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Les nouveaux rapports de force dans le monde après la fin de l’URSS
samedi 4 janvier 2003, par
La fin de la division du monde en deux blocs loin d’aboutir à un « nouvel ordre international » plus pacifique a montré une nouvelle fois que l’ordre imposé par l’impérialisme est avant tout synonyme de barbarie.
La situation internationale est toujours marquée par l’accroissement des inégalités de par le monde et dans chaque pays, et tout particulièrement l’aggravation du sort de la partie la plus défavorisée de la population mondiale. Elle est marquée aussi par les nombreuses guerres civiles et interventions militaires de l’impérialisme qui se sont succédées ou prolongées au cours de ces dix dernières années.
C’est ainsi qu’on a assisté au cours de la décennie 1990 au déplacement forcé de 16 millions de personnes dans les Balkans, dans le Caucase et en Afrique centrale. Le chiffre total de ces victimes de déplacements forcés depuis 1945 atteint 50 millions : un record absolu. Le budget militaire des États-Unis est reparti à la croissance (266 milliards de dollars en 1995, 290 milliards décidés pour cette année 2000, 331 milliards pour 2005), avec le souci de maintenir une force militaire suffisante pour mener simultanément deux « conflits régionaux majeurs ». L’OTAN elle-même, cette alliance créée au début de la « guerre froide » pour faire face à l’URSS, non seulement a survécu mais s’est étoffée et sert à de nouvelles interventions militaires.
La disparition de l’URSS a certes modifié en partie la configuration du monde et elle a permis aux États-Unis de résoudre certains conflits en cours. Mais d’autres ont surgi depuis ou n’ont jamais cessé. Le monde d’aujourd’hui, ce sont aussi des États affaiblis, déstabilisés voir divisés par toutes sortes de forces centrifuges, ce sont des dictatures fidèles mais inefficaces, des régions où l’impérialisme est sans adversaire déclaré mais sans point d’appui solide.
L’impérialisme semble ainsi confronté à un paradoxe étonnant : apparemment il n’a plus d’ennemi, ni Union Soviétique ni régimes nationalistes adossés à cette dernière ; le mouvement ouvrier est lui aussi privé des « modèles » qui furent longtemps ceux de sa fraction la plus déterminée... et des illusions qui pouvaient l’animer. Mais c’est un monde instable, mouvant, où l’impérialisme doit quand même faire en permanence la police. Incontestablement il continue plus que jamais à imposer son « ordre ». Mais à uel prix ? Avec quelle efficacité ?
L’affirmation de la puissance américaine
De la guerre du Golfe (1991) à celle du Kosovo (1999), la domination américaine a pu sembler sans partage, tant sur le plan militaire que politique, démontrant au passage qu’il est possible de mener une guerre sans subir le moindre contrecoup immédiat. L’alignement des grandes puissances a continué comme par le passé, tant il est vrai que le leadership américain n’était pas lié principalement à la politique des blocs, mais à sa supériorité militaire instaurée depuis la deuxième guerre mondiale, et surtout à sa prédominance économique. Avec naturellement un élément nouveau : l’alignement de la Russie elle-même.
De ce point de vue la guerre du Golfe a été un véritable symbole de la nouvelle période qui s’ouvrait : sous la couverture de l’ONU, les États-Unis avant tout soucieux de faire une démonstration politique contre tous les peuples des pays pauvres de la planète ont entraîné non seulement les autres pays impérialistes, mais, assurés de l’assentiment de la Russie, ils l’ont fait cette fois avec la certitude qu’ils ne risquaient plus de dérapage dangereux. Finie donc la crainte d’un Vietnam... à condition toutefois de faire la guerre d’en haut.
Le nouveau rôle joué par l’OTAN est lui aussi éclairant. Née avec la guerre froide, contre l’URSS, l’OTAN a non seulement survécu, mais elle s’est élargie en particulier à d’anciens membres du pacte de Varsovie (à partir de 1994), avec la mise en place d’un « partenariat pour la paix » et en dépit de l’hostilité de la Russie. Au sein de l’Alliance, ce sont les Américains qui démonstrativement ont joué le premier rôle en décidant de mettre fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine en 1995 avec les accords de Dayton, au grand dam des pays membres de l’Union Européenne, bien incapables de s’entendre et de peser sur la situation.
Les États-Unis ont pu ainsi jouer sur tous les tableaux : avec l’ONU, l’OTAN, ou seuls, selon les théâtres d’opération et les besoins du moment. L’Amérique latine étant depuis longtemps leur chasse gardée, ils sont intervenus seuls contre Noriega en 1989, de la même façon qu’ils supervisent actuellement les opérations de police officiellement menées par le gouvernement colombien. Au Moyen-Orient par contre, et dans une certaine mesure en Afrique (en Somalie), la couverture politique de l’ONU et la chair à canon des autres pays mise sous casques bleus étaient manifestement les bienvenues. Pour l’Europe, notamment en Yougoslavie, l’outil de l’OTAN a eu la préférence, une façon de ne pas mettre le gouvernement russe trop dans l’embarras... et de le maintenir aussi à une certaine distance.
