite (financiers notamment) n’ont fait qu’aggraver le niveau de la crise puisqu’ils ont accru dans des proportions phénoménales le capital total sans accroitre dans la même proportion les investissements possibles. Ces méthodes financières, monétaires, bancaires, etc... ne peuvent être que des palliatifs momentanés et ne peuvent pas résoudre le problème. le système est de plus en plus bloqué. Sa maladie : trop d’argent pour en faire du capital participant à des cycles économiques.
Il convient de distinguer les multiples crises de fonctionnement, indispensables au capitalisme ou crises de conjoncture des crises systémiques qui menacent de mort le système lui-même.
Il serait erroné de voir dans la crise actuelle une simple crise conjoncturelle. Les éléments dont on dispose à l’heure actuelle poussent plutôt à y voir une crise systémique, c’est-à-dire une véritable limite du système qui le remet fondamentalement en question.
Bien sûr, il y a diverses crises au sein de la situation actuelle :
une crise immobilière doublée d’une crise spéculative
une crise boursière
une crise bancaire
une récession économique
une crise américaine liée aux divers déficits de l’impérialisme US
une crise générale de la domination impérialiste
etc...
Mais tout cela ne s’additionne pas. Il n’y a en fait qu’une seule crise qui a longtemps été retardée par l’impérialisme US essentiellemnt grâce à ce que l’on a appelé la "mondialisation".
Il y a peu de chance que les USA parviennent encore à retarder l’explosion. les trémoussements des chefs d’Etat et des dirigeants financiers de la planète ne font que souligner leur grande inquiétude.
L’une des dernières mesures après quelques faillites retentissantes aux USA, en Grande Bretagne ou en Espagne, avait été la décision de Bush d’annoncer une limitation du droit de spéculer sur les sociétés dont les noms suivent. Sous-entendu, ces sociétés sont pleines de trous, vont bientôt faire faillite et le système financier va les attaquer. Ce sont : BNP Paribas, Bank of America, Barclays Citigroup, Crédit Suisse, Daiwa Securities, Deutsche Bank, Allianz, Goldman Sachs, Royal Bank, HSBC Holding, JP Morgan Chase, Lehman Brothers, Merril Lynch, Mizuko Financial Group, Morgan Stanley, UBS, freddie Mac et Fannie Mae. On a vu que cela n’a rien empêché et nombre de ces établissements sont soit en faillite, soit rachetés à bas prix, soit nationalisés. Les autres lle seront bientôt ! La raison : officiellement quarante mille milliards de dollars de trous !!!
Mais, là encore, ce n’est que la partie immergée de l’iceberg de la crise. Sur le fond, le capitalisme lui-même répond : "no future" (pas d’avenir) Ce ne sont pas les peuples, c’est le système qui n’y croit plus et ne voit plus d’échappatoire.
Laisser exploser le tout va de plus en plus lui paraître la meilleure solution pour parvenir au même résultat : faire payer aux peuples les frais de la crise, assainir en détruisant, pour - beaucoup plus tard et après quelles guerres ? - repartir sur des bases plus saines si tout n’est pas détruit d’ici là !
Pour les travailleurs et les peuples, la situation est neuve : il faut préparer un autre avenir débarrassé du capitalisme.
La crise économique du capitalisme vient de repartir de plus belle en janvier 2008. Dans la foulée de la crise des subprimes qui avait enflammé l’immobilier et la finance aux USA, en Angleterre et en Espagne. Elle se double maintenant d’une crise des liquidités, d’une chute des bourses et d’une crise des banques. La crise américaine y rajoute la menace d’une récession mondiale de grande ampleur. Des banques américaines et européennes sont menacées. Les banques françaises commencent à reconnaître l’existence de fonds douteux. La BNP avait commencé dès le début de la crise. La Société Générale reconnaît indirectement la même chose avec un perte de plusieurs milliards d’euros. Et ce n’est qu’un début ....
La finance, se détournant des bourses et du dollar, joue sur les monnaies, sur le prix du pétrole, sur les prix des produits alimentaires. Il en découle un effondrement du niveau de vie dans les pays les plus pauvres et jusque dans les pays riches. L’inflation se rajoute à la récession, rendant quasi impossible toute politique pour retarder ou éviter l’aggravation de la crise.
Comment comprendre le sens de cette crise économique ? Il s’agit bel et bien d’une crise systémique, c’est-à-dire d’une catastrophe générale qui prend sa source dans les mécanismes fondamentaux du système à l’échelle mondiale et les menace tous. Le capitalisme s’autodétruit, même s’il ne mène pas lui-même à une solution. Sans chercher à expliquer leurs crises. les classes dirigeantes prétendent éviter la crise. En fait, elles recherchent d’abord à éviter que leur système d’exploitation et de mise en coupe réglée du monde en soit affecté et, en second, que leurs propres capitaux accumulés, n’en subissent des conséquences. les peuples, comme les deux guerres mondiales l’ont montré, ne seront pas nécessairement épargnés, tant que les travailleurs épargneront le système capitaliste.
Pour le moment, s’il faut insister sur un point, c’est de ne faire aucune confiance aux déclarations des gouvernants, des banquiers et des industriels. Tous prétendront vouloir nous sauver et mettre sur pied plan sur plan dans ce but. Ils ne feront que nous enfoncer dans la misère et le chômage soi-disant pour nous sauver... Aucune confiance dans les banques pour y laisser nos économies. Aucune confiance aux industriels pour "sauver nos emplois". Aucune confiance aux gouvernants pour "protéger le pays de la crise" comme ils disent. Travailleurs, n’ayons confiance qu’en nous-mêmes, qu’en notre force, qu’en notre mobilisation, qu’en notre organisation ! Unissons-nous par delà les frontières. Ne croyons à aucun discours nationaliste présentant un autre peuple, un autre pays, un seul chef d’Etat, comme le seul responsable. Ils le sont tous ! La crise économique, eux tous les transformerons en occasion de nouvelles rapines, de nouvelles fortunes faciles. Transformons-la en une occasion de nous libérer définitivement de leur système d’exploitation ! Les travailleurs ont une société bien plus humaine, plus constructive, bien plus utile à l’ensemble des hommes à offrir. La nouvelle crise du capitalisme doit sonner l’avènement du socialisme !
Il ne s’agit pas là d’un simple vœu mais d’une nécessité. la crise pose en effet une question au monde, comme les crises mondiales systémiques précédentes.
En effet, les précédentes crises systémiques ont produit guerres mondiales, dictatures, fascismes mais aussi révolutions prolétariennes. Il y a une alternative : socialisme ou barbarie qui se pose à terme au monde.
En tout cas, la crise sonne le glas des conceptions réformistes. Celles-ci n’ont été capables que de négocier comment se faire exploiter. Aujourd’hui même ces sacrifices sont insuffisants pour le capitalisme qui est menacé par sa propre crise.
Dors et déjà les peuples les plus pauvres sont plongés dans la misère : l’Egypte redécouvre la famine et l’Afrique connaît de nouvelles émeutes. Ce n’est qu’un début. Le pire effondrent sera celui de la petite et de la moyenne bourgeoisie des pays riches : quand on est un peu au dessus, on tombe de plus haut ! Et cela signifie la fin de la démocratie capitaliste car sa propre base disparait. Pour ceux qui veulent réfléchir pour préparer l’avenir, la révolution mondiale n’est plus une lointaine perspective mais à une perspective à préparer dès maintenant.
Mais, d’abord, il convient de comprendre comment cette crise exprime des limites du système capitaliste incapable de proposer des investissements à une part croissante des capitaux. Là est la source de la part croissante de capitaux dédiés à la spéculation. Là est également la source de la crise actuelle. Cela signifie que l’on ne peut pas dire que la spéculation a causé la crise. C’est le capitalisme lui-même qui est en crise et pas seulement le système financier.
Il ne peut pas y avoir d’amélioration, de "régulation" du système. la crise touche aux fondement même de la société du profit capitaliste, société qui ne peut pas être réformée mais seulement renversée.
Le capitalisme en crise ne peut entraîner le monde que dans des catastrophes de grande ampleur. C’est le seul moyen pour lui de se relancer. Il doit (presque) tout détruire pour repartir sur de nouvelles bases. Par conséquent, loin d’être sorti rapidement de sa crise actuelle, le système mondial de domination va entraîner tous les peuples du monde dans le cauchemar : récession, effondrement des banques, misère, dictatures, guerres et guerre mondiale...
La seule réponse n’est pas régulation ni intervention de l’Etat mais intervention de la classe ouvrière et des peuples : REVOLUTION et la seule alternative : LE POUVOIR AUX TRAVAILLEURS visant à la suppression du mode d’exploitation capitaliste.
ENTRETIEN AVEC IMMANUEL WALLERSTEIN
"Je pense que nous sommes entrés depuis trente ans dans la phase terminale du système capitaliste. Ce qui différencie fondamentalement cette phase de la succession ininterrompue des cycles conjoncturels antérieurs, c’est que le capitalisme ne parvient plus à "faire système", au sens où l’entend le physicien et chimiste Ilya Prigogine (1917-2003) : quand un système, biologique, chimique ou social, dévie trop et trop souvent de sa situation de stabilité, il ne parvient plus à retrouver l’équilibre, et l’on assiste alors à une bifurcation.
La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la dominaient jusqu’alors, et l’on voit émerger une lutte, non plus entre les tenants et les adversaires du système, mais entre tous les acteurs pour déterminer ce qui va le remplacer. Je réserve l’usage du mot "crise" à ce type de période. Eh bien, nous sommes en crise. Le capitalisme touche à sa fin.
Pourquoi ne s’agirait-il pas plutôt d’une nouvelle mutation du capitalisme, qui a déjà connu, après tout, le passage du capitalisme marchand au capitalisme industriel, puis du capitalisme industriel au capitalisme financier ?
