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Qu’est-ce que le déterminisme pour la science actuelle ?

mardi 27 avril 2010, par Robert Paris

Les sciences modernes posent de multiples manières nouvelles la question du déterminisme : déterminisme génétique, indéterminisme quantique, chaos déterministe, déterminisme de l’évolution de la vie, déterminisme des systèmes loin de l’équilibre, etc….

Un individu est-il déterminé par son patrimoine génétique ? La biologie est-ce le tout génétique ? Les interactions des molécules de la biologie sont-elles entièrement déterminées ? Le parcours des planètes est-il déterminé par avance ? Les structures émergentes sont-elles déterministes ? L’impossibilité quantique de déterminer en même temps position et vitesse d’une particule est-elle de l’indéterminisme comme le pensait Heisenberg ? etc...

Le statut du déterminisme en est fondamentalement modifié et les questions que nous nous posons ont elles-mêmes changé.

Le déterminisme est la théorie selon laquelle la succession des événements et phénomènes est due au principe de causalité, ce lien pouvant parfois être décrit par une loi physico-mathématique qui fonde alors le caractère prédictif de ces derniers.

Le déterminisme ne doit être confondu ni avec le fatalisme ni avec le nécessitarisme. Le nécessitarisme affirme la nécessité des phénomènes en vertu du principe de causalité, qui fait que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, rien n’arrive qui ne soit nécessaire et qui ne pouvait être prédit de toute éternité. Si le nécessitarisme relève essentiellement de la philosophie, le déterminisme relève au premier chef de la science. La distinction pourra sembler subtile, mais ce qui démarque fondamentalement le déterminisme du nécessitarisme, c’est que la nécessité déterministe n’est pas une nécessité philosophique ou spéculative, mais une nécessité calculable en fait, en droit ou, du moins, en hypothèse.

On distingue schématiquement le déterminisme régional et le déterminisme universel. Est régional le déterminisme qui gouverne un nombre fini d’éléments (le système boulet/obus est déterministe en ce sens : une fois donnés la force propulsive de la poudre, l’angle du canon par rapport à l’horizontale, la masse du boulet et la résistance de l’air, on peut calculer avec une très grande précision la forme et la durée de la trajectoire ainsi que, par conséquent, le point d’impact). Le déterminisme régional ne soulève aucun problème particulier : c’est un fait que de nombreux systèmes obéissent à des lois qui les rendent nécessaires). Seul le déterminisme universel, parfois qualifié de « déterminisme laplacien », est problématique : peut-on considérer l’univers dans sa totalité comme un système déterministe ?

L’idée du déterminisme universel fut esquissée la première fois par le baron d’Holbach :

« Dans un tourbillon de poussière qu’élève un vent impétueux ; quel qu’il paraisse à nos yeux, dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulèvent les flots, il n’y a pas une seule molécule de poussière ou d’eau qui soit placée au hasard, qui n’ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n’agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir. Un géomètre qui connaîtrait exactement les différentes forces qui agissent dans les deux cas, et les propriétés des molécules qui sont mues, démontrerait que, d’après les causes données, chaque molécule agit précisément comme elle doit agir, et ne peut agir autrement qu’elle ne fait. »

— Paul Henri Thiry d’Holbach, Système de la nature

D’Holbach se distingue des nécessitaristes tels que Spinoza ou Hobbes en affirmant la calculabilité de la nécessité. Mais c’est à l’astronome et mathématicien Pierre-Simon Laplace, que revient d’avoir affirmé le déterminisme universel dans toute sa rigueur :

« Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en mécanique et en géométrie, jointes à celles de la pesanteur universelle, l’ont mis à portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés, et à prévoir ceux que les circonstances données doivent faire éclore. »

— Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités (1814)

En vertu du déterminisme universel, l’intelligence qui connaîtrait avec une absolue précision la position et l’énergie de tout objet dans la position initiale pourrait calculer l’évolution de l’univers à tout moment du temps. Déterminisme est dans ce cas synonyme de prédictibilité. Cependant, il existe des systèmes déterministes non prédictibles (voir théorie du chaos).

Ilya Prigogine et le déterminisme

« Les questions étudiées dans ce livre - l’univers est-il régi par des lois déterministes ? Quel est le rôle du temps ? - ont été formulées par les présocratiques à l’aube de la pensée occidentale. Elles nous accompagnent depuis plus de deux mille cinq cent ans. Aujourd’hui, les développements de la physique et des mathématiques du chaos et de l’instabilité ouvrent un nouveau chapitre dans cette longue histoire. Nous percevons ces problèmes sous un angle renouvelé. Nous pouvons désormais éviter les contradictions du passé. Épicure fut le premier à dresser les termes du dilemme auquel la physique moderne a conféré le poids de son autorité. Successeur de Démocrite, il imaginait le monde constitué par des atomes en mouvement dans le vide. Il pensait que les atomes tombaient tous avec la même vitesse en suivant des trajets parallèles. Comment pouvaient-ils alors entrer en collision ? Comment la nouveauté, une nouvelle combinaison d’atomes, pouvait-elle apparaitre ? Pour Épicure, le problème de la science, de l’intelligibilité de la nature et celui de la destinée des hommes étaient inséparables. Que pouvait signifier la liberté humaine dans le monde déterministe des atomes ? Il écrivait à Ménécée : "Quant au destin, que certains regardent comme le maître de tout, le sage en rit. En effet, mieux vaut encore accepter le mythe sur les dieux que de s’asservir au destin des physiciens. Car le mythe nous laisse l’espoir de nous concilier les dieux par les honneurs que nous leur rendons, tandis que le destin a un caractère de nécessité inexorable". Les physiciens dont parle Épicure ont beau être les philosophes stoïciens cette citation résonne de manière étonnamment moderne ! [...] Mais avons-nous besoin d’une pensée de la nouveauté ? Toute nouveauté n’est-elle pas illusion ? Aussi la question remonte aux origines. Pour Héraclite, tel que l’a compris Popper, "la vérité est d’avoir saisi l’être essentiel de la nature, de l’avoir conçue comme implicitement infinie, comme le processus même". (…)
Chacun sait que la physique newtonienne a été détrônée au XXème siècle par la mécanique quantique et la relativité. Mais les traits fondamcntaux de la loi de Newton, son déterminisme et sa symétrie temporelle, ont survécu. Bien sûr, la mécanique quantique ne décrit plus des trajectoires mais des fonctions d’onde, mais son équation de base, l’équation de Schrödinger, est elle aussi déterministe et à temps réversible. Les lois de la nature énoncée par la physique relèvent donc d’une connaissance idéale qui atteint la certitude. Dès lors que les conditions initiales sont données, tout est déterminé. La nature est un automate que nous pouvons contrôler, en principe du moins. La nouveauté, le choix, l’activité spontanée ne sont que des apparences, relatives seulement au point de vue humain. (…)
Dès que l’instabilité est incorporée, la signification des lois de la nature prend un nouveau sens. Elles expriment désormais des possibilités. Elles affirment le devenir et non plus seulement l’être. Elles décrivent un monde de mouvements irréguliers (...). Ce désordre constitue précisément le trait fondamental de la représentation microscopique applicable aux systèmes auxquels la physique avait, depuis le 19ème siècle, appliqué une description évolutionniste (...). »
défend le physicien-chimiste Ilya Prigogine dans « La fin des certitudes ».

Déterminisme et indéterminisme en physique quantique

Déterminisme et physique quantique se sont d’abord opposés :

Max Born :

« Il est clair que le dualisme onde-corpuscule et l’incertitude essentielle qu’il implique nous obligent à abandonner tout espoir de conserver une théorie déterministe. La loi de causalité… n’est plus valable, du moins au sens de la physique classique. Quant à la question de savoir s’il existe encore une loi de causalité dans la nouvelle théorie, deux points de vue sont possibles. Soit, on persiste à envisager les phénomènes à l’aides images d’onde et corpuscule, alors la loi de causalité n’est plus valable… La loi de causalité est donc sans contenu physique ; la nature des choses impose que la physique soit indéterministe. »

John von Neumann :

« En physique macroscopique, aucun expérience ne peut prouver la causalité, car l’ordre causal apparent n’y a pas d’autre origine que la loi des grands nombres, et cela tout à fait indépendamment du fait que les processus élémentaires, qui sont les véritables processus physiques, suivent ou non des lois causales… C’est seulement à l’échelle atomique, dans les processus élémentaires eux-mêmes, que la question de la causalité peut réellement être mise à l’épreuve : mais, à cette échelle, dans l’état actuel de nos connaissances, tout parle contre elle, car la seule théorie formelle s’accordant à peu près avec l’expérience et la résumant est la mécanique quantique qui est en conflit avec la causalité… Il ne subsiste aujourd’hui aucune raison permettant d’affirmer l’existence de la causalité dans la nature. »

les phénomènes découverts remettaient en cause des notions bien ancrées sur la matière mais aussi sur le déterminisme, sur la possibilité de connaissance de la nature. La plus connue est l’inégalité d’Heisenberg. Elle affirme notamment que la précision des connaissances sur la position d’une particule est inversement proportionnelle à la précision de la connaissance sur sa vitesse. En fait, aucune connaissance sur la particule ne peut être complète. Cela nécessiterait une énergie infinie. On ne peut même pas savoir, en faisant successivement deux expériences sur une particule, s’il s’agit vraiment de la même particule. Certains vont déduire de ces remarques, et de quelques autres du même type, que le monde est indéterministe. C’est cette fois la causalité elle-même qui est remise en question. Un autre aspect de la physique quantique va faire couler de l’encre. C’est son caractère probabiliste. On ne peut pas dire ce qui se passe dans une expérience donnée. On ne peut que calculer des moyennes, c’est-à-dire ce qui se passe sur un très grand nombre d’expériences. Pour un phénomène aussi simple soit-il, il n’est plus question d’interpréter avec des images de pensée. On ne peut pas dire : le photon a été ici, il est passé par là, il lui est arrivé ceci puis cela. Un objet photon supposerait à la fois la connaissance de la position et de la vitesse, ce qui n’est pas le cas. On ne sait même pas si le photon est seul ou en groupe et de combien d’unités ce paquet de photon est constitué. Pour une particule de matière, il en va de même. L’expérience des deux fentes est particulièrement révélatrice. Une particule peut passer par l’une ou l’autre des deux fentes. Il est impossible, en physique quantique, de dire par laquelle elle est passée. Ce n’est pas une limite des moyens de mesure. C’est une limite réelle. Si on fait une observation sur le passage par un trou, on modifie les résultats de l’expérience. Tout ce que donne la physique quantique, ce sont des probabilités de présence de la particule. Pire, cette physique démontre que cela suffit à calculer avec une précision inouïe des phénomènes comme l’électromagnétisme. Une interprétation plus poussée avec des images de ces phénomènes est donc inutile. Mais ce n’est vrai qu’à l’échelle matière/lumière qui n’est pas la seule échelle. Dès que l’on raisonne pour un grand nombre de particules (niveau supérieur) ou pour le vide (niveau inférieur), ce n‘est plus vrai. C’est l’interaction d’échelle, par exemple entre une particule individuelle qui pose problème pour être décrite car elle est le produit des interactions agitées avec le vide quantique. Le caractère probabiliste comme l’inégalité d’Heisenberg et autres propriétés « étranges » de la physique quantique sont interprétables par des images : les quantons virtuels du vide.

Chaos déterministe

Henri Poincaré Dans « Sciences et méthode » :

« Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissons exactement les lois de la nature et la situation de ce même Univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même Univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu. Il peut arriver que des petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons un phénomène fortuit. »

Si la science tente de comprendre comment la matière, la vie, l’homme et la société ont été produits avec créations successives de nouveauté, elle se hasarde rarement à prévoir les suivantes ! Par exemple, l’expansion a produit un refroidissement producteur des structures matérielles comme la particule, l’atome et la molécule. Mais la physique peut-elle donner une idée des types suivants de structure qui seront produits puisque l’expansion de l’Univers se poursuit et même s’accélère ? Connaître les lois ne suffit pas à prévoir le futur. L’univers se refroidissant a produit la matière et la lumière, les galaxies, les étoiles et les planètes. Qu’y aura-t-il après ? Quelles structures peuvent être issues des nouvelles étapes du refroidissement d’un monde en expansion ? Quelle est la suite de l’évolution de la vie ? Y aura-t-il une autre espèce d’homo après l’homme actuel ? Nul scientifique ne s’aventure d’y répondre. Le type des lois que nous connaissons ne le permet pas. Elles sont divergentes, mènent à des situations où la progression est imprédictible. Et, surtout, elles sont capables de produire des niveaux émergents de structure. Dans ce cas, un changement qualitatif entraîne nécessairement des lois nouvelles qui ne découlent pas directement des précédentes. On peut prévoir la suite dans une série continue de positions ou dans une évolution graduelle, mais pas un changement brutal et qualitatif. La science a longtemps été gênée par l’imprédictibilité souvent assimilée à l’indéterminisme qui est une notion pourtant très différente. L’expression « hasard », employée dans des sens multiples n’a pas clarifié la question. Les débuts de la Mécanique avaient fait croire à une prédictibilité générale en sciences comme le proclamait Laplace. Cela provient du fait que les lois que l’on connaissait jusque là permettaient de prédire : par exemple, la loi du mouvement du boulet. Mais ce n’est pas général. Connaître une loi ne signifie pas nécessairement pouvoir calculer l’état futur à partir de la connaissance des états passés.

