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Lire en ligne les romans et nouvelles de Ret Marut alias B. Traven

samedi 16 janvier 2021, par Robert Paris

« Où donc est ma patrie ? Ma patrie est où je suis, où personne ne me dérange, où personne ne me demande qui je suis, d’où je viens et ce que je fais. Je ne me considère pas comme Allemand parce que je n’ai nul titre à y prétendre. Personnellement, je ne considère cela ni comme un honneur ni comme une honte, car je suis, comme la plupart des hommes, aussi peu responsable de ma nationalité que de ma date de naissance ou de la couleur de mes yeux. En revanche, mes vrais compatriotes, ce ne sont donc pas ceux auxquelles je me rattache par le hasard de mon lieu de naissance, mais bien ceux qui sont les miens au regard de ma conscience et de ma conception du monde, qui ne vivent pas enfermés à l’intérieur des frontières d’une nation particulière, même aussi loin qu’on veuille repousser ces frontières. »

« Le saint des saints

La salle de réunion du conseil d’administration d’une compagnie américaine de milliardaires est bien plus sacrée qu’un sanctuaire du Tibet. »

« Que nous importe l’homme, seul le pétrole est important. »

« L’ouragan s’était déchaîné.

Il y eut un tel tumulte à la Bourse de New-York que l’on ne pouvait que se féliciter de ne pas avoir de valeurs et de n’être qu’un simple spectateur.

Les papiers volaient comme de vieux chiffons. Lambeaux d’un système économique orgueilleux et admiré. Les murs d’airain de l’édifice capitaliste tremblaient sous la grêle et les coups de tonnerre. Les cabines téléphoniques des brokers, des agents de change, craquetaient. »

« Celui qui a contracté une dette doit la payer. C’est le bon vieux droit romain auquel se réfère toute nation dite civilisée.
Celui qui ne peut pas payer ses dettes avec de l’argent liquide doit les régler avec ce qu’il possède. S’il ne possède rien de plus que sa capacité de travail, c’est en travaillant qu’il remboursera sa dette. Le travailleur qui s’imagine ne pas pouvoir vivre sans d’élégants meubles de noyer et qui accepte de signer des traites doit bien supposer que sa liberté d’action sera quelque peu réduite... s’il ne tombe pas en esclavage. »

« Mon quart finissait à six heures du matin. Je n’étais pas arrivé à laisser du charbon en avance pour Stanislaw. Je ne pouvais même plus tenir ma pelle. Tant pis s’il n’y avait ni matelas, ni couverture, ni savon. Je me suis affalé comme ça sur ma bannette, dégueulasse, plein de graisse et de sueur. Mon pantalon, ma chemise et mes brodequins étaient foutus pour de bon. Pleins d’huile, de pétrole, de charbon. Troués, brûlés, déchirés. Quand je me mettrais au bastingage, à la prochaine escale, avec les autres pickpockets, les monte-en-l’air et les forçats évadés de l’équipage, on ne remarquerait pas la différence. Moi aussi, j’avais mon uniforme de prisonnier, et je ne pourrais plus débarquer sans me faire ramasser et reconduire au bateau. Désormais je faisais corps avec le Yorikke, je devrais périr et couler avec lui. Je ne lui échapperais jamais.
Quelqu’un m’a secoué et m’a crié à l’oreille :
– Petit-déjeuner !
Le plus somptueux petit-déjeuner du monde n’aurait pas pu me tirer de ma bannette. Qu’est-ce que je pouvais en avoir à faire ? Manger ? Ingurgiter cette pâte noirâtre, épaisse, vague, pesante ? Il y en a qui disent « Je suis trop fatigué pour lever le petit doigt. » Ils ne savent pas ce que c’est d’être vraiment fatigué. Lever le petit doigt, c’est quelque chose, mais ne plus pouvoir bouger les paupières ! J’avais les yeux entrouverts, et la faible lumière du jour me lançait, mais même en faisant de mon mieux, je n’arrivais pas à fermer les yeux. Mes paupières refusaient de se fermer, elles refusaient de se plier à ma volonté. Je ne trouvais pas la force qu’il aurait fallu. Je ne pouvais même plus éprouver de désir, je ne ressentais qu’un profond malaise. « Que cette lumière s’éteigne ! – C’est tout ce que j’arrivais à penser. »

« Toutes les nuits on assiste à un sacré échange à la frontière. Les Allemands poussent leurs étrangers indésirables et leurs bolcheviks vers la Hollande, la Belgique, la France et le Danemark, et les Hollandais, les Belges, les Français et les Danois font la même chose de leur côté. (...) Chaque pays essaie de se débarrasser de ses sans-papiers et de ses apatrides, parce qu’ils causent toujours des ennuis. Le jour où on supprimera les passeports, on cessera aussitôt de se refiler les gens comme des marchandises. »

« Quand vous êtes anéanti au point de ne plus pouvoir sortir un seul mot, vous ne vous souciez pas de ce qui se passe autour de vous. Qu’il arrive donc ce qui doit arriver, l’essentiel est de se coucher et de dormir. Vous êtes tellement épuisé par le boulot que vous cessez de penser au moyen de résister ou de vous enfuir, et que vous cessez même de penser à la fatigue. Vous devenez une machine, un automate. on pourrait bien voler ou assassiner quelqu’un à côté de vous, vous ne verriez rien, n’entendriez rien. Une seule chose compte : dormir, dormir... Ce qui était écrit au dessus de l’entrée du poste d’équipage du vaisseau fantôme :

Celui qui entre ici

Perd son âme et sa vie

Au gré d’un souffle de vent.

Dans le vaste, vaste monde

Il n’en restera plus trace.

Pas moyen de reculer,

Pas moyen de faire un pas,

Là où il est, il mourra.

Dieu et diable l’y oublient,

Il n’est plus ni blanc ni noir,

Il n’est rien et nulle part.

Il est de trop dans l’espace

Où même un vers a sa place.