Le capitalisme est omnivore, il capte le profit là où il est le plus important à un moment donné ; il ne se contente pas de petits profits marginaux ; au contraire, il les maximise en constituant des monopoles - il a encore essayé de le faire dernièrement dans les biotechnologies et les technologies de l’information. Mais je pense que les possibilités d’accumulation réelle du système ont atteint leurs limites. Le capitalisme, depuis sa naissance dans la seconde moitié du XVIe siècle, se nourrit du différentiel de richesse entre un centre, où convergent les profits, et des périphéries (pas forcément géographiques) de plus en plus appauvries.
A cet égard, le rattrapage économique de l’Asie de l’Est, de l’Inde, de l’Amérique latine, constitue un défi insurmontable pour "l’économie-monde" créée par l’Occident, qui ne parvient plus à contrôler les coûts de l’accumulation. Les trois courbes mondiales des prix de la main-d’oeuvre, des matières premières et des impôts sont partout en forte hausse depuis des décennies. La courte période néolibérale qui est en train de s’achever n’a inversé que provisoirement la tendance : à la fin des années 1990, ces coûts étaient certes moins élevés qu’en 1970, mais ils étaient bien plus importants qu’en 1945. En fait, la dernière période d’accumulation réelle - les "trente glorieuses" - n’a été possible que parce que les Etats keynésiens ont mis leurs forces au service du capital. Mais, là encore, la limite a été atteinte !
Y a-t-il des précédents à la phase actuelle, telle que vous la décrivez ? Il y en a eu beaucoup dans l’histoire de l’humanité, contrairement à ce que renvoie la représentation, forgée au milieu du XIXe siècle, d’un progrès continu et inévitable, y compris dans sa version marxiste. Je préfère me cantonner à la thèse de la possibilité du progrès, et non à son inéluctabilité. Certes, le capitalisme est le système qui a su produire, de façon extraordinaire et remarquable, le plus de biens et de richesses. Mais il faut aussi regarder la somme des pertes - pour l’environnement, pour les sociétés - qu’il a engendrées. Le seul bien, c’est celui qui permet d’obtenir pour le plus grand nombre une vie rationnelle et intelligente.
Cela dit, la crise la plus récente similaire à celle d’aujourd’hui est l’effondrement du système féodal en Europe, entre les milieux du XVe et du XVIe siècle, et son remplacement par le système capitaliste. Cette période, qui culmine avec les guerres de religion, voit s’effondrer l’emprise des autorités royales, seigneuriales et religieuses sur les plus riches communautés paysannes et sur les villes. C’est là que se construisent, par tâtonnements successifs et de façon inconsciente, des solutions inattendues dont le succès finira par "faire système" en s’étendant peu à peu, sous la forme du capitalisme."
LU SUR LE NET DE LA FINANCE :
Apocalypse now
Alors que le dollar bat des records de faiblesse face à l’euro, les analyses de certains observateurs sont de plus en plus sombres. Dans une présentation à la Commission de Finances de la Chambre des représentants, le professeur Nouriel Roubini a décrit un tableau apocalyptique de la situation.
Nouriel Roubini est professeur d’économie à la Stern School of Business de la New York University. C’est un homme respecté qui a eu le bonheur de prévoir les difficultés économiques américaines, notamment l’éclatement de la bulle immobilière et ses conséquences sur la sphère financière américaine.
Mardi, il a été invité par la Commission des Finances de la Chambre des Représentants à donner son avis sur la situation actuelle. Il a décrit en douze points la possibilité d’un effondrement systémique du système financier. En premier lieu, Nouriel Roubini remarque que la récession de l’immobilier est la pire de l’histoire américaine. Il envisage une baisse des prix des logements comprise entre 20% et 30% par rapport au niveau précédent l’éclatement de la bulle. Cela se traduirait par une évaporation de 4000 à 6000 milliards de dollars du patrimoine des ménages américains.
Dans l’hypothèse d’une baisse de 30% de la valeur des logements, 10 millions de ménages seraient dans une situation de "negative equity" : ils devraient à leur banque plus, voire beaucoup plus, que la valeur de leur maison. D’où des perspectives de faillites personnelles et de faillites de promoteurs immobiliers.
Deuxième point, l’estimation des pertes liées au crédit "subprime" sont comprises entre 250 et 300 millions de dollars. Toutefois, il y a un effet de contagion sur l’ensemble des crédits hypothécaires, surtout sur la partie titrisation. Comme ce marché est fermé, les banques ne peuvent pas distribuer du crédit, même aux bons emprunteurs. La crise n’est pas limitée aux Etats-Unis : elle s’est répandue mondialement.
Troisième point, la récession va provoquer des problèmes de défaut sur d’autres formes de crédit à la consommation : carte de crédit, prêt automobile, prêt étudiant, tous étant titrisés. Selon le sondage organisé par la FED auprès des directeurs de crédit des établissements bancaires, la raréfaction du crédit ("credit crunch") se répand sur les prêts à l’habitat, puis sur les crédits à la consommation, puis sur les grandes banques et enfin sur les petits établissements (même s’ils sont bien gérés).
Quatrième point, on ne peut pas exactement connaître les pertes que devront supporter les rehausseurs de crédit ("Monoline"). Elles sont certainement supérieures au package de recapitalisation (10 à 15 milliards de dollars) que les régulateurs tentent de mettre sur pied. D’après Nouriel Roubini, le rating AAA accordé aux "Monoline" n’est pas justifié. Cela peut se traduire par de nouvelles provisions bancaires de 150 milliards de dollars.
Cinquième point, l’immobilier commercial et d’entreprise va lui aussi s’effondrer. Les pratiques bancaires dans ce domaine étaient aussi insouciantes et dangereuses que dans l’immobilier résidentiel. Bientôt, plus personne ne va vouloir construire de surfaces commerciales, de bureaux et de magasins dans des villes devenues fantômes.
Sixième point, Nouriel Roubini n’écarte pas la faillite d’une grande banque américaine exposée au risque immobilier (déjà 200 préteurs "subprime" ont fait faillite). Et de craindre une évolution similaire à Northern Rock, en Grande Bretagne, avec une panique des déposants. La FED devra donc confirmer que la doctrine "too big to fail", (trop grosse pour faire faillite) sera respectée. Et de noter que Countrywide a reçu pour 55 milliards de dollars de financement de la Federal Home Loan Bank (FHLB), un organisme semi-public.
Septième point, les pertes des banques liées aux activités de financement des LBO ("leveraged buyout") sont déjà conséquentes et augmentent. Les établissements bancaires portent sur leur bilan des prêts qui, au mieux, valent 90% de leur valeur nominale et souvent moins. Les LBO réalisés avec un endettement représentant sept à huit fois le cash flow de l’entreprise pourraient être les premiers touchés.
Huitième point, avec la récession, le taux de défaut des entreprises (celles qui ne peuvent plus honorer leurs dettes) va augmenter. De 1971 à 2007, le taux moyen était de 3,8% mais entre 2006 et 2007, il est tombé à 0,6% (sans doute un effet de l’abondance de crédit pendant ces deux années). Or, généralement, le taux de défaut remonte à 10% pendant une récession classique. Aujourd’hui, Nouriel Roubini envisage un taux nettement supérieur avec un impact important sur le marché des dérivés de crédit (CDS, Credit Default Swap). L’encours des CDS est proche de 50.000 milliards de dollars ; les pertes potentielles seraient de 20 à 250 milliards de dollars.
Neuvième point, le système financier fantôme ("shadow financial system"), composé par les établissements ou organismes non-bancaires (donc non réglementés par la FED) va avoir des problèmes. Son principe ayant été d’emprunter des ressources à court terme pour financer des emplois (investissements) à long terme, il est maintenant acculé au mur. A la différence des banques, il n’a pas accès aux facilités de financement de la Réserve Fédérale, notamment le guichet de l’escompte. Son sauvetage en sera d’autant plus difficile et Nouriel Roubini n’écarte pas la faillite de plusieurs Hedge Funds, de plusieurs Sicav Monétaires (dites dynamiques), voire d’une ou deux banques d’affaires.
Dixième point, les marchés boursiers mondiaux vont s’ajuster aux perspectives d’une sévère récession américaine. Et de prévoir un marché baissier persistant (baisse de 28% de l’indice Standard and Poor’s des 500 valeurs), la faillite de quelques Hedge Funds et une contagion globale sur les autres places boursières.
Onzième point, la raréfaction du crédit va s’amplifier et aura des conséquences néfastes sur la liquidité de plusieurs marchés financiers. Cela se traduira par une vive remontée du prix du risque (manque de confiance entre contrepartie, hausse des spreads interbancaires).
Douzième point, un cercle vicieux de pertes, réduction de capital, contraction du crédit, ventes forcées d’actifs provoquera d’autres phénomènes de contraction du crédit. Et de craindre que les prix des actifs financiers descendront à un niveau inférieur à leur valeur fondamentale. Le catalyseur d’un tel événement ? La baisse de rating des assureurs "monoline" et l’effondrement des bourses.
Nouriel Roubini cite les estimations de Goldman Sachs pour qui une perte globale de 200 milliards de dollars des institutions financières se traduit par une contraction de crédit de 2000 milliards de dollars. La recapitalisation des banques par les fonds souverains (80 milliards de dollars) ne va pas endiguer le phénomène.
