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Anticléricalisme et Socialisme

lundi 18 septembre 2017, par Robert Paris

I

L’Église sous la Monarchie et sous la République

Quand on parle de politique anti-cléricale du socialisme, il ne peut évidemment jamais s’agir de combattre au point de vue socialiste les convictions religieuses.
La religiosité des masses ne disparaîtra complètement qu’avec la société actuelle, quand l’homme, au lieu d’être dominé par le procès social, le dominera et le dirigera consciemment. Ce sentiment d’ailleurs s’émousse déjà à mesure que des couches entières de la population, instruites par le socialisme arrivent à comprendre l’évolution sociale.

Le principe socialiste, « la religion est affaire privée » ne nous oblige à la neutralité et à l’abstention absolues dans les questions religieuses que dans la mesure où elles relèvent de la conviction intime, de la conscience.

Mais cette règle a encore un autre sens : elle ne constitue pas seulement un principe directeur qui doit déterminer la conduite propre des socialistes, c’est encore une revendication adressée à l’État actuel. Au nom de la liberté de conscience, nous demandons l’abolition de tous les privilèges publics dont les croyants jouissent vis-à-vis des incrédules, nous combattons tous les efforts tentés par l’Église pour devenir un pouvoir dominant dans l’État. Il ne s’agit plus ici de conviction, mais de question politique, et, sur ce point, les partis socialistes des différents pays peuvent, suivant les circonstances, adopter une tactique très dissemblable.

L’Allemagne et la France nous offrent une attitude diamétralement opposée. Dans le premier de ces pays, non seulement la démocratie socialiste n’a pas coopéré au Kulturkampf de 1870 et de 1880, non seulement elle intervient régulièrement en faveur de la rentrée des Jésuites. » Il y a plus ». Notre parti fait très peu de propagande en faveur de la réalisation du point de son programme déclarant que la religion est affaire privée ; demandant la suppression de tout emploi des deniers publics à des buts ecclésiastiques et religieux. Sans doute, dans les corps légiférants, nous refusons tous les chapitres du budget affectés à des dépenses religieuses. Mais on ne fait de cette question l’objet d’une propagande spéciale ni dans les réunions, ni dans la presse, ni dans les parlements. La démocratie socialiste allemande fait donc preuve d’une grande réserve non seulement dans l’ordre des convictions religieuses, mais encore dans la politique religieuse ; de même qu’en pratique elle ne s’occupe pas de propagande républicaine, sans faire tort d’ailleurs pour cela aux sentiments républicains naturels à tout socialiste.

Il est impossible de songer à observer en France une tactique semblable vis-à-vis du cléricalisme. Il est vrai que les conditions sont absolument différentes dans les deux pays. En Allemagne, c’est surtout l’église protestante qui l’emporte ; en France c’est l’église catholique. Sans doute cette dernière est également à considérer en Allemagne, mais elle ne prédomine pas ; il y a dix ans encore elle était opprimée. Le Kulturkampf bismarckien devait naturellement donner naissance à une espèce d’alliance entre socialistes et catholiques, combattus en même temps et pour les mêmes causes réactionnaires au moyen de lois d’exception. Mais aujourd’hui, c’est le contraire et les ultramontains sont arrivés au pouvoir ; mais, c’est comme parti politique, non comme église qu’ils ont réussi à le faire. Aussi la démocratie socialiste a-t-elle l’avantage de pouvoir les attaquer non comme représentants intellectuels d’une foi particulière, mais comme représentants parlementaires des impôts sur les denrées, du militarisme, du marinisme et de la politique mondiale.

La différence fondamentale provient cependant de la forme politique. Si réactionnaire que soit en toute circonstance l’influence de l’Église sur la vie publique, son importance est toute différente suivant qu’elle s’exerce dans une monarchie ou dans une république.