Le déterminisme suppose en effet l’obéissance à des lois mais pas nécessairement la capacité de prédire. Et inversement, on peut parfaitement prédire ce que l’on ne comprend pas. Nous ne connaissons pas la nature de la gravitation même si on en connaît la loi mathématique qui nous permet de dire où atterrira un boulet de canon Mais des phénomènes non reproductibles sont-ils du domaine de la science ? Bien des commentateurs affirment que non. Selon eux, la validité des théories est établie uniquement si l’expérience présente des résultats que la théorie avait prédits. Il est vrai que c qui caractérise la démarche de la science, c’est la confrontation permanente entre théorie et expérience mais ce n’est pas une relation à sens unique. Le physicien Werner Heisenberg rappelle dans « La partie et le tout » qu’Einstein répétait volontiers que « Seule la théorie décide de ce que l’on peut observer. » En effet, il faut des concepts et des outils d’analyse pour faire des mesures et, d’autres encore, pour concevoir l’expérience et l’interpréter. Et Heisenberg cite également Wolfgang Pauli, autre spécialiste de la physique quantique : « On peut avoir entièrement compris un certain domaine de la connaissance expérimentale sans pour autant pouvoir prédire exactement les résultats d’expériences futures. » Quand on dit que la science se fonde sur l’expérience, il faut comprendre non seulement ce qui se produit en laboratoire mais aussi et surtout ce que produit la nature. Or la nature n’a parfois produit qu’une seule fois un phénomène, même si on en trouve des multiples reproductions (comme la vie sur terre et ses diverses manifestations). Et on n’a pas nécessairement les moyens de le reproduire ce qui n’empêche pas de raisonner dessus. Même une expérience reproductible ne l’est pas nécessairement à l’identique. Quant aux lois mathématiques, quand elles existent, ne sont pas forcément prédictives. Dans le cas d’une loi « sensible aux conditions initiales », c’est-à-dire être considérablement modifiée par un petit changement initial, tout changement infiniment petit des conditions de départ peut entraîner des divergences qualitatives par la suite. Dans ce cas, on ne peut prédire les suites d’un passé que si on le connaît au plus petit détail près, ce qui est irréalisable. Dans certains cas, une loi peut parfaitement permettre plusieurs « possibles ». C’est le cas pour une bifurcation. Il peut falloir alors une autre loi, à un autre niveau par exemple, pour que la nature tranche. L’ensemble des deux lois ressemble alors à s’y méprendre à du hasard.

En 1889, le mathématicien et physicien Henri Poincaré cherchait à répondre à la question de la stabilité du système solaire. Son mémoire intitulé « sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique » remporta le prix du concours ouvert à Stockholm par le roi Oscar II entre les mathématiciens du monde entier, apportant à Poincaré une notoriété internationale. Et c’est dans l’étude du système solaire que l’on a découvert pour la première fois un phénomène chaotique ! En effet, il devait montrer que la gravitation avait beau obéir à des lois, celles-ci engendraient le chaos, cette imbrication d’ordre et de désordre que l’on appelle chaos déterministe. Je rappelle que déterministe signifie un phénomène issu de lois. Poincaré a ainsi montré que certaines lois non linéaires, les lois de l’attraction universelle de Newton en l’occurrence, peuvent engendrer des mouvements chaotiques. Poincaré a également montré qu’un mouvement chaotique peut paraître stable durant quelques dizaines ou centaines de millions d’années avant de quitter la zone de stabilité appelée par lui « un îlot » de stabilité. Et pour cette étude il a considérablement simplifié le problème du système solaire. Il a étudié le mouvement de trois corps. Poincaré a ainsi découvert en étudiant mathématiquement la loi de Newton pour ces trois corps qu’on y trouvait des possibilités nombreuses de mouvements imprédictibles.

Déterminisme génétique

On est très loin aujourd’hui des conceptions d’un Claude Bernard qui affirmait : « Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions d’existence de tout phénomène sont déterminées de manière absolue. »