Une fois ce tableau dressé, Nouriel Roubini émet au moins une note optimiste. Il remarque que la FED, qui n’avait pas pris conscience de l’ampleur des problèmes, est maintenant alerte. Cependant, il doute qu’elle puisse endiguer le tsunami qui se prépare. Et il conclu par une dernière crainte : les ménages qui sont très endettés et qui subissent le phénomène de "negative equity) pourraient décider d’abandonner leur logement et le remboursement de leurs emprunts. Combien sont concernés ? 10 à 15 millions selon Nouriel Roubini. Ce qui fait froid dans le dos.
lPascal Boulard
Sur la crise de 1929
Le secrétaire d’Etat américain Mellon face à la crise de 1929, cité Herbert Hoover, dans ses « Mémoires » : « Il suffit de liquider les ouvriers, les stocks, les agriculteurs et l’immobilier. »
Extraits de « Histoire économique et sociale du monde » de P. Léon :
« La grande crise du monde capitaliste
« La crise débuta en octobre 1929 aux Etats-Unis par une crise boursière ; elle prit rapidement un caractère mondial, elle fut longue et atteignit son paroxysme lorsque la production tomba au plus bas : 1931 en Grande-Bretagne, 1933 aux Etats-Unis et 1935 en France. Les différents rouages de la vie économique furent successivement touchés. Ainsi, le krach de Wall Street engendra une nouvelle chute des prix de 1929 à 1932, dans laquelle vinrent d’inscrire en mai 1931 une crise française et, à partir de septembre de la même année, une crise monétaire. Malgré la diversité de ses manifestations, loin de constituer une série de crises qui venaient s’ajouter accidentellement les uns aux autres, le cataclysme était dû à un enchaînement de causes.(…) Une nouvelle chute des prix, dont le centre fut encore une fois les Etats-Unis, eut lieu dans le second semestre de l’année 1937 et la production mondiale ne se releva vraiment que grâce à la course aux armements pendant l’année 1938 (…) La crise du capitalisme eut de multiples aspects qui sont indissociables. Par commodité, les répercussions sociales et les luttes qu’elle provoqua sont traitées à part : le danger d’un tel parti pris assimilable à l’économisme est de faire tout dépendre de la politique économique (…)
La flambée sur le cours des actions à la Bourse de New York avait commencé en 1927-1928 : l’indice des valeurs industrielles indique un doublement des cours en moins de deux ans (début 1928 : 191 ; décembre 1928 : 300 ; septembre 1929 : 381). Bien que cette poussée n’eût rien d’exceptionnel dans l’histoire de la Bourse, elle expliquait assez bien la fièvre du public. Les transactions en 1929 portaient en moyenne sur 42 millions de titres par jour, avec parfois des montées en flèche à 82 millions comme en mars 1929. La hausse du nombre de transactions ne présentait aucun danger en soi. Le fait que certaines actions passaient entre plusieurs mains en peu de temps dénotait pourtant le caractère spéculatif de ces mouvements. Le nombre des Américains qui jouaient à la Bourse était autour de 1,5 millions sur 122 millions d’habitants, mais en réalité le marché se cristallisait autour de quelques milliers de spéculateurs parmi lesquels Samuel Insull, Charles Mitchell de la National City Bank et Albert Wiggins de la Chase Bank. Comment expliquer tout d’abord l’abondance des titres mis sur le marché ? Principalement par la transformation rapide des structures sociales de l’entreprise – de la firme familiale à la société anonyme - et par l’habitude prise par les grandes affaires de prévoir à l’avance, au moyen d’augmentations anticipées du capital, leurs projets d’investissements à long terme. A quoi il faut ajouter la multiplication caractéristique de l’époque des sociétés d’investissement qui n’étaient que des pyramides financières fondées sur l’achat, en principe, de bons portefeuilles afin d’offrir à l’épargnant la possibilité de jouer sans risques. D’où provenait en second lieu la flambée des cours ? (…) Dans l’atmosphère de prospérité générale qui régnait et surtout par suite du manque d’informations des épargnants, un mouvement excessif d’anticipation à la hausse avait eu lieu, surtout dans les secteurs à la traîne et dans les affaires risquées. La spéculation n’avait plus aucun lien avec le montant des dividendes distribués, elle se fondait sur la hausse des cours des actions et prenait manifestement un caractère de plus en plus psychologique. (…) L’un des phénomènes les plus caractéristiques de cet emballement de Wall Street fut la forte croissance des prêts aux courtiers. Ils doublèrent de fin août 1926 à fin novembre 1928 et augmentèrent encore d’un tiers à partir de cette date jusqu’à fin septembre 1929. (…) L’édifice du crédit boursier était donc tout aussi fragile que celui du crédit international ; de plus, il pompait les liquidités du monde. Le gouvernement fédéral était d’ailleurs convaincu du danger de la situation ; cependant il hésita longtemps avant d’intervenir, le seul moyen qu’il eût à sa disposition pour réduire la masse monétaire en circulation étant de relever le taux d’escompte. Or, une telle manipulation ne pouvait qu’accentuer la récession économique qui était apparue fortement dans le bâtiment, voire l’automobile. Le 6 août, ce taux fut finalement porté à 6%. (…) Il n’y eut pour le moment point de résultat sur la Bourse. La crise débuta le 23 octobre et le jeudi 24, le fameux jeudi noir, ce fut la panique : 13 millions de titres furent cédés, 16,5 millions d’actions furent encore liquidées le 29. Malgré l’intervention d’un syndicat de banquiers (Morgan, Mitchell, Wiggin, …) qui avança un milliard de dollars pour couvrir des prêts à vue, malgré celle du Système Fédéral qui fournit également des fonds – ce qui était contraire à la loi – et qui abaissa le taux d’escompte à 5 puis 4,5%, le krach dura 22 jours. Ce fut le plus long de l’histoire. (…)
Comment expliquer le retournement du cycle boursier ? Il faut noter d’abord que les difficultés des affaires et de l’emploi avaient commencé bien avant, de part et d’autre de l’Atlantique. Le resserrement de la production, des prix et de l’emploi en Europe – sauf la France – datait du premier trimestre de 1929 (déjà 1,9 millions de chômeurs en Allemagne). Aux Etats-Unis, la construction des villas de luxe s’était fortement ralentie dès le printemps, la production des automobiles avait atteint le chiffre record de 622.000 en mars, avant de retomber à 416.000 dès septembre. Dans le cas américain, les trois indicateurs précités qui cernent l’activité économique changèrent de direction à partir de juin. (…) La crise boursière ne fut qu’un « maillon de la chaîne » qui désagrégea les économies occidentales. Certes, à la fin de l’année 1929 et au début de 1930, des liquidités réapparurent à la suite du renversement des politiques d’escompte des banques centrales. Il était trop tard. En raison de la contraction du crédit au moment du krach, le phénomène de déflation des prix avait atteint un nouveau palier qui fut longtemps irréversible. A son tour, la déflation, cette fois générale, provoqua un réflexe de retrait des fonds et de thésaurisation d’une tout autre ampleur qui fit éclater au grand jour la crise économique. La spéculation boursière avait donc masqué pendant un temps la contradiction entre l’existence d’une suraccumulation mondiale de capitaux et une économie qui végétait faute de débouchés. Le krach fut moins dû à la prise de conscience de l’inanité d’une telle spéculation qu’aux déséquilibres supplémentaires que la Bourse créait. »
« Un processus de nivellement comparable en grandeur et en soudaineté à celui auquel Lénine avait présidé une décennie auparavant. »
John Kenneth Galbraith dans « La crise économique de 1929 »
Extraits de « Enquête sur le capitalisme dit triomphant » (1995)
de Claude Bitot
La crise des années 70 comparée à celle de 1929
« La crise actuelle est-elle la répétition de celle de 1929 ? » de Robert Boyer
article pour le n°8206 de la revue du Cepremap (centre d’études prospectives d’économie) :
« Lors des années vingt, la forte croissance de l’économie repose sur un boom de l’accumulation portant de façon privilégiée sur la section des moyens de production. Quant à la croissance de l’emploi, elle est dans sa quasi-totalité dépendante du succès de l’accumulation puisqu’elle est uniquement le fait de la section 1. La crise de 1929 apparaît donc comme une crise de suraccumulation dans la section 1, ce qui explique que, de 1929 à 1938, la chute de l’accumulation, différentiellement plus marquée dans la section 1, impose le retour à une relative cohérence des deux sections mais au prix d’une contraction cumulative de la production et de l’emploi. A l’opposé, à partir de la fin des années cinquante, l’accumulation se porte simultanément sur les deux sections, signe d’une forme nouvelle d’articulation entre les conditions de production – tout particulièrement dans la section 2, initialement retardataire par rapport aux normes américaines – et les conditions de vie des salariés. (…) Dans la crise actuelle – tout comme de 1930 à 1938 – la montée du chômage ne dérive pas de désajustements conjoncturels, mais bien de l’arrivée aux limites d’un régime d’accumulation – lui-même conséquence d’un ensemble de formes structurelles ou institutionnelles originales. (…)
Le mode de croissance de l’après seconde guerre (…) a buté aux Etats-Unis depuis le milieu des années soixante (…) sur les limites de l’approfondissement de la division sociale et technique du travail, hypothéquant la poursuite des gains de productivité élevés, base sur laquelle repose la stabilité du mode de croissance due en particulier à la complémentarité salaire-profit d’une part, consommation et investissement de l’autre. (…) Aux Etats-Unis dans le milieu des années soixante se manifeste un problème majeur de productivité industrielle, que ces difficultés naissent du caractère de plus en plus coûteux du développement des forces productives ou des luttes des travailleurs (…). Si la crise de 1929 était marquée par l’incompatibilité entre un taux de profit – trop haut – et des perspectives de réalisation – insuffisantes du fait même du niveau du taux de profit -, la dynamique à l’œuvre après 1945 se manifeste au contraire par une très grande régularité de la croissance qui conserve jusqu’en 1973 un niveau élevé. (…) C’est l’ensemble des formes institutionnelles, d’un régime d’accumulation intensive centrée sur la consommation de masse et d’une régulation dite « monopoliste » qui entre en crise au début des années soixante-dix. (…) Apparemment, les années 1930-1931 d’une part, 1974-1975 de l’autre, font apparaître une étonnante similitude quant à la contraction de la production industrielle et du PIB (environ – 11% pour la première, – 4% pour la seconde). De la même façon, l’investissement se contracte massivement bien qu’à un rythme moindre en 1975 (- 7% contre – 15%). De fait, au-delà de ces similitudes, on enregistre deux différences fondamentales :
