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Le grand tournant mondial au milieu des années 80

lundi 2 juillet 2007, par Robert Paris

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La fin de l’Etat ouvrier dégénéré

Les années 1988-89 ont été celles du tournant en URSS. Dix ans plus tard, la distance et les événements survenus depuis ne font que confirmer que c’est à ce moment que Gorbatchev a franchi le dernier pas permettant d’aller jusqu’au bout de la trahison stalinienne de la révolution d’octobre 1917 : la réintégration dans le giron impérialiste de ce pays qui, jusque-là, malgré tous les reniements du stalinisme, était resté un monde à part, dont le système gardait encore certaines traces de la révolution prolétarienne qui lui avait donné naissance. Depuis que Gorbatchev a ouvert la porte au rétablissement du capitalisme, l’intégration politique, sociale et économique de la Russie au sein du monde impérialiste est entrée dans les faits. Une intégration qui s’est payée au prix de la désintégration de l’union des républiques soviétiques, de la catastrophe économique et de la paupérisation brutale de la grande majorité de la population. Car c’est cela l’assimilation au système impérialiste. La Russie et les républiques de l’ex-Union soviétique obéissent désormais aux mêmes règles que les autres pays, aux mêmes rapports de forces économiques, subissant le même type de crise et de désastres sociaux.

Depuis 1917, les événements russes et leur analyse ont été d’une importance primordiale pour le courant révolutionnaire et l’ensemble du mouvement ouvrier. On peut même dire que l’analyse que faisaient de l’URSS les différents courants révolutionnaires était significative de leur orientation politique et de leurs perspectives sociales et historiques. La fin de l’URSS, quant à elle, si elle règle à sa façon la question de "la nature de l’URSS", ne dispense aucunement les tendances révolutionnaires de se définir par rapport à la révolution d’octobre et ses suites.

La plupart des courants politiques qui se réclament de la classe ouvrière se sont plus ou moins bien débrouillés pour escamoter l’analyse de la fin du stalinisme. Non seulement le courant ex-stalinien ou maoïste, mais même les courants capitalistes d’Etat ou anarchistes. Les uns, parce que le mythe qu’ils se sont chargés de propager a fait naufrage : celui du socialisme dans un seul pays. Les autres parce qu’ils prétendaient que la bureaucratie allait se maintenir au pouvoir, étant devenue une nouvelle classe dominante détenant collectivement les moyens de production ; ou encore que la bureaucratie stalinienne voulait imposer son système bureaucratique au monde entier... La fin de l’URSS a rendu bien caduques les théories affirmant la pérennité de la domination bureaucratique, ses prétendues capacités à maintenir son système face au capitalisme et même, pour certains, à lui contester la domination sur le monde !

Ces tendances ont existé y compris au sein du mouvement trotskyste : ainsi la IVe Internationale voyait dans le stalinisme un mode de fonctionnement "de transition" et non plus transitoire (c’est-à-dire instable et sans perspective historique selon l’analyse de Trotsky), et parlait comme Mandel d’une "économie de transition" comme si ce qui se passait en Russie était généralisable à tous les pays dits "socialistes". Cela reflétait le fait que bien des courants avaient eu du mal à résister aux "succès" du stalinisme dans le monde, en mettant au compte du prolétariat et du socialisme bien des régimes nationalistes colorés en rouge.

Pendant les décennies d’hégémonie stalinienne qui ont suivi la seconde guerre mondiale, en URSS et sur une bonne partie du mouvement ouvrier mondial, les apparences n’étaient pas en faveur de l’analyse trotskyste : l’Etat bureaucratique semblait devoir survivre et même se renforcer de plus en plus en dominant la moitié de l’Europe, alors que Trotsky avait affirmé que le système bureaucratique était par nature instable, "une boule sur une pointe", ne se maintenant que par l’équilibre des forces de classes antagonistes, d’un côté la classe ouvrière, de l’autre la bourgeoisie impérialiste, l’une des deux devant au bout du compte l’emporter.

Trotsky avait été d’ailleurs le seul à donner un contenu de classe au rôle contradictoire de l’Etat ouvrier dégénéré et de la bureaucratie, cette couche parasitaire qui s’était substituée à la classe ouvrière dans l’exercice du pouvoir. Pour Trotsky, la nature totalitaire du système stalinien découlait de ses fondements mêmes : d’une usurpation du pouvoir prolétarien qui nécessitait une dictature féroce sur la classe ouvrière et l’ensemble de la population, et une dictature personnelle sur l’ensemble de la bureaucratie contrainte d’accepter ce "tous pour un, un pour tous" face à un impérialisme pouvant repartir en guerre à tout moment contre cet Etat soviétique dont elle vivait. Toutes les autres explications (anti-communistes bien sûr, mais aussi "capitalistes d’Etat", anarchisantes, puis plus tard post-staliniennes invoquant "le culte de la personnalité" se sont contentées d’expliquer le totalitarisme stalinien... par son totalitarisme, et l’Etat bureaucratique... par le bureaucratisme d’Etat. Difficile, dans ces conditions, de comprendre comment, même au bout de 70 ans, des potentats de l’appareil bureaucratique stalinien tels Gorbatchev et Eltsine aient pu, en brandissant le drapeau de la démocratie, se servir de ce même appareil d’Etat comme d’un levier pour pleinement renouer avec la société bourgeoise.

Le maintien de la dictature bureaucratique durant des décennies n’est nullement le produit de la volonté de la bureaucratie de combattre le capitalisme ni de défendre un type de société collectiviste, même de manière dictatoriale. La bureaucratie n’a jamais représenté une garantie du caractère prolétarien de l’Etat ouvrier. Cette couche tampon entre la bourgeoisie et le prolétariat, même s’il lui a fallu tout un temps se préserver du retour de la bourgeoisie en Russie, ne s’est jamais tenue à égale distance entre ces deux classes.

Dès son apparition, Trotsky la voyait bien plus proche de la bourgeoisie, mais contrainte par les circonstances de défendre un statu quo résultant d’une double défaite : celle de l’offensive militaire impérialiste en Russie soviétique et celle de la révolution prolétarienne dans le reste de l’Europe. L’Etat ouvrier dégénéré était le résultat de la révolution inachevée (ayant échoué à s’étendre hors de Russie) et de la contre-révolution inachevée, puisque l’impérialisme, donc la bourgeoisie, n’avait pu reprendre pied en Russie. Le produit improbable d’un double inachèvement. Une situation transitoire s’il en est, qui a duré pourtant, à la faveur d’une part de la crise du capitalisme et des rivalités impérialistes aboutissant à la seconde guerre mondiale, et d’autre part des défaites successives du prolétariat.

Pendant la seconde guerre mondiale, les contradictions inter-impérialistes ont pris momentanément le pas sur l’opposition d’intérêt avec la bureaucratie soviétique. Les dirigeants de l’impérialisme américain et britannique ont même su s’appuyer sur l’URSS à la fin de la guerre, et se partager l’Europe avec elle, pour faire face aux dangers d’explosion révolutionnaire et éradiquer le risque prolétarien.

Par la suite, en faisant le choix de la politique du "containment", les USA ont repoussé les avances que pouvaient lui faire la bureaucratie stalinienne, et se sont à nouveau efforcés d’isoler l’URSS. Mais ils n’ont à l’époque pas été en mesure de reprendre à l’URSS les concessions qu’ils avaient dû lui faire en Europe centrale. Et les révolutions coloniales qui secouaient le monde impérialiste ont permis à la bureaucratie de s’asseoir à nouveau à la table des "grands" en marchandant avec l’impérialisme ses soutiens, fort limités, aux mouvements nationalistes. Mais l’isolement forcé de l’URSS, et du même coup sa survie en tant que système, est alors essentiellement un choix de l’impérialisme.

La bureaucratie devait aussi compter avec les réactions éventuelles de la classe ouvrière. Après la guerre, la force de la classe ouvrière des pays du glacis soviétique s’est manifestée à plusieurs reprises, en Allemagne de l’Est en 1953, puis en Pologne et au cours de la révolution hongroise de 1956, à la suite de la mort de Staline et des quelques mesures de libéralisation de Krouchtchev. La bureaucratie, craignant sans doute encore trop la classe ouvrière soviétique, fera vite retomber la chape de plomb de la dictature.

La domination de la bureaucratie n’était pas viable sur le long terme, ni économiquement, ni socialement, ni politiquement. Elle aurait supposé la possibilité de développement d’une grande puissance, parallèlement à l’impérialisme et en dehors de ses circuits, une espèce de développement économique forcé en vase clos. Ce "socialisme" étatique, censé concurrencer pacifiquement le développement capitaliste en évitant la guerre mondiale et... la révolution, c’était le mythe stalinien du socialisme dans un seul pays.

Les limites du système, Trotsky les avait analysées dès 1936 dans son livre "La révolution trahie" : un tel développement à marche forcée, en somme une militarisation de l’économie, pouvait marquer des succès tant qu’il s’agissait de constituer les bases industrielles élémentaires d’un vaste pays sous-développé comme la Russie, mais devait butter sur les crises de fonctionnement et la stagnation voire le recul économique, dès qu’il s’agirait d’une production nécessitant un haut niveau de développement technique et social. Le "socialisme dans un seul pays" n’est pas supérieur au capitalisme. Il n’a même pas la capacité d’atteindre le niveau d’un véritable "capitalisme d’Etat", comme aurait dit Lénine. La planification sous l’égide de la bureaucratie, qui plus est dans un pays sous-développé, avait déjà montré ses limites du temps de Trotsky : l’incapacité du système bureaucratique à ajuster la production aux besoins de la population (se traduisant par les défauts de production, les surplus et les pénuries... et les queues).

Après la seconde guerre mondiale, la planification bureaucratique put, certes avec bien des à-coups, assurer la reconstruction industrielle de base à la suite des dévastations de la guerre, dans la même mesure que l’Europe capitaliste procédait elle-même à sa reconstruction économique, à grand renfort d’étatisme elle aussi, mais sous l’égide économique de la locomotive américaine. Par bien des aspects, la croissance économique de l’URSS des années cinquante et soixante a suivi celle du monde capitaliste de l’après-guerre. Et, ce n’est un paradoxe qu’en apparence, c’est surtout au moment où l’URSS atteignait à nouveau un certain degré de prospérité économique, au début des années 70, que la planification bureaucratique manifestait les mêmes limites décrites par Trotsky dans les années trente.