Il est désormais pareil

A ce qui ne fut jamais,

Pas même dans le sommeil. »

« Mais Dieu, qui est venu sur terre deux mille ans auparavant pour sauver les hommes, a sans doute oublié les indiens.
Leur pays, il est vrai, était encore inconnu. Et quand il fut enfin découvert, la première chose que firent les conquérants fut de planter une croix dans le sable du rivage et de dire une messe : c’est encore de cette cérémonie que souffrent les indiens. »

« Quelqu’un qui se promène dans le monde les yeux ouverts verra et apprendra plus de choses lors d’une brève excursion que mille autre en faisant le tour du monde. Si quelqu’un vient dans la jungle d’Amérique centrale pour regarder ce que les indiens font de beau auprès d’un pont ne verra ni la jungle, ni le pont, ni les indiens tant qu’il sera convaincu que la société d’où il vient lui-même est la seule civilisation qui compte pour de bon. Quiconque part en voyage et veut vraiment regarder autour de lui devrait toujours bien se dire que beaucoup de ce qu’il a appris à l’école et l’université est faux. »

« "Que faire pour gagner de l’argent ?" Chacun sait que, lorsqu’on a déjà quelque argent, il est plus facile d’en gagner davantage. Mais pour qui ne possède rien du tout, il est déjà difficile de trouver une réponse à la simple question : « Que faire ? » Dobbs, lui, n’avait rien, moins que rien, même pas un vêtement assez convenable, ni assez complet, pour qu’en le mettant en gage, il en pût retirer le plus modeste fonds de roulement. Il y a des gens pour vous dire que celui qui veut travailler trouve toujours du travail. Il faut se garder, cependant, de s’adresser directement à ces gens-là. Car ceux qui parlent ainsi n’ont jamais le moindre travail à vous proposer. On dirait qu’ils entendent surtout vous montrer à quel point ils ignorent tout de la vie. Dobbs eût charrié des cailloux, si on lui en eût donné à charrier. Même ce travail-là lui était interdit : trop d’amateurs ; et, par surcroît, sa qualité d’étranger... »

« Ici, il apparaissait une fois de plus qu’aucun champ de bataille ne saurait être si ravagé qu’on ne puisse encore trouver quelques personnes pour en tirer grand profit. Tout ce qui existe sous le soleil peut être transformé en dollars ou en pesos. qu’il s’agisse des larmes d’une mère, du rire d’un enfant ou de la misère des pauvres, c’est sans importance. Partout, il y a de l’argent à prendre. »

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Chaîne de montage

M.E.L. Winthrop, de New York, était en vacances dans la république du Mexique. Quelques temps auparavant, il s’était avisé que ce pays étrange et vraiment sauvage n’avait pas encore été exploré complètement et de façon satisfaisante par les Rotariens et les Lions [1], qui sont toujours conscients de leur glorieuse mission terrestre, ce pourquoi il avait estimé de son devoir de bon citoyen américain de faire ce qu’il pouvait pour réparer cette négligence.

Cherchant les occasions de satisfaire sa nouvelle vocation, il se tenait à l’écart des sentiers battus et s’aventurait dans des régions qui n’étaient pas indiquées ni, a fortiori, recommandées aux touristes étrangers par les agences de voyages. C’est ainsi qu’un jour il se trouva dans un bizarre petit village indien de l’Etat d’Oaxaca.

En suivant, à pied, la grand-rue poussiéreuse de ce pueblecito [2] qui ignorait le pavage, le drainage, la plomberie et l’éclairage artificiel (mise à part la chandelle), il rencontra un Indien accroupi sur le seuil de terre battue d’une hutte de palmes appelée jacalito. L’Indien était en train de confectionner de petits paniers au moyen de toutes sortes de fibres qu’il avait ramassées dans l’immense forêt entourant le village de toutes parts. Ces matériaux avaient été non seulement soigneusement préparés par le vannier mais aussi richement colorés au moyen de teintures extraites par lui de diverses plantes, écorces et racines, voire de certains insectes, selon un procédé connu de lui seul et des siens.
Ce n’était point là, pourtant, sa principale activité. Cet homme était un paysan qui vivait de ce que sa terre, petite et peu fertile, lui procurait au prix de beaucoup de labeur, de beaucoup de sueur et d’incessants soucis concernant la pluie. Le soleil, le vent et le rapport des forces sans cesse changeant entre les oiseaux et les insectes bénéfiques ou nuisibles. Il faisait des paniers lorsqu’il n’avait rien d’autre à faire dans les champs, car il détestait rester inoccupé, et la vente des dits paniers, si limitée fût-elle, augmentait d’autant son modeste revenu.

Bien qu’il ne fût qu’un simple paysan, il suffisait de voir ses petits paniers pour deviner qu’il était aussi un artiste véritable et accompli. Chaque panier paraissait orné des plus extraordinaires dessins de fleurs, de papillons, d’oiseaux, d’écureuils, d’antilopes et de tigres. Le plus surprenant était que ces décorations multicolores n’étaient pas peintes sur les paniers mais tressées avec une habilité incomparable, sans que l’homme s’inspirât d’un dessin ou d’un modèle quelconque. A mesure que son travail avançait, les motifs apparaissaient comme par magie, mais il était impossible de deviner ce qu’ils représentaient aussi longtemps que le panier n’était pas entièrement achevé.

Les gens qui les achetaient au marché de la petite ville voisine s’en servaient comme corbeilles à couture, pour orner leur table ou l’appui des fenêtres, ou pour y ranger de petites choses. Les femmes y mettaient leurs bijoux, des fleurs ou de petites poupées. Ils avaient mille usages. Chaque fois que l’indien en avait confectionné une vingtaine, il les emportait à la ville, le jour du marché. Pour cela, il lui fallait parfois se mettre en route au milieu de la nuit, car il ne possédait qu’un âne et si, comme il arrivait souvent, son âne s’était égaré la veille, il devait faire la route à pied, dans les deux sens.

Au marché, il avait à payer vingt centavos de taxe pour pouvoir vendre ses paniers. Chacun de ceux-ci lui demandait de vingt à trente heures de travail, sans compter le temps qu’il avait passé à recueillir les fibres, à les préparer, à les teindre – et il les vendait cinquante centavos, l’équivalent de quatre cents Américains. Il arrivait rarement que l’amateur ne marchandât pas, en reprochant à l’Indien d’en demander un prix aussi élevé :

« Après tout, disait-il, ce n’est jamais que de la vulgaire paille de petate [3], comme on en trouve partout dans la jungle… Et à quoi peut servir un si petit panier ? Tu devrais être déjà bien heureux que je t’en donne dix centavos, voleur ! Enfin, je suis dans un de mes bons jours : je serai généreux, je t’en donne vingt, à prendre ou à laisser… »

L’Indien finissait par en obtenir vingt-cinq, sur quoi l’acheteur s’exclamait :

« Quel ennui ! Je n’ai que vingt centavos de monnaie… Peux-tu me faire la monnaie d’un billet de vingt pesos ? »