Après la chute de la production pendant quatre trimestres, le mouvement se renverse au milieu de l’année 1975 alors que la dépression ne cesse de s’approfondir jusqu’en 1932 ;
Au cours des deux années sous revue, une différence fondamentale tient à l’opposition entre une déflation qui va s’approfondissant (respectivement
–2,8% et -7,5% de chute des prix à la consommation en 1931 puis 1932) et la poursuite de l’inflation à un rythme élevé peu affecté par l’ampleur de la récession (10,9% et 9,6% par an en 1975 et 1976). (…)
Si la récession (des années soixante-dix) s’arrête au bout de quatre trimestres, c’est pour l’essentiel du fait de la poursuite d’une forte croissance de la consommation des ménages (+ 4,2% par an) alors qu’au contraire elle avait chuté de 1930 à 1931 (-5,1%). Ainsi s’explique qu’après une première année de réduction de l’investissement, ce dernier se remette à croître légèrement, du fait des pressions qu’exerce la demande finale sur les capacités de production d’abord dans le secteur des moyens de consommation et par extension dans celui des moyens de production. Enfin, la reprise de la croissance des exportations au milieu de l’année 1975 s’oppose à l’effondrement qui survient de 1931 à 1932, lui-même conséquence de la montée du protectionnisme et de la dislocation des relations internationales qui marquent les années trente. (…) Le contraste entre l’effondrement de la consommation dans les années trente (son taux annuel de variation passe de 2,3% à – 3,8% après 1930) et la très légère décélération après 1974 (de + 4,9% à + 3,6% par an) est frappant (…)
La crise actuelle trouve son origine dans le divorce entre un niveau de taux de profit trop bas et la poursuite d’une croissance des débouchés de moyens de consommation, impulsée par le rapport salarial, dans un premier temps tout au moins. Dans un second temps, le blocage de l’accumulation a pour conséquence de réduire le dynamisme de la consommation, crise liée à l’insuffisance de la rentabilité et récession dérivant de la contraction de la demande effective cumulant leurs effets. Tout le problème est alors celui du relèvement du taux de profit. (…)
Il est clair que la complexité de ce réseau de contradictions marque l’arrivée aux limites du mode de développement lui-même et non pas un « dérèglement passager ». (…) Quelles qu’en soient les causes (suraccumulation liée à la montée de la composition technique ou à une croissance « disproportionnée », conséquence de la spéculation financière, …), les crises trouvent leur origine dans une baisse du profit qui, contractant l’accumulation, déclenche une chute de la production, donc de l’emploi. La reprise intervient lorsque les faillites industrielles et bancaires et le chômage induisent un relèvement du profit suffisant pour enclencher une nouvelle phase d’expansion, initiée par la restauration des bases de l’accumulation (abondance des réserves de main d’œuvre, salaires bas, possibilités de crédit … donc haut niveau du taux de profit). (…)
Une crise cyclique correspond à un épisode de chute de la production, d’effondrement de l’accumulation, de faillites industrielles et bancaires selon un mouvement assurant la reconstitution quasi automatique des bases d’une reprise de la croissance à formes institutionnelles globalement inchangées. A l’opposé, une crise structurelle, ou grande crise, désigne un épisode au cours duquel la dynamique de la reproduction économique entre en contradictions avec les formes sociales et institutionnelles sur la base desquelles elle opère. »
Chronologie des crises capitalistes
1780 : naissance du capitalisme anglais
1817 : récession
1825 : crise de surproduction industrielle, première crise capitaliste
1836-39 : récession
1846-48 : crise de sous-production agricole
1857 : première crise industrielle et financière (Etats-Unis, Grande Bretagne puis France)
1866 : récession
1873 : baisse de la production de biens d’équipement, hausse du prix du charbon, baisse du rendement des chemins de fer et de la sidérurgie puis crise boursière et bancaire (Allemagne, Autriche, Etats-Unis)
1882 : faillite bancaire en France puis spéculations boursières sur fond de chute agricole française et anglaise face aux USA
1890-93 : croissance économique zéro. Faillite à la bourse de Londres sur fond de baisse de la production européenne et américaine. En 1891, crise économique et financière en Italie. Aux USA, grandes grèves et trois millions de chômeurs. En 1893, crise aux USA, en Argentine et en Australie.
1900 : récession
1907 : crise économique et sociale au Japon
1913 : essoufflement des industries de la première industrialisation, endettement, inflation et contraction des échanges
1920-1923 : crise mondiale d’après-guerre puis crise monétaire en Allemagne
1929-1932 : crise boursière US suivie d’une récession mondiale
1949 : petite récession
1953 : récession américaine
1970-75 : crise du dollar, puis crise pétrolière et récession
1979 : second choc pétrolier
1980-82 : récession
1982 : Mexique en cessation de paiements
1987 : krach boursier US dû au déficit de la balance commerciale américaine
1990 : krach boursier de Tokyo
1994-95 : crise mexicaine
1997-98 : crise financière « asiatique » et russe : crise des monnaies et fuite des capitaux
2001 : krach du Nasdaq et scandales financiers américains, crises argentine, turque et brésilienne
2007 : crise des organismes de prêt au logement US et crise boursière
Où en est l’économie mondiale ?
Le capitalisme vole-t-il vers de nouveaux sommets au travers des crises ou est-il en train de rouler à toute vitesse vers un mur, celui qui limite le développement capitaliste ? On nous le présente volant de succès en succès après l’absorption de l’URSS, des pays de l’Est, et des divers pays ex-(soi disant) socialistes, conquérant la planète par sa « mondialisation » par ses technologies nouvelles, développant des secteurs nouveaux, multipliant ses profits et ses investissements. Mais il est, au contraire, en recul, limité dans son développement par des contradictions de plus en plus menaçantes, au bord du gouffre, de la catastrophe mondiale, du krach boursier, du fait de l’impossibilité de développer les investissements productifs à la même échelle que les profits fabuleux accroissent le grand capital, la multiplication des capitaux financiers menaçant de déstabiliser le monde en transformant la prochaine récession américaine en une vaste crise de confiance s’attaquant à toutes les institutions financières comme en 1929.
Faut-il croire les capitalistes lorsqu’ils annoncent des profits futurs toujours plus importants ou les croire lorsqu’ils plaident pour l’austérité au nom de la crise économique ou simplement de la nécessité de rester prudents ? Faut-il les croire quand ils annoncent un règne capitaliste sans nuage ou quand ils affirment que des gros dangers pèsent sur un système de plus en plus géant, de plus en plus mondialisé et déséquilibré par l’endettement et l’hypertrophie des marchés financiers ? Le capitalisme est-il en phase ascendante et dans sa période la plus longue de prospérité ou, au contraire, bute-t-il de manière de plus en plus incontournable sur des limites qu’il est incapable de repousser ? Sur quoi se fonde la croissance des profits ? Uniquement sur l’accroissement de la misère et de la surexploitation ou sur celle-ci et du coup sur une restriction du marché qui ne peut mener que dans le mur ou sur une réorganisation qui réduit les coûts avec une redistribution des richesses au sein des possédants, une concentration de la richesse essentielle en un plus petit nombre de mains ?
Y répondre n’est pas simple car il faut bien savoir ce que l’on veut se donner comme critères et ce que ce que l’on veut mesurer avec ceux-ci. Il importe de mesurer l’expansion et la croissance capitaliste et de mesurer l’importance des crises. Rappelons d’abord que les deux sont loin de s’opposer sauf dans un certain nombre de discours mensongers. Si le monde a connu récemment de nombreuses crises (américaine en 1971, américaine en 1987, japonaise en 1990, mexicaine en 1994 avant la « crise des pays émergents » de 1997, les seules phases de récession économique globale de toute cette période sont 1974-76 et 1980-82. Est-ce en pleine expansion que le capitalisme a besoin de nombreuses crises cycliques, pour résoudre au passage ses contradictions, dans le cas de 2007 et de la crise boursière initiée par les pertes du secteur financier lié à la bulle spéculative de l’immobilier américain ? Ces dernières années, les crises cycliques n’ont pas manqué et l’on sort tout juste de la crise financière de 1997 qui a touché un grand nombre de pays de l’Asie, de la Russie et des pays de l’est à l’Amérique latine soit une grande part des pays sous-développés. Il est donc évident que des crises, notamment financières, sont toujours nécessaires au fonctionnement capitaliste. Cependant cela ne répond pas entièrement au problème. Certaines crises type 1929 proviennent des limites infranchissables d’un capitalisme bloqué plutôt que de crises de croissance ? Est-ce qu’après la crise, le capitalisme est reparti de plus belle, produisant de nouveaux profits ?
Ainsi, dans sa phase ascendante de départ le capitalisme avait-il des crises cycliques tous les 9-10 ans qui étaient des crises de croissance. Mais ces crises ne sont pas du même type que la crise de 1929 qui n’est pas le sommet de la crise, car la reprise n’a pas eu lieu ensuite. Après la crise de 1929, il a fallu attendre le milieu des années 40, c’est-à-dire qu’il a fallu la guerre et la destruction d’une grande partie du monde, pour que le capitalisme reparte. Quant à la crise de 1929, elle n’était pas une crise de croissance. C’est au sommet de sa prospérité que le capitalisme a connu la crise de 1929 et non du fait d’un recul économique, d’une récession, d’une baisse des investissements. Cela signifie que la crise systémique se produit quand le capitalisme atteint ses limites. C’est cette limite qui impose la suraccumulation, c’est-à-dire le fait que les capitaux issus des profits soient trop nombreux par rapport aux possibilités d’investissements productifs rentables.