L’interprétation de l’évolution des espèces nécessite un autre phénomène, en plus de la sélection naturelle découverte par Darwin : c’est la capacité des systèmes chaotiques à l’auto-organisation, c’est-à-dire un déterminisme fondé sur des processus aléatoires. Le terme d’auto-organisation souligne qu’une structure a une capacité spontanée à apparaître. La vie est effectivement une question d’organisation spontanée des processus dynamiques du vivant et pas seulement de programme génétique préétabli comme on l’a cru jusqu’à très récemment. La clef de notre fonctionnement ne réside pas seulement dans le contenu chimique du génome mais dans les interactions des gènes entre eux. Ces interactions fonctionnent selon un mode d’organisation, les chaînes de réactions entre molécules établissant spontanément des relations. C’est ce mode d’organisation qui décide si un gène est actif ou inactif. En effet, les gènes, qui sont des portions d’ADN, n’agissent pas n’importe quand pour produire des protéines. Ils le font dans un certain ordre et à un certain moment qui leur est indiqué par d’autres gènes. De plus ils ne s’arrêtent pas non plus d’eux-mêmes. L’activation, tout comme l’arrêt, est due à ce que l’on appelle des rétroactions, c’est-à-dire que le produit de la réaction biochimique peut l’accélérer ou la freiner. Suivant les cas, on parlera de rétroaction positive ou négative. Le mécanisme peut être résumé ainsi : un gène produit une protéine et cette protéine, produite à une certaine concentration, entraîne une réaction laquelle rétroagit sur le gène de départ. L’activité d’un gène peut ainsi être multipliée ou, au contraire, bloquée. C’est cette suite d’actions et de réactions successives qui constitue le processus et l’organisation de la vie. C’est un véritable organigramme non linéaire avec des rétroactions, des boucles qui sont favorablement activées en fonction de l’activation des boucles voisines. N’est vivant que ce qui entre dans ces cycles sans fin. Aucune vie n’existe sans liaison avec d’autres êtres vivants, sans échange de messages moléculaires permanent. Ces rétroactions peuvent s’autoréguler, c’est-à-dire se coordonner entre elles. Elles peuvent mener à la formation de cycles presque réguliers. Ce sont des oscillateurs, des horloges produites par l’existence d’attracteurs. Mais ces attracteurs ne sont pas périodiques. Les cycles sont adaptatifs et interactifs. Des oscillateurs chimiques de type chaotique sont capables de se structurer, de se synchroniser. Dans ce cas l’ordre n’abolit jamais le désordre et ne mène pas à l’équilibre stable. Une telle structure est décrite par un nombre plus restreint de paramètres. Il obéit donc à une loi, tout en étant fondé sur le désordre et le hasard. Cet état spontanément structuré est capable de produire un nouvel ordre lorsqu’il est amené au delà d’un seuil critique. La biochimie des macromolécules est bien à la base du vivant, mais la composition chimique de l’ADN, des gènes ou des protéines n’en est pas le point essentiel. Ce qui compte, c’est le mode de fonctionnement, ce sont les relations entre gènes qui sont nécessaires pour que ces gènes s’expriment. Un gène peut en effet très bien être présent, mais silencieux. Il est inactif parce que d’autres cycles voisins ne sont pas encore entrés en activité et qu’ils sont nécessaires, pour lui donner le signal de démarrage. Je ne prends qu’un seul exemple : une maladie génétique qu’un individu a contracté à la naissance peut ne s’exprimer qu’à un certain âge. C’est dû au fait que l’expression du gène ne se réalise que lorsque d’autres cycles sont également activés, des cycles liés à l’horloge du vieillissement. La compréhension du rôle des gènes a donc été complètement révisée à la suite de recherches récentes. Il n’y a pas longtemps, on croyait que les gènes déterminent directement l’être vivant, chaque gène fixant à lui seul un caractère, un organe, et la composition chimique de l’ADN déterminant le type d’une cellule. Maintenant on sait que la diversification cellulaire n’est pas fondée sur un changement de l’ADN. Les nombreux types de cellules différentes que contient un être vivant ont le même ADN et ce qui les différencie c’est seulement l’ordre d’activation de l’ensemble des gènes. Il s’agit d’un véritable organigramme de réactions qui s’enchaînent. On croyait qu’il fallait des gènes différents pour produire des animaux de différentes espèces, qu’un singe était un singe parce qu’il avait des gènes de singe et un ours des gènes d’ours. Sur ce plan, le clonage a changé complètement notre point de vue. On s’est aperçu qu’un gène d’ours peut très bien fonctionner sur une fourmi et inversement. Si on inocule un gène qui commande la fabrication d’un oeil de mouche à une mouche drosophile, il lui pousse un oeil supplémentaire. Mais que se passe-t-il si on inocule un gène d’oeil de souris à cette mouche drosophile ? Le premier motif d’étonnement c’est que le gène de souris fonctionne très bien sur une mouche. Mais que va-t-il produire ? Est-ce un oeil de souris, un oeil de mouche ou une bizarrerie ? On pourrait se dire que cela devrait être un oeil de souris puisque le gène vient d’une souris ... En effet, on sait que la souris n’a pas du tout la même structure de l’oeil que la mouche. Eh bien non, c’est un oeil tout à fait normal de mouche qui va apparaître sur la drosophile ! Et l’inverse est vrai également : si on inocule à une grenouille un gène de fourmi, il poussera un oeil de plus et ce sera un oeil de grenouille. On a montré que la commande de fabrication d’un oeil en général est utilisable sur n’importe quel animal capable de faire fonctionner un oeil. On démontre ainsi que ce gène donne seulement l’ordre « fait pousser un oeil » et que cet ordre est commun aux diverses espèces vivantes, ou du moins interchangeable. Des gènes homéotiques, comme celui de l’oeil, sont ceux qui pilotent non seulement la formation d’un organe, mais tout le développement embryonnaire. Nous allons voir au cours de l’exposé que c’est justement sur les gènes homéotiques qu’ont été faites les découvertes récentes les plus révolutionnaires. C’est au stade embryonnaire que l’on va peut-être réussir à comprendre la capacité d’évolution de la vie. La phylogénie, c’est-à-dire l’étude des filiations et de la formation des grands groupes hiérarchisés et emboîtés : phylum, embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce, cette arborescence n’est plus séparable de l’ontogénie, c’est-à-dire de la formation d’un individu pilotée par la génétique du développement. En effet, au niveau de l’embryon, niveau où les diverses espèces sont les plus proches les unes des autres, on a peut-être trouvé pour la première fois un mécanisme génétique qui permettrait à la fois de trouver le point commun des espèces vivantes, des changements d’espèces et une interaction avec le milieu. La découverte de la structure du fonctionnement des gènes homéotiques, ces gènes qui déterminent le plan du corps lors de sa fabrication embryonnaire est une véritable révolution dans la compréhension de la génétique. Leur intervention détermine le rythme d’une série d’actions enchaînées qui est fondamentale puisqu’elle décide de l’ordre dans lequel sont fabriquées les différentes parties du corps dans l’embryon. Ces gènes contrôlent en particulier l’ordre de formation des différents segments de tous les êtres segmentés. Le processus est le même pour produire un oeil que pour fabriquer un thorax, une patte ou une antenne, c’est la hiérarchie d’interconnexion des gènes du développement qui intervient. Il y a trois niveaux : le gène qui donne l’ordre de produire l’organe, celui qui indique le plan de fabrication de l’organe, celui qui le fabrique. Et cette organisation est hiérarchique. Le gène régulateur décide qu’un oeil va être produit et sur quelle zone. Il commande un ensemble de gènes architectes qui donnent le plan de fabrication. Ceux-ci commandent une série de gènes ouvriers qui produisent l’organe. Ce mécanisme a des conséquences très importantes pour la compréhension de l’évolution. En particulier, il rend possible un changement génétique brutal, inconcevable jusque là. Avec deux ou trois variations sur des gènes de régulation qui contrôlent le fonctionnement de milliers de gènes de structure, on réalise une modification globale d’un être vivant, de son mode de vie et de sa morphologie. On pensait qu’il fallait des milliers de toutes petites mutations sur des gènes de structure pour produire un tel changement qui ne pouvait être effectif que sur des centaines de millions d’années. Cette recherche a également permis une découverte fondamentale : il y a une base commune à tous les gènes homéotiques, partie commune de l’ADN appelée l’homéoboite (homéobox en anglais, ou hox). L’homéoboite, trouvée notamment par le chercheur suisse Walter Ghering, est d’une importance considérable pour la génétique et l’évolution. C’est probablement une découverte aussi fondamentale que celle de la sélection naturelle par Darwin, de l’hérédité par Mendel, des mutations génétiques par Morgan et enfin de la molécule d’ADN par Crick et Watson. Elle permet de comprendre l’origine commune de tous les êtres vivants et leur capacité à passer d’une espèce à une autre. Elle explique aussi pourquoi des gènes d’une espèce peuvent agir sur d’autres espèces car elles agissent sur l’homéoboite. Les gènes qui pilotent le développement se sont révélés les mêmes pour tous les êtres pluricellulaires et leur relation avec les différents segments du corps sont également les mêmes. Chaque gène homéotique a ses homologues chez d’autres espèces, homologue ressemblant, ayant le même type d’action et capable d’être remplacé l’un par l’autre. Dans cette expérience, on remplace le gène eyeless de la mouche par le gène pax-6 de la souris et le résultat est le même : la production d’un oeil de mouche. Les gènes qui gouvernent la division cellulaire, appelés les synthagmes, se sont également avérés être presque les mêmes chez la levure et chez l’homme. Les protéines, elles aussi, ont assez peu de différences d’une espèce à une autre. On constate ainsi que des protéines régulatrices d’un être vivant peuvent fonctionner chez les autres êtres vivants. L’homéodomaine est la partie commune des protéines liées aux gènes homéotiques qui est probablement ce qui nous reste de l’origine commune des êtres vivants. La comparaison entre une protéine de mouche et une protéine de levure du boulanger permet une comparaison dans l’homéodomaine, cette partie commune aux protéines du développement. Le lien entre homéodomaine de l’ADN et l’homéoboite des protéines montre combien le fait de trouver des éléments génétiques communs dans le fonctionnement de la mouche et de la levure du boulanger, et même toute une zone commune qui pilote le développement, est extraordinaire. L’origine commune du vivant est désormais visible et se retrouve au niveau de toute la biologie moléculaire, des gènes comme des protéines. La biologie moléculaire n’a donc fait que rapprocher des espèces qui ont des différences morphologiques et comportementales considérables et de rappeler qu’elles appartiennent toutes à un seul et même phénomène qui n’est apparu qu’une fois : la vie. Tous les êtres vivants ont presque les mêmes protéines de structure qui se sont révélées, en plus, être les régulateurs de la multiplication cellulaire. La fameuse double hélice est une suite de bases A, G, C, T, reliant les deux brins de l’ADN et fondant un véritable alphabet dont les lettres sont formées de trois bases, soit un codon. Chaque codon permet de fabriquer un acide aminé spécifique. Par exemple le codon GCA correspond à l’acide aminé alanine. Cela signifie que les lettres et les mots de l’ADN sont transformés en lettres et en mots du langage des protéines. Cet échange d’information entre ADN et protéines, qui est le processus basique de la vie, est également le même pour tous les êtres vivants. Il en va de même pour les enzymes, molécules fondamentales pour la catalyse des réactions. L’enzyme triose phosphate isomerase fait le même travail chez l’homme et chez la bactérie E.coli et a des séquences de gènes à 46 % identique chez ces deux êtres vivants, distants en termes d’évolution de milliards d’années. L’histone est une protéine qui n’a changé que de 1% si on compare celle des vaches à celle de petits pois, soit en 1,2 milliards d’années d’évolution. Dans sa conférence inaugurale de l’ « Université de tous les savoirs » organisée à l’occasion de l’entrée dans l’an 2000, François Jacob déclarait : « une surprise a été de découvrir à quel point les molécules sont conservées au cours de l’évolution. Pas seulement les protéines de structure comme les hémoglobines, pas seulement les enzymes comme la pepsine mais aussi les protéines de régulation qui dirigent par exemple le développement de l’embryon et déterminent la forme de l’animal. » Toutes les espèces vivantes, aussi apparemment diverses dans leur morphologie, leur fonctionnement et leur mode de vie, ont la même origine et ne sont que des produits de divers changements d’une même forme d’organisation de la matière, la vie. Toutes les structures biochimiques de base sont presque les mêmes pour les êtres vivants, tout juste bricolées différemment et ce qui est justement une modification du mode d’organisation. Comme le disait François Jacob dans sa conférence : « ce qui distingue un papillon d’un lion, une poule d’une mouche, c’est moins une différence dans les constituants chimiques que dans l’organisation et la distribution de ces constituants. Ce qui les rend différents c’est plus un changement dans le temps d’expression et dans la quantité relative des différents produits des gènes au cours du développement de l’embryon que les petites différences observées dans la structure de ces produits. » Puisque chimiquement les constituants de la génétique sont très proches d’une espèce à une autre et sont interchangeables, d’où vient donc la prodigieuse diversité morphologique et physiologique du vivant ? Si l’animal qui vole a des ailes, ce n’est pas parce qu’il a des gènes d’aile alors que nous aurions des gènes de patte. La raison en est simple : ces gènes sont les mêmes. Le caractère historique de la vie sera donc à chercher ailleurs, dans le type de dynamique du vivant. On va désormais chercher cette différenciation plutôt dans le fonctionnement des gènes entre eux que dans le déchiffrage du génome, et c’est là un changement considérable de perspective. Ce qui fait de nous un mammifère plutôt qu’un insecte ne serait pas tant des différences de matériel génétique que des différences de structuration, c’est-à-dire d’ordre des interconnexions des réactions biochimiques de ces gènes. Dans le processus vivant, il y a en effet une multitude de rétroactions des gènes entre eux. On appelle rétroaction, des réactions successives où les produits de la réaction relancent celle-ci ou, au contraire, la bloquent. C’est ce phénomène de boucle de rétroaction qui détermine à quel moment dans l’ensemble du processus le gène entrera en action, pendant combien de temps et quel gène il activera ou inhibera ensuite. Ce qui compte pour l’action du gène n’est pas seulement son contenu biochimique mais son expression, c’est-à-dire s’il est activé ou inhibé par la rétroaction d’autres gènes. Et c’est aussi quel gène il active ou inhibe lui aussi. Le gène ne peut plus être considéré isolément mais comme un élément d’une structure. C’est l’environnement qui dit à un gène quand il doit commencer à produire des protéines et quand il doit s’arrêter. Ce sont des rétroactions entre gènes, via les protéines, qui transmettent l’information. Les protéines ne sont pas simplement des produits passifs des gènes ; elles ont une capacité enzymatique, c’est-à-dire qu’elles sont indispensables à l’accélération de certaines réactions biochimiques précises. Les gènes n’agissent pas indépendamment, mais de concert avec des gènes maîtres ; on devrait dire des gènes chefs d’orchestre. Mais c’est un curieux concert puisqu’ils ne connaissent pas la symphonie. Ils n’ont pas la partition et même, on peut dire que celle-ci n’est pas écrite par avance. Chaque gène joue un bout musical mais c’est sur place qu’il apprend à quel moment il entre en action. C’est son voisin qui lui dit : « à toi de jouer ». Le moment n’est pas fixe et dépend du désordre des messages entre molécules. La signification de l’action du gène est elle-même définie par les autres gènes en action et pas par un gène seul. La manière de jouer n’est donc jamais entièrement identique et pourtant ça marche car cela s’ordonne par interaction. C’est au niveau de l’organisation des séries de réactions biochimiques, de leur ordre et de leur rythme, que l’on a été amenés à appeler horloge biochimique, que résiderait la différence essentielle entre les espèces. Et ce ne serait pas un ordre figé, une horloge périodique, mais un ordre émergent dont le cycle est produit à chaque fois par la synchronisation des rythmes issus des réactions biochimiques. C’est un ordre fondé sur le désordre parce que les manières qu’ont les molécules d’entrer en contact puis de se séparer sont multiples et aléatoires. C’est l’organisation collective spontanée des messages chimiques des cellules entre elles, aussi bien que des rétroactions des gènes entre eux, qui détermine le fonctionnement d’un être vivant. La fabrication d’un individu fonctionne selon le même type de cybernétique des relations biochimiques, mais réalisée au niveau de l’embryon. Elle détermine le type d’individu qui va être produit. Cela signifie que le contenu biochimique du même ADN permet de produire d’autres êtres vivants, à condition de changer la succession des gènes activés, la durée et le moment où ils sont stimulés. Il y a un organigramme des cycles d’interactions des gènes mais cette organisation n’est pas acquise définitivement : elle se construit à chaque fois spontanément sur la base de contacts moléculaires aléatoires. Si elle donne à peu près le même résultat à chaque fois, c’est que des processus sont là pour guider et contraindre ce hasard. Mais pourquoi parler de hasard dans le fonctionnement génétique ? Il semble pourtant que l’ADN ne doive rien au hasard et que, sauf erreur, il se copie identiquement dans le messager (l’ARNm) et détermine ainsi exactement le produit. Les gènes sont en effet alignés sur le filament d’ADN et leur action se produit dans l’ordre chronologique correspondant à l’ordre où ils se présentent sur le filament. En fait, le mécanisme est différent. Et d’abord, les gènes qui figurent sur le filament n’interviennent pas nécessairement car, pour être actifs, ils doivent être activés par d’autres gènes précédents. Ils ne décident pas eux-mêmes ni de leur mise en activité, ni de son intensité ni de son moment de déclenchement, ni de sa fin. D’autre part, les segments d’ADN ne sont pas en majorité des gènes, c’est-à-dire des producteurs de protéines. La plupart des segments de l’ADN ont d’autres rôles et notamment celui d’activer et de désactiver ces gènes. Cela est très important puisque sinon un gène ne commencerait pas à produire les protéines spécifiques qu’il est censé produire mais aussi qu’une fois activé, il ne s’arrêterait pas d’en produire. Ce sont les protéines produites par le gène ou d’autres gènes qui vont envoyer ces messages de DEBUT et de FIN au gène. Et, sans la rétroaction de ces protéines, l’ADN serait incapable d’orienter son propre fonctionnement. C’est comme un livre qui n’existerait que s’il est lu et qui s’écrirait au fur et à mesure qu’il est lu, en fonction du lecteur. Or quand on lit une page, on sait que l’œil ne se contente pas de suivre les mots ligne après ligne, mais saute puis revient d’avant en arrière. La lecture de l’ADN n’est pas non plus un phénomène linéaire. Les interactions des gènes passent par une cascade de réactions biochimiques fondées sur les protéines et qui se produisent en grande partie au hasard. Ce n’est pas un programme écrit mais un processus. C’est une histoire dans laquelle le chemin est toujours différent, même si des contraintes permettent que le résultat soit semblable le plus souvent. Il existe des processus servant à éliminer des produits inadéquats qui sont continuellement formés, et pas seulement de manière accidentelle. Cette similitude du résultat, c’est-à-dire de l’individu au sein de l’espèce, ne doit pas laisser croire qu’il s’agit d’un simple mécanisme de copie comme le laisse entendre le terme de reproduction. La vie n’est pas un mécanisme de photocopie. La diversité du processus par lequel a lieu la reproduction provient de la manière aléatoire dont les protéines se plient et se replient. En effet, la forme qu’elles prennent dans l’espace détermine les molécules auxquelles elles peuvent se lier. Cette thèse consiste donc à dire que la vie est un processus d’agitation qui n’est jamais stabilisé mais qui est fréquemment canalisé par des contraintes de fonctionnement. Le code génétique ne se comporte pas comme une partition musicale, comme un programme génétique qu’il suffit d’appliquer, du type programme informatique. Ou alors ce serait comme une partition avec des bifurcations possibles à chaque groupe de notes dans laquelle on pourrait d’un seul coup passer d’un morceau de Beethoven à du Ravel ou à du Bach ! En fait, contrairement à ce que l’on pensait, l’ADN n’est pas un pilote qui sait d’avance où il va, ni un chef d’orchestre qui décide au coup par coup. Il n’y a aucun pilotage finaliste c’est-à-dire aucune action en vue d’un but à atteindre fixé. C’est la succession des réactions au hasard qui s’auto-organise. Ce qui amène ce hasard à s’organiser de lui-même, c’est principalement la capacité spontanée des protéines à reconnaître spécifiquement les molécules sur lesquelles elles peuvent se fixer. La fixation est lâche, rapidement dénouée et la protéine peut ainsi changer très vite de contacts, de forme et d’orientation. Le lien est fondé sur la proximité de surface des molécules en trois dimensions. C’est également un contact volumique dans une zone bien précise (de type clef/serrure), qui permet à une enzyme de catalyser la réaction, c’est-à-dire d’en réguler la vitesse. Les différences de vitesse de réaction sont déterminantes car elles règlent l’ensemble de l’évolution temporelle. Le rôle enzymatique des protéines est donc déterminant. Les contacts entre protéines et gènes se font par des liaisons non-covalentes c’est-à-dire peu coûteuses en énergie, par rapport à des réactions chimiques classiques, dites covalentes parce qu’elles nécessitent la mise en commun d’électrons de la couche extérieure de l’atome ou électrons de valence. Les liaisons qui interviennent en biochimie sont lâches et capables de se dénouer à grande vitesse et facilement. Ce ballet des protéines permet au fonctionnement de la vie d’être efficace, précis et rapide. C’est de l’épigénétique plus que de la génétique, car la reconnaissance des formes et les contacts de surface sont plus importants que les substrats chimiques. C’est donc le fonctionnement génétique d’ensemble plus que la composition chimique des gènes, qui changerait d’une espèce à une autre. Du coup, le passage apparemment infranchissable entre les espèces ne le serait plus, puisque c’est presque à partir du même matériel biochimique que l’on passerait d’un animal à un autre. Il suffit qu’un phénomène brutal fasse sauter le verrou qui empêche la diversité de s’exprimer. Si l’évolution est un changement de l’ordre hiérarchique de l’action des gènes au moment de la fabrication de l’individu, il suffit d’un ou deux changements sur un gène régulateur du développement pour causer une modification morphologique radicale. En effet, un gène régulateur pilote une quantité d’autres gènes et du coup peut produire des modifications d’espèces. En temps normal, cette variation ne se produit pas car elle est inhibée par des protéines de protection. C’est seulement en cas de choc que ce garde-fou est levé, ouvrant la voie à de multiples variations possibles de l’expression des gènes. En somme, je suis en train de vous dire qu’un ou deux petits changements d’horloge de la fabrication d’un singe suffisent à produire un homme. C’est effectivement un choc pour nous qui nous croyons toujours si différents, si supérieurs bien sûr ! L’apparente fixité de l’espèce ne serait qu’un gel des potentialités. La diversité qui existerait toujours au sein du matériel génétique serait seulement gelée momentanément et susceptible d’être réveillée par un réchauffement suffisamment brutal. Ce parallèle avec le processus de gel/réchauffement de l’eau, du passage de l’état solide à l’état liquide n’est pas fait par hasard car il s’agit là aussi d’un saut qualitatif. Une bouffée de biodiversité serait un processus du même type que le changement d’état de la matière inerte, un phénomène critique avec seuil et saut d’un état à un autre. On connaît bien ce type de situations dans lesquelles une petite perturbation peut entraîner un changement d’ordre et qui, pourtant, peuvent perdurer très longtemps pour peu que le processus maintienne les conditions juste en dessous de ce seuil critique. La dialectique hasard/nécessité du vivant serait du même type que la transformation gaz/liquide ou liquide/solide ou encore aimantation/désaimantation. Ce serait un phénomène du type transition désordre/ordre, ou chaos/antichaos pour reprendre le terme de Stuart Kauffman. Dans de tels phénomènes que l’on appelle critiques, une petite modification d’un facteur peut suffire à entraîner un saut brutal de l’évolution. Cela est dû au fait que lorsque l’on s’approche d’un seuil critique, toutes les échelles où se produit le phénomène interagissent et causent un saut qualitatif, une modification de structure à grande échelle. Cependant les structures de la vie se maintiennent malgré les fluctuations du milieu intérieur et extérieur. On a montré en effet que, dans les phénomènes critiques, la rapidité de la transmission de l’information est le critère de la conservation des structures. Une structure peut être durable si elle est capable de se transformer pour s’adapter à l’agitation de l’environnement. Cela explique que le fonctionnement obéisse fréquemment à des structures fractales qui sont très rapides en termes de communication de l’information. Je rappelle qu’une fractale est une structure qui existe à plusieurs échelles et qui est similaire aux divers niveaux où on la rencontre. On la trouve souvent dans la nature car c’est la structure qui réalise la plus grande surface dans un volume fixé. Cette remarque peut se généraliser en disant que c’est la structure qui permet de satisfaire une contrainte à une échelle, et le maximum de souplesse à une autre. La formation de telles structures est donc favorisée spontanément sans qu’il soit nécessaire d’en indiquer la commande et la forme par avance. Ces structures maintiennent leur forme globale jusqu’à ce que les fluctuations franchissent un seuil où le changement a lieu brutalement. L’auto-organisation signifie que le chaos est capable d’augmenter de niveau de structuration, en fondant des groupes et des associations ou des groupes de groupes et ainsi de suite et cela spontanément, c’est-à-dire sans action extérieure. Des processus au hasard s’ordonnent d’eux-mêmes, se hiérarchisent, constituent des organigrammes stables ou, du moins, durables. Des fonctions nouvelles, des organes nouveaux peuvent apparaître, des êtres vivants peuvent coopérer, s’associer, créer des co-évolutions, sans qu’il y ait besoin d’un donneur d’ordre ni d’une finalité qui pousse et oriente cette évolution. La coopération touche tous les niveaux du vivant depuis les coopérations entre espèces jusqu’aux coopérations entre cellules. Ainsi la formation de la cellule eucaryote avec un noyau cellulaire est issue de la coopération entre deux cellules, de même que la formation des mitochondries et des chloroplastes qui sont des organes spécialisés de la cellule ont été le produit de l’introduction d’êtres vivants au sein de celle-ci. Inversement, la spécialisation est également un mécanisme interne du vivant. C’est une vision très différente de celle qui était diffusée encore récemment. Le réductionnisme génétique précédent considérait que les gènes nous déterminent complètement, au point que certains courants poussant jusqu’au bout la thèse des néo-darwiniens, comme la sociobiologie, ont été jusqu’à chercher dans les gènes l’explication des phénomènes sociaux et y ont trouvé une justification du racisme ou de l’inégalité sociale. Ils se sont servis des notions de « lutte pour la vie » et de « maintien des plus aptes », de celle de progrès de l’évolution, pour expliquer que les plus pauvres sont les moins aptes et les racistes pour prétendre que l’homme noir serait plus proche du primate alors que l’homme blanc serait l’aboutissement de l’évolution ! A l’inverse, la théorie du chaos s’oppose à la notion de supériorité entre les étapes de l’évolution car elle contredit que l’évolution obéisse à un progrès. Elle souligne que la diversité existe de manière potentielle au sein du matériel génétique et montre l’importance des processus et de l’histoire par rapport à la seule composition chimique des molécules.