Par contraste, la Russie héritière pour une très grande part de l’arsenal militaire de l’ex-URSS a pu apparaître bien affaiblie. Elle est incapable de jouer un rôle à l’échelle internationale, même si elle bénéficie encore d’une reconnaissance symbolique de la part des puissances impérialistes à cause de sa taille et parce qu’elle reste à la tête d’un arsenal nucléaire important (même si une partie a tendance à prendre l’eau...). Et même à l’échelle régionale, elle a bien du mal à s’imposer. Certes la CEI s’est élargie depuis octobre 1991, notamment avec l’adhésion de la Géorgie en 1993. Mais depuis, le traité d’intégration signé par la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et le Kirghizstan en 1996 et la charte d’union signée la même année entre la Russie et la Biélorussie n’ont pas permis de freiner un processus de délitement qui a abouti entre autres à la création de structures alternatives et à la signature d’accords de partenariat entre l’OTAN et l’Ukraine en 1997, avec les trois pays baltes en 1998.
Une marge de manoeuvre plus grande ?
Avec l’effacement de l’URSS au début des années 1990, le règlement d’un certain nombre de conflits qui duraient depuis de nombreuses années a pu sembler plus facile.
Ce fut le cas notamment en Afrique du Sud, même si la fin de l’apartheid a été bien sûr le fruit des luttes de la population et tout particulièrement de la classe ouvrière, rangée il est vrai derrière un parti nationaliste bourgeois. Mais pour peser sur le régime sud- africain et l’inciter à négocier avec l’ANC, les États-Unis ont profité d’une situation plus favorable en mettant fin (provisoirement) à la guerre en Angola et en favorisant l’indépendance de la Namibie, sans prendre le risque de voir ces pays tomber dans le « camp de l’ennemi ». C’était du même coup prendre des garanties et s’assurer qu’un éventuel régime noir en Afrique du Sud, aussi bien entouré, prendrait le même chemin.
Pourtant force est de constater, dix ans après, que la région est toujours instable même si le régime de Mandela a volontiers assumé sa charge de gendarme régional. La guerre a repris en Angola où les enjeux pétroliers jettent de l’huile sur le feu. Et d’une manière générale sur le continent africain, la compétition entre les États-Unis (éventuellement le Royaume-Uni) et la France s’est naturellement accentuée avec le retrait de l’URSS. Les uns ont soutenu la dictature que les autres lâchaient ou la guérilla qui combattait l’État que les autres soutenaient. Cela s’est produit au Nigeria, en Ethiopie, au Soudan, au Rwanda, au Zaïre, au Congo... même si cela n’a jamais fait monter spécialement la tension entre ces impérialismes rivaux. En fait, loin de conduire à une pacification du monde, la fin de la guerre froide a laissé perdurer toutes sortes de conflits quand elle n’en a pas créé de nouveaux.
Au Moyen-Orient, les régimes peu contrôlables comme la Syrie ont certes perdu leur appui, et l’OLP du même coup une partie de ses soutiens. Une pression accrue des États-Unis aurait pu faciliter les négociations entre Israël et les Palestiniens mais le succès attendu n’a pas été là non plus au rendez-vous. Car on peut toujours marchander avec un Arafat affaibli pour essayer d’enrayer une « révolte des pierres qui grandit » . Si c’est pour offrir au peuple palestinien quelques bantoustans, la révolte continue, quitte à ce que les intégristes du Hamas en tirent profit. Quant au gouvernement israélien, il change d’autant moins sa politique qu’il a aussi ses intégristes à ménager et ses intérêts propres qu’il n’a pas envie de sacrifier aux besoins de la stratégie mondiale des États-Unis, d’autant lus que ceux-ci ne jugent pas pour l’instant ce sacrifice d’un intérêt vital pour eux.
Les guerres de l’impérialisme contre les peuples n’ont pas disparu
Paradoxalement les interventions militaires de l’impérialisme ont été nombreuses au cours de ces dix dernières années. Et le nombre élevé de régions où résident maintenant des troupes d’occupation soi-disant pour séparer des combattants, protéger des peuples contre leur dictateur, ou éviter l’implosion d’un État ne signifie pas seulement que les puissances impérialistes États-Unis en tête ont désormais les coudées plus franches avec l’effacement de l’URSS. Cela montre aussi qu’il n’est pas si simple de maintenir l’ordre.
Ainsi en dix ans, l’armée américaine est intervenue directement plusieurs fois, ce qu’elle avait évité (sauf à la Grenade, toute petite île des Antilles) de faire depuis la guerre du Vietnam : au Panama, en Irak, en Haïti, en Somalie, en Yougoslavie... Au Rwanda, au Timor, ou au Sierra Leone, ce sont les impérialismes secondaires (France, Royaume-Uni, Australie...) qui ont été mis à contribution. Partout dans le monde, les armées impérialistes sont présentes, participant à des « opérations de maintien de la paix » dont la liste ne cesse de s’allonger. Se multiplient également les cas où l’impérialisme arme et suscite lui-même des forces de maintien de l’ordre locales formées des pays voisins de la zone des conflits, en particulier en Afrique.
C’est qu’au-delà des changements de rapports mondiaux apportés par la fin de l’URSS, les raisons fondamentales de toutes les guerres et opérations militaires menées aux quatre coins du globe par les grandes puissances impérialistes, et en premier lieu par les États-Unis, sont restées. Car ces guerres ne venaient pas directement de l’existence de l’URSS et de la coupure du monde en deux blocs, mais de la volonté de l’impérialisme d’imposer sa loi à l’ensemble des peuples opprimés de la planète.