Le niveau de vie des Russes qui avait considérablement augmenté a commencé à stagner puis décliner à partir de 1975 comme le montrent les statistiques de la durée de vie qui reculent après avoir longtemps augmenté. Quant à la possibilité de se maintenir face à l’impérialisme, elle était largement tributaire de la capacité de l’Union Soviétique de produire des armes sophistiquées à un rythme équivalent à celui des puissances occidentales. Une fuite en avant, si tant est que le système militaro-industriel soviétique ait eu les moyens technologiques de gagner cette course aux armements, que l’URSS n’aurait pu durablement assumer qu’au prix d’une réduction catastrophique du niveau de vie de toute la population.

De ce côté-là, toute perspective était bouchée. Encore une fois, la bureaucratie n’était qu’une couche parasitaire incapable de développer un nouveau mode de production susceptible de supplanter le capitalisme ou d’ouvrir une nouvelle phase historique.

L’époque Brejnev, si elle a été présentée comme une époque d’immobilisme politique, a été une époque de changements sociaux considérables par le développement de l’enrichissement et de l’accumulation privés. Les aspirations au profit individuel s’y sont données libre cours, sans que les bureaucrates trop gourmands ou pas assez prudents risquent la balle dans la nuque ou soient envoyés au goulag. Dans les années trente, comme disait Trotsky, le maintien de la propriété étatique des moyens de production était une question de vie ou de mort pour la bureaucratie. D’où ses méthodes totalitaires. C’était sans doute encore vrai, par bien des aspects, dans le contexte de la reconstruction d’après guerre, et de l’isolement de l’URSS de la période de guerre froide.

Mais ce sont précisément ces prérogatives étatiques que l’on a commencé à remettre en cause pendant la période Brejnev, sans le dire officiellement : ce laisser aller, cet essor de l’économie de l’ombre, était déjà une manière de réforme bourgeoise. L’on a commencé à assister à une sorte de démantèlement progressif et silencieux de la planification et de la centralisation étatique de l’économie. La constitution de véritables fiefs privés, de mafias truffant l’appareil d’Etat, de fortunes de petits et moyens bourgeois et de bureaucrates reconvertis dans le commerce date de cette époque. Tous ceux qui travaillaient dans des secteurs touchant au commerce avec l’étranger ont accumulé des devises et fait fortune. Mais ce développement bourgeois s’est fait dans une société qui restait officiellement celle de la propriété collective des moyens de production, la langue de bois stalinienne devenant de plus en plus détachée de la réalité économique vécue par la population.

Le Gosplan ? Il servait à couvrir le désordre et la prévarication. L’économie étatisée ? C’était le règne des clans bureaucratiques s’enrichissant personnellement, devenant les détenteurs de richesses privées. Le sentiment général, c’était que le système avait les inconvénients de la société bourgeoise avec le profit individuel pour règle, sans en avoir les avantages : liberté de mouvement, de discussion, d’échange et accès aux produits de bonne qualité. C’est cet état d’esprit évidemment empreint d’illusions sur les vertus capitalistes de l’Occident, personne ne songeant à prendre pour modèle l’économie bourgeoise des pays pauvres, qui a commencé à se développer et permis à la bureaucratie de sentir que le retour au capitalisme pourrait recueillir l’assentiment général.

Cette aspiration avait toujours été celle de la bureaucratie et elle commençait à la mettre en pratique, mais il devenait indispensable de lui donner un caractère légal et une légitimation institutionnelle. Tout ce qui pouvait être fait comme enrichissement privé sans transformer les bases officielles du régime, les années Brejnev l’avaient fait. On ne pouvait aller plus loin, ouvrir les vannes à la formation d’une véritable bourgeoisie, sans franchir un cap : sans légalisation de la propriété privée, sans officialiser la contre-révolution.

C’est Gorbatchev qui l’a fait avec l’appui, pour commencer, de l’ensemble des hautes sphères de la bureaucratie. C’était à la fois un saut qualitatif et, sur bien des points, une affaire entendue. C’était jeter le masque.

Comme l’écrivait Trotsky, la bureaucratie aspire avant tout à la propriété privée des moyens de production sans laquelle tout enrichissement a ses limites, ne permet pas de multiplier la mise. Sans l’institution de l’héritage, biens, usines, capitaux et titres perdent la moitié de leur valeur, disait-il. Or c’était le pouvoir politique qui détenait la clef de cette caverne d’Ali Baba. Qui du moins pouvait retirer le verrou empêchant le retour "naturel" à l’économie bourgeoise.

Avec Gorbatchev, on a donc eu une contre-révolution par en haut, non seulement sans affrontement mais avec l’assentiment général des couches dirigeantes. Ce n’est pas un mouvement de la population, ni des couches petites-bourgeoises, ni même de la base de la bureaucratie, qui a enterré le système stalinien. Au contraire, ce sont les sommets de la bureaucratie qui l’ont programmée et organisée de A à Z. Ce sont les hauts apparatchiks du régime qui ont signé la mort du stalinisme comme système de domination politique, en commençant par déclarer publiquement qu’ils reniaient l’héritage d’octobre 1917 !

Qui pouvait s’opposer à la réintroduction du capitalisme ? Les sommets de la bureaucratie ? Ils en étaient les artisans. Loin d’être contesté ou menacé, Gorbatchev détenait le contrôle de tous les rouages décisifs de l’appareil d’Etat quand il a décidé de s’attaquer à l’ancien mode de domination politique et au système du parti unique. Il l’a fait parce que c’était le passage politique obligé de la contre-révolution sociale. Mais ce n’était pas un homme seul. Même s’il a fait semblant d’écouter la base, ce ne sont pas les bureaucrates de base qui l’ont d’abord appuyé, mais les sommets.

Les dirigeants de l’appareil économique ? Ce sont eux qui allaient en être les principaux bénéficiaires, bien placés pour devenir les nouveaux propriétaires des anciens biens de l’Etat, vu qu’ils ne craignaient pas dans cette restauration de voir revenir des anciens propriétaires inexistants.

La base de la bureaucratie et la petite bourgeoisie ? Le credo de ces couches légèrement favorisées était justement la réussite et le profit individuel qui nécessite l’ouverture du marché et l’ouverture politique du régime.

La classe ouvrière ? Oui, si elle avait profité des mesures de libéralisation politique bourgeoises de Gorbatchev pour s’affirmer en tant que force politique propre et imposer un programme prolétarien de mesures démocratiques et économiques. Ce qui n’a pas été le cas.

Pendant les décennies précédentes, la classe ouvrière soviétique a été la première victime du système stalinien : interdite de tout mode d’expression autonome, violemment réprimée dans tous ses mouvements sociaux, elle n’avait pas le moindre droit politique. Ce qui ne l’empêchait pas de réagir, mais le plus souvent silencieusement, par la résistance passive, l’absentéisme, la baisse de la productivité et autres formes de protestations individuelles larvées. Quant au symbole du pouvoir ouvrier, il y a belle lurette qu’il s’était discrédité à ses yeux. En tout cas, le fait est que Gorbatchev et ses pareils ont enclenché le processus de la restauration bourgeoise par le biais de l’ouverture politique et du multipartisme sans craindre les réactions ouvrières. Au bout de soixante ans de stalinisme, les travailleurs n’ont apparemment rien trouvé à défendre dans le régime.

Cela étant, la classe ouvrière soviétique n’a malheureusement pas profité de la perestroïka pour s’organiser et constituer une force politique face à toutes les autres forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui se sont précipitées sur l’échiquier politique.
C’aurait été pourtant la seule force sociale et politique susceptible d’imprimer un cours totalement différent aux événements, avec sans doute des répercussions subversives en occident.

L’impérialisme, quant à lui, avait déjà donné son feu vert à la réconciliation et obtenu des gages des dirigeants russes. Et l’un des gages les plus marquants a été le lâchage des pays de l’est en 1989. Son soutien ne s’est jamais démenti depuis, malgré les péripéties politiques de l’ex-Union soviétique. Il n’est plus question pour lui de profiter d’une guerre comme celle d’Afghanistan pour pousser les dirigeants russes dans leurs retranchements. Au contraire, dans des conflits comme celui de Tchétchénie, le gouvernement russe est désormais assuré du soutien impérialiste. Et on constate depuis dix ans que les dirigeants américains n’ont jamais douté du choix de la bureaucratie ni réellement craint un retour en arrière. C’est ainsi, entre autres, qu’ils ont soutenu Gorbatchev tant qu’il était fermement en selle, sans craindre pour autant que son adversaire Eltsine leur soit moins favorable, en attendant d’accorder de la même façon leur appui au successeur d’Eltsine, serait-il même un "communiste" comme Primakov.

La nouvelle constitution de mars 1990 a institutionnalisé la restauration bourgeoise en lui donnant un cadre et un fondement politique et juridique. La traduction dans la vie sociale et économique a suivi de près avec la première vague des privatisations et l’autorisation de traiter directement avec l’étranger, c’est-à-dire le démantèlement du monopole du commerce extérieur. Au point que la bourgeoisie impérialiste estime parfois (après coup !) que le rythme des réformes a finalement été un peu forcé et du coup cahotant, histoire du moins de justifier le peu d’empressement des investissements occidentaux.

Les politiciens occidentaux font également preuve de la plus parfaite hypocrisie en déplorant le phénomène mafieux qui accompagne le processus de privatisations. Les mafias ? Mais c’est la caractéristique même de l’accumulation primitive bourgeoise (et pas seulement primitive d’ailleurs, même si on parle alors de réseaux d’influence et d’initiés...) ! Et quoi d’étonnant à ce que le processus mafieux gangrène l’appareil d’Etat lui-même, en commençant par la tête, puisque c’est l’Etat lui-même qui distribue à droite et à gauche l’essentiel de son pouvoir économique. Puisque ce sont les dirigeants politiques qui vont désormais chercher leurs ordres et leurs orientations du côté des nouveaux groupes économiques et financiers.