Bien entendu, il n’en était pas question, et l’indien devait se contenter des vingt centavos… S’il avait eu la moindre connaissance du monde, il aurait su que ce qui lui arrivait, arrivait chaque jour à chaque artiste de chaque pays, et cela lui eût peut-être donné la fierté(!!) de savoir qu’il appartenait à cette petite armée qui est le sel de la terre [4] et qui empêche la culture, la civilisation et la beauté de disparaître de ce monde…

Souvent aussi il n’arrivait pas à vendre tous ses paniers, car les gens, là comme ailleurs, préféraient les choses faites à la chaîne et toutes identiques entre elles. Lui, en revanche, qui avait confectionné plusieurs centaines de paniers et de corbeilles, tous ravissants, n’en avait pas fait deux qui fussent identiques. Chacun était une œuvre d’art unique en son genre, chacun était aussi différent des autres qu’un Murillo d’un Velasquez. Naturellement, il se refusait à rapporter chez lui ceux qu’il n’avait pas pu vendre et, en pareil cas, il allait les proposer de porte en porte, ce qui lui valait d’être traité tantôt comme un mendiant et tantôt comme un vagabond en quête de mauvais coups. Enfin, après qu’il eut. Marché longtemps, frappé à de nombreuses portes et essuyé pas mal d’injures ou de réflexions désagréables, une femme parfois l’arrêtait, lui prenait un panier et lui en offrait dix centavos, après quoi, sous ses yeux, elle jetait négligemment la petite merveille sur une table avec l’air de dire :

« Si je t’achète cet objet absurde, c’est uniquement par charité, parce que je suis chrétienne et que cela m’attriste de voir un pauvre Indien mourir de faim loin de son village… »

Cette pensée en appelant une autre, il arrivait qu’elle ajoutât à haute voix :

« Au fait, d’où viens-tu, Indito ? De Huehuetonoc ? Ecoute, ne pourrais-tu pas m’apporter deux ou trois dindes de ton pueblo, dimanche prochain ? Mais il faudrait qu’elles soient bien grasses et très, très bon marché, tu entends, ou je ne te les paierai pas… »

L’Indien accroupi devant sa hutte, tout à son travail, ne parut même pas remarquer la présence de M. Winthrop, encore moins sa curiosité. Pour ne pas paraître idiot, l’Américain finit par lui demander :

« Combien vendez-vous ces petits paniers, mon ami ?

 Cinquante centavitos, patroncito [5], mon bon petit monsieur, répondit poliment l’Indien, Quatre reales [6].

 Marché conclu, dit M. Winthrop.

Son ton et son geste eussent été les mêmes s’il avait acheté une compagnie de chemin de fer. Il ajouta, en examinant son achat :
Je sais déjà à qui je vais donner cette jolie petite chose. Je me demande ce qu’elle en fera, mais je suis sûr qu’elle sera ravie… »
En fait, il s’était attendu à ce que l’Indien lui demandât trois ou quatre pesos – et lorsqu’il se rendit compte qu’il avait estimé l’objet à six fois sa valeur, il comprit du même coup quelles possibilités ce misérable village indien pouvait offrir à un promoteur aussi dynamique que lui.
Sans attendre, il se mit à tâter le terrain :

« Mon ami, dit-il, supposons un instant que je vous achète dix de ces petits paniers qui, bien sûr, n’ont aucune espèce d’utilité pratique… Si je vous en achetais dix, quel prix me feriez-vous ?

L’Indien réfléchit pendant quelques secondes, comme s’il calculait, et répondit :

 Si vous m’en achetez dix, je vous les laisserai à quarante-cinq centavos la pièce, señorito gentleman.

 Parfait, amigo. Et si je vous en achetais cent ?

L’Indien, sans quitter son travail des yeux et sans manifester la moindre émotion, répondit :

 Dans ce cas, je consentirais peut-être à vous les laisser à quarante centavitos. »

M. Winthrop acheta seize paniers – tous ceux que l’Indien avait à lui offrir ce jour-là.

Après avoir passé trois semaines au Mexique, M. Winthrop, convaincu qu’il connaissait le pays à fond, qu’il avait tout vu savait tout de ses habitants, de leur caractère et de leur mode de vie, regagna ce bon vieux Nooyorg [7] et fut heureux de se retrouver dans un pays civilisé.
Un jour, en allant déjeuner, il passa devant la vitrine d’un confiseur et, en la regardant, se rappela soudain les petits paniers qu’il avait achetés dans ce lointain village indien. Il alla prendre chez lui ceux qui lui restaient et les porta chez l’un des fabricants de confiserie les plus connus de la ville, à qui il dit :

« Regardez… Je suis en mesure de vous fournir une des plus originales et des plus artistiques boîtes à bonbons – si j’ose dire – que vous puissiez imaginer. Ces petits paniers seraient parfaits pour présenter des chocolats de luxe. Jetez-y un coup d’œil et dites-moi ce que vous en pensez ?

Le confiseur examina les paniers et les trouva parfaits – originaux, séduisants et de bon goût. Il se garda bien, toutefois, de manifester son enthousiasme avant d’en connaître le prix et de savoir s’il pourrait s’en assurer l’exclusivité. Il haussa les épaules et dit :

 Ma foi je ne sais pas trop… Ce n’est pas tout à fait ce que je cherche, mais nous pourrions essayer. Cela dépend du prix ; bien entendu ; dans notre partie, l’emballage ne doit pas coûter plus cher que ce qu’il contient.

 Faites-moi une proposition, suggéra M. Winthrop

 Pourquoi ne pas me dire plutôt ce que vous en voulez ?

 Non, M. Kemple. Étant donné que c’est moi qui ai découvert les paniers et que je suis seul à savoir où en trouver d’autres, j’ai l’intention de les vendre au plus offrant. Je pense que vous me comprenez ?

 Très bien, dit le confiseur. Que le meilleur gagne… je vais en parler à mes associés. Venez me voir demain à la même heure, je vous ferai une offre…

Le lendemain, M. Kemple dit à M. Winthrop :

 Je serai franc, mon cher. Je suis capable de reconnaître l’art où il est : ces paniers sont de petites oeuvres d’art, c’est incontestable. D’un autre côté, nous ne sommes pas, comme vous le savez, des marchands d’objets d’art et nous ne pouvons utiliser ces charmantes petites choses que comme emballage de fantaisie pour nos chocolats. De jolis emballages, mais des emballages quand même. Je vous fais donc l’offre suivante, à prendre ou à laisser : un dollar vingt-cinq la pièce, pas un cent de plus.