Certes l’existence de l’URSS était un problème pour l’impérialisme. Une partie du monde lui échappait et représentait malgré tout un pôle sur lequel pouvait en partie s’appuyer les mouvements nationalistes du tiers monde et les régimes nationalistes issus de la décolonisation. Mais puisque l’URSS ne représentait plus un danger révolutionnaire, l’impérialisme pouvait tout de même faire avec.
Cela avait déjà été le cas pendant la deuxième guerre mondiale contre les impérialismes rivaux (Allemagne, Japon), puis à la fin de la guerre pour rétablir l’ordre en occupant le terrain, terrorisant les peuples des pays vaincus pour en éviter les révoltes et enrayer le danger de révolutions ouvrières comme au lendemain de la première guerre... Quitte à faire des concessions à l’URSS avant de l’isoler à nouveau après 1947.
Puis ce fut la révolte des peuples coloniaux. L’existence de l’URSS, la coupure du monde en deux blocs y a joué son rôle, donnant une certaine marge de manoeuvre aux nationalistes du Tiers-Monde (Nasser, Soekarno, Castro, Ben Bella ou Boumediene...). Et l’URSS, pour assurer son poids dans le monde et rompre l’isolement imposé, jouait en partie des difficultés de l’impérialisme. Mais ce ne fut pourtant pas en affrontant directement l’URSS que l’impérialisme a tenté de résoudre ses problèmes, mais en faisant des ouvertures, en négociant avec elle des accords sur le dos des peuples concernés. La coupure du monde en deux blocs hostiles n’avait rien d’une opposition entre deux systèmes fondamentalement antagoniques. Et même, paradoxalement, en imposant aux luttes des peuples coloniaux de choisir un camp qui ne pouvait qu’être fondamentalement contre-révolutionnaire, elle a eu l’avantage de les endiguer et de limiter ainsi les risques qu’elles échappent au contrôle des dirigeants nationalistes eux-mêmes.
Une domination impérialiste incontestée mais pas toujours solidement établie
Alors, aujourd’hui, qu’en est-il ?
En Irak comme en Yougoslavie ou au Panama, les Occidentaux n’ont pas été confrontés comme par le passé à des dirigeants nationalistes ayant quelques velléités ou prétentions à contester l’impérialisme en tant que tel. Nasser au moins avait pris l’initiative de nationaliser le canal de Suez et Castro s’en était pris directement aux intérêts américains à Cuba. Rien de comparable même verbalement de la part d’un Noriega (simple mafioso mis au rancart), d’un Milosevic ou même d’un Saddam Hussein, tous serviteurs de l’impérialisme pendant de nombreuses années, mais qui ont eu le tort d’avoir les dents un peu trop longues.
La manière prudente avec laquelle l’impérialisme est intervenu est pourtant significative de ses intentions comme des problèmes auxquels il doit faire face. Certes l’impérialisme a fait la guerre et même bombardé à grande échelle. Mais il a été le seul combattant. L’Irak n’a quasiment pas riposté et la Serbie n’a pas fait la guerre à l’OTAN. Drôle de guerre où le rapport de force est totalement disproportionné et où les adversaires ne sont pas si ennemis que cela ! Les Américains, totalement vainqueurs de Saddam Hussein, n’ont jamais voulu entrer dans Bagdad et remplacer le dictateur. Quand un Milosevic a semblé déstabilisé et que la population est descendue dans la rue massivement, jour après jour en 1997, l’impérialisme n’a pas levé le petit doigt pour le faire chuter. De même cette année, alors qu’il vient d’essuyer un désastre militaire, Milosevic a pu se retirer du Kosovo sans perdre la face (ni le pouvoir) justement parce qu’il avait le prétexte de céder à une énorme vague de bombardements des pays les plus puissants du monde. Tout au plus l’impérialisme le pousse-t-il à passer la main en douceur, à l’occasion des élections présidentielles, à un de ses semblables moins déconsidéré et, espère-t-il, plus accommodant. En fait l’impérialisme n’a pas fait la guerre à des États ni à des dictateurs mais aux populations elles-mêmes. Car il a bien trop besoin des États et des dictateurs contre les peuples pour ne pas être tenté de les ménager.
Or c’est peut être là justement que le bât blesse.
La fin de la division du monde en deux blocs aurait dû permettre de faire face, bien mieux qu’avant, à un certain nombre de crises politiques qui pouvaient se révéler dangereuses. Car elle avait notamment l’inconvénient d’obliger l’impérialisme à soutenir à bout de bras bien des dictatures usées jusqu’à la corde, simplement parce qu’elles avaient le mérite d’être fidèles, et pour ne pas risquer de voir ces pays changer de camp. Or l’exemple de l’Iran en 1979 avait montré qu’un pilier surarmé contre l’URSS pouvait aussi céder devant un soulèvement populaire et devenir une puissance dérangeante. En Argentine (1983) comme aux Philippines (1986), l’impérialisme avait commencé à réagir en facilitant le départ du dictateur en place, mais c’est surtout depuis la fin des années 1980 que les alternances au pouvoir ont été facilitées, en Afrique francophone ou en Corée du Sud, permettant même de désamorcer un certain nombre de situations explosives comme en Indonésie où la dictature anticommuniste de Suharto (au pouvoir depuis 1965) était au bord du gouffre.