Déterminisme de l’évolution des espèces

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Déterminisme économique, social et politique

"D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi-même n’avons jamais affirmé davantage. Si ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure - les formes politiques de la lutte des classes et ses résultats -, les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasard. (...) Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique, serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. (...) C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. (...) Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on croit avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact"

Engels, lettre du 21 septembre 1890 à J. Block

Pour Marx, le mode de vie et le mode de pensée d’une époque sont historiquement déterminés par le mode de production qui dépend de l’état des forces productives et qui est lié à la lutte des classes. Il n’y a pas de déterminisme unique et la détermination économique dépend de la lutte des classes qui connaît des discontinuités liées à des événements historiques, des tournants de l’Histoire où les rapports de forces sociaux peuvent basculer et donner naissance à de nouveaux systèmes sociaux.

L’idéologie allemande
K. Marx - F. Engels

Feuerbach

On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existences, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.

La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence, dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.

Cette production n’apparaît qu’avec l’accroissement de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations [6] des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production.

Les rapports des différentes nations entre elles dépendent du stade de développement où se trouve chacune d’elles en ce qui concerne les forces productives, la division du travail et les relations intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement les rapports d’une nation avec les autres nations, mais aussi toute la structure interne de cette nation elle-même, dépendent du niveau de développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures. L’on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu’ont atteint les forces productives d’une nation au degré de développement qu’a atteint la division du travail. Dans la mesure où elle n’est pas une simple extension quantitative des forces productives déjà connues jusqu’alors (défrichement de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail.

La division du travail à l’intérieur d’une nation entraîne d’abord la séparation du travail industriel et commercial, d’une part, et du travail agricole, d’autre part ; et, de ce fait, la séparation de la ville et de la campagne et l’opposition de leurs intérêts. Son développement ultérieur conduit à la séparation du travail commercial et du travail industriel. En même temps, du fait de la division du travail à l’intérieur des différentes branches, on voit se développer à leur tour différentes subdivisions parmi les individus coopérant à des travaux déterminés. La position de ces subdivisions particulières les unes par rapport aux autres est conditionnée par le mode d’exploitation du travail agricole, industriel et commercial (patriarcat, esclavage, ordres et classes). Les mêmes rapports apparaissent quand les échanges sont plus développés dans les relations des diverses nations entre elles.

Les divers stades de développement de la division du travail représentent autant de formes différentes de la propriété ; autrement dit, chaque nouveau stade de la division du travail détermine également les rapports des individus entre eux pour ce qui est de la matière, des instruments et des produits du travail.

La première forme de la propriété est la propriété de la tribu [7]. Elle correspond à ce stade rudimentaire de la production où un peuple se nourrit de la chasse et de la pêche, de l’élevage du bétail ou, à la rigueur, de l’agriculture. Dans ce dernier cas, cela suppose une grande quantité de terres incultes. À ce stade, la division du travail est encore très peu développée et se borne à une plus grande extension de la division naturelle telle que l’offre la famille. La structure sociale se borne, de ce fait, à une extension de la famille : chefs de la tribu patriarcale, avec au-dessous d’eux les membres de la tribu et enfin les esclaves. L’esclavage latent dans la famille ne se développe que peu à peu avec l’accroissement de la population et des besoins, et aussi avec l’extension des relations extérieures, de la guerre tout autant que du troc.

La seconde forme de la propriété est la propriété communale et propriété d’État qu’on rencontre dans l’antiquité et qui provient surtout de la réunion de plusieurs tribus en une seule ville, par contrat ou par conquête, et dans laquelle l’esclavage subsiste. À côté de la propriété communale, la propriété privée, mobilière et plus tard immobilière, se développe déjà, mais comme une forme anormale et subordonnée à la propriété communale. Ce n’est que collectivement que les citoyens exercent leur pouvoir sur leurs esclaves qui travaillent, ce qui les lie déjà à la forme de la propriété communale. Cette forme est la propriété privée communautaire des citoyens actifs, qui, en face des esclaves, sont contraints de conserver cette forme naturelle d’association. C’est pourquoi toute la structure sociale fondée sur elle et avec elle la puissance du peuple, se désagrège dans la mesure même où se développe en particulier la propriété privée immobilière. La division du travail est déjà plus poussée. Nous trouvons déjà l’opposition entre la ville et la campagne et plus tard l’opposition entre les États qui représentent l’intérêt des villes et ceux qui représentent l’intérêt des campagnes, et nous trouvons, à l’intérieur des villes elles-mêmes, l’opposition entre le commerce maritime et l’industrie. Les rapports de classes entre citoyens et esclaves ont atteint leur complet développement.

Le fait de la conquête semble être en contradiction avec toute cette conception de l’histoire. Jusqu’à présent, on a fait de la violence, de la guerre, du pillage, du brigandage, etc. la force motrice de l’histoire. Force nous est ici de nous borner aux points capitaux et c’est pourquoi nous ne prenons qu’un exemple tout à fait frappant, celui de la destruction d’une vieille civilisation par un peuple barbare et la formation qui s’y rattache d’une nouvelle structure sociale qui repart à zéro. (Rome et les barbares, la féodalité et la Gaule, le Bas-Empire et les Turcs.) Chez le peuple barbare conquérant, la guerre elle-même est encore, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, un mode de rapports normal qui est pratiqué avec d’autant plus de zèle que l’accroissement de la population crée de façon plus impérieuse le besoin de nouveaux moyens de production, étant donné le mode de production traditionnel et rudimentaire qui est pour ce peuple le seul possible. En Italie, par contre, on assiste à la concentration de la propriété foncière réalisée par héritage, par achat et endettement aussi ; car l’extrême dissolution des mœurs et la rareté des mariages provoquaient l’extinction progressive des vieilles familles et leurs biens tombèrent aux mains d’un petit nombre. De plus, cette propriété foncière fut transformée en pâturages, transformation provoquée, en dehors des causes économiques ordinaires, valables encore de nos jours, par l’importation de céréales pillées ou exigées à titre de tribut et aussi par la pénurie de consommateurs pour le blé italien, qui s’ensuivait. Par suite de ces circonstances, la population libre avait presque complètement disparu, les esclaves eux-mêmes menaçaient sans cesse de s’éteindre et devaient être constamment remplacés. L’esclavage resta la base de toute la production. Les plébéiens, placés entre les hommes libres et les esclaves, ne parvinrent jamais à s’élever au-dessus de la condition du Lumpenproletariat [8] . Du reste, Rome ne dépassa jamais le stade de la ville ; elle était liée aux provinces par des liens presque uniquement politiques que des événements politiques pouvaient bien entendu rompre à leur tour.