Dans une monarchie, l’Église, monarchique par essence, comme doctrine autoritaire, entre dans le mécanisme de l’État sans en détruire l’harmonie ; c’est un simple appui, c’est la servante et l’instrument du monarchisme. En ce sens, elle ne constitue pas un pouvoir politique indépendant. D’autre part, la monarchie qui puise directement sa propre autorité à la môme source que l’Église, qui est aussi par la grâce de Dieu, a moins de peine à maîtriser l’Église quand elle prend part à la vie publique. El quelle que soit la docilité et la complaisance du clergé protestant, il est caractéristique que l’Empereur d’Allemagne ait dû bruyamment proclamer, il y a quelques années, dans une occasion insignifiante, qu’il ne pouvait supporter l’existence d’un clergé faisant de la politique.

En Italie nous rencontrons une lutte entre le Quirinal et le Vatican qui paraît contredire ce que nous venons d’exposer ; mais c’est qu’il ne s’agit pas là à proprement parler d’une rivalité entre la monarchie et l’Église, mais d’une rivalité entre deux souverains séculiers, l’un régnant, l’autre dépossédé. La Russie nous offre un exemple éclatant qui nous montre combien l’Église, sans différence de rite, constitue, dans toute monarchie, un appui fidèle de l’autorité publique.

Pour ces mêmes raisons, l’Église, élevée au rang d’organe public, forme de prime-abord un élément de dissolution dans la France républicaine. Adversaire par essence des principes fondamentaux de la République, nomination à l’élection de toutes les autorités de l’État et souveraineté du peuple, étrangère aux pouvoirs bourgeois, d’origine purement profane, portée par son propre esprit et par les liens personnels qui la rattachent à l’aristocratie à revêtir un caractère féodal, survivance d’un passé monarchique, l’Église catholique devait naturellement, comme organe de l’État, tendre dans la République bourgeoise à l’indépendance politique et se poser en adversaire de la République. La lutte contre le cléricalisme est comme un fil rouge que l’on retrouve au cours de toute l’histoire de la République bourgeoise en France. Alors que l’Église s’empare peu à peu de l’école pour s’en faire une arme contre la République, celle-ci s’épuise en efforts impuissants à dompter les récalcitrants et des crises périodiques viennent l’ébranler.

En France, le rôle de l’Église et le rôle de l’armée présentent une analogie complète. Voici ce que nous écrivions il y a plus d’un an, dans la » Neue Zeit » à propos de l’affaire Dreyfus et de la crise du socialisme.

« La troisième république s’est développée au point de nous offrir sous sa forme parfaite le type du gouvernement de la bourgeoisie ; mais en même temps elle a développé les contradictions qui lui sont propres. L’une de ces contradictions fondamentales est constituée par l’existence d’une république fondée sur l’autorité du parlement bourgeois et d’une armée permanente considérable, répondant aux exigences de la politique coloniale et de l’impérialisme. Réduite dans une monarchie forte au simple rôle d’instrument docile entre les mains du pouvoir exécutif, l’armée, avec son esprit de caste si prononcé, tend naturellement à devenir un pouvoir indépendant, rattaché par des liens lâches au reste de l’Etat, dans une république parlementaire dont la direction donnée par des civils varie constamment, dont le chef suprême est élu, où tout pékin, ancien compagnon tanneur ou avocat éloquent, peut arriver à exercer la première magistrature de l’Etat.

« L’évolution sociale de la France que la politique des intérêts suivie par la bourgeoisie a poussée à un tel point que cette classe se trouve morcelée en groupes
isolés qui, sans le moindre sentiment de responsabilité, ont fait du gouvernement et du parlement le jouet de leur intérêt particulier, cette évolution a, d’autre part, rendu l’armée indépendante. Au lieu d’être un instrument entre les mains du pouvoir public, elle est devenue un groupe ayant ses intérêts propres, prêt à défendre ses privilèges sans égard pour la république, malgré la république et contre la république.