Winthrop eut un sursaut que le confiseur interpréta de travers, en sorte qu’il ajouta hâtivement :

 Très bien, très bien, ne vous énervez pas… Nous pourrons peut-être aller jusqu’à un dollar cinquante.

 Disons un dollar soixante-quinze, jeta M. Winthrop en s’épongeant le front.

 D’accord. Un dollar soixante-quinze, livraison à New York. Le transport à votre charge, les frais de douane à la nôtre. Marché conclu ?

 Marché conclu, dit M. Winthrop.

Il allait partir lorsque le confiseur ajouta :

 Il y a, bien sûr, une condition ; nous n’avons que faire de cent ou deux cents paniers de ce genre, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Il nous en faut au moins dix mille, ou milles douzaines si vous préférez, et d’au moins douze modèles différents. Nous sommes bien d’accord là-dessus ?

 Je peux vous proposer soixante modèles différents.

 Tant mieux. Et vous êtes certains de pouvoir nous en livrer dix mille, disons début octobre ?

 Absolument, dit M. Winthrop, en signant le contrat. »

Pendant presque toute la durée du voyage, M. Winthrop, un bloc-notes et un crayon à la main, fit des calculs pour savoir combien cette affaire lui rapporterait.

« Résumons-nous, se dit-il à mi-voix… Bon sang, où est passé ce maudit crayon ? Ah, le voilà… Dix mille paniers représentent donc un bénéfice net de… quinze mille quatre cent quarante dollars… Doux Jésus ! Quinze mille billets dans la poche de papa… Cette République n’est pas tellement arriérée, après tout ! »

Il retrouva l’Indien accroupi devant son jacalito, comme s’il n’en avait pas bougé depuis leur première et unique rencontre.

« Buenas tardes, mi amigo ! Dit M. Winthrop. Comment allez-vous ?
L’Indien se leva, ôta son chapeau, s’inclina poliment et dit d’une voix douce :

 Soyez le bienvenu, patroncito. Je vais bien, merci. Muy buenas tardes. Cette maison et tout ce que je possède sont à votre disposition.
Sur quoi, il se rassit, ajoutant en manière d’excuse :

 Pedroneme [8], patroncito, il faut que je profite de la lumière du jour. Bientôt, il fera nuit.

 Je vous amène une fameuse affaire, mon ami, dit M. Winthrop.

 Tant mieux, señor. Cela me fait plaisir.

 Il va devenir fou quand il saura ce que j’ai à lui offrir, se dit M. Winthrop, qui poursuivit tout haut :

 Pensez-vous pouvoir me faire mille de ces petits paniers ?

 Pourquoi pas, patroncito ? Si je peux en faire seize, je peux en faire mille.

 Parfait ! Pourriez-vous en faire cinq mille ?

 Bien sûr, señor.

 Bien. Et si je vous en demandais dix mille, que diriez-vous ? Et quel en serait le prix ?

 Je peux en faire autant que vous voudrez, señor. J’y suis très habile. Personne, dans tout cet État, n’y est aussi habile que moi.

 C’est bien ce que je pensais… Supposons donc que je vous en commande dix mille. Combien de temps pensez-vous qu’il vous faudrait pour me les fournir ?

L’Indien, sans interrompre son travail, pencha la tête d’un coté puis de l’autre, comme s’il calculait le nombre de jours ou de semaines que lui prendrait une telle entreprise. Au bout de plusieurs minutes, il dit lentement :

 Il me faudra pas mal de temps pour faire autant de paniers, patroncito. Voyez-vous, les fibres doivent être très sèches avant de pouvoir être utilisées, et pendant tout le temps où elles sèchent il faut les travailler et les traiter d’une manière spéciale pour qu’elles ne perdent pas leur souplesse, leur douceur et leur lustre naturel. Même sèches, elles doivent paraître fraîches, ou alors elles ressembleraient à de la paille. Ensuite, je dois récolter les plantes, les racines, les écorces et les insectes dont je tire mes teintures. Ça aussi, croyez-moi, ça prend beaucoup de temps. Les plantes doivent être cueillies quand la lune est favorable, ou alors elles ne donnent pas la couleur désirée. Les insectes aussi, il faut que je les recueille sur les plantes au bon moment et dans certaines conditions… Mais bien entendu, jefecito [9], je peux vous faire autant de canastitas [10] que vous voulez, et même trois douzaines si vous le désirez – à condition que vous m’en laissiez le temps.

 Trois douzaines ? S’écria M. Winthrop en levant les bras au ciel. Trois douzaines ?

Il se demandait s’il rêvait. Il s’était attendu à voir l’indien devenir fou de joie en apprenant qu’il pourrait vendre dix mille paniers sans aller et porte en porte et sans se faire rabrouer comme un chien galeux… Il remit donc la question du prix sur le tapis, espérant pas là stimuler l’Indien :

 Vous m’avez dit que si je vous achetais cent paniers vous me les laisseriez à quarante centavos la pièce. C’est bien ça, mon ami.
 Exactement, jefecito.

 Bon, dit M. Winthrop en prenant son courage à deux mains. Dans ce cas, si je vous en commande mille, c’est-à-dire dix fois plus, quel prix me ferez-vous ?

Ce chiffre était trop élevé pour l’entendement de l’Indien. Pour la première fois depuis l’arrivée de M. Winthrop, il interrompit son travail et essaya de comprendre. Il hocha la tête à plusieurs reprises, regarda autour de lui, d’un air un peu égaré, comme s’il eût cherché de l’aide, et répondit finalement :

 Excusez-moi, jefecito, mais c’est très difficile à calculer. Si vous voulez bien revenez demain, je pense que je pourrai vous répondre. »
Le lendemain matin, lorsqu’il revint à la hutte, M. Winthrop demanda à l’Indien, sans même prendre la peine de lui dire bonjour :

« Alors, vous avez calculé votre prix pour dix mille paniers ?

 Si, patroncito. Mais croyez-moi, cela m’a demandé beaucoup de travail et de soucis, car je ne voudrais pas vous votre votre bon argent…

 Ça va, amigo, ça va, assez de salades… Votre prix ?

 Si je dois vous faire mille canastitas, je vous les vendrai trois pesos chacun. Si je dois vous en faire cinq mille, ce sera neuf pesos. Et si vous en voulez dix mille, je ne pourrai vous les laisser à moins de quinze pesos la pièce.