Avec le développement de la propriété privée, on voit apparaître pour la première fois les rapports que nous retrouverons dans la propriété privée moderne, mais à une plus vaste échelle. D’une part, la concentration de la propriété privée qui commença très tôt à Rome, comme l’atteste la loi agraire de Licinius [9], et progressa rapidement à partir des guerres civiles et surtout sous l’Empire ; d’autre part, en corrélation avec ces faits, la transformation des petits paysans plébéiens en un prolétariat à qui sa situation intermédiaire entre les citoyens possédants et les esclaves interdit toutefois un développement indépendant.

La troisième forme est la propriété féodale [10] ou celle des divers ordres. Tandis que l’antiquité partait de la ville et de son petit territoire, le moyen âge partait de la campagne. La population existante, clairsemée et éparpillée sur une vaste superficie et que les conquérants ne vinrent pas beaucoup grossir, conditionna ce changement de point de départ. À l’encontre de la Grèce et de Rome, le développement féodal débute donc sur un terrain bien plus étendu, préparé par les conquêtes romaines et par l’extension de l’agriculture qu’elles entraînaient initialement. Les derniers siècles de l’Empire romain en déclin et la conquête des barbares eux-mêmes anéantirent une masse de forces productives : l’agriculture avait décliné, l’industrie était tombée en décadence par manque de débouchés, le commerce était en veilleuse ou interrompu par la violence, la population, tant rurale qu’urbaine, avait diminué. Cette situation donnée et le mode d’organisation de la conquête qui en découla, développèrent, sous l’influence de l’organisation militaire des Germains, la propriété féodale. Comme la propriété de la tribu et de la commune, celle-ci repose à son tour sur une communauté en face de laquelle ce ne sont plus les esclaves, comme dans le système antique, mais les petits paysans asservis qui constituent la classe directement productive. Parallèlement au développement complet du féodalisme apparaît en outre l’opposition aux villes. La structure hiérarchique de la propriété foncière et la suzeraineté militaire qui allait de pair avec elle conférèrent à la noblesse la toute-puissance sur les serfs. Cette structure féodale, tout comme l’antique propriété communale, était une association contre la classe productrice dominée, à ceci près que la forme de l’association et les rapports avec les producteurs étaient différents parce que les conditions de production étaient différentes.

A cette structure féodale de la propriété foncière correspondait, dans les villes, la propriété corporative, organisation féodale du métier. Ici, la propriété consistait principalement dans le travail de chaque individu : la nécessité de l’association contre la noblesse pillarde associée, le besoin de marchés couverts communs en un temps où l’industriel se doublait d’un commerçant, la concurrence croissante des serfs qui s’évadaient en masse vers les villes prospères, la structure féodale de tout le pays firent naître les corporations ; les petits capitaux économisés peu à peu par les artisans isolés et le nombre invariable de ceux-ci dans une population sans cesse accrue développèrent la condition de compagnon et d’apprenti qui fit naître dans les villes une hiérarchie semblable à celle de la campagne.

La propriété principale consistait donc pendant l’époque féodale, d’une part, dans la propriété foncière à laquelle est enchaîné le travail des serfs, d’autre part dans le travail personnel à l’aide d’un petit capital régissant le travail des compagnons. La structure de chacune de ces deux formes était conditionnée par les rapports de production bornés, l’agriculture rudimentaire et restreinte et l’industrie artisanale. À l’apogée du féodalisme, la division du travail fut très peu poussée. Chaque pays portait en lui-même l’opposition ville-campagne. La division en ordres était à vrai dire très fortement marquée, mais à part la séparation en princes régnants, noblesse, clergé et paysans à la campagne, et celle en maîtres, compagnons et apprentis, et bientôt aussi en une plèbe de journaliers, dans les villes, il n’y eut pas de division importante du travail. Dans l’agriculture, elle était rendue plus difficile par l’exploitation. morcelée à côté de laquelle se développa l’industrie domestique des paysans eux-mêmes ; dans l’industrie, le travail n’était nullement divisé à l’intérieur de chaque métier et fort peu entre les différents métiers. La division entre le commerce et l’industrie existait déjà dans des villes anciennes, mais elle ne se développa que plus tard dans les villes neuves, lorsque les villes entrèrent en rapport les unes avec les autres.

La réunion de pays d’une certaine étendue en royaumes féodaux était un besoin pour la noblesse terrienne comme pour les villes. De ce fait, l’organisation de la classe dominante, c’est-à-dire de la noblesse, eut partout un monarque à sa tête.

Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l’observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l’expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale. Il n’est possible d’émettre l’hypothèse inverse que si l’on suppose en dehors de l’esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l’expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d’activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent.

La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient [11] et l’être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure [12], ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.

A l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l’individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l’on considère la conscience uniquement comme leur conscience.

Cette façon de considérer les choses n’est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l’on représente ce processus d’activité vitale, l’histoire cesse d’être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l’action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes.

C’est là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l’analyse de l’activité pratique, du processus, de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer. Avec l’étude de la réalité la philosophie cesse d’avoir un milieu où elle existe de façon autonome. À sa place, on pourra tout au plus mettre une synthèse des résultats les plus généraux qu’il est possible d’abstraire de l’étude du développement historique des hommes. Ces abstractions, prises en soi, détachées de l’histoire réelle, n’ont absolument aucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir à classer plus aisément la matière historique, à indiquer la succession de ses stratifications particulières. Mais elles ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une recette, un schéma selon lequel on peut accommoder les époques historiques. La difficulté commence seulement, au contraire, lorsqu’on se met à étudier et à classer cette matière, qu’il s’agisse d’une époque révolue ou du temps présent, et à l’analyser réellement. L’élimination de ces difficultés dépend de prémisses qu’il nous est impossible de développer ici, car elles résultent de l’étude du processus de vie réel et de l’action des individus de chaque époque. Nous allons prendre ici quelques-unes de ces abstractions dont nous nous servirons vis-à-vis de l’idéologie et les expliquer par des exemples historiques.
1. Histoire

Avec les Allemands dénués de toute présupposition, force nous est de débuter par la constatation de la présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire, à savoir que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir "faire l’histoire" [13]. Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c’est même là un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire que l’on doit, aujourd’hui encore comme il y a des milliers d’années, remplir jour par jour, heure par heure, simplement pour maintenir les hommes en vie. Même quand la réalité sensible est réduite à un bâton, au strict minimum, comme chez saint Bruno [14], elle implique l’activité qui produit ce bâton. La première chose, dans toute conception historique, est donc d’observer ce fait fondamental dans toute son importance et toute son extension, et de lui faire droit. Chacun sait que les Allemands ne l’ont jamais fait ; ils n’ont donc jamais eu de base terrestre pour l’histoire et n’ont par conséquent jamais eu un seul historien. Bien qu’ils n’aient vu la connexité de ce fait avec ce qu’on appelle l’histoire que sous l’angle le plus étroit, surtout tant qu’ils restèrent emprisonnés dans l’idéologie politique, les Français et les Anglais n’en ont pas moins fait les premiers essais pour donner à l’histoire une base matérialiste, en écrivant d’abord des histoires de la société bourgeoise, du commerce et de l’industrie.

Le second point est que le premier besoin une fois satisfait lui-même, l’action de le satisfaire et l’instrument déjà acquis de cette satisfaction poussent à de nouveaux besoins, — et cette production de nouveaux besoins est le premier fait historique. C’est à cela que l’on reconnaît aussitôt de quel bois est faite la grande sagesse historique des Allemands ; car là où ils sont à court de matériel positif et où l’on ne débat ni stupidités théologiques, ni stupidités politiques ou littéraires, nos Allemands voient, non plus l’histoire, mais les "temps préhistoriques" ; ils ne nous expliquent du reste pas comment l’on passe de cette absurdité de la "préhistoire" à l’histoire proprement dite — bien que, par ailleurs, leur spéculation historique se jette tout particulièrement sur cette "préhistoire", parce qu’elle s’y croit à l’abri des empiétements du "fait brutal" et aussi parce qu’elle peut y lâcher la bride à son instinct spéculatif et qu’elle peut engendrer et jeter bas les hypothèses par milliers.

Le troisième rapport, qui intervient ici d’emblée dans le développement historique, est que les hommes, qui renouvellent chaque jour leur propre vie, se mettent à créer d’autres hommes, à se reproduire ; c’est le rapport entre homme et femme, parents et enfants, c’est la famille. Cette famille, qui est au début le seul rapport social, devient par la suite un rapport subalterne (sauf en Allemagne), lorsque les besoins accrus engendrent de nouveaux rapports sociaux et que l’accroissement de la population engendre de nouveaux besoins ; par conséquent, on doit traiter et développer ce thème de la famille d’après les faits empiriques existants et non d’après le "concept de famille", comme on a coutume de le faire en Allemagne [15]. Du reste, il ne faut pas comprendre ces trois aspects de l’activité sociale comme trois stades différents, mais précisément comme trois aspects tout simplement, ou, pour employer un langage clair pour des Allemands trois "moments" qui ont coexisté depuis le début de l’histoire et depuis les premiers hommes et qui se manifestent aujourd’hui encore dans l’histoire. Produire la vie, aussi bien la sienne propre par le travail que la vie d’autrui en procréant, nous apparaît donc dès maintenant comme un rapport double : d’une part comme un rapport naturel, d’autre part comme un rapport social, — social en ce sens que l’on entend par là l’action conjuguée de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle façon et dans quel but. Il s’ensuit qu’un mode de production ou un stade industriel déterminés sont constamment liés à un mode de coopération ou à un stade social déterminés, et que ce mode de coopération est lui-même une "force productive" ; il s’ensuit également que la masse des forces productives accessibles aux hommes détermine l’état social, et que l’on doit par conséquent étudier et élaborer sans cesse l’"histoire des hommes" en liaison avec l’histoire de l’industrie et des échanges. Mais il est tout aussi clair qu’il est impossible d’écrire une telle histoire en Allemagne, puisqu’il manque aux Allemands, pour la faire, non seulement la faculté de la concevoir et les matériaux, mais aussi la "certitude sensible", et que l’on ne peut pas faire d’expériences sur ces choses de l’autre côté du Rhin puisqu’il ne s’y passe plus d’histoire. Il se manifeste donc d’emblée une interdépendance matérialiste des hommes qui est conditionnée par les besoins et le mode de production et qui est aussi vieille que les hommes eux-mêmes, — interdépendance qui prend sans cesse de nouvelles formes et présente donc une "histoire" même sans qu’il existe encore une quelconque absurdité politique ou religieuse qui réunisse les hommes par surcroît.

Et c’est maintenant seulement, après avoir déjà examiné quatre moments, quatre aspects des rapports historiques originels, que nous trouvons que l’homme a aussi de la "conscience" [16]. Mais il ne s’agit pas d’une conscience qui soit d’emblée conscience "pure". Dès le début, une malédiction pèse sur "l’esprit", celle d’être "entaché" d’une matière qui se présente ici sous forme de couches d’air agitées, de sons, en un mot sous forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, — le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n’apparaît qu’avec le besoin, la nécessité du commerce avec d’autres hommes. Ma conscience c’est mon rapport avec ce qui m’entoure. Là où existe un rapport, il existe pour moi. L’animal "n’est en rapport" avec rien, ne connaît somme toute aucun rapport. Pour l’animal, ses rapports avec les autres n’existent pas en tant que rapports. La conscience est donc d’emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu’il existe des hommes. Bien entendu, la conscience n’est d’abord que la conscience du milieu sensible le plus proche et celle d’une interdépendance limitée avec d’autres personnes et d’autres choses situées en dehors de l’individu qui prend conscience ; c’est en même temps la conscience de la nature qui se dresse d’abord en face des hommes comme une puissance foncièrement étrangère, toute-puissante et inattaquable, envers laquelle les hommes se comportent d’une façon purement animale et qui leur en impose autant qu’au bétail ; par conséquent une conscience de la nature purement animale (religion de la nature).