« L’antagonisme entre la république parlementaire et l’armée permanente ne peut se résoudre que par la rentrée de l’armée dans la société civile et par l’organisation de la société civile en armée. Il faut que l’armée cesse d’avoir pour but la conquête coloniale et se propose uniquement la défense de la nation. Bref il faut remplacer l’armée permanente par des milices. Tant que l’on n’aura pas accompli cette transformation, cette contradiction interne se traduira par des crises périodiques, des conflits entre la république et sa propre armée, conflits où apparaissent les effets palpables de l’indépendance de cette institution : sa corruption et son manque de discipline. L’affaire Wilson, le Panama, les chemins de fer du Sud devaient trouver leur pendant dans l’affaire Dreyfus. »

L’analogie de la situation occupée par l’armée et par l’Église vis-à-vis de la République a amené un rapprochement plus intime entre ces deux pouvoirs et donné une couleur monarchique à toutes les dernières crises politiques survenues en France. Chaque fois, ces deux organes de la République se sont trouvés unis dans leur rébellion.

Et de même que la contradiction entre l’armée et la République ne peut se résoudre que par la transformation de l’armée permanente en milices, la contradiction entre l’Église catholique et la République ne peut disparaître que quand l’Église d’institution publique deviendra association privée, c’est-à-dire quand on aura séparé l’Église de l’État, chassé le clergé de l’école et de l’armée et confisqué les biens des congrégations.

La démocratie socialiste ne demande certes pas la confiscation partielle de la propriété capitaliste par l’État bourgeois, mais ce n’est pas parce qu’elle est par principe l’adversaire des confiscations. Dans les cas, où nous demandons la socialisation d’une industrie, des chemins de fer par exemple, nous n’avons rien à objecter si cette mesure s’effectue par voie de simple confiscation. Si ce n’est pas là une de nos revendications, si nous ne nous décidons à demander la reprise
par l’Etat que dans des cas particuliers, c’est que cette reprise par l’Etat actuel ne modifie nullement le caractère capitaliste de la propriété, c’est qu’elle renforce la puissance d’un Etat réactionnaire. De plus, même là où cette crainte n’est pas justifiée, comme en Suisse, une semblable revendication adressée au gouvernement bourgeois relève d’un socialisme d’État utopique.

Mais la démocratie socialiste n’en est que plus justifiée à demander à l’État bourgeois de mettre fin aux formes médiévales de la propriété. La main-morte en est incontestablement une. En effet, toutes les fonctions sociales qui s’y rattachaient autrefois : assistance donnée aux pauvres, aux malades, instruction publique, toutes ces fonctions sont actuellement du ressort de l’État moderne. Mais la propriété cléricale, libérée désormais de ses obligations, ne représente plus, dans la société bourgeoise, qu’une simple survivance des temps féodaux. Toute révolution bourgeoise, voulant rester fidèle à ses devoirs, devrait procéder à la confiscation des biens de l’Église. Les socialistes, en préconisant aujourd’hui cette mesure en France, en revendiquant en même temps la laïcisation générale de l’instruction et de l’assistance publique ne font que contraindre la république bourgeoise à aller jusqu’au bout de ses principes et à moderniser bourgeoisement l’État.

Si les camarades français voulaient transporter dans leur pays la tactique allemande qui correspond à des circonstances tout autres et s’abstenir de prendre part à la lutte politique menée depuis trente ans entre la république et l’Église, s’ils déclaraient que toute cette querelle ne les intéresse pas, ils se condamneraient à la nullité et à la stérilité dans la politique pratique.

II

Anticléricalisme socialiste et anticléricalisme
bourgeois.

Les socialistes sont précisément obligés de combattre l’Église, puissance antirépublicaine et réactionnaire,non pour participer à l’anticléricalisme bourgeois, mais pour s’en débarrasser. L’incessante guérilla menée depuis des dizaines d’années contre la prétraille est, pour les républicains bourgeois français, un des moyens les plus efficaces de détourner l’attention des classes laborieuses des questions sociales et d’énerver la lutte des classes, L’anticléricalisme est, en outre, restée la seule raison d’être du parti radical ; l’évolution de ces dernières trente années, l’essor pris par le socialisme a rendu vain tout son ancien programme.