Il se remit aussitôt au travail, comme s’il estimait avoir déjà perdu assez de temps en bavardages inutiles.

M. Winthrop pensa que sa méconnaissance de l’espagnol lui jouait un mauvais tour.

 Vous avez bien dit quinze pesos la pièce si je vous en achète dix mille ?

 Exactement, patroncito.

 Mais voyons, mon brave, ce n’est pas possible ! Je suis votre ami et je suis ici pour vous venir en aide !

 Je le sais, patroncito, et je vous en remercie.

 Bon. Dans ce cas, essayons de parler calmement… Ne m’avez-vous pas dit que si je vous achetais cent paniers, vous me les laisseriez à quarante centavos la pièce ?

 Si, jefecito, c’est bien ce que j’ai dit. Si vous m’en achetiez cent, je vous les vendrais quarante centavos – à condition d’en avoir cent, ce qui n’est malheureusement pas le cas.

 Très bien dit M. Winthrop qui avait l’impression de perdre la raison… Ce que je ne comprends pas, alors, c’est pourquoi vous ne pouvez pas me faire le même prix si je vous en commande dix mille ! Je ne veux pas marchander inutilement, ce n’est pas mon genre… Mais enfin, si vous pouvez me les vendre quarante centavos, que j’en prenne vingt, cinquante ou cent, pourquoi augmenter à ce point votre prix si je vous en prends plus de cent ?

 Bueno, patroncito, c’est pourtant facile à comprendre, mille canastitas me demandent cent fois plus de travail que dix, et dix mille me demanderaient tant de travail et de temps que je ne pourrais jamais les finir, pas même en un siècle. Pour faire mille canastitas, il me faut plus de fibres que pour cent et plus de plantes, de racines, d’écorces et d’insectes pour les teintures. Il ne suffit pas d’aller dans la forêt et de se baisser, croyez-moi : il me faut parfois marcher quatre ou cinq jours avant de trouver une racine qui me donne le bleu-violet que je désire. Et puis, si je dois faire autant de paniers, qui s’occupera de mon maïs, de mes haricots, de mes chèvres ? Qui me tuera un lapin de temps en temps, pour agrémenter mon repas du dimanche ? Si je n’ai pas de maïs, je n’aurai pas de tortillas à manger, et si je ne soigne pas mes haricots, comment aurais-je des frijoles ?

 Mais je vous donnerai tant d’argent pour vos paniers que vous pourrez achetez plus de maïs et de haricots que vous en pourriez désirer !

 C’est vous qui le dites, señorito ! Voyez-vous, je ne peux compter que sur le maïs que je cultive moi-même. Celui que d’autres cultiveront ou non, je ne suis pas certain de pouvoir le manger…

 N’avez-vous pas dans ce village des parents qui pourraient vous aider à faire ces paniers ?

 J’ai des tas de parents dans ce village. En fait, tout le monde ici est un peu mon parent.

 Mais alors, les autres ne peuvent-ils pas cultiver votre champ et veiller sur vos chèvres pendant que vous ferez des paniers pour moi ? Mieux encore : ils pourraient récolter à votre place les fibres et les plantes dont vous avez besoin et vous aider à les préparer…

 Ils le pourraient, patroncito, oui, bien sûr. Mais alors qui s’occuperait de leurs champs et de leurs bêtes ? S’ils m’aidaient comme vous le dites, plus personne ne travaillerait la terre, et le prix du maïs et des haricots monterait au point qu’aucun d’entre nous ne pourrait en acheter, et nous mourrions tous de faim ! Et si le prix des choses continuait à monter, comment pourrais-je faire des paniers à quarante centavos la pièce ? Une pincée de sel ou un seul chile vert me coûterait plus cher que le prix d’un panier… Vous voyez bien, très estimé caballero, que si je dois vous faire autant de paniers, je ne peux vraiment pas vous les vendre moins de quinze pesos chacun !

M. Winthrop était tenace en affaires, ce qui n’était pas surprenant étant donné la ville d’où il venait. Il se refusait d’autant plus à abandonner la partie qu’il sentait quinze mille dollars en train de lui échapper. Avec une espèce de désespoir, il discuta et marchanda avec l’Indien pendant près de deux heures, essayant de lui faire comprendre les raisons qu’il avait de ne pas laisser échapper la grande chance de sa vie. L’indien, pendant ce temps, continuait de faire ses paniers.

 Rendez-vous compte, mon brave, dit M. Winthrop : une telle occasion ne se représentera sans doute jamais à vous ! Laissez-moi vous expliquer, noir sur blanc, la fortune que vous laisseriez échapper en me faisant faux bond…

Il arracha un feuillet, puis un autre, de son bloc-notes, les couvrit de chiffres, démontra au paysan qu’il pouvait devenir l’homme le plus riche de tout le district. L’indien, sans répondre, le regardait faire avec une expression de sincère admiration : il lui semblait prodigieux que l’on pût faire, aussi vite, des multiplications, des divisions et des soustractions aussi compliquées.

L’américain remarqua l’intérêt croissant de l’Indien, mais se méprit sur sa signification.

 Voilà où vous en êtes, amigo, dit-il : si vous faites ce que je vous demande, vous aurez un compte en banque de quatre mille pesos exactement ! Et pour vous montrer que je suis vraiment votre ami, je suis prêt à arrondir la somme à cinq mille pesos tous en argent.

Mais l’Indien n’avait pas un seul instant prêté attention à ce que disait M . Winthrop. Une telle somme d’argent n’avait pour lui aucune espèce de signification. Il ne s’était intéressé qu’à la rapidité avec laquelle M. Winthrop calculait et alignait les chiffres.

 Alors, qu’en dites-vous ? Marché conclu ? Dites oui et je vous verse une avance à l’instant même.

 Je vous ai déjà répondu, patroncito : le prix est de quinze pesos la pièce.

 Mais, bon sang, s’écria M. Winthrop d’un ton désespéré, vous n’avez donc rien compris ? Vous vous obstinez à me faire le même prix !