Ces mêmes dirigeants sont également devenus les défenseurs d’intérêts locaux. Et les provinces en ont fait de même, chacune voulant jouer directement de la vente de ses propres produits, de ses entreprises, de ses propres liens directs avec l’impérialisme. L’explosion de l’URSS en 1991 a été le produit direct du passage au capitalisme (même si cela a pu se dérouler sur la base des questions nationales que le régime stalinien avait été bien incapable de régler). Et si bien des hommes politiques ont fait mine de regretter cette dislocation, particulièrement Eltsine qui s’en est servi pour renverser Gorbatchev, le pouvoir n’a jamais envisagé de l’empêcher sérieusement (en dépit des quelques démonstrations militaires contre les Etats baltes) tant elle était une partie du processus de retour au capitalisme.

Les quinze Etats indépendants qui en sont sortis ont chacun non seulement leur appareil d’Etat, leur monnaie, leur drapeau et hymne national mais aussi leurs intérêts économiques régionaux, leurs productions locales à vendre, leurs relations particulières avec leurs voisins. Même quand ces relations se tournent prioritairement vers la Russie, ce n’est plus pour des raisons étatiques mais économiques. En d’autres termes l’on a désormais affaire à quinze Etats bourgeois.

L’éclatement de l’URSS est pour une grande part le résultat du grand dépeçage de l’Etat qui mène à la constitution d’une nouvelle bourgeoisie. Bien entendu, ce dépeçage mène aussi à la destruction de l’ancien appareil économique qui éclate au profit d’intérêts privés, ceux des potentats les mieux placés, des trusts, des banques, des groupes industriels, locaux, régionaux, ou nationaux.

La crise économique en Russie n’est autre que la manifestation bien concrète du retour au capitalisme. Car le retour au capitalisme, cela ne signifie certes pas qu’il y ait une place au soleil pour un nouvel impérialisme ! Aux pays impérialistes les plus riches, la vitrine occidentale, aux autres la clochardisation de l’économie. Le critère de la concurrence bourgeoise (et impérialiste) a fait son oeuvre. Pesées à cette aune, bien des usines se sont révélées non rentables. Du coup, la première victime de l’économie dite de marché a été l’industrie avec une montée en flèche du chômage. Le chiffre du chômage, en hausse continuelle, peut être choisi comme indice de... réussite de l’introduction des lois du marché capitaliste dans les pays de l’ex-Union Soviétique.

La classe ouvrière paie très durement la création d’une bourgeoisie et son accumulation primitive. D’autant plus durement que la finance impérialiste internationale se sert elle aussi directement et largement, en participant au pillage du pays et au dépeçage de l’ex-Etat soviétique.

L’Union soviétique, dans sa phase d’industrialisation et d’exode rural à marche forcée, avait échappé à la crise des années trente. Depuis la dernière guerre mondiale, l’URSS a suivi peu ou prou, avec plus ou moins de décalage, les aléas de la conjoncture économique mondiale, affichant de forts taux de croissance pendant les deux décennies de reconstruction d’après-guerre, et entrant dans une période de stagnation pratiquement en même temps que le reste du monde capitaliste. Au cours des années 1980, au même titre, par exemple, que les grands pays d’Amérique latine relativement industrialisés mais ô combien vulnérables, l’URSS a elle aussi accusé la récession mondiale que les impérialismes les plus riches ont fait éponger par les pays moins riches et les plus pauvres, ne serait-ce que par le biais de la chute des cours du pétrole et des matières premières. En 1998, la Russie désormais ouverte à tous les vents de la spéculation capitaliste, a été touchée de plein fouet par les dernières tourmentes financières, au point de contribuer à faire rebondir la crise asiatique, et de l’élargir à d’autres pays dits émergents.

Le mécanisme de la dernière crise russe est la plus parfaite démonstration non des particularités russes (ou ex-soviétiques) mais d’un fonctionnement tout ce qu’il y a de plus classique en régime capitaliste. La baisse des cours mondiaux du pétrole et du gaz a été un élément essentiel de l’appauvrissement en devises de la Russie, vu qu’une très faible part du reste de l’économie lui en rapporte. La "thérapie de choc" de l’année 1992 avec la brutale libération des prix a fait plonger le pays dans l’inflation galopante. Le FMI est intervenu, avec autant de pouvoir sur la politique économique qu’il en a dans les pays du tiers monde. Il a imposé la "rigueur" monétaire et des coupes dramatiques dans le budget de l’Etat, avec comme résultat le non-paiement des salaires, des retraites et la mise à l’abandon des services publics.

L’endettement de l’Etat s’est alors traduit par le développement des emprunts d’Etat, notamment de ces GKO, les bons sur la dette de l’Etat dont le taux était de plus en plus élevé pour attirer les prêteurs. Le retrait de ces capitaux internationaux a été brutal et a entraîné l’effondrement de la bourse russe en mars 1998. Ne pouvant plus emprunter pour rembourser, l’Etat a dû se déclarer en faillite et faire appel à l’aide du FMI. Un grand nombre de banques et d’organismes financiers russes ont fait faillite, ce qui ne veut pas dire que leurs propriétaires soient tous dans la misère !

La crise financière signifie encore plus de sacrifices pour la grande majorité de la population, et même la petite bourgeoisie en a fait cette fois les frais. Les salariés, eux, se demandent comment survivre, touchant rarement un maigre salaire. La misère s’est accrue au point qu’en septembre 1998 on recensait officiellement 44 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté dans la seule Russie, soit deux fois plus que l’année passée !

La classe ouvrière russe subit de plein fouet les conséquences de l’effondrement économique. Des mouvements de protestation comme le dernier mouvement des mineurs ont parfois été impressionnants, longs et déterminés. Ils ont aussi contraint plusieurs fois le pouvoir à des reculs. Cependant, comme dans la plupart des pays frappés par la crise et par les plans de privatisation et de licenciements dans le monde, on est loin d’une réaction à la hauteur de l’attaque. Là comme ailleurs, il faudra à la classe ouvrière non seulement se battre contre la bourgeoisie (qui place ses avoirs en dollars dans les banques occidentales), le gouvernement, les politiciens ouvertement ses ennemis et les faux amis "de gauche", ici l’ancien parti communiste, mais aussi se battre pour diriger elle-même ses luttes sans se mettre sous la direction des appareils syndicaux, anciens ou nouveaux.

En Russie comme ailleurs, ce qui est nécessaire ce sont des combats où la classe ouvrière devra défendre clairement ses intérêts de classe sans se laisser tromper par le discours de défense des intérêts nationaux, tant celui des nouveaux Etats que celui des nostalgiques de la Grande Russie, quand ce n’est pas par la démagogie xénophobe, raciste et antisémite.

Pour l’heure, le drame de l’ex-URSS, est que la chute du régime stalinien, 70 ans après la révolution d’octobre, s’est faite quasiment sans relève militante sur la base des idées communistes révolutionnaires, sans qu’ait émergé un courant ouvrier révolutionnaire organisé. Dans la lutte de classe engagée par la nouvelle bourgeoisie russe contre la population laborieuse, un parti révolutionnaire fait gravement défaut. Mais il peut aussi émerger de cette lutte de classe.

En son temps, Trotsky considérait l’existence et le maintien de l’Etat ouvrier dégénéré comme la traduction d’une pause momentanée dans l’affrontement entre la bourgeoisie et le prolétariat. La fin du système stalinien n’est nullement la fin de la lutte des classes et des révolutions prolétariennes.

Les combats du prolétariat n’ont pas cessé ces dernières décennies, du Liban à l’Indonésie, de la Pologne à l’Afrique du sud et de l’Iran à l’Algérie. Les occasions révolutionnaires (et donc contre-révolutionnaires) n’ont pas manqué non plus. Mais toutes ont été manquées par les travailleurs faute de partis et de perspectives révolutionnaires.

Reconstruire une internationale communiste est plus que jamais la tâche des révolutionnaires. Même si aujourd’hui la tâche peut sembler bien au-dessus des forces actuelles des petits groupes, le plus probable est que la période qui vient sera celle de la reconstitution des liens internationaux entre révolutionnaires. Les soubresauts de l’économie mondiale ne font que souligner cette nécessité.

La fin de l’URSS libère... les bourgeoisies de l’Est

La voie vers le marché capitaliste était ouverte dès lors que la bureaucratie russe a relâché son étreinte pour se vendre elle-même à l’Ouest. La politique de Gorbatchev avait à peine donné son feu vert pour cette orientation que tous les pays de l’Est basculèrent sans résistance sérieuse, à l’initiative de la petite bourgeoisie et d’une fraction des dirigeants. La chute du mur de Berlin a symbolisé cet effondrement rapide, facile, apparemment très étonnant pour qui avait vécu l’époque des blocs ou le blocus de Berlin, qui semblait gros de menaces de guerre.

L’image que le passage des pays de l’Est au marché impérialiste a donnée au monde n’en a pas moins été celle d’une libération. Celle de la chute du mur de Berlin ou celle de l’effondrement de la dictature de Ceaucescu sur la Roumanie restent sous la forme de vastes manifestations de joie populaire. Mais si ces sentiments des populations étaient bien réels, le renversement de ces régimes par la volonté du peuple révolté en 1989, lui, est une mise en scène qui vaut bien le mensonge du choix des peuples de tomber sous la coupe stalinienne en 1944. Les décisions se sont prises ailleurs.

Ainsi en 1988, le ministre des finances polonais se plaignait que le FMI ait exigé une réduction de 10 % du niveau de vie des travailleurs polonais alors que ceux-ci avaient déjà subi une baisse de 13 % dans les dix années précédentes.