On voit immédiatement que cette religion de la nature, ou ces rapports déterminés envers la nature, sont conditionnés par la forme de la société et vice versa. Ici, comme partout ailleurs, l’identité de l’homme et de la nature apparaît aussi sous cette forme, que le comportement borné des hommes en face de la nature conditionne leur comportement borné entre eux, et que leur comportement borné entre eux conditionne à son tour leurs rapports bornés avec la nature, précisément parce que la nature est encore à peine modifiée par l’histoire et que, d’autre part, la conscience de la nécessité d’entrer en rapport avec les individus qui l’entourent marque pour l’homme le début de la conscience de ce fait qu’il vit somme toute en société. Ce début est aussi animal que l’est la vie sociale elle-même à ce stade ; il est une simple conscience grégaire et l’homme se distingue ici du mouton par l’unique fait que sa conscience prend chez lui la place de l’instinct ou que son instinct est un instinct conscient. Cette conscience grégaire ou tribale se développe et se perfectionne ultérieurement en raison de l’accroissement de la productivité, de l’augmentation des besoins et de l’accroissement de la population qui est à la base des deux éléments précédents. Ainsi se développe la division du travail qui n’était primitivement pas autre chose que la division du travail dans l’acte sexuel, puis devint la division du travail qui se fait d’elle-même ou "par nature" en vertu des dispositions naturelles (vigueur corporelle par exemple), des besoins, des hasards, etc. La division du travail ne devient effectivement division du travail qu’à partir du moment où s’opère une division du travail matériel et intellectuel [17]. À partir de ce moment la conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu’elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. À partir de ce moment, la conscience est en état de s’émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie "pure", théologie, philosophie, morale, etc. Mais même lorsque cette théorie, cette théologie, cette philosophie, cette morale, etc., entrent en contradiction avec les rapports existants, cela ne peut se produire que du fait que les rapports sociaux existants sont entrés en contradiction avec la force productive existante ; d’ailleurs, dans une sphère nationale déterminée, cela peut arriver aussi parce que, dans ce cas, la contradiction se produit, non pas à l’intérieur de cette sphère nationale, mais entre cette conscience nationale et la pratique des autres nations, c’est-à-dire entre la conscience nationale d’une nation et sa conscience universelle [18].

Peu importe du reste ce que la conscience entreprend isolément ; toute cette pourriture ne nous donne que ce résultat : ces trois moments, la force productive, l’état social et la conscience, peuvent et doivent entrer en conflit entre eux car, par la division du travail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l’activité intellectuelle et matérielle, — la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents ; et alors la possibilité que ces éléments n’entrent pas en conflit réside uniquement dans le fait qu’on abolit à nouveau la division du travail. Il va de soi du reste que "fantômes", "liens", "être suprême", "concept", "scrupules" [19] ne sont que l’expression mentale idéaliste, la représentation apparente de l’individu isolé, la représentation de chaînes et de limites très empiriques à l’intérieur desquelles se meut le mode de production de la vie et le mode d’échanges qu’il implique.

Cette division du travail, qui implique toutes ces contradictions et repose à son tour sur la division naturelle du travail dans la famille et sur la séparation de la société en familles isolées et opposées les unes aux autres, — cette division du travail implique en même temps la répartition du travail et de ses produits, distribution inégale en vérité tant en quantité qu’en qualité ; elle implique donc la propriété, dont la première forme, le germe, réside dans la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. L’esclavage, certes encore très rudimentaire et latent dans la famille, est la première propriété, qui d’ailleurs correspond déjà parfaitement ici à la définition des économistes modernes d’après laquelle elle est la libre disposition de la force de travail d’autrui. Du reste, division du travail et propriété privée sont des expressions identiques - on énonce, dans la première, par rapport à l’activité ce qu’on énonce, dans la seconde, par rapport au produit de cette activité.

De plus, la division du travail implique du même coup la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier ou de la famille singulière et l’intérêt collectif de tous les individus qui sont en relations entre eux ; qui plus est, cet intérêt collectif n’existe pas seulement, mettons dans la représentation, en tant qu’"intérêt général", mais d’abord dans la réalité comme dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail. Enfin la division du travail nous offre immédiatement le premier exemple du fait suivant : aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc aussi longtemps qu’il y a scission entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun, aussi longtemps donc que l’activité n’est pas divisée volontairement, mais du fait de la nature, l’action propre de l’homme se transforme pour lui en puissance étrangère qui s’oppose à lui et l’asservit, au lieu qu’il ne la domine. En effet, dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique critique [20], et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence ; tandis que dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours. C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens existants dans chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que liens du sang, langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts ; et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier, comme nous le développerons plus loin, les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se différencient dans tout groupement de ce genre et dont l’une domine toutes les autres. Il s’ensuit que toutes les luttes à l’intérieur de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., etc., ne sont que les formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes effectives des différentes classes entre elles (ce dont les théoriciens allemands ne soupçonnent pas un traître mot, bien qu’à ce sujet on leur ait assez montré la voie dans les Annales franco-allemandes et dans La Sainte Famille [21]) ; et il s’ensuit également que toute classe qui aspire à la domination, même si sa domination détermine l’abolition de toute l’ancienne forme sociale et de la domination en général, comme c’est le cas pour le prolétariat, il s’ensuit donc que cette classe doit conquérir d’abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dans les premiers temps. Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particulier, — qui ne coïncide pas pour eux avec leur intérêt collectif, l’universalité n’étant somme toute qu’une forme illusoire de la collectivité, — cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est "étranger", qui est "indépendant" d’eux et qui est lui-même à son tour un intérêt "général" spécial et particulier, ou bien ils doivent se mouvoir [22] eux-mêmes dans cette dualité comme c’est le cas dans la démocratie,

Par ailleurs le combat pratique de ces intérêts particuliers, qui constamment se heurtent réellement aux intérêts collectifs et illusoirement : collectifs, rend nécessaire l’intervention pratique et le refrènement par l’intérêt "général" illusoire sous forme d’État. La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du travail, n’apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n’est pas volontaire, mais naturelle ; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l’inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l’humanité qu’elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l’humanité.

Cette "aliénation", — pour que notre exposé reste intelligible aux philosophes —, ne peut naturellement être abolie qu’à deux conditions pratiques. Pour qu’elle devienne une puissance "insupportable", c’est-à-dire une puissance contre laquelle on fait la révolution, il est nécessaire qu’elle ait fait de la masse de l’humanité une masse totalement "privée de propriété", qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde de richesse et de culture existant réellement, choses qui supposent toutes deux un grand accroissement de la force productive, c’est-à-dire un stade élevé de son développement. D’autre part, ce développement des forces productives (qui implique déjà que l’existence empirique actuelle des hommes se déroule sur le plan de l’histoire mondiale au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale), est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue. Il est également une condition pratique sine qua non, parce que des relations universelles du genre humain peuvent être établies uniquement par ce développement universel des forces productives et que, d’une part, il engendre le phénomène de la masse "privée de propriété" simultanément dans tous les pays (concurrence universelle), qu’il rend ensuite chacun d’eux dépendant des bouleversements des autres et qu’il a mis enfin des hommes vivant empiriquement l’histoire mondiale, à la place des individus vivant sur un plan local. Sans cela : 1° le communisme ne pourrait exister que comme phénomène local ; 2° les puissances des relations humaines elles-mêmes n’auraient pu se développer comme puissances universelles, et de ce fait insupportables, elles seraient restées des "circonstances" relevant de superstitions locales, et 3° toute extension des échanges abolirait le communisme local. Le communisme n’est empiriquement possible que comme l’acte "soudain" et simultané des peuples dominants, ce qui suppose à son tour le développement universel de la force productive et les échanges mondiaux étroitement liés au communisme. Autrement, comment la propriété, par exemple, aurait-elle pu somme toute avoir une histoire, prendre différentes formes ? Comment, disons, la propriété foncière aurait-elle pu, selon les conditions diverses qui se présentaient, passer en France, du morcellement à la centralisation dans les mains de quelques-uns, et en Angleterre de la centralisation entre les mains de quelques-uns au morcellement, comme c’est effectivement le cas aujourd’hui ? Ou bien comment se fait-il encore que le commerce, qui pourtant représente l’échange des produits d’individus et de nations différentes et rien d’autre, domine le monde entier par le rapport de l’offre et de la demande, — rapport qui, selon un économiste anglais, plane au-dessus de la terre comme la fatalité antique et distribue, d’une main invisible, le bonheur et le malheur parmi les hommes, fonde des empires, anéantit des empires, fait naître et disparaître des peuples, — tandis qu’une fois abolie la base, la propriété privée, et instaurée la réglementation communiste de la production, qui abolit chez l’homme le sentiment d’être devant son propre produit comme devant une chose étrangère, la puissance du rapport de l’offre et de la demande est réduite à néant, et les hommes reprennent en leur pouvoir l’échange, la production, leur mode de comportement réciproque.

Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes.

Du reste, la masse d’ouvriers qui ne sont qu’ouvriers — force de travail massive, coupée du capital ou de toute espèce de satisfaction même bornée — suppose le marché mondial ; comme le suppose aussi du coup, du fait de la concurrence, la perte de ce travail en tant que source assurée d’existence, et non plus à titre temporaire.

Le prolétariat ne peut donc exister qu’à l’échelle de l’histoire universelle, de même que le communisme, qui en est l’action, ne peut absolument pas se rencontrer autrement qu’en tant qu’existence "historique universelle". Existence historique universelle des individus, autrement dit, existence des individus directement liée à l’histoire universelle.

La forme des échanges, conditionnée par les forces de production existant à tous les stades historiques qui précèdent le nôtre et les conditionnant à leur tour, est la société civile qui, comme il ressort déjà de ce qui précède, a pour condition préalable et base fondamentale la famille simple et la famille composée, ce que l’on appelle le clan, dont les définitions plus précises ont déjà été données ci-dessus. Il est donc déjà évident que cette société bourgeoise est le véritable foyer, la véritable scène de toute histoire et l’on voit à quel point la conception passée de l’histoire était un non-sens qui négligeait les rapports réels et se limitait aux grands événements historiques et politiques retentissants. Jusqu’ici nous n’avons examiné qu’un seul aspect de l’activité humaine, la transformation de la nature par les hommes. L’autre aspect, la transformation des hommes par les hommes... La société bourgeoise embrasse l’ensemble des rapports matériels des individus à l’intérieur d’un stade de développement déterminé des forces productives. Elle embrasse l’ensemble de la vie commerciale et industrielle d’une étape et déborde par là même l’État et la nation, bien qu’elle doive, par ailleurs, s’affirmer à l’extérieur comme nationalité et s’organiser à l’intérieur comme État. Le terme de société civile [23] apparut au XVIII° siècle, dès que les rapports de propriété se furent dégagés de la communauté antique et médiévale. La société civile en tant que telle ne se développe qu’avec la bourgeoisie ; toutefois, l’organisation sociale issue directement de la production et du commerce, et qui forme en tout temps la base de l’État et du reste de la superstructure idéaliste, a toutefois été constamment désignée sous le même nom.

(...)

Le communisme se distingue de tous les mouvements qui l’ont précédé jusqu’ici en ce qu’il bouleverse la base de tous les rapports de production et d’échanges antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédé jusqu’ici, qu’il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis [68]. De ce fait, son organisation est essentiellement économique, elle est la création matérielle des conditions de cette union ; elle fait des conditions existantes les conditions de l’union. L’état de choses que crée le communisme est précisément la base réelle qui rend impossible tout ce qui existe indépendamment des individus — dans la mesure toutefois où cet état de choses existant est purement et simplement un produit des relations antérieures des individus entre eux. Pratiquement, les communistes traitent donc les conditions créées par la production et le commerce avant eux comme des facteurs inorganiques, mais ils ne s’imaginent pas pour autant que le plan ou la raison d’être des générations antérieures ont été de leur fournir des matériaux, et ils ne croient pas davantage que ces conditions aient été inorganiques aux yeux de ceux qui les créaient. La différence entre l’individu personnel et l’individu contingent n’est pas une distinction du concept, mais un fait historique. Cette distinction a un sens différent à des époques différentes : par exemple, l’ordre [en tant que classe sociale] pour l’individu au XVIII° siècle, et la famille aussi plus ou moins. C’est une distinction que nous n’avons pas, nous, à faire pour chaque époque, mais que chaque époque fait elle-même parmi les différents éléments qu’elle trouve à son arrivée, et cela non pas d’après un concept, mais sous la pression des conflits matériels de la vie. Ce qui apparaît comme contingent à l’époque postérieure, par opposition à l’époque antérieure, même parmi les éléments hérités de cette époque antérieure, est un mode d’échanges qui correspondait à un développement déterminé des forces productives. Le rapport entre forces productives et forme d’échanges est le rapport entre le mode d’échanges et l’action ou l’activité des individus. (La forme fondamentale de cette activité est naturellement la forme matérielle dont dépend toute autre forme intellectuelle, politique, religieuse, etc. Bien entendu, la forme différente que prend la vie matérielle est chaque fois dépendante des besoins déjà développés, et la production de ces besoins, tout comme leur satisfaction, est elle-même un processus historique que nous ne trouverons jamais chez un mouton ou chez un chien (argument capital de Stirner adversus hominem [69], à faire dresser les cheveux sur la tête) bien que moutons et chiens, sous leur forme actuelle, soient, mais malgré eux, des produits d’un processus historique.) Tant que la contradiction n’est pas apparue, les conditions dans lesquelles les individus entrent en relations entre eux sont des conditions inhérentes à leur individualité ; elles ne leur sont nullement extérieures et seules, elles permettent à ces individus déterminés et existant dans des conditions déterminées, de produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle ; ce sont donc des conditions de leur affirmation active de soi et elles sont produites par cette affirmation de soi [70]. En conséquence, tant que la contradiction n’est pas encore intervenue, les conditions déterminées, dans lesquelles les individus produisent, correspondent donc à leur limitation effective, à leur existence bornée, dont le caractère limité ne se révèle qu’avec l’apparition de la contradiction et existe, de ce fait, pour la génération postérieure. Alors, cette condition apparaît comme une entrave accidentelle, alors on attribue aussi à l’époque antérieure la conscience qu’elle était une entrave.