 Oui, patroncito, répondit l’Indien avec détachement. C’est le même prix parce que je ne peux pas vous en faire un autre… Il y a d’ailleurs autre chose que vous ne savez peut-être pas, señor : ces canasitas, voyez-vous, il faut que je les fasse à ma manière, en y mettant ma chanson et en y tressant de petits morceaux de mon âme. Si je devais en faire autant que vous en voulez, je ne pourrais plus mettre mon âme et mes chansons dans chacun d’eux. Chacun ressemblerait exactement aux autres, et cela me briserait peu à peu le coeur. Il faut que chacun de mes paniers soit une chanson différente, que j’entends le matin lorsque le soleil se lève, lorsque les oiseaux s’éveillent et lorsque les papillons viennent se poser sur eux. Il le faut, parce que les papillons aiment mes paniers et leurs jolies couleurs, et c’est pour cela qu’ils viennent se poser sur eux, et c’est en les regardant que j’imagine de nouvelles canastitas… Là-dessus, señor jefecito, si vous voulez bien m’excuser, je vais me remettre au travail. J’ai déjà perdu beaucoup de temps, même si c’est un plaisir et un grand honneur pour moi d’écouter parler un caballero de votre qualité. Mais après-demain, c’est jour de marché à la ville, et il faut que j’aie des paniers à vendre. Merci de votre visite, señor, et adios… »

Et c’est ainsi qu’il fut épargné aux poubelles américaines de devenir le cimetière de petites canastitas multicolores, vides, déchirées et chiffonnées, de ces petits paniers où un Indien du Mexique avait tressé les rêves de son âme et les sanglots de son coeur – ses poèmes silencieux.

« Chaîne de montage », in Le Visiteur du soir et autres histoires, traduction C.

[1] « Le Rotary » et « le Lions » sont des clubs regroupant des gens aisés dans le but d’entreprendre des actions souvent humanitaires.

[2] Petit village.

[3] Paille qui sert à tresser les nattes sur lesquelles dorment les indiens.

[4] Le meilleur.

[5] Petit patron, marque le respect de l’Indien.

[6] Le centavo est le centime du peso, le suffixe –ito est diminutif. Huit reales font un peso.

[7] Traven se moque ici de la prononciation new-yorkaise de M. Winthrop.

[8] Excusez-moi.

[9] « petit chef », marque de respect.

[10] Petits paniers.

Le chagrin de saint Antoine

Après beaucoup d’efforts, Sylvestre, un mineur, avait enfin pu s’offrir une montre de poche. La montre était en nickel et avait coûté huit pesos et cinquante centavos. Il faut ajouter que c’était une très bonne montre, et très utile, dans la mesure où elle affichait le temps sur vingt-quatre heures, ce qui a énormément de valeur dans un pays où, dans la vie courante, on se réfère à une durée de vingt-quatre heures.
Sylvestre était naturellement très fier de sa montre, et comme il était le seul dans son équipe de travail et dans les équipes voisines à en posséder une et qu’il l’emportait toujours avec lui dans la mine, ce n’étaient pas seulement ses camarades de travail, mais aussi de temps en temps son contremaître, et même celui de l’équipe voisine, qui lui demandaient l’heure. Cela faisait de lui une personnalité importante. Et comme c’était sa montre qui lui permettait d’accéder à un statut social qui le distinguait quelque peu des autres ouvriers, il la tenait en grande estime et elle avait à ses yeux plus de valeur qu’en aurait eue la croix de chevalier de n’importe quelle légion d’honneur. Quand il allait à la mine, il la portait toujours emballée dans du papier afin que la poussière de minerai ne l’abîme pas.

Un jour, il découvrit avec grande frayeur que sa montre avait dis¬paru. Il l’avait manifestement perdue, soit sur le chemin, soit pendant le travail. Il tenait pour très invraisemblable qu’on ait pu la lui voler. Elle aurait difficilement pu être portée ou revendue par celui qui l’aurait volée, parce que Sylvestre, par nature très prudent et très méfiant, avait tout de suite fait graver son nom en gros caractères dessus par l’horloger chez qui il l’avait achetée dans la ville voisine. Cela lui avait d’ailleurs coûté un peso de plus. L’horloger, par profession aussi vaguement graveur — comme la plupart des horlogers du Mexique et d’ailleurs —, avait conseillé à Sylvestre de la graver rapidement en lui décrivant de façon convaincante la protection et la valeur de conservation qu’apporterait une telle inscription, pour que Sylvestre comprenne bien que, sans cela, sa montre disparaîtrait mystérieusement de sa poche le jour même. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un aussi grossier graveur, les lettres avaient été creusées si profondément et si largement qu’il ne serait rien resté du boîtier si le voleur avait tenté de les limer.

Après avoir quitté l’horloger, Sylvestre avait porté sa montre à l’église afin de l’y faire bénir par le prêtre, ce qui n’avait bien entendu pas été gratuit non plus, et pour finir il l’aspergea encore une fois lui-même avec de l’eau bénite. Mais même si tous les moyens de protection possibles avaient quasiment doublé le prix de la montre, cela n’avait pas suffi à la faire rester au fond de sa poche jusqu’à la fin de sa vie. Peut-être avait-il surestimé le pouvoir de la bénédiction, ou bien avait-il mal rangé la montre dans sa poche, ou bien encore celle-ci en était-elle tombée toute seule. Quoi qu’il en soit, la montre avait disparu.
Il chercha dans la mine pendant toute la durée de son travail, mais la montre ne réapparut pas et demeurait introuvable.

Il ne restait plus rien d’autre à faire à Sylvestre que d’attendre dimanche pour remettre l’affaire en ordre avec l’aide de l’Église et de ses saints. En bon catholique, comme tous les Indiens, il savait se signer correctement et connaissait par cœur tous les noms des saints qui pouvaient être utiles pour sortir de n’importe quelle situation. Pour les objets perdus mais non pas volés, San Antonio est le saint qui sait toujours où ils se cachent.

Le dimanche, Sylvestre alla donc à l’église de la ville voisine, se rendit à la statue de San Antonio, lui offrit un cierge, se signa un nombre incalculable de fois et le supplia de lui rapporter sa montre. Sylvestre savait par la longue expérience qui lui avait coûté assez cher qu’à l’église on n’obtient rien gratuitement, aussi promit-il à San Antonio de lui offrir trois cierges à cinq centavos et une petite main en argent de dix centavos s’il lui permettait de récupérer sa montre, si possible au plus tard le dimanche suivant quand lui, Sylvestre, retournerait à l’église pour voir ce que San Antonio aurait obtenu pour lui entre-temps.