Les nouveaux rapports de force mondiaux après la chute de l’URSS

Loin de produire une pacification du monde, la fin de la guerre froide semble donner libre cours à de nombreux conflits, multiples guerres civiles, guerres locales entre puissances de niveau secondaire ou encore guerres impliquant les puissances impérialistes. En fait, les relations URSS/USA depuis 1943, loin d’être une cause de déstabilisation du monde, ont été le moyen utilisé par l’impérialisme pour le stabiliser. Si l’URSS était bel et bien un Etat fondé sur la tentative de renversement de l’ordre impérialiste, elle a cessé de l’être dès le début du stalinisme. A la fin de la guerre mondiale, il y avait belle lurette que le face à face avait cessé d’être une opposition entre deux systèmes. Cela fait bien longtemps que la bureaucratie avait montré qu’elle était dans le camp contre-révolutionnaire. Quant à la thèse de l’expansionnisme russe, elle oublie seulement que c’est l’impérialisme qui avait besoin de la Russie pour l’aider à gendarmer le monde à l’après-guerre [1]. L’alliance entre bureaucratie russe et Etats Unis de 1943-47, puis la « guerre froide » ont été les instruments principaux de cette stabilisation (d’abord face aux risques révolutionnaires de l’après-guerre puis à ceux de la révolution coloniale).
Conjointement, impérialisme et bureaucratie ont décidé en 1988-89 de mettre fin à la fois à l’existence d’un Etat qui avait pour origine la révolution prolétarienne et à la politique qui se servait de cette situation pour bipolariser le monde. Cette bipolarisation avait bien des utilités. Elle imposait à la classe ouvrière et au mouvement syndical d’être pro-stalinien ou pro-capitaliste. Elle imposait aux luttes coloniales et aux dirigeants de celles-ci de choisir eux aussi un camp, ce qui était une manière de les canaliser. La guerre froide, ce n’était pas la guerre car ni l’URSS ni les USA n’y ont jamais vu leur intérêt [2]. Et finalement, malgré les cris que les USA poussaient contre le « camp communiste », ce dernier n’était pas un danger pour la domination capitaliste. Les vrais dangers, ceux que l’impérialisme voulait réellement « endiguer », venaient des classes ouvrières et des soulèvements des peuples qui pouvaient s’étendre et devenir incontrôlables, y compris par les dirigeants nationalistes. La « guerre froide » avait au contraire l’avantage de limiter politiquement les risques et de les maintenir dans un cadre stable, fixé d’avance par l’impérialisme. Pas plus que les partis communistes n’aidaient les classes ouvrières à combattre le capitalisme, l’URSS n’aidait les peuples à combattre l’impérialisme. Et le fait d’être assimilé à l’URSS n’aidait pas les mouvements nationaux des peuples opprimés à s’étendre.
La chute de l’URSS comme Etat ouvrier dégénéré (pas seulement son explosion en plusieurs Etats) est le produit à la fois de la maturation sociale (bourgeoise) dans ce pays et de l’évolution de la politique de l’impérialisme. La classe bourgeoise, qui a été reconstituée sous Brejnev (en mettant l’Etat et le pays en coupe réglée et en faisant déjà reculer considérablement le niveau de vie de la population), a été légalisée sous Gorbatchev. Dans un même mouvement, le feu vert a été donné par l’impérialisme pour changer de politique mondiale. L’URSS a marqué son approbation en lâchant les pays de l’est qui se sont immédiatement jetés dans les bras de l’impérialisme, tant la seule chose qui les retenait au glacis soviétique était le maintien par la force des deux grands de la politique des blocs et non une nature opposée au système capitaliste.
L’impérialisme avait ses propres raisons d’en finir avec l’ancien système. L’ « endiguement » (encerclement du bloc pro-russe) avait ses propres coûts, non seulement en termes de courses aux armements et aux dépenses (comme l’avait montré la crise de 1970 du dollar liée à des dépenses prohibitives dans la guerre du Vietnam). Elle avait un autre coût bien plus important : les pays qui commençaient à devenir des poudrières prêtes à exploser étaient ceux que les USA n’avaient cessé de soutenir et l’impérialisme y était en difficulté pour faire pression sur les gouvernants locaux.
En effet, la politique des blocs avait contraint l’impérialisme à choisir d’appuyer un certain nombre de pays dans la politique de face à face avec l’URSS et son bloc : Iran, Japon, Turquie, Afrique du sud, Israël, Amérique latine. Or l’exemple de l’Iran en 1979 avait montré que l’un de ces piliers surarmé pouvait très bien céder devant un soulèvement populaire et devenir une puissance dérangeante. La politique des blocs contraignait les USA à soutenir la politique des dirigeants des pays piliers du bloc américain à un point qui pouvait être dangereux. Son abandon a permis de désamorcer un certain nombre de situations explosives (Israël, Afrique du sud, ...) et l’impérialisme a, vers la fin des années 80, dû intervenir comme pompier dans de nombreuses situations de pays pauvres dont l’Etat était déstabilisé par la crise économique. Grâce à la fin de la guerre froide, il n’était plus contraint de soutenir les équipes en place et pouvait aider à faciliter des alternances au pouvoir, ce qui a permis d’éviter les dangers explosifs de situations du type du Mali ou de la Birmanie en 1991 (où les masses soulevées ont fait chuter les dictateurs Moussa Traore et Ne Win). L’impérialisme a imposé dans des pays très déstabilisés socialement le départ du dictateur comme en Indonésie, des gouvernements civils en Amérique latine (par exemple, fin de la guerre civile au Guatemala), un gouvernement de gauche au Maroc, en Israël et même en Corée du sud ! Il a imposé le multipartisme en Afrique francophone qui, jusque là, l’ignorait totalement. Il a imposé la fin de l’apartheid en Afrique du sud, évitant une conflagration où la classe ouvrière risquait de jouer un rôle majeur. Il a imposé à Israël et à l’OLP les accords d’Oslo pour désamorcer les risques du conflit palestinien. Il cherche à en finir avec tous les face-à-faces de la guerre froide et les dirigeants américains déclaraient notamment en mai 1998 que Cuba n’était plus une menace pour la sécurité des Etats Unis, avant de lancer le désengagement des bases installées pour combattre Fidel Castro.
Paradoxalement, c’est en pompier que l’impérialisme se propulse aux quatre coins de la planète pour bombarder, pour éviter des risques de déstabilisation, pour dissuader les peuples de se soulever et non parce que ses intérêts directs seraient menacés. Il n’y a pas de situations du type de la guerre du Vietnam, de l’Egypte de Nasser ou de Cuba. Des Noriega, des Milosevic, des Saddam Hussein ne peuvent pas être suspectés du moindre anti-impérialisme ! Les dictateurs de ces pays ne cherchent bien sûr pas à s’attaquer à l’impérialisme. Aucun d’entre eux n’est le dirigeant d’une quelconque lutte radicale qui serait le moins du monde une menace, même locale, pour celui-ci. Aucun n’a tenu, même démagogiquement, un discours anti-impérialiste qui lui donnerait une base sociale populiste ! Au contraire, tous ont été des agents des USA. Rappelons que Milosevic, présenté depuis comme le type même de l’apparatchik ex-communiste, n’a grimpé que comme représentant des nouvelles tendances en faveur de l’impérialisme américain. Comme le raconte le Monde diplomatique de mai 1999, il a gagné ses galons en 1973 à la tête du grand combinat pétrochimique Teknogas, puis, en 1978, à la tête de la plus grande banque du pays, la Beogradska Banka. Il a été un affairiste lié au clan du président américain Busch avant même d’entrer dans la direction du parti unique (et bien avant de mener la politique ultra-nationaliste qui l’a fait connaître du public), comme les autres personnages qu’il a alors fréquentés, tel Milan Panic, citoyen américain d’origine serbe, qui dirigeait en Californie le groupe pharmaceutique ICN, lié au parti démocrate et envoyé par les USA en Yougoslavie. Proche de Milosevic, Panic deviendra le chef du gouvernement fédéral. Virer Milosevic n’a jamais été l’objectif réel de l’impérialisme. Quand un Milosevic a semblé déstabilisé par son opinion publique et que la population est même descendue dans la rue massivement, jour après jour en 1997, l’impérialisme n’a pas levé le petit doigt pour le faire chuter. De même que les Américains, totalement vainqueurs de Saddam Hussein, n’ont jamais voulu entrer dans Bagdad et remplacer le dictateur. Encore faudrait-il avoir trouvé un remplaçant plus capable de maintenir leur ordre, ce qui n’est pas évident, et le moyen de le faire accepter aux classes dirigeantes locales et aux peuples sans provoquer de remous. Car l’objectif de l’impérialisme n’est surtout pas, le dictateur renversé, de laisser les peuples décider démocratiquement de leur propre sort. On le voit au Kosovo aussi bien qu’au Timor, en Bosnie aussi bien qu’en Haïti ou au Tchad ! L’intérêt des peuples n’est là que comme justificatif. Mais si l’impérialisme est préoccupé par les peuples, c’est pour les écraser, pas pour les sauver : à chaque fois qu’il aurait réellement pu intervenir pour sauver des populations de leurs assassins locaux, il les a toujours et systématiquement laissé faire, car son intervention en était ainsi largement facilitée.
L’impérialisme a choisi d’intervenir militairement dans des pays où il pense que le succès est assuré, que les conséquences ne peuvent être défavorables (pas de situation type Corée ou Vietnam) et où la situation est déjà tellement horrible que son intervention apparaît comme justifiée humainement. Car, il n’a plus la justification de la guerre froide et de l’endiguement du communisme. Il faut que l’intervention soit un grand spectacle impressionnant mais aussi que les bombardements soient massifs car, vis à vis des peuples et des classes ouvrières qui voudraient se révolter, l’impérialisme pratique la dissuasion. Cela ne prouve pas qu’actuellement il se sent plus sûr de lui, moins menacé. Au contraire, il craint les conséquences de la déstabilisation de l’Etat dans les pays pauvres, comme en Indonésie. Il craint que la multiplication ou la radicalisation de telles situations rende impossible son intervention.
Russie, Yougoslavie, Indonésie, Afrique ne sont pas les seules régions du monde où l’Etat est menacé d’implosion, de décomposition ou a perdu tout crédit dans la population. C’est aussi le cas en Amérique latine, dans les pays de l’Est ou en Asie. Cette situation est d’abord le produit de l’affaiblissement de la bourgeoisie des pays pauvres et de l’effondrement, dans certains cas, de la petite bourgeoisie ou au moins la baisse considérable des revenus de la coterie liée au pouvoir. Elle est surtout le produit d’une véritable implosion de l’Etat des pays pauvres. Un exemple connu est celui de la Somalie où l’intervention américaine avait pour but le rétablissement de l’ordre. Les USA ont échoué et depuis, ce pays très pauvre est toujours sans Etat. Dans le cas de l’Albanie, c’est le vide du pouvoir dû à l’effondrement de celui-ci en 1996 qui a amené l’intervention internationale d’avril 1997. Le Pakistan, est lui aussi déstabilisé par la révolte de plusieurs régions alors qu’en pleine crise économique et contesté sur sa politique anti-sociale, il s’est lancé dans une aventure guerrière contre l’Inde puis a reculé sous la pression américaine, après une défaite au Cachemire, et le discrédit de l’Etat qui en est découlé vient de mener à un coup d’Etat militaire. Le cas de l’Indonésie est formé du même mélange explosif : crise « asiatique » plus déstabilisation de l’Etat sur le fond de laquelle les séparatismes des diverses îles aux populations opprimées menace de faire exploser le pays en proie à une violente agitation sociale. Au Timor, l’opération militaire internationale s’est même appelée « stabilisation » et il est évident que ce n’est pas simplement une île que l’impérialisme aimerait bien stabiliser ainsi mais toute l’Indonésie qui menace d’exploser sous la révolte des masses pauvres. Le changement de pouvoir, le remplacement du dictateur Suharto par son second sous l’égide des USA, a reculé l’affrontement mais n’a rien résolu en Indonésie. Et s’il y a en germes des éléments d’une explosion ethnique exploités par une extrême-droite, il y a aussi les éléments d’un soulèvement ouvrier et populaire. Et on n’en finirait pas de citer toutes les Colombie que la crise économique empêche de régler non seulement les problèmes économiques mais celui des multiples guérillas au point que les USA laissent planer la menace d’une intervention militaire. L’Algérie en est un autre exemple avec sa guerre sans fin contre les maquis intégristes et avec, là aussi toujours menaçante, l’explosion de la classe ouvrière.