Pourtant le monde est toujours aussi instable, et ce n’est ni à cause de l’existence de la Russie (qui n’est plus cette épine dans le pied que représentait l’État ouvrier même dégénéré) ni à cause de la rivalité des impérialismes (bien que ce facteur soit loin d’être négligeable dans certains cas). Entre les États eux-mêmes la guerre est rarement à l’ordre du jour (même s’il subsiste des tensions importantes, par exemple entre l’Inde et le Pakistan). Par contre ce qui tend à se multiplier ce sont les guerres civiles et les conflits ethniques ou religieux (ou présentés comme tels), ou simplement mafieux pour le contrôle d’une ressource ou d’un bout de territoire, qui minent voire réduisent à néant l’autorité des États. Et l’un des ressorts essentiels de l’évolution des conflits est justement l’approfondissement de la crise économique et sociale qui frappe les pays les plus pauvres de la planète et qui tend à nourrir par plein d’aspects cette déstabilisation des États.
Cette crise ou ses prodromes prend d’abord l’allure de toutes ces dérives nationalistes au caractère de plus en plus ouvertement réactionnaire et qui sont autant de moyens pour tenter de contrôler un pays ou à défaut une partie de celui-ci.
En Yougoslavie la plus grande ouverture du marché a naturellement donné des appétits aux fractions locales des couches dirigeantes de l’appareil d’État et à la bourgeoisie des républiques les plus riches (Slovénie, Croatie), soucieuses de profiter pour elles seules des quelques avantages dont elles peuvent disposer. Mais ce fut aussi une fuite en avant et une tentative pour se maintenir au pouvoir en se servant de la surenchère nationaliste face à une population de plus en plus révoltée par une misère et une dépendance croissantes vis-à-vis des pays riches du fait de l’inflation et de l’endettement.
Et dans bien des régions, les tentations régionalistes voire séparatistes continuent à miner la stabilité des États. A défaut d’avoir un projet un peu viable pour tenter de développer de manière cohérente l’économie à l’échelle de tout un pays, d’avoir au moins les moyens de faire face au mécontentement de la population, des fractions de la classe dirigeante, généralement des bouts de l’appareil d’État, tentent de prendre le contrôle d’une région, d’un bout de territoire, réduisant bien souvent à néant les idéaux nationalistes de la période précédente.
Le projet de construire des États nations est-il viable à l’époque de l’impérialisme ? Des pays comme l’Inde, la Chine, le Brésil, par des voies différentes d’ailleurs, arrivent bien à trouver une place, même modeste, même subordonnée. Mais d’une manière générale l’accentuation des contradictions de l’impérialisme, le peu de place laissé aux bourgeoisies nationales, souvent encore embryonnaires, comme l’aggravation de la pression de l’impérialisme sur l’économie des pays sous-développés et de la crise économique et sociale que connaissent ces pays, ont quand même tendance à favoriser la déstabilisation d’un grand nombre d’États, et pas seulement en Afrique.
Du coup cette instabilité pose bien des problèmes aux puissances impérialistes. Dans un discours prononcé en février 1999, Bill Clinton justifiait ainsi sa politique d’interventions militaires dans le monde : « Il est facile de dire que nous ne nous soucions pas de savoir qui habite dans telle ou telle vallée de Bosnie, est propriétaire de telle partie de la brousse dans la corne de l’Afrique ou d’une parcelle de terre aride sur les rives du Jourdain. Mais ce qui compte pour nous, ce n’est pas que ces pays soient éloignés ou minuscules ou que leur nom nous semble difficile à prononcer. La question que nous devons nous poser c’est de connaître les conséquences que le fait de laisser des conflits s’envenimer et se propager peut avoir sur notre sécurité ».
Au Timor, ce n’est pas simplement une île que l’impérialisme aimerait stabiliser mais toute l’Indonésie menacée par l’explosion sociale et les conflits séparatistes. En Albanie, c’est le vide du pouvoir dû à l’effondrement de celui-ci en 1996 qui a amené l’intervention internationale d’avril 1997 dans une région combien ! déstabilisée. En Colombie la persistance de guérillas alimentées par le trafic de drogue n’a pas seulement des effets délétères sur sa cohésion mais elle finit par poser suffisamment de problèmes au-delà de ses frontières pour que les États-Unis continuent à laisser planer la menace d’une intervention militaire.
Mais le pire est bien sûr la situation de l’Afrique. Il est naturellement réducteur et mensonger de présenter toutes les guerres qui n’en finissent pas de ravager ce continent simplement comme des conflits « ethniques » dans lesquels l’impérialisme n’interviendrait que pour rétablir la paix. Sa responsabilité, avec la complicité des bourgeoisies locales, dans la naissance, l’exploitation ou la limitation de ces conflits est écrasante, et derrière les prétendues guerres tribales, il y a du pétrole, des diamants, des trusts et des sphères d’influence. Mais l’impérialisme ne maîtrise pas non plus toutes les cartes. Les pays occidentaux appuient telle ou telle clique, avec cynisme et brutalité et en faisant payer le prix fort aux populations, mais de la Somalie au Congo ils peinent aussi de façon notable à reconstruire un ordre stable qui serait tout de même la solution la plus favorable à leurs intérêts.
La dérive du continent africain, menace mortelle pour les populations elles-mêmes, traduit les difficultés rencontrées paradoxalement par les pays impérialistes, au moment où leur triomphe pouvait sembler assuré faute d’adversaires.
La nouvelle Russie, miroir des contradictions de l’impérialisme
C’est dans ce cadre mondial que l’on doit comprendre ce qui se passe sur le territoire de l’ex-URSS : aussi bien les méfaits de la crise « asiatique » que l’instabilité des États issus de l’implosion de l’Union et fondés sur les aspirations bien bourgeoises des classes possédantes à avoir leur propre territoire à exploiter, les guerres locales (notamment pour le pétrole) et la dépendance globale vis-à-vis de l’impérialisme. A plus d’un titre la Russie est exemplaire.