Ces différentes conditions, qui apparaissent d’abord comme conditions de la manifestation de soi, et plus tard comme entraves de celle-ci, forment dans toute l’évolution historique une suite cohérente de modes d’échanges dont le lien consiste dans le fait qu’on remplace la forme d’échanges antérieure, devenue une entrave, par une nouvelle forme qui correspond aux forces productives plus développées, et, par là même, au mode plus perfectionné de l’activité des individus, forme qui à son tour devient une entrave et se trouve alors remplacée par une autre. Étant donné qu’à chaque stade ces conditions correspondent au développement simultané des forces productives, leur histoire est du même coup l’histoire des forces productives qui se développent et sont reprises par chaque génération nouvelle et elle est de ce fait l’histoire du développement des forces des individus eux-mêmes.

Ce développement se produisant naturellement, c’est-à-dire n’étant pas subordonné à un plan d’ensemble établi par des individus associés librement, il part de localités différentes, de tribus, de nations, de branches de travail différentes, etc., dont chacune se développe d’abord indépendamment des autres et n’entre que peu à peu en liaison avec les autres. De plus, il ne procède que très lentement ; les différents stades et intérêts ne sont jamais complètement dépassés, mais seulement subordonnés à l’intérêt qui triomphe et ils se traînent encore pendant des siècles à ses côtés. Il en résulte que, à l’intérieur de la même nation, les individus ont des développements tout à fait différents, même abstraction faite de leurs conditions de fortune, et il s’ensuit également qu’un intérêt antérieur, dont le mode d’échange particulier de relations est déjà supplanté par un autre correspondant à un intérêt postérieur, reste longtemps encore en possession d’une force traditionnelle dans la communauté apparente et qui est devenue autonome en face des individus (État, droit) ; seule une révolution est, en dernière instance, capable de briser ce système. C’est ce qui explique également pourquoi, lorsqu’il s’agit de points singuliers, qui permettent une synthèse plus générale, la conscience peut sembler parfois en avance sur les rapports empiriques contemporains, si bien que dans les luttes d’une période postérieure, on peut s’appuyer sur des théoriciens antérieurs comme sur une autorité.

Par contre, dans les pays comme l’Amérique du Nord, qui débutent d’emblée dans une période historique déjà développée, le développement se fait avec rapidité. De tels pays n’ont pas d’autre condition naturelle préalable que les individus qui s’y établissent et qui y furent amenés par les modes d’échanges des vieux pays, qui ne correspondent pas à leurs besoins. Ces pays commencent donc avec les individus les plus évolués du vieux monde, et par suite avec la forme de relations la plus développée correspondant à ces individus, avant même que ce système d’échanges ait pu s’imposer dans les vieux pays [71]. C’est le cas de toutes les colonies dans la mesure où elles ne sont pas de simples bases militaires ou commerciales. Carthage, les colonies grecques et l’Islande aux XI° et XII° siècles, en fournissent des exemples. Un cas analogue se présente dans la conquête, lorsqu’on apporte tout fait dans le pays conquis le mode d’échanges qui s’est développé sur un autre sol ; dans son pays d’origine, cette forme était encore grevée par les intérêts et les conditions de vie des époques précédentes, mais ici, au contraire, elle peut et doit s’implanter totalement et sans entraves, ne fût-ce que pour assurer une puissance durable au conquérant. (L’Angleterre et Naples après la conquête normande, où elles connurent la forme la plus accomplie de l’organisation féodale.)

Donc, selon notre conception, tous les conflits de l’histoire ont leur origine dans la contradiction entre les forces productives et le mode d’échanges. Il n’est du reste pas nécessaire que cette contradiction soit poussée à l’extrême dans un pays pour provoquer des conflits dans ce pays même. La concurrence avec des pays dont l’industrie est plus développée, concurrence provoquée par l’extension du commerce international, suffit à engendrer une contradiction de ce genre, même dans les pays dont l’industrie est moins développée (par exemple, le prolétariat latent en Allemagne dont la concurrence de l’industrie anglaise provoque l’apparition).

Cette contradiction entre les forces productives et le mode d’échanges qui, comme nous l’avons déjà vu, s’est produite plusieurs fois déjà dans l’histoire jusqu’à nos jours, sans toutefois en compromettre la base fondamentale, a dû chaque fois éclater dans une révolution, prenant en même temps diverses formes accessoires, telles que totalité des conflits, heurts de différentes classes, contradictions de la conscience, lutte idéologique, etc., lutte politique, etc. D’un point de vue borné, on peut dès lors abstraire l’une de ces formes accessoires et la considérer comme la base de ces révolutions, chose d’autant plus facile que les individus dont partaient les révolutions se faisaient eux-mêmes des illusions sur leur propre activité, selon leur degré de culture et le stade de développement historique.

La transformation par la division du travail des puissances personnelles (rapports) en puissances objectives ne peut pas être abolie du fait que l’on s’extirpe du crâne cette représentation générale, mais uniquement si les individus soumettent à nouveau ces puissances objectives et abolissent la division du travail [72]. Ceci n’est pas possible sans la communauté. C’est seulement dans la commun [avec d’autres que chaque] individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens ; c’est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est donc possible. Dans les succédanés de communautés qu’on a eus jusqu’alors, dans l’État, etc., la liberté personnelle n’existait que pour les individus qui s’étaient développés dans les conditions de la classe dominante et seulement dans la mesure où ils étaient des individus de cette classe. La communauté apparente, que les individus avaient jusqu’alors constituée, prit toujours une existence indépendante vis-à-vis d’eux et, en même temps, du fait qu’elle représentait l’union d’une classe face à une autre, elle représentait non seulement une communauté tout à fait illusoire pour la classe dominée, mais aussi une nouvelle chaîne. Dans la communauté réelle, les individus acquièrent leur liberté simultanément à leur association, grâce à cette association et en elle.

Il découle de tout le développement historique jusqu’à nos jours que les rapports collectifs dans lesquels entrent les individus d’une classe et qui étaient toujours conditionnés par leurs intérêts communs vis-à-vis d’un tiers, furent toujours une communauté qui englobait ces individus uniquement en tant qu’individus moyens, dans la mesure où ils vivaient dans les conditions d’existence de leur classe ; c’était donc là, en somme, des rapports auxquels ils participaient non pas en tant qu’individus, mais en tant que membres d’une classe. Par contre, dans la communauté des prolétaires révolutionnaires qui mettent sous leur contrôle toutes leurs propres conditions d’existence et celles de tous les membres de la société, c’est l’inverse qui se produit : les individus y participent en tant qu’individus. Et, (bien entendu à condition que l’association des individus s’opère dans le cadre des forces productives qu’on suppose maintenant développées), c’est cette réunion qui met les conditions du libre développement des individus et de leur mouvement sous son contrôle, tandis qu’elles avaient été jusque là livrées au hasard et avaient adopté une existence autonome vis-à-vis des individus, précisément du fait de leur séparation en tant qu’individus et de leur union nécessaire, impliquée par la division du travail, mais devenue, du fait de leur séparation en tant qu’individus, un lien qui leur était étranger. L’association connue jusqu’ici n’était nullement l’union volontaire (que l’on nous représente par exemple dans Le Contrat social [73]), mais une union nécessaire, sur la base des conditions à l’intérieur desquelles les individus jouissaient de la contingence (comparer, par exemple, la formation de l’État de l’Amérique du Nord et les républiques de l’Amérique du Sud). Ce droit de pouvoir jouir en toute tranquillité de la contingence à l’intérieur de certaines conditions, c’est ce qu’on appelait jusqu’à présent la liberté personnelle. — Ces conditions d’existence ne sont naturellement que les forces productives et les modes d’échanges de chaque période.

Si l’on considère, du point de vue philosophique, le développement des individus dans les conditions d’existence commune des ordres et des classes qui se succèdent historiquement et dans les représentations générales qui leur sont imposées de ce fait, on peut, il est vrai, s’imaginer facilement que le genre ou l’homme se sont développés dans ces individus ou qu’ils ont développé l’homme ; vision imaginaire qui donne de rudes camouflets à l’histoire [74]. On peut alors comprendre ces différents ordres et différentes classes comme des spécifications de l’expression générale, comme des subdivisions du genre, comme des phases de développement de l’homme.

Cette subordination des individus à des classes déterminées ne peut être abolie tant qu’il ne s’est pas formé une classe qui n’a plus à faire prévaloir un intérêt de classe particulier contre la classe dominante.

Les individus sont toujours partis d’eux-mêmes, naturellement pas de l’individu "pur" au sens des idéologues, mais d’eux-mêmes dans le cadre de leurs conditions et de leurs rapports historiques donnés. Mais il apparaît au cours du développement historique, et précisément par l’indépendance qu’acquièrent les rapports sociaux, fruit inévitable de la division du travail, qu’il y a une différence entre la vie de chaque individu, dans la mesure où elle est personnelle, et sa vie dans la mesure où elle est subordonnée à une branche quelconque du travail et aux conditions inhérentes à cette branche. (Il ne faut pas entendre par là que le rentier ou le capitaliste, par exemple, cessent d’être des personnes ; mais leur personnalité est conditionnée par des rapports de classe tout à fait déterminés et cette différence n’apparaît que par opposition à une autre classe et ne leur apparaît à eux-mêmes que le jour où ils font banqueroute). Dans l’ordre (et plus encore dans la tribu), ce fait reste encore caché ; par exemple, un noble reste toujours un noble, un roturier reste toujours un roturier, abstraction faite de ses autres rapports ; c’est une qualité inséparable de son individualité. La différence entre l’individu personnel opposé à l’individu en sa qualité de membre d’une classe, la contingence des conditions d’existence pour l’individu n’apparaissent qu’avec la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie. C’est seulement la concurrence et la lutte des individus entre eux qui engendrent et développent cette contingence en tant que telle. Par conséquent, dans la représentation, les individus sont plus libres sous la domination de la bourgeoisie qu’avant, parce que leurs conditions d’existence leur sont contingentes ; en réalité, ils sont naturellement moins libres parce qu’ils sont beaucoup plus subordonnés à une puissance objective. La différence avec l’ordre apparaît surtout dans l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat. Lorsque l’ordre des citoyens des villes, les corporations, etc. apparurent en face de la noblesse terrienne, leurs conditions d’existence, propriété mobilière et travail artisanal, qui avaient déjà existé de façon latente avant qu’ils ne fussent séparés de l’association féodale, apparurent comme une chose positive, que l’on fit valoir contre la propriété foncière féodale et qui, pour commencer, prit donc à son tour la forme féodale à sa manière. Sans doute les serfs fugitifs considéraient leur état de servitude précédent comme une chose contingente à leur personnalité : en cela, ils agissaient simplement comme le fait toute classe qui se libère d’une chaîne et, alors, ils ne se libéraient pas en tant que classe, mais isolément. De plus, ils ne sortaient pas du domaine de l’organisation par ordres, mais formèrent seulement un nouvel ordre et conservèrent leur mode de travail antérieur dans leur situation nouvelle et ils élaborèrent ce mode de travail en le libérant des liens du passé qui ne correspondaient déjà plus au point de développement qu’il avait atteint [75].