« La Crise économique de 1929 » de John Kenneth Galbraith
« Une année mémorable Pendant une décennie, toutes les fois que les Américains ont été affligés de doutes sur la pérennité de leur état de prospérité habituel, ils se sont demandé : « Est-ce que c’est 1929 qui va recommencer ? » Et, même après un quart de siècle, c’est toujours une année à la personnalité politique singulière. (....) Il serait bon de savoir si, en fait, nous connaîtrons un jour un autre 1929. Toutefois, la tâche beaucoup moins prétentieuse de ce livre - la seule que les sciences sociales permettent dans leur état présent – est de dire ce qui est arrivé en 1929, ainsi qu’immédiatement avant et après. (…) La catastrophe du marché financier à l’automne 1929 a longtemps été tenue pour un événement un peu secondaire. (…) C’est travestir la réalité. Il y a une unité essentielle dans les phénomènes économiques : aucune muraille de Chine ne sépare le fiduciaire du réel. (…) Les années Vingt furent en Amérique une bonne époque. La production et l’emploi étaient élevés et s’élevaient encore. Les salaires ne montaient guère mais les prix restaient stables. (….) Enfin, le capitalisme américain se trouvait sans aucun doute dans une phase active. Entre 1925 et 1929, le nombre d’établissements industriels s’était accru de 183.900 à 206.700 ; la valeur de leur production industrielle s’était élevée de 60,8 milliards de dollars à 68 milliards de dollars (Federal Reserve Bulletin décembre 1928). (...) En 1926, 4.301.000 automobiles étaient fabriquées. Trois ans plus tard, en 1929, la production s’était accrue de plus d’un million et avait atteint 5.358.000, un chiffre qui se compare très honorablement avec les 5.700.000 immatriculations de nouvelles voitures au cours de l’opulente année 1953. Les bénéfices des affaires s’élevaient rapidement et c’était une époque favorable pour faire des affaires. (...) Le boom de la Floride contenait tous les éléments de la classique affaire véreuse en matière de spéculation. (...) En Floride, la terre fut partagée en lotissements à construire et vendue pour un règlement comptant de 10%. (...) Les acquéreurs ne comptaient pas y vivre (...) La réalité était que ces biens douteux gagnaient en valeur tous les jours et pouvaient être vendus avec un solide bénéfice, quinze jours après. C’est un aspect du climat spéculatif : au fur et à mesure que le temps passe, la tendance diminue de voir au delà du simple fait de la valeur croissante et jusqu’aux raisons qui l’expliquent. Et il n’y a pas de raison pour qu’on le fasse tant que le lot des gens qui achètent avec l’espoir de vendre avec profit continue à augmenter à un rythme suffisamment rapide pour maintenir la montée des prix. (...) Cependant, au printemps 1926, la source de nouveaux acquéreurs, si essentielle pour que les prix continuent de monter, commença à tarir. Comme 1928 et 1929 devaient le montrer, l’élan donné par une bonne hausse ne se dissipe pas en un instant. (...) Le boom de la Floride fut la première indication de l’atmosphère des années Vingt et de cette conviction que Dieu voulait que la classe moyenne américaine s’enrichit. Mais que cette atmosphère ait survécu à l’effondrement de l’Affaire de la Floride est encore plus remarquable. (...) Tandis que le boom de la Floride s’effondrait, la foi des Américains en un enrichissement rapide et sans effort dans le domaine financier devenait tous les jours plus évidente. (...) Dans les derniers mois de 1924, le prix des valeurs commença à monter et l’augmentation se prolongea et se développa tout au long de 1925. (...) Au cours de 1926, il y eut une sorte de recul. (...) Cependant, en avril, le marché se consolida et reprit son avance. Un autre léger recul eut lieu en octobre, immédiatement après que l’ouragan ait balayé les vestiges de l’Affaire de la Floride ; mais à nouveau la reprise fut rapide. (...) En 1927, la hausse commença pour de bon. Jour après jour et mois après mois, le prix des actions monta. (...) L’année 1927 est historique d’un autre point de vue dans l’histoire de la Bourse. Selon une thèse souvent acceptée, ce fut cette année-là que furent semées les graines du désastre final. (...) Le taux d’escompte fut ramené de 4 à 3,5%. (...) Les fonds que la Banque fédérale libéra furent, soit investis dans des valeurs courantes, soit (et c’est plus important) rendus disponibles pour aider à financer l’achat de valeurs courantes par d’autres. Ainsi munis d’argent, les gens se précipitèrent à la Bourse. (...) Cependant, l’explication admet visiblement que les gens spéculeront toujours s’ils peuvent trouver l’argent nécessaire pour le faire. C’est bien loin d’être le cas. (...) Tandis que les mois d’hiver 1928 furent plutôt calmes, par la suite le marché commença à monter, non à pas lents et réguliers, mais par de grands bonds extraordinaires. Parfois, il descendait aussi de la même façon, mais seulement pour se ressaisir et monter encore. (...) L’histoire des marchés en concurrence dépeint la bourse comme le plus impersonnel des marchés. (...) Cependant, il y a des « gros » qui font monter et descendre les valeurs. Comme le boom se développait, les gros devenaient de plus en plus omnipotents dans l’opinion populaire – ou, tout au moins, chez les spéculateurs. En mars, les « gros » décidèrent de faire monter le marché. (...) En juin 1928, le marché recula (...) Le 12 juin où les pertes furent particulièrement lourdes, fut une date décisive. (...) Un journal new-yorkais commença ainsi son récit de événements de la journée : « Le marché en hausse de Wall Street s’est effondré hier avec une détonation qui a été entendue dans le monde entier. » (...) En juillet, il y eut un petit gain et, en août, une forte montée. (...) Andrew Mellon (financier, industriel et secrétaire d’Etat au Trésor) déclara : « Il n’y a pas de raison d’être inquiet. La marée haute de la prospérité continuera. » (...) Monsieur Mellon participait au rituel dont on estime dans notre société qu’il possède un grand pouvoir pour influencer le cours du cycle des affaires. (...) Le 16 novembre, une nouvelle vague d’achats atteignit le marché. (...) Le 20 novembre fut une autre journée énorme. (...) Décembre ne fut pas si bon. (....) Cependant, le marché se stabilisa et se redressa. Pendant toute l’année 1928, l’indice des cours du Times gagna 86 points, de 245 à 331. (....) Comme on l’a noté, à certains moments dans la croissance du boom, tous les aspects de la propriété des biens n’existent plus à côté de la perspective d’une augmentation prochaine des prix. Les revenus des biens, ou le plaisir qu’ils procurent, ou même leur valeur à long terme deviennent alors des réalités académiques. (....) Dans toutes les grandes orgies spéculatives, des moyens sont apparus pour permettre au spéculateur de se concentrer sur ses affaires. Dans l’affaire de la Floride, le trafic portait sur les « options ». Ce n’est pas la terre elle-même qui était vendue, mais le droit d’en acheter à un prix donné. Ce droit d’achat – qui s’obtenait par un premier versement de 10% du prix d’achat – pouvait être vendu. Il conférait ainsi au spéculateur le bénéfice entier de l’augmentation de la valeur. Après que le prix du lotissement avait monté, le spéculateur pouvait revendre l’option au prix qu’il l’avait payée, plus le total intégré de l’augmentation. (...) Le marché financier a aussi son plan pour concentrer les énergies spéculatives du spéculateur et, comme on peut s’y attendre, il raffine de manière substantielle, les principes fondamentaux du marché des valeurs foncières. (...) Les banques fournissent des fonds aux courtiers, les courtiers aux clients, et la garantie retourne aux banques dans un circuit sans heurts et presque automatique. (...) Le volume de prêts des courtiers – de prêts garantis par des valeurs achetées sur marge – est un bon indice du volume de la spéculation. Ainsi mesurée, la masse de la spéculation s’accroissait très vite en 1928. Au début des années Vingt, le volume des prêts de courtiers – à cause de leur liquidité, on les appelle prêts au jour le jour ou prêts de marché à court terme – variait d’un milliard à un milliard et demi de dollars. Vers le début de 1926, ils avaient monté à deux milliards et demi de dollars (...) Au cours de 1927, il y eut une autre augmentation d’environ un milliard de dollars et à la fin de l’année, ils avaient atteint 3.480.780.000 dollars. C’est une somme incroyable mais ce n’était qu’un début. (...) Les prêts des courtiers atteignirent 4 milliards le 1er juin 1928, 5 milliards le 1er novembre et à la fin de l’année, ils approchaient les 6 milliards. Jamais on ne vit semblable chose auparavant. (...) Wall Street pouvait même fournir un emploi plus profitable pour le capital d’exploitation d’une compagnie que par une production accrue. Quelques firmes prirent cette décision : au lieu d’essayer de produire des marchandises avec les tracas et les inconvénients multiples que cela comportait, elles se limitèrent à financer la spéculation. (...) C’était simplement qu’une hausse terrible progressait sur le marché des valeurs et, comme toutes les hausses, elle devait finir un jour. (...) Quand les prix s’arrêteraient de monter – quand le flot des gens qui achetaient en vue d’une augmentation se serait épuisé – alors la propriété sur marge n’aurait plus de sens et tout le monde voudrait vendre. Le marché ne s’étalerait pas et s’effondrerait brutalement. (...) Le vrai choix était entre un effondrement immédiat et délibérément organisé et un désastre plus grave ultérieurement. (...) Les hommes qui avaient la responsabilité de ces choix inéluctables étaient le Président des Etats-Unis, le secrétaire d’Etat au Trésor, le Conseil de la Banque Fédérale à Washington, le Gouverneur et les directeurs de la Banque Fédérale à New York. (...) Les instruments de régulation étaient en fait largement inutiles. (...) La banque fédérale doit avoir des valeurs à vendre. (...) Vers la fin de 1928, l’inventaire des valeurs d’Etat de la Banque Fédérale s’élevait seulement à 627 millions de dollars. (...) L’autre instrument de la politique de la Banque Centrale était le taux de réescompte. C’est le taux auquel les banques commerciales empruntent aux banques fédérales (...) Seule une augmentation brutale aurait rendu sans profit à une banque d’emprunter à la Banque d’Etat afin de prêter, directement ou non, au marché financier. (...) En fait, cela