La fin du « système soviétique », voulue par Gorbatchev et la bureaucratie de façon concertée avec l’impérialisme, devait tirer un trait définitif sur le « communisme » et proclamer la supériorité indiscutable du capitalisme. Le capitalisme s’est bien installé, mais avec quel résultat ! Depuis une dizaine d’années on a surtout assisté à l’effondrement de la production, l’appauvrissement général de la population (l’espérance de vie masculine étant désormais inférieure à celle de l’Inde) ; l’absence d’investissement public et finalement un recul catastrophique dans presque tous les domaines, sans compter les guerres, les manipulations du pouvoir et les exactions des troupes spéciales de l’ex-KGB, démontrant un nouvelle fois ce que durent ou valent dans le cadre du capitalisme et surtout dans ces conditions les acquis et les illusions démocratiques.
Du coup dans la presse bourgeoise et malheureusement elle n’est pas la seule - on a volontiers insisté sur l’idée que tout cela n’aurait rien à voir avec une véritable « économie de marché » et un « État de droit » digne de ce nom, et serait dû au seul héritage du passé. Et de prouver le caractère « non conforme » de cette économie et de la société russe selon... des canons puisés sans doute dans des manuels censés décrire un capitalisme idéal, en pointant du doigt tout ce qui semble « anormal » : transmission de la propriété jamais complètement assurée d’un point de vue juridique, difficulté à distinguer ce qui relève d’une économie légale ou d’une économie mafieuse, faiblesse des relations monétaires entre les entreprises, extrême faiblesse des investissements aussi bien d’origine étrangère que locale, bradage des richesses du pays sous la coupe d’une oligarchie extrêmement concentrée et parasitaire liée étroitement aux responsables politiques qui semblent être de simples marionnettes entre ses mains, et bien d’autres aspects qui donnent à l’économie russe et à la société toute entière l’allure d’un véritable chaos.
Mais qu’est-ce que le capitalisme sinon cette réalité que l’on observe aussi dans bien d’autres pays ? Or les ressemblances ne sont pas uniquement formelles, car il s’agit au bout du compte d’un même processus, même si le point de départ est différent : la nécessité pour une bourgeoisie nationale encore peu développée de procéder à une « accumulation primitive de capitaux » dans les limites étroites imposées par l’impérialisme, quand le vol est le moyen le plus sûr de réaliser des profits, et les règlements de comptes armés un moyen guère original dans l’histoire de la bourgeoisie pour éliminer un concurrent. Si la Russie a emprunté cette voie, c’est justement parce qu’à l’époque de l’impérialisme, il eût été assez étonnant en tout cas pour des marxistes de voir surgir d’un seul coup une bourgeoisie capable de développer les forces productives et de prétendre occuper une place similaire à celle des bourgeoisies occidentales.
En fait, si au lieu des investissements attendus on a surtout assisté à une fuite massive des capitaux et à un pillage des maigres ressources qui subsistent encore, cela ne signifie pas que la restauration du capitalisme soit un processus à peine entamé, bien au contraire ! Cela signifie simplement que l’avenir de la Russie est à l’image de ce qui existe d’ores et déjà, un pays destiné à occuper une place entièrement subordonnée dans cette économie mondiale qui reste dominée par la bourgeoisie de quelques pays impérialistes. L’union d’un capitalisme bien éloigné des mythologies propres aux laudateurs de ce système et d’un pouvoir étatique arbitraire et corrompu que l’on observe en Russie n’est pas une exception due à son passé, c’est au contraire un phénomène assez banal. Les dirigeants de l’impérialisme ne s’y trompent pas qui, loin de blâmer hier Eltsine, aujourd’hui Poutine, leur apportent leur soutien afin de tout faire pour préserver autant que possible un peu de la stabilité et de la capacité de l’État à faire face à une population qui ne restera pas éternellement passive.
Un nouveau désordre international difficile à légitimer
Habituées à intervenir depuis longtemps, les puissances impérialistes ont toujours cherché à justifier leur « droit d’ingérence » sous divers prétextes. Dans le contexte de la guerre froide la « défense du monde libre » et la « lutte contre le communisme » ont été naturellement les arguments les plus souvent utilisés. Ils sont aujourd’hui périmés.
Alors, à défaut d’avouer sa peur des gueux et de leur révolte, l’impérialisme a continué à utiliser quelques autres ficelles comme l’épouvantail des « États voyous », au demeurant bien inoffensifs et peu nombreux (même la Libye et la Corée du Nord semblent rentrer dans le rang), ou la lutte contre la drogue qui sert actuellement de justification à diverses opérations de police en Amérique latine.
Le « péril islamique » a aussi servi d’argument depuis la prise du pouvoir des Ayatollahs en Iran. Mais qu’est-ce que « l’islamisme » ? Les régimes saoudiens, soudanais, pakistanais alliés de l’Occident ? Ou des partis avant tout nationalistes qui aspirent à s’intégrer dans la vie politique de leur pays, à l’image du Réfah en Turquie, des Frères musulmans en Egypte, ou même du FIS en Algérie ? L’impérialisme est certes confronté à divers problèmes, notamment en Afghanistan, mais dans l’ensemble les pays musulmans alliés de l’Occident ont fort bien résisté et jamais les États-Unis n’ont été aussi puissants au Moyen-Orient depuis la guerre du Golfe.