Chez les prolétaires, au contraire, leurs conditions de vie propre, le travail et, de ce fait, toutes les conditions d’existence de la société actuelle, sont devenues pour eux quelque chose de contingent, sur quoi les prolétaires isolés ne possèdent aucun contrôle et sur quoi aucune organisation sociale ne peut leur en donner. La contradiction entre la personnalité du prolétaire en particulier, et les conditions de vie qui lui sont imposées, c’est-à-dire le travail, lui apparaît à lui-même, d’autant plus qu’il a déjà été sacrifié dès sa prime jeunesse et qu’il n’aura jamais la chance d’arriver dans le cadre de sa classe aux conditions qui le feraient passer dans une autre classe. Donc, tandis que les serfs fugitifs ne voulaient que développer librement leurs conditions d’existence déjà établies et les faire valoir, mais ne parvenaient en dernière instance qu’au travail libre, les prolétaires, eux, doivent, s’ils veulent s’affirmer en valeur en tant que personne, abolir leur propre condition d’existence antérieure, laquelle est, en même temps, celle de toute la société jusqu’à nos jours, je veux dire, abolir le travail [76]. Ils se trouvent, de ce fait, en opposition directe avec la forme que les individus de la société ont jusqu’à présent choisie pour expression d’ensemble, c’est-à-dire en opposition avec l’État et il leur faut renverser cet État pour réaliser leur personnalité.

Notes

Texte en rouge : Passage biffé dans le manuscrit
Texte en bleu : En français dans le texte.

[68] A la place de ce terme, Marx emploiera plus tard celui d’associés (association au lieu d’union, etc.).

[69] Contre l’homme.

[70] En face de cette phrase, Marx a écrit dans la colonne de droite : Production du mode d’échanges lui même.

[71] Énergie personnelle des individus de différentes nations Allemands et Américains énergie déjà du fait du croisement de races de là les Allemands véritables crétins en France, en Angleterre, etc., des peuples étrangers transplantés sur un sol déjà évolué et sur un sol entièrement neuf en Amérique, en Allemagne la population primitive n’a absolument pas bougé. (M. E.).

[72] En face de cette phrase, Engels a écrit dans la colonne de droite : (Feuerbach : Être et Essence).

[73] Il s’agit du célèbre ouvrage de Jean Jacques Rousseau.

[74] La phrase qu’on rencontre fréquemment chez saint Max Stirner : “chacun est tout ce qu’il est grâce à l’État” revient au fond à dire que le bourgeois n’est qu’un exemplaire de l’espèce bourgeoise, phrase qui présuppose que la classe des bourgeois doit avoir existé avant les individus qui la constituent *.
* Cette phrase est mise entre crochets par Marx qui remarque dans la colonne de droite : PRÉ EXISTENCE de la classe chez les philosophes.

[75] N.B. N’oublions pas que la nécessité du servage, pour exister, et l’impossibilité de la grande exploitation, qui amena la répartition des allotements * entre les serfs, réduisirent très vite les obligations de ceux ci envers le seigneur féodal à une moyenne de livraisons en nature et de corvées ; cela donnait au serf la possibilité d’accumuler les biens meubles, favorisait son évasion de la propriété du seigneur et lui donnait la perspective de réussir à aller comme citoyen à la ville ; il en résulta aussi une hiérarchisation parmi les serfs, de sorte que ceux qui s’évadent sont déjà des demi bourgeois. Il saute donc aux yeux que les vilains qui connaissaient un métier avaient le maximum de chance d’acquérir des biens meubles. (M. E.).
* Parcelles

[76] Plus tard Marx, précisant cette notion de travail préconisera l’abolition du seul travail salarié.

Messages

  • Heisenberg dans « La partie et le tout, le monde de la physique atomique » :

    « La science est faite par des hommes. Ce fait, évident en soi, est facilement oublié ; il est peut-être utile de le rappeler, car cela pourrait contribuer à combler le fossé, dont on se plaint si souvent, entre deux types de cultures : la culture littéraire et artistique, d’une part, la culture technique et scientifique de l’autre. (…) L’activité scientifique repose sur les expériences ; ses résultats sont obtenus à la suite de discussions entre ceux qui l’exercent, et qui se concertent au sujet de l’interprétation des expériences. Ce sont de telles discussions qui forment la substance de ce livre. Son but est de faire comprendre au lecteur comment la science se crée au cours de la discussion. (...) L’auteur s’est attaché à décrire, de la façon la plus exacte et la plus vivante possible, l’atmosphère dans laquelle se sont tenues ces discussions. En effet, cela lui permettra de mettre en évidence le processus de création de la science, de faire comprendre comment l’action commune d’hommes très différents entre eux peut finalement conduire à des résultats scientifiques d’une très grande portée. (…) La physique atomique moderne a conduit à une reformulation d’un grand nombre de problèmes essentiels, de nature philosophique, éthique et politique. »

    « Mécanique quantique et philosophie de Kant

    Le cercle de collaborateurs que je m’étais créé à Leipzig s’élargit rapidement au cours des années. (…) Le suisse Félix Bloch apportait des résultats permettant de comprendre les propriétés électriques des métaux ; le Russe Landau et l’Allemand Peierls discutaient des problèmes mathématiques de l’électrodynamique quantique ; Friedrich Hund mettait au point la théorie de la liaison chimique ; Edward Teller calculait les propriétés optiques des molécules. Carl von Weizsäcker, alors âgé de dix-huit ans, vint également adhérer à ce groupe. Pour sa part, il apportait une note philosophique aux discussions ; bien qu’il étudiât la physique, on sentait que, à chaque fois que les problèmes physiques traités dans notre séminaire débouchaient sur des problèmes de philosophie ou de théorie de la connaissance, il écoutait avec une attention toute particulière, et participait alors à la discussion avec beaucoup de passion.

    L’occasion d’avoir de nombreuses discussions philosophiques se présenta en particulier un ou deux jours plus tard, lorsqu’une jeune philosophe, Grete Hermann, vint nous rejoindre à Leipzig ; elle désirait en effet discuter avec les physiciens atomistes de leurs affirmations philosophiques – affirmations que, de prime abord, elle jugeait fausses. Grete Hermann avait étudié et travaillé sous la direction du philosophe Nelson à Göttingen ; là-bas, elle avait reçu une formation basée sur les schémas de pensée de la philosophie kantienne telle qu’elle avait été interprétée par le philosophe et naturaliste Fries au début du 19ème siècle. C’était l’une des exigences de l’école de Fries – et par conséquent aussi celle de Nelson – que les réflexions philosophiques devaient avoir le même degré de rigueur que celui exigé par les mathématiques modernes. Effectivement, Grete Hermann pensait être en mesure de prouver en toute rigueur que la loi de causalité – dans la forme que lui avait donnée Kant – devait rester entièrement valable. La nouvelle mécanique quantique, cependant, remettait tout de même en question, dans une certaine mesure, cette forme de la loi de la causalité ; et c’est sur ce point que la jeune philosophe était décidée à mener le combat jusqu’au bout.

    La première discussion qu’elle eut à ce sujet, avec Carl von Weizsäcker et moi-même a pu commencer par la remarque suivante : « Dans la philosophie de Kant, la loi de causalité n’est pas une affirmation empirique qui pourrait être soit justifiée soit réfutée par l’expérience ; elle est au contraire la condition de toute expérience, elle fait partie de ces catégories de pensée que Kant appelle « a priori ». En effet, les impressions sensorielles qui nous sont communiquées par le monde extérieur ne constitueraient qu’un ensemble subjectif de sensations, auxquelles ne correspondrait aucun objet, s’il n’existait pas une règle en vertu de laquelle les impressions résultent d’un processus qui les a précédées. Cette règle, à savoir la connexion univoque entre la cause et l’effet, doit donc être admise a priori si l’on veut affirmer que l’on a éprouvé ou expérimenté quelque chose, que ce soit un objets ou un processus. D’un autre côté, la science traite d’expériences, et précisément d’expériences objectives ; seules les expériences qui peuvent également être contrôlées par d’autres, qui sont donc objectives dans ce sens précis, peuvent faire l’objet de la science. Il s’ensuit obligatoirement que toute science doit supposer la loi de causalité, et que la science ne peut exister que dans la mesure où la loi de causalité existe. Cette loi est donc en un certain sens l’outil de notre pensée, à l’aide duquel nous essayons de transformer le matériau brut de nos impressions sensorielles en expérience. Et ce n’est que dans la mesure où nous réussissons à effectuer cette transformation que nous possédons un objet pour notre science. Comment peut-il donc se faire que la mécanique quantique tende d’un côté à rendre moins stricte la loi de causalité, et d’un autre côté prétende encore rester une science ? »

    J’intervins alors pour essayer de décrire les expériences qui avaient conduit à l’interprétation statistique de la théorie quantique : « Supposons, dis-je, que nous ayons affaire à un atome individuel de radium B. Il est certainement plus facile de faire de l’expérimentation sur un grand nombre de tels atomes à la fois, c’est-à-dire sur une petite quantité macroscopique de radium B, que sur un atome individuel ; cependant, fondamentalement, rien ne nous empêche d’étudier également le comportement d’un tel atome isolé. Dans ce cas, nous savons que, au bout d’un temps plus ou moins long, l’atome de radium B émettra un électron dans une direction quelconque et se transformera ainsi en un atome de radium C. En moyenne, ceci se fera à peu près en une demi-heure ; cependant, l’atome peut tout aussi bien se transformer déjà au bout de quelques secondes, ou seulement au bout de quelques jours. « En moyenne », cela veut dire ceci : si nous disposons de beaucoup d’atomes de radium B, à peu près la moitié sera transformée au bout d’une demi-heure. »

  • "D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré.

    Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en dernière instance, économiques, qui ont formé également l’Etat prussien et qui ont continué à le développer. Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie que, parmi les nombreux petits Etats de l’Allemagne du Nord, c’était précisément le Brandebourg qui était destiné par la nécessité économique et non par d’autres facteurs encore (avant tout par cette circonstance que, grâce à la possession de la Prusse, le Brandebourg était entraîné dans les affaires polonaises et par elles impliqué dans les relations politiques internationales qui sont décisives également dans la formation de la puissance de la Maison d’Autriche) à devenir la grande puissance où s’est incarnée la différence dans l’économie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra difficilement à expliquer économiquement, sans se rendre ridicule, l’existence de chaque petit Etat allemand du passé et du présent ou encore l’origine de la mutation consonnantique du haut allemand qui a élargi la ligne de partage géographique constituée par les chaînes de montagnes des Sudètes jusqu’au Taunus, jusqu’à en faire une véritable faille traversant toute l’Allemagne.

    Mais, deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence ; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante – l’événement historique – qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi que l’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement qu’elle. Mais de ce que les diverses volontés – dont chacune veut ce à quoi la poussent sa constitution physique et les circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances personnelles ou les circonstances sociales générales) – n’arrivent pas à ce qu’elles veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune, on n’a pas le droit de conclure qu’elles sont égales à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante et, à ce titre, est incluse en elle. Je voudrais, en outre, vous prier d’étudier cette théorie aux sources originales et non point de seconde main, c’est vraiment beaucoup plus facile. Marx a rarement écrit quelque chose où elle ne joue son rôle. Mais, en particulier, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est un exemple tout à fait excellent de son application. Dans Le Capital, on y renvoie souvent. Ensuite, je me permets de vous renvoyer également à mes ouvrages Monsieur E. Dühring bouleverse la science et Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, où j’ai donné l’exposé le plus détaillé du matérialisme historique qui existe à ma connaissance. C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. Mais dès qu’il s’agissait de présenter une tranche d’histoire, c’est-à-dire de passer à l’application pratique, la chose changeait et il n’y avait pas d’erreur possible. Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on croie avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact. Je ne puis tenir quitte de ce reproche plus d’un de nos récents “ marxistes ”, et il faut dire aussi qu’on a fait des choses singulières."

    Lettre de F. Engels à Joseph Bloch du 21-22 septembre 1890

    • Bonjour ,

      J’ ai étudié pendant 20 ans la matière vivante humaine in vivo chez des patients avec un endoscope intratissulaire . J’ en ai tiré la conclusion que tout ce que l’ on apprend et enseigne à l’ université actuellement a besoin d’ être modifié . En effet ces observations montrent une matière , fibrillaire à disposition chaotique , d’ organisation fractale et de mobilité aléatoire .
      Votre article me rassure ,me conforte car j’ ai un peu de mal à faire passer mon message dans les milieux médicaux et même scientifiques . Pour cela j’ ai décidé de faire un cycle de conférence en France .J’ en fais une à Paris le 18 novembre 2012. Si cela vous intéresse contactez moi .
      Cordialement ,
      Dr J.C.GUIMBERTEAU
      Membre de l’ Académie de chirurgie.

    • Merci beaucoup de votre information qui intéressera certainement nos lecteurs.

  • Prigogine (1995) : " la certitude n’a jamais fait partie de notre vie. Je ne sais pas ce que sera demain. Pourquoi penser que la certitude est la condition même de la science ? (...) La science traditionnelle identifiait raison et certitude, et ignorance et probabilité. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. "

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