Un peu partout, c’est l’aggravation des sacrifices imposée ces dernières années aux masses pauvres qui est la cause des explosions de colère populaires. Cela touche aussi bien les pays dits ex-socialistes, comme l’Albanie ou la Bulgarie, que les pays du monde dit « libre », comme Equateur ou l’Indonésie. C’est l’effondrement économique qui déstabilise l’Etat et lui a enlève une bonne part de son crédit. Les régimes se succèdent à grande vitesse (record battu en Equateur avec quatre présidents en une seule journée !). Là aussi on constate cette usure de plus en plus rapide du pouvoir aussi bien en Amérique latine que dans les pays de l’est. La bourgeoisie s’avère trop faible pour faire face aux travailleurs. Du coup, cela redonne à toutes les dérives nationalistes un caractère de nécessité pour continuer à contrôler le pays comme le montre l’exemple du Vénézuela avec la venue au pouvoir du militaire Hugo Chavez s’appuyant sur une démagogie s’adressant aux masses pauvres ou celui du coup d’Etat militaire du Pakistan. La dérive yougoslave n’a été rien d’autre que la tentative des classes dirigeantes de se maintenir par la surenchère nationaliste face à une population de plus en plus révoltée par une misère croissante et une dépendance croissante vis à vis des pays riches du fait de l’endettement. La crise économique et sociale qui en découle entraîne une véritable crise politique de la domination de la bourgeoisie. Des fractions de la classe dirigeante, généralement des bouts de l’appareil d’Etat tentent de prendre le contrôle d’une région que ce soit l’indépendance en Tchétchénie, les tentatives de sécession en Indonésie ou dans un Etat de Chine du nord ou en prenant le contrôle d ‘une province au Brésil. L’explosion de l’URSS a d’abord été due à de telles aspirations des nouvelles classes bourgeoises à pouvoir exploiter une région quitte à dépecer la nation, aspirations que l’on retrouve dans tous les pays pauvres où l’Etat est en crise. De très nombreux pays pauvres sont aujourd’hui le siège de mouvements séparatistes et ces guerres civiles sont généralement sans fin. Des guérillas, quasi tous les pays du tiers monde en connaissent, de la Chine à la Colombie, du Daghestan à l’Angola et du Pérou au Cambodge. Et les peuples paient le prix fort de se retrouver sous la coupe de bandes armées, car c’est souvent les civils qui trinquent : Algérie (100 000 morts), Tchétchénie (100 000 morts), Timor (200 000 morts), Rwanda (800 000 morts) et la liste n’est pas close avec tous les Burundi, Colombie, Cambodge, Turquie, etc ... Ce sont les pays impérialistes qui ont le plus souvent financé et armé les bandes d’assassins comme la France au Rwanda, les USA en Turquie, au Timor et au Cambodge. Leurs interventions ont souvent facilité et accentué les exactions (comme celle de la France au Rwanda, celle de l’Alliance et ses bombardements au Kosovo ou celle de l’ONU avec son référendum au Timor, prélude au massacre et au déplacement massif des populations).
La fuite en avant guerrière des pays pauvres est elle aussi le produit de l’impasse des classes dirigeantes. Ce sont les guerres Iran/Irak, Ethiopie/Erythrée, Inde/Pakistan, Pérou/Equateur. C’est ainsi que l’on peut analyser la politique de démagogie nationaliste grand-serbe de Milosevic, ou plus exactement celle de la classe dirigeante, pour canaliser le mécontentement des travailleurs dans les années 80 en Yougoslavie notamment après les grandes grèves de 1986-87 qui menaçaient de devenir une véritable contestation politique du pouvoir. Il en est résulté l’explosion de la Yougoslavie en petits morceaux qui menacent toujours de continuer à se subdiviser. C’est aussi dans la rubrique des moyens nationalistes de canaliser le mécontentement des masses qu’il faut caser aussi les velléités de la Chine de dénoncer l’impérialisme américain comme les démonstrations de masse lors du bombardement par l’OTAN de l’ambassade de Chine en Yougoslavie ou encore les menaces contre Taiwan [3]. Ou encore le lancement d’un missile par la Corée du nord, un reste de l’époque des blocs et un pays complètement asphyxié économiquement par le blocus américain. Le discours nationaliste des dirigeants pour masquer les problèmes sociaux en est la cause et pas une guerre froide qui n’existe plus
Mais en même temps, le fait que ce carcan de la politique des blocs qu’avait mis en place l’impérialisme n’existe plus pose de nouveaux problèmes pour contrôler les évolutions et éviter qu’elles n’ouvrent des situations de crise qui pourraient être incontrôlables. Les masses travailleuses risqueraient de s’y engouffrer, profitant de la faiblesse de la bourgeoisie face à une nombreuse classe ouvrière et de la faiblesse de l’Etat. C’est cela qui motive la multiplication des interventions armées de l’impérialisme dans le monde. Bien sûr, l’impérialisme ne tient pas à montrer que sa crainte d’une déstabilisation est d’abord une crainte de la classe ouvrière. Il avait pourtant prétendu enterrer le risque d’une révolution prolétarienne en même temps que le « mythe du communisme » en URSS. C’est le sens de toute la mise en scène à laquelle on a assisté, de la guerre du Golfe à l’intervention au Timor en passant par la Bosnie, la Somalie et le Panama. Il faut à la fois que la terreur des moyens gigantesques de destruction apparaisse aux yeux de tous et joue, comme en leur temps les bombardements de masse type Dresde ou Hiroshima, un rôle d’effroi (dans chaque cas des centaines de milliers de morts au bilan final). D’où la nécessité que le motif de l’intervention semble en faveur des peuples que l’on bombarde ! D’où aussi les belles formules comme « le droit d’ingérence humanitaire », « le nouveau droit international contre les crimes contre l’humanité ». D’où enfin l’étalage médiatique des horreurs de Milosevic, de Saddam Hussein ou de l’Indonésie. De la même manière que l’impérialisme avait su, une fois la guerre mondiale finie, montrer les images des camps de la mort du nazisme pour blanchir les horreurs de l’impérialisme vainqueur, il se cache derrière celles des dictateurs. Inutile de préciser que c’est pure hypocrisie : la « communauté internationale » ne s’émeut pas du sort des peuples et n’a cessé de continuer à armer des régimes qui les massacrent, comme l’Etat turc, la dictature colombienne et bien d’autres. Inutile de rappeler aussi qu’elle a laissé massacrer sous ses propres yeux les musulmans bosniaques qu’elle s’était seulement chargée de désarmer. Inutile aussi de rappeler qu’en 1994 au Rwanda, devant la préparation visible du massacre par les organisations Hutus d’extrême-droite au pouvoir et soutenues par la France, la « communauté internationale » n’a fait que retirer ses troupes et fermer les yeux en imposant quelques mois de silence radio, le temps que le massacre s’achève (800 000 à 1 million de morts). Et, tout récemment au Timor, il en a été exactement de même : on laisse d’abord se faire les atrocités puis quand toutes les forces se sont bien affrontées et que la population est terrorisée, on arrive en triomphateur ! Cela n’a pas seulement l’avantage de coûter moins cher en efforts militaires et de faire passer l’impérialisme pour le sauveur (seulement arrivé un peu tard). Cela laisse croire que l’impérialisme est super-puissant, ce qu’il n’est pas réellement face à des peuples révoltés. Souvenons nous des révoltes coloniales et aussi de l’Iran de 1979 contre lequel les USA s’étaient bien gardé d’intervenir militairement alors qu’ils étaient directement visés dans ce qui avait été un de leurs bastions. Souvenons-nous des défaites américaines de Corée, du Vietnam, ou de Cuba.
Mais justement les actions militaires actuelles n’ont rien à voir avec les guerres, réelles celles-là, menées au Vietnam, en Corée ou à Cuba. Dans toutes ces interventions, aucune des puissances composant la force internationale n’était menacée par le régime soi-disant combattu, que ce soit la Lybie, l’Irak, la Serbie. Aucune n’avait des intérêts directs dans la région qui justifiaient cette intervention violente. Aucun intérêt économique n’a dicté non plus cette politique.
On doit les traiter de guerres à causes des bombardements à grande échelle et des sacrifices des populations mais dans ces derniers conflits (du Golfe au Timor) l’impérialisme est le seul combattant. L’Irak n’a quasiment pas riposté et a été méthodiquement pilonné. Il n’a pas contesté de perdre une partie de son territoire aujourd’hui sous mandat international. Le Panama n’a pas réagi non plus malgré sa capitale complètement rasée. La Serbie n’a pas fait la guerre à l’OTAN. L’Indonésie a accepté l’intervention militaire internationale sous l’égide de l’Australie. Drôles de guerres dans lesquelles les adversaires ne sont pas si ennemis que cela et même où il est permis de se demander si l’objectif n’est pas, au contraire, de stabiliser des régimes menacés par des explosions populaires ou nationalistes, comme par exemple le régime indonésien. Un Milosevic aurait-il pu faire passer, auprès d’une opinion publique chauffée à blanc par lui-même pendant des années justement sur la question du Kosovo, que l’armée serbe s’en retire sans perdre la face, et le pouvoir, s’il n’avait eu le prétexte de céder à une énorme vague de bombardements des pays les plus puissants du monde ? Tant que l’Indonésie se débrouillait toute seule avec le Timor (en faisant 200 000 morts), qui dans l’ « opinion internationale » envisageait la moindre action ?
L’autre aspect qui frappe est la multiplication des interventions militaires massives des principaux pays riches et le nombre de régions où résident maintenant des troupes d’occupation soi-disant pour séparer des combattants (Géorgie ou Bosnie, Timor ou Kosovo), protéger des peuples contre un dictateur (Panama, Irak, Haïti), pour éviter l’implosion de l’Etat (Macédoine, Albanie). Se multiplient également les cas où l’impérialisme arme et suscite lui-même des forces de maintien de l’ordre locales formées avec des pays voisins de la zone des conflits. L’Afrique est le terrain d’expérience de ce type d’intervention depuis quelques années (République Centrafricaine, Congo ex-Zaïre, Sierra Leone, Congo Brazzaville). Ce n’est pas dû à une particularité africaine qui favoriserait les guerres entre Etats puisqu’au contraire depuis les indépendances on n’avait quasiment assisté à aucun conflit impliquant plusieurs Etats dans un territoire étranger. Ainsi l’Angola, le Zimbabwe, en rupture de crédits, ont été financés par des impérialismes pour aller faire la guerre au Congo. Ainsi la France soutient au Congo une force africaine formée par les ex-Hutus d’extrême-droite qui ont fait le massacre de 1994 au Rwanda. Ainsi l’ECOMOG, force inter-africaine commanditée par l’impérialisme et constituée par des troupes du Nigéria et des pays de l’ouest africain, est intervenue au Libéria puis au Sierra Leone en 1998, la capitale étant massacrée deux fois, l’une par les milices qui y avaient pris le pouvoir puis par l’ECOMOG. Bill Clinton vient d’affirmer à la dernière assemblée générale de l’ONU que dorénavant celle-ci ne serait pas la seule autorité habilitée à intervenir dans des conflits et que les USA s’autoriseraient à constituer ainsi des forces régionales, par exemple en Asie, avec des armées de plusieurs pays limitrophes. Ce qui n’empêche évidemment pas les USA à s’autoriser d’intervenir seuls comme contre l’Irak dans les nouveaux bombardements de décembre 1998 ou encore en Haïti, avec seulement l’assentiment d’un certain nombre de pays d’Amérique latine.
En Afrique, c’est à un curieux jeu à deux avec l’impérialisme français que les USA (avec les Anglais) se sont livrés, les uns soutenant la dictature que les autres lâchaient, ou la guérilla qui combattait l’Etat que les autres soutenaient. Cela s’est produit au Nigéria, en Ethiopie, au Zaïre, au Rwanda, etc... Ainsi, dans la guerre civile soudanaise le camp que les USA combattent et dénoncent partout dans le monde comme terroriste est ouvertement soutenu par la France. Inversement, ce sont les USA et l’Angleterre qui ont financé et armé le FPR qui a fait chuter le régime Hutu qui dirigeait le Rwanda avec l’appui de la France. Et il y a maintenant une Afrique pro-française et une Afrique pro-américaine. Et pourtant cela n’a jamais fait monter spécialement la tension entre la France et les USA, comme s’il s’agissait d’une nouvelle gestion à deux des conflits, remplaçant la façon dont un dirigeant africain qui quittait le camp impérialiste se retrouvait dans celui de l’URSS, avec des soldats cubains !
Le nombre de pays auxquels l’impérialisme demande maintenant soutien et allégeance en cas de conflit s’est également multiplié [4]. C’est désormais le principal critère pour l’impérialisme à l’égard des pays ex-« socialistes » de l’est. Cela a été aussi la politique des USA à l’égard de tous les voisins de la Yougoslavie, sommés de prendre parti et de devenir parfois des zones d’occupation militaire, de passages de troupes et en tout cas de passer sous dépendance militaire. Il devient aussi important pour ces pays, en vue d’être aidés financièrement, d’appartenir à l’OTAN que d’être acceptés dans la communauté européenne !
C’est dans ce cadre mondial, qui est celui des bourgeoisies compradores des pays plus que jamais dominés par l’impérialisme, que l’on doit comprendre ce qui se passe sur le territoire de l’ex-URSS : aussi bien les méfaits de la crise « asiatique », l’instabilité des Etats issus de l’implosion de l’URSS et fondés sur les aspirations (bien bourgeoises) des classes possédantes d’avoir leur propre territoire avec ses richesses à exploiter, les guerres locales (notamment pour le pétrole) et la dépendance globale de tous ces pays vis-à-vis de l’impérialisme. Ainsi s’explique aussi bien les velléités nationalistes dans le conflit yougoslave, déclarations à usage démagogique interne qui ne sont pas contradictoires avec un alignement réel sur l’impérialisme. En Russie, comme dans le reste du monde, l’impérialisme met le pays en coupe réglée mais maintient la tête au dessus de l’eau à tous ces régimes dont il ne désire nullement la chute car ils sont des gages de stabilité face aux populations pauvres, et en particulier aux classes ouvrières toujours menaçantes. Il reste prudent vis-à-vis des dirigeants des nouveaux Etats, car l’essentiel reste la stabilité du pouvoir et la capacité des Etats face aux travailleurs. Pas question donc de jouer la politique du pire. Il faut continuer à les aider un petit peu mais pas trop ... Et tant pis si l’essentiel de l’aide internationale s’en va dans les prévarications, les maffias et globalement l’enrichissement licite ou pas d’une nouvelle bourgeoisie.
En tout cas, loin d’être encore une superpuissance, la Russie est économiquement en difficulté et incapable d’entretenir une armée dorénavant très surdimensionnée. Le ministre de la défense russe déclarait en février 97 : « l’armée russe est en décomposition et la marine mourante ». Ce qui a fait scandale mais en dit long sur l’état d’une troupe mal payée ou impayée et complètement démoralisée.
Les USA ont profité rapidement des nouveaux rapports de force pour se positionner partout militairement et économiquement dans la région, s’attaquant au pétrole de la Caspienne mais aussi installant des garnisons et en envisageant encore bien plus dans tous les Etats de l’ex-URSS. De tous ces Etats, la Russie, le seul qui conserve un peu de force, n’est pas en état de protester. Et c’est les USA qui en 1999 ont commencé à hausser le ton avec les dirigeants russes, pensant qu’ils peuvent passer à un cap supérieur et que les Russes devront passer sous les fourches caudines. Un Etat sous perfusion financière ne peut protester, qu’il s’appelle la Russie ou le Brésil. Il est à merci.