En fait, de la Somalie à la Bosnie, en passant par Haïti, « l’ingérence » a été de plus en plus souvent justifiée par des considérations « humanitaires » ou « démocratiques », soulignées à grand renfort médiatique. En soi l’argument n’est pas nouveau. Mais il a pris un autre relief. Au Kosovo une nouvelle ère aurait même commencé, paraît-il, celle où le « droit des gens » l’emporterait sur celui des États, et où les violations graves du « droit humanitaire » seraient considérées comme des atteintes au maintien de la paix... moyennant quoi les populations civiles y compris d’origine albanaise ont eu le droit de recevoir un véritable tapis de bombes !
Cette offensive idéologique a pu influencer à certains moments l’opinion publique et il n’est pas inutile de rappeler que toutes ces opérations militaires, qu’elles soient le fait de l’ONU, de l’OTAN, des États-Unis ou de la France seule, sont destinées à défendre les intérêts des puissances impérialistes et non les populations, et que même à contre-courant de « l’opinion », et même seuls, les révolutionnaires se doivent de démasquer les vrais buts de guerre de leur propre impérialisme. Cultiver des illusions sur des interventions prétendues humanitaires qui pourraient être dirigées dans un autre sens que celui de la défense exclusive des intérêts de l’impérialisme, comme le font certains courants d’extrême-gauche, contribuerait à obscurcir la conscience des travailleurs.
Pour autant, et même si l’impérialisme arrive pour l’instant à faire accepter plutôt bien que mal ses diverses interventions, il faut aussi constater que son dispositif n’est, fort heureusement, pas sans défaut.
Sur le plan idéologique d’abord, les grandes puissances peuvent toujours bricoler une théorie du droit d’ingérence et même faire émerger une justice pénale internationale. Mais cela n’aide pas à faire face à toutes les situations, car comment justifier par exemple de vraies opérations de guerre sans déclarer officiellement la guerre à un pays ni remettre officiellement en cause le principe de souveraineté des États ? Faut-il ainsi légitimer le droit à l’indépendance du Timor oriental après avoir fermé les yeux pendant 25 ans tout en refusant ce même droit à la Tchétchénie ou au Kosovo, mais en agissant dans ce dernier cas comme si ce territoire n’était pas non plus sous la souveraineté de l’État yougoslave ? Le discours est décidément à géométrie variable !
Et puis le résultat n’est pas non plus particulièrement convaincant. Ni en Somalie ni à Haïti, pas plus en Irak qu’au Kosovo, les objectifs proclamés n’ont été atteints. Les puissances impérialistes ont d’abord laissé faire les atrocités puis quand toutes les forces se sont bien affrontées et que la population a été terrorisée, elles sont arrivées en triomphatrices pour finalement composer avec les dictatures locales. Et cela a fini par se voir à défaut de soulever pour l’instant une véritable indignation.
Or ce choix d’intervenir avec retard et de replâtrer au bout du compte les États en place (quand elles y arrivent...) n’est pas seulement un signe d’hypocrisie que doivent dénoncer les révolutionnaires au fur et à mesure que les exemples se répètent. C’est aussi assez révélateur de la situation actuelle de l’impérialisme, qui tout à la fois est en position de force et doit pourtant batailler sans relâche pour asseoir sa domination.
Il semble en effet pouvoir intervenir n’importe où sans trouver d’adversaire déclaré ou au contraire laisser des régions entières à la dérive et s’accommoder de bien des situations, puisque cela ne l’empêche même pas de faire des affaires comme le montrent les exemples de l’Angola, du Congo ou du Sierra Leone. Mais les risques d’une dérive incontrôlable existent aussi, et lorsqu’il s’agit d’intervenir, c’est toujours la même peur, celle de l’enlisement dans une guerre directe avec les populations. Et ce danger est d’autant plus grand que les dictatures se révèlent peu fiables et l’État déliquescent.
La lutte de classe se porte bien... le réformisme aussi
La situation mondiale est toujours marquée par un accroissement spectaculaire des inégalités dans un contexte économique de croissance, certes ralentie depuis une trentaine d’années. Ainsi le revenu mondial a été multiplié par 7 dans la deuxième moitié du XX siècle, et le revenu théorique par habitant par 3. Mais entre 1960 et 1995, les 20 % d’individus les plus riches du globe ont vu leur part de ce revenu passer de 70 % à 86 %, tandis que celle des 20 % les plus pauvres chutait de 2,3 à 1,3 %. L’écart de revenu entre ces deux groupes a doublé. C’est la confirmation d’un processus qui a commencé avec la mainmise du capital sur le monde entier : en 1820, selon les estimations de certains historiens, le revenu moyen par habitant en Europe occidentale était 2,9 fois supérieur à celui de l’Afrique subsaharienne, en 1992 le rapport était de 1 à 13,5. Et dans les pays impérialistes, les écarts ont recommencé à grandir alors que durant la période précédente l’amélioration réelle des conditions de vie avait favorisé un relatif calme social et fourni une assise réelle aux idées réformistes.
A l’échelle du monde, la prolétarisation de larges couches de la population est un mouvement qui n’a cessé de s’amplifier au fur et à mesure qu’a progressé l’urbanisation, et le nombre d’ouvriers d’industrie, s’il a tendance à stagner dans les pays industrialisés, a aussi augmenté dans les pays du tiers monde.