La montre ne réapparut pas dans le courant de la semaine. Et Sylvestre, lorsqu’il arriva à l’église le dimanche suivant, bien qu’il la cherchât très soigneusement, ne trouva la montre ni aux pieds de San Antonio, ni dans les plis de son habit brun, ni cachée quelque part sous la robe que Sylvestre souleva respectueusement. La montre n’était pas là, et Sylvestre se rendit compte que son cierge, ses prières et ses signes de croix avaient été gaspillés pour rien.

Il retourna acheter un nouveau cierge. Il n’eut pas à aller loin pour cela ; les cierges, images saintes, bras et jambes dorés étaient disposés et vendus sur de nombreuses tables dans l’église même, qui était aussi animée qu’un marché annuel, avec ses bonimenteurs, ses discussions à cause des tarifs élevés, ses négociations sur les prix et l’échange des marchandises achetées. Pendant ce temps-là, la messe était dite devant l’autel, sans se soucier aucunement de ce petit monde de marchandage dans l’enceinte même de l’église. Sylvestre n’avait pas inventé cette forme de religion chrétienne, et n’en était donc pas responsable. Mais il croyait avoir un droit imprescriptible à exiger que San Antonio lui rende sa montre, puisqu’il lui avait offert cierges, prières et signes de croix. À quoi bon tant de dépenses et d’efforts si cela ne servait à rien !

Sylvestre, qui vivait dans un monde dans lequel chaque créature doit travailler pour la nourriture ou le salaire qu’elle reçoit, même quand cela est très dur et parfois même jusqu’à en être brisé, n’avait ni sympathie ni pitié pour un saint qui se faisait payer en cierges et en prières sans avoir à travailler pour cela.

Après avoir déposé son cierge sur l’autel de San Antonio, il s’agenouilla, se signa maintes fois et commença à prier. Il ne possédait aucun livre de prière qui ne lui aurait de toute façon été d’aucune utilité, puisqu’il ne savait pas lire. Il était donc obligé de prier au pied levé selon la façon dont Dieu était présent dans son cœur. Il ne connaissait pas le mot blasphème, parce que cette notion lui manquait, et qu’il n’y a pas de blasphème au Mexique, la loi ne reconnaissant pas un tel délit. Au Mexique, chacun doit s’arranger avec ses dieux et sa conscience ; le législateur et les juges mexicains n’ont pas vocation, avec leurs erreurs et leurs jugements humains, à s’immiscer dans les voies insondables et les lois du Seigneur. Si le Dieu du ciel ne peut pas ou ne veut pas punir les insultes et blasphèmes proférés à son encontre, pourquoi le petit procureur de la République de ce bas monde devrait-il le faire à sa place et quelle valeur en nombre de mois et de semaines de prison ces blasphèmes auraient-ils ?

C’est pourquoi il faut comprendre Sylvestre et le pardonner. Il n’en savait pas plus. Ce qu’il savait bien, par contre, c’est qu’il voulait récupérer sa montre le plus vite possible et ne pouvait pas attendre qu’on la lui rende au paradis quand il serait mort. C’est ici, sur la terre, qu’il avait besoin de sa montre, et le contremaître saurait bien lui dire à temps à quelle heure on devrait rejoindre les mines du paradis. Voilà pourquoi Sylvestre arrangea ainsi sa prière : « Oye, Querido, San Anto¬nio, cuidad, hombre ! Écoute-moi bien maintenant, cher Antonio, et fais bien attention à ce que je vais te dire, parce que je commence à en avoir marre de toi. J’ai perdu ma montre. Je t’en ai déjà parlé dimanche dernier. Tu ne peux pas te tromper de montre. Il y a un gros S et un gros G gravés dessus. Je ne peux quand même pas venir ici tous les dimanches. Et puis les cierges coûtent cher. Et je t’ai fait assez de promesses comme ça. Ne vas pas t’imaginer que je n’ai qu’à me baisser pour ramasser de l’argent sur mon chemin, ce n’est pas le cas. Je dois travailler sacrement dur pour le gagner et je n’ai pas la belle vie comme toi, à rester ici à flemmarder et à me réchauffer gentiment à la chaleur des cierges. Tout plaisir a une fin. Nous devons tous travailler, alors tu peux bien aller chercher ma montre. Et j’ai encore une chose à te dire, mon cher San Antonio. J’attends encore une semaine, mais si la mon¬tre ne réapparaît pas, alors par la Sainte Vierge, je te jetterai dans l’eau d’une fontaine et je t’y laisserai aussi longtemps que tu ne m’auras pas ramené ma montre ou dit en rêve où elle se trouve. Te voilà prévenu, ma patience est à bout. » Sylvestre se signa de nouveau, se leva, s’inclina devant l’autel et quitta l’église, convaincu que sa prière serait exaucée, fidèle à la parole : demandez et il vous sera donné, et n’oubliez pas en passant la pauvreté du saint Père à Rome.

Mais cette semaine-là non plus, la montre ne réapparut pas.
Il n’est donc pas surprenant que Sylvestre perdît définitivement patience. Il ne voulait plus gaspiller son temps en prières, puisqu’il avait compris que cela ne servait à rien. Et comme il semblait que le saint ne voulait pas se donner la peine d’aider un pauvre Indien, mal¬gré ses longues prières, seuls les grands moyens pouvaient obliger San Antonio à se rappeler de son devoir. Et ce sont ces grands moyens qu’il allait dorénavant employer.

Il n’eut pas besoin de beaucoup d’imagination pour inventer de nouvelles méthodes coercitives. Il utilisa tout simplement l’une de celles qui étaient utilisées contre lui et les autres péons quand il travaillait à l’hacienda et n’avait pas encore eu le courage de s’enfuir dans une région minière.

Le samedi après-midi, il se procura un grand sac à sucre et l’emporta en ville. Il faisait déjà sombre quand il arriva à l’église. Il ne fit son signe de croix et sa génuflexion depuis le fond de l’église qu’en se tournant vers l’autel dédié à la Sainte Vierge, qui jusqu’à présent ne lui avait encore jamais rien fait de mal. En revanche, il se refusa cette fois au moindre signe de croix où à la plus petite génuflexion devant San Antonio. Il fit bien attention, et quand il fut certain que personne parmi ceux qui se recueillaient dans la prière ne l’observait, il jeta le sac sur la tête de San Antonio, arracha rapidement la statue de son piédestal et se glissa furtivement vers la porte la plus proche, emportant son butin. La ville était petite, et il ne lui fallut pas dix minutes pour se retrouver en pleine campagne sur le chemin du village de mineurs où il habitait.
Sylvestre n’entra cependant pas dans le village avec le saint, mais il quitta la route et s’enfonça dans la brousse dès qu’il eut atteint les premières huttes. Sylvestre ne pouvait pas se tromper de chemin, d’abord parce qu’il le connaissait bien, et ensuite parce que c’était nuit de pleine lune.