Dans les pays voisins de la Russie, les USA implantent les forces de l’OTAN, auxquelles appartiennent depuis mars 1999 la République tchèque, la Pologne et la Hongrie. Et dans les pays de la CEI, ils ne se gênent pas pour organiser des entraînements militaires avec leurs propres forces comme en Ouzbékhistan ou au Kazakhstan en septembre 1997, avec des soldats américains, kirghizes, kazakhs et ouzbeks. En août 1997, l’Ukraine a également participé à des manoeuvres conjointes avec les USA, la Bulgarie, la Géorgie, la Roumanie et la Turquie. La Russie a elle même signé un traité avec l’OTAN en mai 97, peu avant d’entrer dans le G8.
La guerre du Kosovo a souligné encore plus cet affaiblissement mondial de la Russie, quasi écartée des événements. La petite opération démagogique des troupes russes pour être les premières à entrer au Kosovo n’est qu’un petit baume intérieur russe face à la contestation nationaliste serbophile. L’impérialisme se passe dorénavant très bien de l’assentiment russe pour mener ses opérations.
Si militairement, pour les Etats-Unis, il n’y a plus grand chose à craindre de l’ex-URSS, les USA ont trouvé de nouvelles raisons de s’armer. Avec la fin de la guerre froide, ils ont diminué massivement le nombre de leurs troupes et les dépenses d’armement, mais ils recommencent depuis 1997 à accélérer dépenses militaires et constitutions de troupes d’intervention internationale. Ces dépenses doivent ainsi passer de 274 milliards de dollars en 2000 à 331 milliards de dollars en 2005. Les dépenses de matériel, elles, vont passer de 49 milliards de dollars en 1999 à 75 milliards de dollars en 2005, dépenses justifiées par la nécessité de « projection des forces », c’est-à-dire du rôle de gendarme du monde.
Citons là-dessus le Département de la défense américain dans son rapport annuel de 1999 : «  en tant que seule nation capable de mener des opérations à grande échelle intégrées sur de théâtres très éloignés de ses frontières, les Etats-Unis occupent une position unique. Pour conserver leur suprématie, les Etats-Unis doivent entretenir des forces toujours prêtes à intervenir, polyvalentes et capables de mener une vaste gamme d’opérations et d’activités militaires. » Et dans un discours prononcé en février 1999, Bill Clinton justifiait ainsi sa politique d’interventions armées dans le monde : «  il est facile de dire que nous ne nous soucions pas de savoir qui habite dans telle ou telle vallée de Bosnie, est propriétaire de telle partie de la brousse dans la corne de l’Afrique ou d’une parcelle de terre aride sur les rives du Jourdain. Mais ce qui compte pour nous, ce n’est pas que ces pays soient éloignés ou minuscules ou que leur nom nous semble difficile à prononcer. La question que nous devons nous poser c’est de connaître les conséquences que le fait de laisser des conflits s’envenimer et se propager peut avoir sur notre sécurité. »
Si le monde est instable actuellement, ce n’est ni à cause de l’existence de la Russie (qui n’est plus l’épine dans le pied que représentait l’Etat ouvrier dégénéré), ni à cause d’impérialismes rivaux (le Japon a ses propres difficultés et n’est pas menaçant et l’Europe n’est nullement une construction contre les USA, bien au contraire), mais c’est du côté des masses pauvres qu’il faut la chercher.
Alors si les USA décident finalement de ne pas signer l’accord de non prolifération des armes nucléaires, ce n’est pas seulement une guéguerre du sénat américain contre le président, ni seulement des démocrates contre les républicains ou encore de l’isolationnisme contre l’interventionnisme mondial mais c’est encore et toujours une guerre contre les peuples et pour le moment une menace. L’époque de la guerre froide, les USA pourraient très bien y revenir sans même la nécessité d’un Etat ouvrier dégénéré à « endiguer ». Pour l’instant ils se contentent de présenter des « grands méchants » comme l’islamisme, le terrorisme et les dictatures. Mais s’ils pensent qu’il faut à nouveau un vrai « grand méchant » pour polariser le monde et le terroriser, ils peuvent très bien prétendre qu’une nouvelle guerre est nécessaire contre la Corée du nord, la Chine ou même la Russie. Cela ne dépendra pas de la bonne volonté des dirigeants russes ou chinois, ni même coréens mais avant tout de l’appréciation des dangers sociaux dans le monde et de la nécessité de les dissuader ou de les détourner. Et bien sûr du danger principal : la classe ouvrière.
Dans les pays impérialistes, les attaques contre la classe ouvrière se sont considérablement aggravées depuis les années 80 alors que, dans la période précédente la croissance du niveau de vie générale avait donné une base à un réformisme et à un relatif calme social. Depuis, les attaques contre tous les acquis sociaux n’ont pas cessé et les patrons sont toujours à l’offensive avec l’aide de l’Etat, transformant considérablement les conditions de travail de la classe ouvrière et les droits des travailleurs.
Dans les pays pauvres, périodiquement, éclatent des explosions, des grèves générales suivies d’affrontements avec le pouvoir (comme récemment en Equateur). Dans certains pays, une force syndicale y joue un rôle politique considérable (ainsi au Zimbabwe, après une succession impressionnantes de grèves générales, des bras de fer entre le pouvoir et la classe ouvrière, le leader syndical le plus populaire Morgan Tsvangirai, le Walesa du Zimbabwe, a fondé son propre parti politique et est la seule alternative politique au régime de Mugabe. Il pourrait même se présenter à la présidence du pays !) mais ces syndicats ne sont pas du tout l’équivalent d’une force politique prolétarienne et encore moins d’une force politique révolutionnaire. Même là où la classe ouvrière est prépondérante dans la lutte, elle n’apparaît pas avec sa propre politique et ne peut, du coup, gagner à elle toutes les couches de la population qui pourraient la soutenir.
Elle n’a fait que propulser des syndicalistes comme dirigeants bourgeois (Lula au Brésil, Tsvangirai dirigeant du ZCTU au Zimbabwe, Walesa en Pologne). L’exemple le plus frappant est sans doute celui de l’Afrique du sud où le mouvement ouvrier massif des années 80 n’a finalement débouché sur la fin de l’apartheid mais sans remettre en cause les trusts sud-africains et la bourgeoisie blanche. C’est un leader nationaliste bourgeois soutenu par le parti communiste et des syndicats très puissants qui a réussi cette opération consistant à désamorcer la véritable bombe que représentait le prolétariat sud-africain.
Faute de direction politique prolétarienne, d’autres forces sociales comme les nationalistes ou même des démagogues d’extrême droite peuvent alors en prendre la tête (comme au Venezuela où Chavez, un militaire nationaliste, a su prendre la tête d’un mouvement populiste ou en Roumanie où un dirigeant ouvrier reconnu, le leader des mineurs, est un dirigeant politique démagogue d’extrême-droite). Dans bien des pays pauvres, des forces d’extrême-droite se développent comme les intégristes les nationalistes serbes ou croates ou les assassins Hutus. Dans les pays riches aussi, même sans situations explosives, l’extrême-droite peut considérablement se renforcer si la classe ouvrière ne joue pas son rôle, si aussi les révolutionnaires n’apparaissent pas comme une alternative aux forces bourgeoises de gauche. Le succès électoral de l’extrême-droite en Autriche le rappelle.
La direction ouvrière dont a besoin la classe ouvrière n’est pas apparue nulle part spontanément et les révolutionnaires n’ont pas su profiter du recul politique des staliniens pour occuper la place, non seulement à cause de la difficulté politique d’y parvenir mais aussi parce qu’ils refusent souvent de placer l’implantation dans la classe ouvrière comme un objectif prioritaire et se contentent aussi fréquemment de soutenir les leaders syndicaux « de gauche » ou radicaux.
Ces derniers temps, de 1996 à 1999, plusieurs pays (Indonésie, Equateur, Zimbabwe, Jordanie, Bolivie, Paraguay, Albanie, Bulgarie, Chine, ....) ont connu, à des degrés divers d’importants mouvements sociaux généralement liés à des crises économiques ou politiques. Ce sont des mouvements du même type que ceux des années précédentes qui avaient eux aussi été très divers en ampleur et en profondeur (Pologne 70, Chili 73, Portugal 74, Liban 75, Iran 79, Pologne 80, Afrique du sud 80, Corée 80, Corée 87, Yougoslavie 87, Algérie 88, Chine 89, Cote d’Ivoire 90, Gabon 90, Niger 90, Birmanie 91, Mali 91, Corée 96). Dans certains mouvements, le monde entier a eu conscience que la classe ouvrière était une force considérable capable de battre en brèche le pouvoir d’état comme en Pologne ou en Afrique du sud. Dans d’autres son apparition a été moins évidente et, faute d’une politique, celle-ci n’a parfois même pas eu conscience de ses possibilités ni même parfois de l’ampleur de sa mobilisation comme en Algérie 88 ou en Chine 89. Cependant dans tous les mouvements cités plus haut, la classe ouvrière a été une force socialement importante [5] et elle l’est toujours dans les mouvements actuels. Et dans plusieurs pays, en plus de ceux précédemment cités, la situation sociale reste grosse de dangers pour les classes dirigeantes (Brésil, Pologne, Algérie, Liban, ...).
Les statistiques sur les grèves (du Bureau International du Travail) ne font apparaître aucun recul global ni d’ailleurs aucun mouvement d’ensemble mais des montées éruptives locales en fonction des crises sociales et politiques [6]. La condamnation d’un Mumia Abu-Jamal, ancien leader des Black Panthers qui avaient à l’époque commis le « crime » d’être une menace pour l’Etat américain, rappelle que la bourgeoisie américaine n’en a pas fini de craindre un mouvement des noirs menaçant l’impérialisme le plus puissant au monde dans ses métropoles elles-mêmes !
On n’a pas constaté de reflux des luttes ouvrières ni d’ailleurs aucun mouvement d’ensemble mais des fluctuations avec parfois de véritables explosions de colère de la classe ouvrière liée à des situations politiques du pays quand les travailleurs s’affrontent au pouvoir et aux classes possédantes. Et, à chaque fois, ces dernière années, même lorsque par son combat elle s’est mise en position de diriger les luttes contre la dictature, la classe ouvrière pâtit toujours du même problème, l’absence d’organisation politique indépendante du prolétariat et donc relié à l’absence des révolutionnaires puisque toutes les autres forces ne veulent surtout pas que le prolétariat apparaisse de façon indépendante et dirige l’ensemble des luttes.
Cependant, tout n’est pas lié à la faiblesse de l’organisation du prolétariat. Il faut mesurer l’ampleur et la gravité des mouvements pour la bourgeoisie. Il faut constater que le niveau des crises sociales récentes n’a pas dépassé celui des années 60 à 80. Dans aucun de ces mouvements, la classe ouvrière n’a été au point de former des organes indépendants du type des conseils ouvriers de Hongrie. La gravité des crises n’a pas atteint pour son caractère ouvrier organisé celle de Pologne-Hongrie en 1956 ni la crise de 1945 pour la menace qu’elle a fait peser sur l’ensemble de l’ordre impérialiste mondial (même si elle a été finalement jugulée avec l’aide indispensable du stalinisme).
Ce qui change donc dans la situation actuelle n’est pas une croissance des mouvements sociaux mais une plus grande faiblesse des Etats censés y faire face. D’où la nécessité de nombreuses interventions militaires des grandes puissances, d’abord dans un but de stabilisation puis dans un but publicitaire dissuasif. La vue de la capitale du Panama, de l’état de la population irakienne ou des destructions du Kosovo se chargent d’ôter l’envie aux pauvres de se révolter.
Le retour de l’URSS dans le giron impérialiste en 1988-89 a été interprété par certains comme le signe d’un recul mondial pour le mouvement ouvrier, recul des organisations, recul des idées. Bien sûr, l’impérialisme a tiré tous les avantages politiques qu’il pouvait pour faire encore baisser la tête d’une classe ouvrière sur laquelle pèse déjà tout le poids des sacrifices et lui assener que tout espoir était perdu en termes d’un autre avenir social possible. Et, momentanément, il y est assez bien parvenu. D’abord en Russie, les travailleurs n’ont pas vu grand’chose à défendre de l’ancienne société (la société brejnévienne, c’était déjà la valse des profiteurs et les difficultés croissantes pour les travailleurs) et ont considéré que si seulement le carcan dictatorial était levé ce serait déjà cela. Bien sûr, l’accession à la société de consommation était une illusion puisque d’emblée on savait que la place réservée aux classes dirigeantes russes était celle d’une bourgeoisie compradore du tiers monde, chargée tout au plus de surexploiter sa population pour le profit essentiel de l’impérialisme. La situation sociale des travailleurs russes s’est donc dégradée de manière catastrophique et ce n’est pas la dernière crise financière qui a amélioré les choses. Fin 1998, en Russie, les revenus et les salaires moyens des ménages sont inférieurs de 14 à 18% de leurs valeurs respectives de fin 97 (d’après les statistiques de l’OCDE). Selon le BIT, le chômage atteint en 1998 son niveau le plus élevé avec 11,8% de la population active. La Russie rejoint le tiers monde aussi bien pour ses problèmes sociaux que pour ses problèmes politiques.
Cela n’empêche pas les travailleurs de se battre contre les nouveaux patrons et c’est même maintenant qu’ils commencent à se battre contre des patrons que les choses sont claires comme on le voit dans certains conflits récents. Les statistiques des grèves dans la fédération de Russie (Bureau International du Travail) qui s’arrêtent malheureusement en 1996 indiquent une croissance régulière :