Depuis une trentaine d’années (pour ne pas remonter plus loin en arrière), de nombreux pays ont connu, à des degrés divers, d’importants mouvements sociaux généralement liés à des crises économiques ou politiques : Pologne 1970, Chili 1973, Portugal 1974, Liban 1975, Afrique du Sud 1976, Iran 1979, Pologne 1980, Corée du Sud1980, Philippines 1986, Corée du Sud 1987, Yougoslavie 1987, Algérie 1988, Côte-d’Ivoire 1990, Gabon 1990, Birmanie 1991, Mali 1991, et plus récemment en Albanie, en Indonésie ou en Equateur... On n’a nullement assisté à un quelconque reflux des luttes sociales mais à des fluctuations avec parfois de véritables explosions de colère de la population pauvre et de la classe ouvrière elle-même qui dans un certain nombre de mouvements a été une force socialement importante et a posé dans une certaine mesure un problème politique pour la bourgeoisie (forcément limité en l’absence d’un parti et d’une politique révolutionnaires).
Mais force est de constater aussi que nulle part la classe ouvrière n’a joué un rôle au point de former des organes de pouvoir indépendants, même embryonnaires.
Dans ces limites, ces mouvements n’ont pas fait surgir spontanément la direction ouvrière dont la classe ouvrière a besoin pour mener sa propre politique et du coup gagner à elle toutes les couches de la population qui pourraient la soutenir. Ils ont propulsé des syndicalistes comme dirigeants bourgeois (un Lula au Brésil, un Walesa en Pologne...). En Afrique du Sud où le mouvement ouvrier massif des années 1980 a finalement débouché sur la fin de l’apartheid, mais sans remettre en cause les trusts sud-africains et la bourgeoisie blanche, c’est un leader nationaliste bourgeois soutenu par le Parti Communiste et des syndicats très puissants qui a réussi cette opération consistant à désamorcer la véritable bombe que représentait le prolétariat sud-africain. En Iran ce sont des religieux d’extrême-droite qui ont fini par s’imposer.
Le retour de l’URSS dans le giron impérialiste à la fin des années 1980 a été interprété par certains comme un facteur décisif pour justifier l’idée d’un recul mondial du mouvement ouvrier, de ses organisations, comme des idées communistes. Bien sûr l’impérialisme a tiré tous les avantages politiques qu’il pouvait pour proclamer que tout espoir en un avenir social différent était définitivement perdu. Et le recul du mouvement stalinien, voire sa disparition dans de nombreux pays, pèse aussi de façon sensible dans certains cas sur le degré d’organisation et sur le niveau de conscience de la classe ouvrière. Mais une telle appréciation mérite en même temps d’être fortement relativisée.
D’abord parce que la rupture décisive s’est produite à l’évidence bien avant, au cours des années 1920 ou 1930 quand le mouvement stalinien a joué un rôle capital pour sauver le pouvoir de la bourgeoisie, en 1945 encore en l’aidant à consolider l’ordre impérialiste. Et depuis, de Nasser à Soekarno, d’Allende à Mitterrand, partout dans le monde, ce rôle a consisté à soutenir des politiciens bourgeois, nationalistes ou « de gauche », en bloquant toute possibilité d’expression politique indépendante de la classe ouvrière. Autant dire que ce n’est pas le genre de chose que nous ayons spécialement à regretter !
Par ailleurs s’il est un autre phénomène notable, c’est qu’à l’échelle du monde la classe ouvrière continue à prendre de l’importance dans les pays où elle n’existait quasiment pas, à se développer numériquement et même organisationnellement (il ne faut pas généraliser abusivement à partir de quelques exemples qui nous sont familiers comme... la France). Mais là où surgissent de nouvelles organisations ouvrières ce sont des organisations réformistes qui prospèrent et qui capitalisent aussi à leur manière des espoirs d’émancipation sociale. Car ceux-ci n’ont pas disparu avec la fin de l’URSS, loin de là.
L’essor au cours des années 1980 et 1990 de la CUT et du PT au Brésil ou de la KCTU en Corée du Sud en témoigne. Même s’il témoigne aussi qu’en l’absence de contestation de la part des révolutionnaires, le courant social-démocrate qui bénéficie de l’appui d’une myriade d’associations soutenues par une fraction notable de la bourgeoisie plonge suffisamment loin ses racines pour occuper tout l’espace disponible, même dans des pays où sa base sociale pourrait sembler bien faible. Son dynamisme est incontestable lorsqu’il s’agit d’influencer et même d’organiser de larges couches du prolétariat.
Quel enjeu pour les révolutionnaires ?
Chercher à plaquer sur le monde entier des schémas globaux de croissance ou de décroissance des luttes de la classe ouvrière, de son niveau de conscience ou de son degré d’organisation est une entreprise risquée. Ainsi parler de recul depuis 1920 n’est évidemment qu’une tautologie (soit la révolution soit le recul... certes ! ), et parler de recul depuis dix ans ne vaut guère mieux dans la mesure où il n’y a pas de rupture flagrante, mais plutôt une juxtaposition de facteurs plus ou moins favorables ou défavorables selon les pays et le poids spécifique que représentait le mouvement stalinien à côté de bien d’autres courants réformistes ou populistes.