Pour les partis bourgeois, la lutte contre l’Église n’est donc pas un moyen, mais une fin eu soi ; on la mène de façon à n’atteindre jamais le but ; on compte l’éterniser et en faire une institution permanente.

Ce que nous venons de dire montre que les socialistes ne peuvent se contenter de suivre les anticléricaux bourgeois ; ils en sont les adversaires et c’est pour les démasquer qu’ils doivent engager le combat contre l’Église.

Ce qui distingue l’action anticléricale du socialisme de celle de la bourgeoisie, c’est non seulement la largeur, la décision plus grande de son programme, mais encore le point de départ qui est opposé. La campagne, stérile à -dessein, sans espoir, que les républicains bourgeois mènent depuis trente ans contre l’Église revêt un caractère particulier : ils s’obstinent à diviser artificiellement en deux questions différentes un problème qui, politiquement est un et indivisible ; ils séparent le clergé séculier du clergé régulier et portent des coups ridiculement impuissants aux congrégations qu’il est bien plus difficile d’atteindre, tandis que le nœud de la question est dans la réunion de l’Église et de l’État. Au lieu de trancher ces liens d’un seul coup par la suppression du budget des cultes et de toutes les fonctions administratives abandonnées au clergé, d’atteindre dans sa source l’existence des ordres religieux, on donne éternellement la chasse à des congrégations non autorisées. Au lieu de séparer l’Église de l’État, on cherche au contraire à rattacher les ordres à l’État. Tandis qu’on feint d’arracher l’école aux congrégations, on s’empresse d’enlever à ces tentatives toute efficacité politique en soutenant, en protégeant l’Église comme institution d’État.

L’attitude du cabinet Waldeck-Rousseau est particulièrement typique.

Aussi est-il complètement faux de présenter ces pitoyables mesures anticléricales des ministères radicaux et de la majorité parlementaire comme le début de réformes plus larges, comme une solution partielle du problème. Tout au contraire cette lutte stérile contre les congrégations aboutit à détourner l’attaque du point le plus vulnérable et à couvrir la principale position des cléricaux. Aussi l’Église entretient-elle soigneusement la croyance à la fiction favorite des républicains bourgeois, à l’antagonisme politique du clergé régulier et du clergé séculier ; elle la manifeste par d’apparentes hostilités.

L’anticléricalisme bourgeois aboutit donc à consolider le pouvoir de l’Église, de môme que l’antimilitarisme bourgeois, tel qu’il est apparu dans l’affaire Dreyfus, ne s’est attaqué qu’à des phénomènes naturels au militarisme, à la corruption de l’État-major et n’a réussi qu’à épurer et à affermir l’institution elle-même.

Le premier devoir du socialisme est évidemment de démasquer constamment cette politique. Pour remplir cette tâche, il lui suffit d’opposer dans son intégrité sa politique religieuse au programme intentionnellement morcelé des républicains bourgeois. Mais si les socialistes devaient prendre part sérieusement, sans prononcer un mot de critique, aux pitoyables simulacres de combat des parlementaires radicaux, s’ils ne proclamaient pas à toute occasion que les « bourgeois » mangeurs de prêtres sont avant tout des ennemis du prolétariat, le but propre de l’anticléricalisme républicain serait atteint, la lutte des classes serait frappée de corruption. Non seulement le combat contre la réaction cléricale resterait sans espoir, mais le danger qui, pour la République et pour le socialisme, résulte de l’accouplement de l’action prolétarienne et de l’action bourgeoise, serait incontestablement plus grand que les inconvénients que l’on peut redouter des menées réactionnaires de l’Eglise.

Ainsi, à notre avis, voici la solution à laquelle doit naturellement s’attacher le socialisme en France : il ne doit adopter ni la tactique de la démocratie socialiste allemande ni celle des radicaux français ; il lui faut à la fois faire front et contre la réaction de l’Église anti-républicaine et contre l’hypocrisie de l’anticléricalisme bourgeois.

ROSA LUXEMBURG.

Berlin, Friedenau, 10, XII, 1902

Source "La bataille socialiste"

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