augmenterait seulement les taux pour les emprunteurs des affaires normales. (...) Cependant, la hausse continuait. En janvier, l’indice des cours des actions industrielles du Times gagna 30 points de plus que dans la joyeuse période (précédente). Les prêts des courtiers montèrent au niveau formidable de 260 millions de dollars. (...) Le 2 février, le Conseil de la Banque Fédérale publia un communiqué de presse : « (....) Le Conseil a une grave responsabilité toutes les fois que la preuve est faite que les banques associées maintiennent des prêts pour la spéculation sur des valeurs, avec l’aide du crédit de la Réserve Fédérale . » (...) La Banque d’Angleterre éleva son taux bancaire de 4,5% à 5,5% dans un effort pour diminuer le flux des fonds britanniques vers le nouveau monde. Le résultat fut une rupture brutale du marché. Le 7 février, en une journée à 7 millions d’actions, le cours du Times tomba de douze points, avec une nouvelle chute le jour suivant. Vers la fin du mois de mars, des nouvelles inquiétantes parvinrent à Wall Street. (...) Le lundi 25 mars, la tension devint insupportable. (...) Les gens commencèrent à vendre. (...) Le jour suivant, le lundi 26 mars, (...) davanatge de gens encore décidèrent de vendre et ils vendirent en masse. Nombre stupéfiant, 8.246.740 actions changèrent de main à la Bourse de New York, bien au delà de tout record antérieur. (...) Chaque nouvelle cotation était loin au dessous de la précédente. (...) Le matin du 26 mars, le taux sur l’argent à court terme atteignit 20%, son niveau le plus élevé lors du boom de 1929. (...) Le directeur de la Banque Fédérale Charles E. Mitchell déclara à la presse : « Nous estimons que nous avons une obligation qui l’emporte sur tout avertissement de la Banque Fédérale, c’est d’écarter toute crise grave sur le marché de l’argent. » La National City Bank, annonça-t-il, prêterait l’argent nécessaire pour empêcher la liquidation. (...) Vers la fin des échanges, le 26, les taux avaient baissé et le marché s’était repris. (...) Le jour suivant, la National City Bank régularisa son engagement envers la hausse ; elle annonça qu’elle garantissait des taux raisonnables d’intérêt, en mettant 25 millions de dollars sur le marché à court terme. (...) C’était également l’époque des fusions et chaque nouveau regroupement exigeait, inévitablement, des capitaux nouveaux et une nouvelle émission de titres pour la financer. (...) L’exemple le plus remarquable d’architecture spéculative de la fin des années Vingt fut la société ou le trust d’investissement. Elle ne créait pas de nouvelles entreprises et n’élargissait pas les anciennes ; elle s’arrangeait simplement pour que des gens puissent posséder les titres de vieilles sociétés par l’entremise de nouvelles. (...) Au cours de 1929, on estime que 186 sociétés d’investissement furent organisées : dans les premiers mois de 1929, elles se créèrent au rythme d’à peu près une par jour et, au total, 265 naquirent tout au long de l’année. (…) Vers l’automne 1929, la totalité des avoirs des sociétés d’investissement était estimée supérieure à huit milliards de dollars. Ils avaient augmenté d’environ onze fois depuis le début de 1927. (…) Dans presque tous les cas elle (la société d’investissement) était créée par une autre société et, vers 1929, toutes sortes d’affaires différentes faisaient naître des sociétés de placements. (…) La firme fondatrice, ou ses promoteurs, recevaient des allocations, d’actions ou de garanties qui leur donnaient le droit d’obtenir des actions au prix offert. Ils pouvaient alors les vendre aussitôt avec bénéfice. (…) Le crépuscule des illusions Il n’y eut pas d’accalmie estivale à Wall Street cette année-là. Parallèlement aux grands lancements des sociétés d’investissement, se développait le plus grand marché jamais connu. Tous les jours, les prix montaient, ils ne retombaient presque jamais. En juin, l’indice des actions industrielles du Times monta de 52 points ; en juillet, il en gagna 25 autres. (…) Puis, en août, 33 points supplémentaires. (…) C’était non seulement le prix des actions ordinaires qui montait, mais aussi, à un rythme effrayant, le volume de la spéculation. Les prêts des courtiers augmentèrent durant l’été à un taux de près de 40.000.000 dollars par mois. (…) En fait, les ruptures temporaires du marché qui précédèrent la catastrophe constituaient une épreuve sérieuse pour ceux qui en avaient écarté les caprices. Au début de 1928, en juin et en décembre 1928, en février et mars 1929, il semblait que la fin fut arrivée. A ces différentes occasions, le Times annonça avec joie le retour à la réalité. Puis le marché reprit son essor. (…) Durant cet été 1929, la bourse constituait dans la vie américaine un pôle indubitable. Et beaucoup de gens de niveau et de condition différents se retrouvaient sur le marché financier. (…) Cependant, comme aujourd’hui, pour la grande majorité des travailleurs, des cultivateurs, des employés de bureau et, en vérité, pour la majorité des Américains, la bourse était une chose lointaine et vaguement inquiétante. (…) Jamais la conviction ne fut plus solide que le marché était devenu l’instrument personnel d’hommes mystérieux mais tout puissants. Ce fut vraiment la période où les opérations de regroupement et d’union – bref les tripotages – furent extrêmement actives. Au cours de 1929, plus de cent émissions à la Bourse de New York étaient l’objet de tripotages auxquels participaient les membres de la Bourse ou leurs associés. La nature de ces opérations variait quelque peu mais, dans une opération typique, un groupe d’affairistes rassemblaient leurs ressources pour faire monter une action particulière. (…) Tant que cela durait, il n’y avait pas de façon plus agréable de faire de l’argent. (…) Tandis que le marché était de moins en moins considéré comme le registre à long terme des perspectives des sociétés et de plus en plus comme un produit de combinaisons manœuvrières, la spéculation était obligée de lui accorder une attention plus grande et de préférence totale. Les signes d’activité de groupements naissants devaient être détectés au tout premier moment, ce qui signifiait qu’il fallait avoir les yeux sur le télétype. (…) Le 3 septembre, les ventes à la Bourse de New York s’élevaient à 4.438.910 parts ; l’argent à court terme fut à 9% toute la journée ; le taux des banques sur des effets négociables fut de 6,5% ; le taux de réescompte à la banque de la Réserve Fédérale de New York fut de 6%. Le marché était solide, avec ce que les journalistes financiers appellent une tendance favorable. (…) Le 3 septembre, le grand marché haussier des années Vingt se termina. L’économie, comme toujours, nous octroie peu de virages dramatiques. Ses événements sont invariablement flous ou même imprécis. Certaines des journées suivantes – quelques unes seulement – quelques moyennes furent effectivement plus élevées. Cependant, jamais plus le marché ne manifesta sa vieille confiance. Les pics ultérieurs n’en étaient pas, sinon comme de brèves interruption d’une tendance descendante. Le 4 septembre, le ton du marché était encore favorable, puis, le 5 septembre une rupture se produisit. L’indice des actions industrielles du Times perdit dix points et beaucoup de valeurs particulières beaucoup plus. (…) Parlant le 5 septembre devant l’Annual National Business Conference, Robert Babson remarqua : « Tôt ou tard une catastrophe viendra et elle peut être terrible. » Il suggéra que ce qui était arrivé en Floride arriverait alors à Wall Street et avec sa précision coutumière il déclara que les moyennes du marché Dow-Jones tomberaient probablement de 60 à 80 points. Dans un élan d’optimisme, il conclut : « Les usines fermeront… les hommes seront mis à la porte … le cercle vicieux se mettra à tourner et le résultat sera une sérieuse crise financière. » (cité du Commercial and financial Chronicle du 7 septembre 1929) (…) La catastrophe Selon la façon admise de voir les événements, vers l’automne 1929, l’économie était bien entrée en crise. En juin, l’indice de la production industrielle et celui des usines atteignirent tous deux un sommet et redescendirent. Vers octobre, l’indice de la production industrielle donné par la Réserve Fédérale se situait à 117 contre 126 quatre mois plus tôt. La production de l’acier déclina à partir de juin ; en octobre, le volume des marchandises transportées par chemin de fer baissa. La construction de logements, une industrie des plus inconstantes, baissait depuis plusieurs années, et elle s’affaissa encore davantage en 1929. Finalement ce fut au marché financier de s’écrouler. Un observateur pénétrant du comportement économique de cette période, Thomas Wilson dans « Fluctuations in income and employment », a déclaré que l’écroulement du marché « refléta, pour l’essentiel, le changement qui était déjà apparent dans la situation industrielle. » (…) En fait, toute explication satisfaisante des événements de l’automne 1929 et d’après doit reconnaître le rôle capital de la hausse spéculative et de l’effondrement qui en résulta. Jusqu’en septembre ou octobre 1929, le déclin de l’activité économique était très léger. (…) Personne ne pouvait prévoir que la production, les prix, les revenus et tous les autres indicateurs continueraient de se contracter durant trois longues et sombres années. Ce n’est qu’après la catastrophe que l’on vit des raisons plausibles pour supposer que les choses pourraient bien s’aggraver pendant longtemps encore. (…) Certains, qui observaient les indices, ont pu être persuadés par ces renseignements, de vendre, encourageant ainsi d’autres à les suivre. Cela n’est pas très important, car il est dans la nature de la hausse spéculative que presque n’importe quoi puisse la faire retomber. Tout choc sérieux contre la confiance peut provoquer la vente chez les spéculateurs qui ont toujours espéré se retirer avant l’effondrement final mais après avoir recueilli tous les gains possibles procurés par la montée des prix. (…) En Angleterre, le 20 septembre 1929, les entreprises Clarence Hatry s’effondrèrent brutalement. (…) Il devait beaucoup de son expansion à l’émission d’actions non autorisées, à l’accroissement de ses avoirs par la contrefaçon d’actions et autres formes de financement également peu orthodoxes. Dans l’histoire de 1929, on suppose que le fait d’avoir démasqué Hatry à Londres a dû porter un sérieux coup à la confiance