Dans un monde où les contradictions sociales ont tendance à s’aggraver, où y compris dans certains cas les capacités de la bourgeoisie et de son État à y faire face ont pu s’amenuiser, les portes sont loin d’être fermées pour les révolutionnaires. Et s’il y a un enjeu pour ces derniers, il est de trouver à quelles conditions il serait possible de contester l’hégémonie politique des organisations réformistes sur la classe ouvrière lorsque des occasions favorables se présentent.
Que depuis longtemps les communistes révolutionnaires n’aient pratiquement joué aucun rôle mérite sans doute bien des explications. Il n’est nullement utile en tout cas d’aller chercher la défaillance des intellectuels pour tenter de comprendre l’échec des mouvements prolétariens. Trotsky, dans sa brochure « Les intellectuels et le socialisme » en réponse au social-démocrate Adler, concluait : « Mais si la conquête effective des leviers de commande de la société dépendait du fait préalable que l’intelligentsia s’unisse au parti du prolétariat européen, la cause du collectivisme serait alors bien compromise ».
Des raisons objectives existent sans aucun doute. Mais, c’est davantage la responsabilité de l’extrême-gauche qu’il nous faut souligner, elle qui s’est si souvent alignée de fait derrière ce qui apparaissait le plus remuant ou le plus radical, à l’époque soit les courants nationalistes du tiers monde soit le mouvement stalinien. C’est à elle de relever le défi de la crise politique de la direction du mouvement ouvrier, de refaire le lien entre le mouvement ouvrier, qui continue d’exister et de lutter évidemment, et les idées communistes. A elle de se hausser à la hauteur de ses tâches, en consacrant l’essentiel de ses forces à s’implanter dans le prolétariat et y défendre une politique sans compromission avec les nationalistes, les gauches syndicales, les staliniens ou les courants syndicaux ou politiques sociaux-démocrates à allure de gauche qui parfois les remplacent aujourd’hui.
Sur ce plan, l’affaiblissement des courants nationalistes radicaux plus ou moins repeints en rouge est évidente. L’affaiblissement du courant stalinien est aussi un phénomène patent, notamment dans les pays impérialistes.
Et pourtant ! Certaines forces radicales de la petite bourgeoisie disposent toujours de crédit parmi les révolutionnaires trotskistes eux-mêmes ! Le radicalisme bourgeois les armes à la main a toujours ses adeptes parmi les trotskystes et toutes les armées dites de guérilla sont toujours considérées comme combattant pour le socialisme, comme cela aurait été les cas pour celle de Fidel Castro ou encore pour les combattants nicaraguayens. C’est encore le cas avec la lutte du Chiapas, et dans toute l’Amérique latine avec les diverses ELN. La remise du pouvoir sans combat des sandinistes nicaraguayens aux partis soutenus par les États-Unis ne leur a rien appris. Ils continuent quand même à voir des capacités révolutionnaires socialistes dans d’autres forces que le prolétariat.
Quant au courant stalinien il nous pose évidemment bien d’autres problèmes, pour des raisons politiques et du fait de sa relation historique avec la classe ouvrière. Mais il faut sans doute prendre la mesure exacte de son affaiblissement qui ne date pas seulement de ces dix dernières années, ni même de sa participation à un gouvernement de gauche (pour prendre l’exemple de la France en 1981). Il date de bien avant et s’explique sans doute aussi par les désillusions qu’ont pu provoquer les interventions soviétiques en Hongrie puis en Tchécoslovaquie, même si les répercussions n’ont pas été immédiatement perceptibles du fait de certaines situations locales (l’arrivée au pouvoir de De Gaulle en 1958 qui semblait justifier son recul à ce moment-là, le maintien en Espagne de la dictature jusqu’en 1975 qui ne permettait pas de mesurer grand chose, la faiblesse de la social-démocratie en Italie qui lui laissait un espace plutôt par défaut...). Il existait à l’évidence un problème de perspective et de crédibilité, que la fin de l’URSS a naturellement amplifié. En ce sens la crise des partis communistes a bien un caractère « historique », ce qui ne veut pas dire qu’à certains moments ils ne retrouvent pas une certaine influence... comme la social-démocratie depuis 1914, pour les mêmes raisons et pour jouer le même rôle !
L’affaiblissement des Partis Communistes n’a pas que des effets positifs, on l’a dit, et ne signifie nullement que les masses prolétariennes doivent être plus perméables aux idées révolutionnaires. Mais le pire serait pour les trotskystes non seulement de privilégier exclusivement cet aspect de la question, mais de laisser entendre que « dans la situation actuelle » le maintien de ces organisations seraient un moindre mal !
Comme si les révolutionnaires n’avaient d’autre perspective que de conseiller à d’autres, qui plus est des adversaires, ce qu’ils se sentent eux-mêmes incapables de faire ! Tentation qui fut jusqu’à aujourd’hui la faiblesse du mouvement trotskyste. Il est grand temps qu’il s’en défasse.
Messages
1. Les nouveaux rapports de force dans le monde après la fin de l’URSS, 9 mai 2015, 09:14
Certes, le stalinisme a préféré finalement s’autodétruire pour détruire de fond en comble l’idéal communiste révolutionnaire. Est-ce renversant comme ceux qui défendent le marxisme révolutionnaire ? En tout cas, les textes de Trotsky montrent qu’il n’aurait pas été si surpris car c’était l’une des possibilités de l’alternative qu’il envisageait à l’avenir et cela a surtout montré le caractère essentiellement contre-révolutionnaire de la bureaucratie du Kremlin.