milliers de grévistes journées de grève nombre de grèves
1993 120 236 264
1994 155 755 514
1995 489 1367 8856
1996 663 4009 8276


Quant au reste du monde auquel on a assené que l’effondrement de l’URSS était un échec du communisme comme une vérité première, c’est certainement un gros coup pour les partis staliniens et apparentés et une attaque contre les idées politiques parmi les travailleurs mais ce n’est pas du tout la mort des idées communistes. Le courant stalinien a été, ne l’oublions pas, le principal facteur contre-révolutionnaire de toute la période précédente, c’est-à-dire depuis 1925 (le socialisme dans un seul pays !). On le constate ici en France où la difficulté pour les révolutionnaires de gagner du poids n’est pas subitement disparue mais où elle n’est pas non plus d’un seul coup beaucoup plus grande puisque c’est ces dernières années que ce poids politique de l’extrême-gauche a grandi.
Donc ni période de montée fantastique des masses révolutionnaires (comme continuent à l’imaginer certains trotskistes) ni période de recul (parler de recul depuis 1920 est sans signification). Il n’est pas nécessaire de chercher à plaquer sur le monde entier des schémas globaux de croissance (ou de décroissance) de la révolution alors que les crises sont ponctuelles. Constatons donc que le monde est seulement plus instable et le risque de crises sociales graves plus grand, en particulier qu’elles peuvent toucher les pays riches. Les capacités de la bourgeoisie et de son Etat sont amenuisées face à une classe ouvrière nombreuse et potentiellement très forte. Reste à savoir quelle politique peut lui permettre d’utiliser ce potentiel et c’est toute la question !