de New York. (…) Le jeudi 24 octobre est la première des journées que l’histoire – telle qu’on l’a écrite – identifie avec la panique de 1929. (…) Ce jour-là, 12.894.650 parts changèrent de main, beaucoup d’entre elles à des prix qui brisèrent les rêves et les espoirs de ceux qui les possédaient. (…) Souvent, il n’y eut pas d’acheteur, et c’est seulement après de nombreuses chutes verticales, qu’il se trouva des gens pour faire une offre d’achat. (…) Vers onze heures trente, le marché s’était abandonné à une frayeur aveugle et sans merci. C’était vraiment la panique. A l’extérieur de la Bourse, dans Broad Street, un rugissement mystérieux se fit entendre. Une foule s’attroupa. (…) Les actions se vendaient maintenant pour presque rien. Les Bourses de Chicago et Buffalo avaient fermé. Une vague de suicides se développa et onze spéculateurs bien connus s’étaient déjà tués. (….) A midi trente, les autorités de la Bourse de New York fermèrent la galerie des visiteurs donnant sur les scènes effrénées qui se déroulaient en dessous. (…) On parvint rapidement à la décision de grouper les ressources disponibles pour soutenir le marché. (…) La nouvelle était déjà parvenue à la Bourse que les banquiers étaient réunis et le télétype avait répandu le mot magique partout. Les prix s’affermirent aussitôt et commencèrent à remonter. (…) La peur disparut et céda la place au souci de ne pas manquer la nouvelle avance. (…) La reprise du Jeudi noir fut tout aussi remarquable que les ventes qui le rendirent si noir. (…) Les banquiers avaient montré à la fois leur courage et leur puissance et les gens applaudirent chaleureusement et généreusement. La communauté financière, déclara le Times, se sentait « maintenant en sécurité, sachant que les banques les plus puissantes du pays se tenaient prêtes à empêcher un retour de la panique ». (…) Les choses deviennent plus sérieuses Le trait singulier de la catastrophe de 1929, c’est que le pire continua sans cesse de s’aggraver. Ce qui paraissait un jour être la fin s’avérait le lendemain n’être que le commencement. (…) Le lundi 28 octobre fut le premier jour où le processus de climax et d’anticlimax sans arrêt commença à se révéler. Ce fut encore une journée terrible. Le volume des échanges fut énorme, bien qu’inférieur au jeudi précédent – 9,25 millions d’actions contre presque 13 millions. Mais les pertes furent bien plus sévères. L’indice des actions industrielles du Times baissa de 49 points durant toute la journée. (….) Le mardi 28 octobre fut le jour le plus dévastateur dans l’histoire de la Bourse de New York – et peut-être dans toute l’histoire des bourses. Il fut la combinaison de tous les mauvais aspects de toutes les mauvaises journées précédentes. Le volume des échanges fut immense, plus que celui du Jeudi Noir ; la chute des prix fut presque aussi grande que lundi. (….) Durant la première semaine, le massacre avait été celui des innocents. Durant la seconde, il semble que ce furent les gens aisés et les riches qui furent soumis à un processus de nivellement comparable en grandeur et en soudaineté à celui auquel Lénine avait présidé une décennie auparavant. (…) Une rumeur épouvantable avait submergé la Bourse : le groupement des banquiers, loin de stabiliser le marché, vendait en fait des actions. Le prestige des banquiers baissait donc encore plus vite que le marché. (…) Les banques de New York affrontèrent un trou béant créé par les financiers des beaux jours et, durant la première semaine de la crise, elles augmentèrent leurs prêts d’environ un milliard. (…) Il était alors également évident que les sociétés d’investissement, autrefois considérées comme une défense solide contre l’effondrement, étaient en réalité une source de faiblesse profonde. Le levier, dont les gens, une quinzaine de jours auparavant, parlaient encore en connaisseurs et même avec affection, fonctionnait maintenant en sens inverse. Avec une célérité remarquable, il enleva toute valeur aux actions ordinaires des sociétés. (…) A la mi-novembre 1929, enfin le marché s’arrêta de baisser – tout au moins pour un temps. Le creux eut lieu le mercredi 13 novembre. Ce jour-là, l’indice des actions industrielles du Times ferma à 224, contre 452 (soit presque la moitié) le 3 septembre. (…) La chute était à bout de souffle. (…) En janvier, février et mars 1930, la Bourse marqua une reprise substantielle. Puis, en avril, la reprise perdit de son élan et, en juin, il y eut une nouvelle forte chute. Ensuite, avec de rares exceptions, le marché baissa toutes les semaines, tous les mois et tous les ans jusqu’en 1932. Le point où il s’arrêta fit paraître comme un sommet, par contraste, le niveau le plus bas atteint durant la catastrophe. Le 13 novembre 1929, on s’en souvient, l’indice des actions industrielles du Times ferma à 224 ; le 6 juillet 1932, il était à 58. Cette valeur n’était guère plus que le montant de la baisse dans la seule journée du 28 octobre 1929. (…) Cependant, comparativement, les valeurs de ces actions principales se maintenaient encore bien : les choses étaient pires pour les sociétés d’investissement. Causes et conséquences Après la grande catastrophe, vint la grande crise qui dura, avec une gravité variable, pendant dix ans. En 1938, le produit national brut (la production totale de l’économie) était presque d’un tiers inférieur à celui de 1929. Ce ne fut pas avant 1937 que le volume de la production retrouva les niveaux de 1929 et pour baisser de nouveau rapidement. Jusqu’en 1941, la valeur en dollars de la production demeura inférieure à celle de 1929. Entre 1930 et 1940, une seule fois, en 1937, le nombre moyen des chômeurs pour l’année tomba au dessous de huit millions. En 1933, il y avait presque treize millions de sans-travail, soit un quart de la main d’œuvre disponible. En 1938, une personne sur cinq était sans travail. (…) Dans l’ensemble, la grande catastrophe de la Bourse peut être beaucoup plus facilement expliquée que la crise qui a suivi. (…) Comme on l’a souligné bien souvent, l’effondrement de la Bourse à l’automne 1929 était implicite dans la spéculation qui l’a précédé. La seule question concernant la spéculation était de savoir combien de temps elle durerait. (…) Les causes de la Grande Crise sont encore loin d’être certaines. (…) Aucun rythme inévitable n’appelait l’effondrement et la stagnation de 1939-40. (…) En fait, la production élevée des années Vingt n’a pas, comme certains l’ont suggéré, dépassé les besoins des gens. (…) Pendant les années Vingt, la production et la productivité par travailleur ont progressé régulièrement : entre 1919 et 1929, le rendement par travailleur dans les industries de fabrication s’était accru d’environ 43%. Les salaires, les traitements et les prix (…) ne subirent aucune augmentation sensible. Par conséquent, les coûts baissèrent et, les prix restant les mêmes, les bénéfices augmentèrent. Ces bénéfices soutinrent les dépenses des classes aisées et ils alimentèrent également certaines des espérances apparues dans le boom de la bourse. Mais surtout, ils encouragèrent un niveau élevé d’investissement des capitaux. (…) L’effet d’investissements insuffisants – investissements qui ne pouvaient suivre le rythme régulier de l’accroissement des bénéfices – pouvait se traduire par une demande totale en baisse, se reflétant à son tour dans une baisse des commandes et de la production. (…) »
Sur la crise de 1929
Extraits de « Histoire économique et sociale du monde » de P. Léon :
« La grande crise du monde capitaliste
« La crise débuta en octobre 1929 aux Etats-Unis par une crise boursière ; elle prit rapidement un caractère mondial, elle fut longue et atteignit son paroxysme lorsque la production tomba au plus bas : 1931 en Grande-Bretagne, 1933 aux Etats-Unis et 1935 en France. Les différents rouages de la vie économique furent successivement touchés. Ainsi, le krach de Wall Street engendra une nouvelle chute des prix de 1929 à 1932, dans laquelle vinrent d’inscrire en mai 1931 une crise française et, à partir de septembre de la même année, une crise monétaire. Malgré la diversité de ses manifestations, loin de constituer une série de crises qui venaient s’ajouter accidentellement les uns aux autres, le cataclysme était dû à un enchaînement de causes.(…) Une nouvelle chute des prix, dont le centre fut encore une fois les Etats-Unis, eut lieu dans le second semestre de l’année 1937 et la production mondiale ne se releva vraiment que grâce à la course aux armements pendant l’année 1938 (…) La crise du capitalisme eut de multiples aspects qui sont indissociables. Par commodité, les répercussions sociales et les luttes qu’elle provoqua sont traitées à part : le danger d’un tel parti pris assimilable à l’économisme est de faire tout dépendre de la politique économique (…) La flambée sur le cours des actions à la Bourse de New York avait commencé en 1927-1928 : l’indice des valeurs industrielles indique un doublement des cours en moins de deux ans (début 1928 : 191 ; décembre 1928 : 300 ; septembre 1929 : 381). Bien que cette poussée n’eût rien d’exceptionnel dans l’histoire de la Bourse, elle expliquait assez bien la fièvre du public. Les transactions en 1929 portaient en moyenne sur 42 millions de titres par jour, avec parfois des montées en flèche à 82 millions comme en mars 1929. La hausse du nombre de transactions ne présentait aucun danger en soi. Le fait que certaines actions passaient entre plusieurs mains en peu de temps dénotait pourtant le caractère spéculatif de ces mouvements. Le nombre des Américains qui jouaient à la Bourse était autour de 1,5 millions sur 122 millions d’habitants, mais en réalité le marché se cristallisait autour de quelques milliers de spéculateurs parmi lesquels Samuel Insull, Charles Mitchell de la National City Bank et Albert Wiggins de la Chase Bank. Comment expliquer tout d’abord l’abondance des titres mis sur le marché ? Principalement par la transformation rapide des structures sociales de l’entreprise – de la firme familiale à la société anonyme - et par l’habitude prise par les grandes affaires de prévoir à l’avance, au moyen d’augmentations anticipées du capital, leurs projets d’investissements à long terme. A quoi il faut ajouter la multiplication caractéristique de l’époque des sociétés d’investissement qui n’étaient que des pyramides financières fondées sur l’achat, en principe, de bons portefeuilles afin d’offrir