L’affaiblissement des courants staliniens et nationalistes radicaux plus ou moins repeints en rouge est évidente. Les illusions sur la Chine ou sur l’Albanie sont tombées et pas moins violemment que celles sur les stalinisme. (Restent peut-être celles sur Cuba notamment chez nos camarades trotskistes !). Ni les uns ni les autres n’étaient des courants politiques visant à renverser la domination impérialiste sur le monde. Ils ont occupé politiquement le terrain et stérilisé les radicalisations des masses partout où ils l’ont pu et la situation actuelle catastrophique pour les masses pauvres est autant leur bilan que celui de l’impérialisme lui-même. Nous ne devons pas l’oublier même quand les régimes qui succèdent au faux socialisme ne sont pas ragoûtants du tout. Mais l’effondrement de leurs organisation ou de leurs idées ne signifie pas que les masses prolétariennes sont grandes ouvertes pour la pénétration des idées trotskistes. Et d’abord parce qu’il n’y a pas de vide : les syndicalistes, les nationalistes, tous les types de réformistes, sans parler des forces de droite ou d’extrême-droite sont toujours là et disposent de crédit.
Pire même, certaines forces radicales de la petite bourgeoisie disposent toujours de crédit parmi les révolutionnaires trotskistes eux-mêmes ! Le radicalisme bourgeois les armes à la main a toujours ses adeptes dans la « IVème internationale » et toutes les armées dites de guérilla sont toujours considérées par ses dirigeants comme des armées combattant pour le socialisme, comme cela avait été le cas pour celle de Fidel Castro ou encore pour les combattants nicaraguayens. C’est encore le cas avec la lutte du Chiapas, et dans toute l’Amérique latine avec les diverses ELN. La remise du pouvoir sans combat des combattants nicaraguayens aux forces bourgeoises ne leur a rien appris. Car le problème est social : ils voient des capacités révolutionnaires socialistes dans d’autres forces que le prolétariat. Un Arafat, un Mao, un Fidel Castro ne sont pas des leaders de la classe ouvrière.
Et d’ailleurs voient-ils toujours le prolétariat lui-même comme la force révolutionnaire ? Ou bien la classe ouvrière elle-même n’est-elle pas à leurs yeux autre chose que la somme des organisations syndicales du mouvement ouvrier ? Présenter un Walesa, un Mandela, ou un Lula comme les véritables dirigeants du prolétariat, c’est non seulement amener le prolétariat de défaites en défaites et de désillusions en désillusions mais c’est renoncer à constituer une telle direction à l’avenir. Un Lula qui se présentait comme le leader radical des ouvriers brésiliens et fondait le PT, parti des travailleurs, a été soutenu politiquement par des révolutionnaires mais on peut voir aujourd’hui qu’avec la dernière crise de l’économie brésilienne il s’est déclaré prêt à aider le président Cardoso à sortir le pays de la crise du Real (la monnaie brésilienne). La CUT, la centrale syndicale, et le PT l’ont soutenu. Pour les révolutionnaires qui continuent à voir dans les syndicats une force presque révolutionnaire dans les périodes de montée, rappelons-nous que l’un des syndicats les plus puissants de Russie, celui des cheminots, le Vikjel, a failli, en faisant grève contre le pouvoir ouvrier lors de la prise du pouvoir des travailleurs en octobre 1917, être la cause de l’échec de l’insurrection !
Affirmer une politique communiste révolutionnaire nécessitera toujours de contester la politique des syndicalistes, des réformistes de tous poils, nationalistes comme sociaux-démocrates, mais aussi de les contester en leur prenant le crédit parmi les travailleurs, de les renverser et de leur prendre le pouvoir.
Comme on l’a dit précédemment, la méthode consistant à voir, en dépit de la réalité, une montée ou un recul du mouvement ouvrier mondial est contre-productive. Une politique révolutionnaire devra éviter de jouer avec le thermomètre social de peur de le casser en voulant à toute force faire rentrer la réalité dans des schémas préétablis. Rappelons que la fameuse conception des grandes époques de montée ou de recul a été le produit non de la politique bolchevik mais des errances politiques de Zinoviev et de ses « périodes », reprise ensuite par Staline.
Les révolutionnaires doivent donc éviter de théoriser sur le monde à partir de leur champ d’action, de leurs choix locaux tactiques ou stratégiques. Et pour l’éviter, ils ne doivent pas se contenter de parler de « ce qu’ils connaissent » mais se lier aux groupes des autres pays, échanger des appréciations de la situation.
Même s’il existe de nombreux groupes trotskistes et même quasiment dans tous les pays, ces échanges et discussions sérieuses sur l’état du mouvement ouvrier sont plus que rares. Elles se réduisent le plus souvent à une résolution de congrès qui n’a pas grande influence sur la politique des organisations dans chaque pays et à pas la discussion d’une politique et encore moins à des échanges entre militants en vue de constituer des équipes ayant confiance entre elles et confrontant leurs critères de jugement. Et sans cela, ces regroupements n’ont d’international que le nom, car ils ne sont que des rassemblements sans réelle direction internationale. C’est malheureusement cela le bilan de la IV ème internationale et des divers groupes qui en sont sortis. C’est justement de n’avoir jamais voulu tirer le bilan qui est le pire drame et pas d’avoir fait des erreurs ou d’avoir subi des pressions.
On ne pourra pas éviter ces échanges sur la manière de comprendre le passé du mouvement révolutionnaire si on veut constituer un jour une internationale, car le premier pas est cet échange entre militants ne visant pas à ramener à son regroupement contre celui du voisin. Et de nouvelles situations doivent être appréciées par les révolutionnaires : chute du stalinisme, manière de profiter de la situation pour l’implantation des révolutionnaires dans la classe ouvrière, comment ne pas se retrouver à la remorque d’autres forces sociales dirigées par les réformistes, les nationalistes, les syndicalistes ou les staliniens.


[1C’est même sous la pression insistante de l’impérialisme que l’URSS a été occuper une partie de la Corée.

[2Les fois où cette guerre a failli éclater entre les USA et l’URSS, ce n’est pas du fait de l’opposition irréductible entre deux systèmes (opposition dont la bureaucratie n’a jamais été le représentant) mais d’engrenages qu’aucun des deux camps n’avaient souhaité, comme au début de la guerre de Corée.

[3Tout à fait caractéristique est le fait que l’impérialisme n’ait vu aucun obstacle à ce que Hong Kong rejoigne la Chine.

[4En 1990, déjà, dans la guerre du Golfe, les USA ont fait pression sur tous les pays, un par un pour qu’ils participent d’une manière ou d’une autre. Bien entendu ce n’était pas une nécessité militaire mais politique. C’est comme cela que l’on pouvait trouver dans les régiments envoyés là-bas y compris des troupes sénégalaises !

[5Par exemple en Chine 89, si les étudiants ont été le facteur déclenchant des événements de la place Tienanmen, les travailleurs ont eux aussi joué leur rôle. Un quart de la place était tous les jours occupé par les ouvriers qui avaient proclamé la nécessité d’une syndicat libre et la mobilisation était réelle. Quand les forces armées ont essayé une première fois d’envahir la place, ils ont été arrêtés par une mobilisation extraordinaire des travailleurs qui ont bloqué toutes les artères menant à la place et entrepris spontanément de démoraliser les soldats. Autre point frappant, après la défaite et la répression, dans la liste des personnes recherchées affichée tous les jours à la TV et dans la liste des condamnés à mort publiée par le pouvoir il y avait une majorité d’ouvriers. Cela n’empêche pas tous les commentateurs de n’y voir qu’un mouvement étudiant alors qu’il est évident que ce que craignait le pouvoir et qui les a fait hésiter sur la manière de gérer la crise et même se diviser sur cette question était en première ligne le risque d’extension à la classe ouvrière.

[6Par exemple, en Indonésie on est passé de 45.000 travailleurs en grève en 1989 à 2.496.000 en 1996. Au Salvador, c’est en 1997 que l’on assisté à une montée spectaculaire : 645 grèves contre entre 30 et 40 grèves pendant toutes les années de 1988 à 1996. L’Algérie a connu une forte explosion des grèves lors de la grave crise sociale de 1988-89 où le nombre de grévistes est passé à 285.619 en 1988 et encore 357.652 en 1989. La Pologne a elle aussi connu ces éruptions : moins de 300 grèves avant 1992 puis 6351 en 1992, 7443 en 1993 et cela retombe à 429 en 1994 puis à moins de 40.

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