à l’épargnant la possibilité de jouer sans risques. D’où provenait en second lieu la flambée des cours ? (…) Dans l’atmosphère de prospérité générale qui régnait et surtout par suite du manque d’informations des épargnants, un mouvement excessif d’anticipation à la hausse avait eu lieu, surtout dans les secteurs à la traîne et dans les affaires risquées. La spéculation n’avait plus aucun lien avec le montant des dividendes distribués, elle se fondait sur la hausse des cours des actions et prenait manifestement un caractère de plus en plus psychologique. (…) L’un des phénomènes les plus caractéristiques de cet emballement de Wall Street fut la forte croissance des prêts aux courtiers. Ils doublèrent de fin août 1926 à fin novembre 1928 et augmentèrent encore d’un tiers à partir de cette date jusqu’à fin septembre 1929. (…) L’édifice du crédit boursier était donc tout aussi fragile que celui du crédit international ; de plus, il pompait les liquidités du monde. Le gouvernement fédéral était d’ailleurs convaincu du danger de la situation ; cependant il hésita longtemps avant d’intervenir, le seul moyen qu’il eût à sa disposition pour réduire la masse monétaire en circulation étant de relever le taux d’escompte. Or, une telle manipulation ne pouvait qu’accentuer la récession économique qui était apparue fortement dans le bâtiment, voire l’automobile. Le 6 août, ce taux fut finalement porté à 6%. (…) Il n’y eut pour le moment point de résultat sur la Bourse. La crise débuta le 23 octobre et le jeudi 24, le fameux jeudi noir, ce fut la panique : 13 millions de titres furent cédés, 16,5 millions d’actions furent encore liquidées le 29. Malgré l’intervention d’un syndicat de banquiers (Morgan, Mitchell, Wiggin, …) qui avança un milliard de dollars pour couvrir des prêts à vue, malgré celle du Système Fédéral qui fournit également des fonds – ce qui était contraire à la loi – et qui abaissa le taux d’escompte à 5 puis 4,5%, le krach dura 22 jours. Ce fut le plus long de l’histoire. (…) Comment expliquer le retournement du cycle boursier ? Il faut noter d’abord que les difficultés des affaires et de l’emploi avaient commencé bien avant, de part et d’autre de l’Atlantique. Le resserrement de la production, des prix et de l’emploi en Europe – sauf la France – datait du premier trimestre de 1929 (déjà 1,9 millions de chômeurs en Allemagne). Aux Etats-Unis, la construction des villas de luxe s’était fortement ralentie dès le printemps, la production des automobiles avait atteint le chiffre record de 622.000 en mars, avant de retomber à 416.000 dès septembre. Dans le cas américain, les trois indicateurs précités qui cernent l’activité économique changèrent de direction à partir de juin. (…) La crise boursière ne fut qu’un « maillon de la chaîne » qui désagrégea les économies occidentales. Certes, à la fin de l’année 1929 et au début de 1930, des liquidités réapparurent à la suite du renversement des politiques d’escompte des banques centrales. Il était trop tard. En raison de la contraction du crédit au moment du krach, le phénomène de déflation des prix avait atteint un nouveau palier qui fut longtemps irréversible. A son tour, la déflation, cette fois générale, provoqua un réflexe de retrait des fonds et de thésaurisation d’une tout autre ampleur qui fit éclater au grand jour la crise économique. La spéculation boursière avait donc masqué pendant un temps la contradiction entre l’existence d’une suraccumulation mondiale de capitaux et une économie qui végétait faute de débouchés. Le krach fut moins dû à la prise de conscience de l’inanité d’une telle spéculation qu’aux déséquilibres supplémentaires que la Bourse créait. »
La crise des années 70 comparée à celle de 1929
« La crise actuelle est-elle la répétition de celle de 1929 ? » de Robert Boyer
article pour le n°8206 de la revue du Cepremap (centre d’études prospectives d’économie) :
« Lors des années vingt, la forte croissance de l’économie repose sur un boom de l’accumulation portant de façon privilégiée sur la section des moyens de production. Quant à la croissance de l’emploi, elle est dans sa quasi-totalité dépendante du succès de l’accumulation puisqu’elle est uniquement le fait de la section 1. La crise de 1929 apparaît donc comme une crise de suraccumulation dans la section 1, ce qui explique que, de 1929 à 1938, la chute de l’accumulation, différentiellement plus marquée dans la section 1, impose le retour à une relative cohérence des deux sections mais au prix d’une contraction cumulative de la production et de l’emploi. A l’opposé, à partir de la fin des années cinquante, l’accumulation se porte simultanément sur les deux sections, signe d’une forme nouvelle d’articulation entre les conditions de production – tout particulièrement dans la section 2, initialement retardataire par rapport aux normes américaines – et les conditions de vie des salariés. (…) Dans la crise actuelle – tout comme de 1930 à 1938 – la montée du chômage ne dérive pas de désajustements conjoncturels, mais bien de l’arrivée aux limites d’un régime d’accumulation – lui-même conséquence d’un ensemble de formes structurelles ou institutionnelles originales. (…)
Le mode de croissance de l’après seconde guerre (…) a buté aux Etats-Unis depuis le milieu des années soixante (…) sur les limites de l’approfondissement de la division sociale et technique du travail, hypothéquant la poursuite des gains de productivité élevés, base sur laquelle repose la stabilité du mode de croissance due en particulier à la complémentarité salaire-profit d’une part, consommation et investissement de l’autre. (…) Aux Etats-Unis dans le milieu des années soixante se manifeste un problème majeur de productivité industrielle, que ces difficultés naissent du caractère de plus en plus coûteux du développement des forces productives ou des luttes des travailleurs (…). Si la crise de 1929 était marquée par l’incompatibilité entre un taux de profit – trop haut – et des perspectives de réalisation – insuffisantes du fait même du niveau du taux de profit -, la dynamique à l’œuvre après 1945 se manifeste au contraire par une très grande régularité de la croissance qui conserve jusqu’en 1973 un niveau élevé. (…) C’est l’ensemble des formes institutionnelles, d’un régime d’accumulation intensive centrée sur la consommation de masse et d’une régulation dite « monopoliste » qui entre en crise au début des années soixante-dix. (…) Apparemment, les années 1930-1931 d’une part, 1974-1975 de l’autre, font apparaître une étonnante similitude quant à la contraction de la production industrielle et du PIB (environ – 11% pour la première, – 4% pour la seconde). De la même façon, l’investissement se contracte massivement bien qu’à un rythme moindre en 1975 (- 7% contre – 15%). De fait, au-delà de ces similitudes, on enregistre deux différences fondamentales :
Après la chute de la production pendant quatre trimestres, le mouvement se renverse au milieu de l’année 1975 alors que la dépression ne cesse de s’approfondir jusqu’en 1932 ;
Au cours des deux années sous revue, une différence fondamentale tient à l’opposition entre une déflation qui va s’approfondissant (respectivement
–2,8% et -7,5% de chute des prix à la consommation en 1931 puis 1932) et la poursuite de l’inflation à un rythme élevé peu affecté par l’ampleur de la récession (10,9% et 9,6% par an en 1975 et 1976). (…)
Si la récession (des années soixante-dix) s’arrête au bout de quatre trimestres, c’est pour l’essentiel du fait de la poursuite d’une forte croissance de la consommation des ménages (+ 4,2% par an) alors qu’au contraire elle avait chuté de 1930 à 1931 (-5,1%). Ainsi s’explique qu’après une première année de réduction de l’investissement, ce dernier se remette à croître légèrement, du fait des pressions qu’exerce la demande finale sur les capacités de production d’abord dans le secteur des moyens de consommation et par extension dans celui des moyens de production. Enfin, la reprise de la croissance des exportations au milieu de l’année 1975 s’oppose à l’effondrement qui survient de 1931 à 1932, lui-même conséquence de la montée du protectionnisme et de la dislocation des relations internationales qui marquent les années trente. (…) Le contraste entre l’effondrement de la consommation dans les années trente (son taux annuel de variation passe de 2,3% à – 3,8% après 1930) et la très légère décélération après 1974 (de + 4,9% à + 3,6% par an) est frappant (…)
La crise actuelle trouve son origine dans le divorce entre un niveau de taux de profit trop bas et la poursuite d’une croissance des débouchés de moyens de consommation, impulsée par le rapport salarial, dans un premier temps tout au moins. Dans un second temps, le blocage de l’accumulation a pour conséquence de réduire le dynamisme de la consommation, crise liée à l’insuffisance de la rentabilité et récession dérivant de la contraction de la demande effective cumulant leurs effets. Tout le problème est alors celui du relèvement du taux de profit. (…)
Il est clair que la complexité de ce réseau de contradictions marque l’arrivée aux limites du mode de développement lui-même et non pas un « dérèglement passager ». (…) Quelles qu’en soient les causes (suraccumulation liée à la montée de la composition technique ou à une croissance « disproportionnée », conséquence de la spéculation financière, …), les crises trouvent leur origine dans une baisse du profit qui, contractant l’accumulation, déclenche une chute de la production, donc de l’emploi. La reprise intervient lorsque les faillites industrielles et bancaires et le chômage induisent un relèvement du profit suffisant pour enclencher une nouvelle phase d’expansion, initiée par la restauration des bases de l’accumulation (abondance des réserves de main d’œuvre, salaires bas, possibilités de crédit … donc haut niveau du taux de profit). (…)
Une crise cyclique correspond à un épisode de chute de la production, d’effondrement de l’accumulation, de faillites industrielles et bancaires selon un mouvement assurant la reconstitution quasi automatique des bases d’une reprise de la croissance à formes institutionnelles globalement inchangées. A l’opposé, une crise structurelle, ou grande crise, désigne un épisode au cours duquel la dynamique de la reproduction économique entre en contradictions avec les formes sociales et institutionnelles sur la base desquelles elle opère. »