Après environ un demi-kilomètre de marche dans la brousse, il atteignit une ancienne clairière que la nature avait commencé à envahir. II y avait là une vieille fontaine qui datait de bien avant l’époque coloniale et avait été déterrée par un Espagnol lorsqu’il avait voulu y construire sa ferme.

Personne ne se servait de cette fontaine, et les charbonniers de la brousse eux-mêmes ne venaient pas y boire. Son eau était pleine de vase et toute verte de l’enchevêtrement des plantes, feuilles et racines qui s’y trouvaient. Elle était pleine de grenouilles, têtards, coléoptères aquatiques, moustiques, serpents, lézards et toutes les sortes d’animaux qui peuvent se rassembler dans une fontaine abandonnée. Son état, son apparence ancienne et les animaux extravagants qui la peuplaient en faisaient un lieu de terreur légendaire pour tous les enfants indiens du village qui venaient à la fontaine quand ils voulaient s’offrir une journée d’épouvante. Elle était aussi le centre de nombreuses histoires d’esprits et de revenants pour tous les Indiens de la région. Ce n’est pas le cœur léger que Sylvestre se rendait à la fontaine avec son saint empaqueté sur l’épaule. À chaque instant, il craignait qu’un spectre surgisse de derrière un arbre pour lui faire quelque chose d’atroce et d’horrible. Et il s’attendait aussi à ce que Dieu fasse gronder le tonnerre et jaillir les éclairs pour le punir du sacrilège qu’il s’apprêtait à accomplir. Mais c’était samedi soir, et Sylvestre savait pertinemment que, le samedi soir, le bon Dieu avait autre chose à faire qu’à s’occuper d’un mineur indien qui voulait retrouver sa montre. Le samedi, c’est jour de grand nettoyage, la fin de la semaine arrive le soir même et il faut préparer la venue du dimanche. Et ce n’est pas seulement le cas sur terre. C’est aussi pour cela que Sylvestre avait justement choisi un samedi soir pour commettre son acte infâme. Car il ne faudrait pas oublier qu’un travailleur indien aussi peut être intelligent.

Celui qui tremble d’amour ou écume de jalousie, ou celui qui hurle de colère ou devient vert de rage, celui-là ne voit ni n’entend les esprits des revenants. Et Sylvestre était plein de rage et de fureur, comme seul peut l’être un homme qui croit à l’utilité des saints et est aussi amèrement déçu de ce qui lui arrive. Avec un Indien, on ne peut pas s’en sortir avec des excuses bon marché, Dieu et ses saints en ont décidé ainsi. Le sorcier qui échoue sera révoqué. Les fainéants ne seront pas entretenus. Quiconque veut se faire offrir des saints cierges pour se réchauffer les mains et le nez par celui qui a dû travailler durement pour gagner les quelques pesos nécessaires doit faire quel¬que chose pour les mériter. On rémunère le prêtre pour dire la messe, alors il doit la dire ; on paie le prêtre pour le baptême d’un enfant, alors il doit le baptiser, que l’enfant lui plaise ou non. Pourquoi devrait-on faire une exception pour San Antonio ? Peut-être parce qu’il est saint ? S’il veut être aussi saint que cela, alors il n’a pas besoin de cierges, de signes de croix, de génuflexions et de prières. Mais s’il attend cela et l’accepte comme un marchand de coton syrien à Puebla, alors il doit aussi montrer ce qu’il sait faire. Sylvestre non plus ne peut pas utiliser de mauvaises excuses, comme quoi il aurait pour une fois décidé autre chose et n’irait pas travailler aujourd’hui à la mine, mais exigerait quand même son salaire et l’accepterait. Cela ne se peut pas. Et tout en philosophant ainsi sur la légitimité de l’action qu’il avait décidé d’entreprendre, Sylvestre pensait très peu aux revenants qui pourraient l’attendre du côté de la fontaine.

Sylvestre ne mit pas sa torture à exécution avant d’avoir donné auparavant encore assez de temps au saint pour remplir son devoir. Quand il fut arrivé à la fontaine, il lui tint d’abord un discours. Il sortit la statue de son sac, la posa sur le rebord de la fontaine, lissa les pans de la robe brune que portait San Antonio, et lui dit :

— Mon petit ami, tu es avec moi, nous sommes donc entre nous, et nous allons avoir une petite conversation très franche tous les deux. Tu peux retrouver tous les objets qui ont été égarés. Je le sais. Le curé l’a dit. Je t’ai prié, j’ai allumé des cierges pour toi et je t’ai suffisamment promis de choses. Mais tu ne prends jamais que le parti des riches qui peuvent t’offrir des gros cierges à un peso. Ça, c’est quelque chose que je ne peux pas faire. Je n’ai pas assez d’argent pour ça. Tu vois cette fontaine, mon petit ami. Ce n’est pas agréable d’être dedans, il y a des serpents— Lagarto [1] ! Lagarto ! s’interrompit-il—et il y a encore beau¬coup d’autres choses là-dedans, tout aussi terribles et épouvantables. Et si tu ne me rapportes pas ma montre, tu vas te retrouver dedans et y rester jusqu’à ce que tu l’aies fait réapparaître. Je ne peux pas aller à la ville toutes les semaines. J’ai d’autres choses à faire. Et plus de cierges pour toi. Et je vais tout de suite te montrer que je ne plaisante pas.

Sylvestre sortit une grosse ficelle de sa poche, la passa autour du cou de San Antonio et y fit un nœud coulant. Puis il souleva la statue au-dessus de la fontaine et la laissa pendre ainsi et se balancer pendant un bon moment.

— Où est la montre ? demanda Sylvestre.

San Antonio était soit trop saint, soit trop têtu pour ouvrir la bouche. Peut-être aussi était-il habitué aux tortures du premier degré, sans quoi il aurait déjà révélé l’endroit où se cachait la montre. Mais Sylvestre montra aussi peu de compassion pour San Antonio qu’on en avait fait preuve à son égard depuis le début de sa vie. Comme le saint ne voulait pas répondre, il le laissa descendre dans la fontaine jusqu’à ce que ses pieds nus touchent l’eau.

— Où est ma montre ? demanda-t-il de nouveau.

Et une fois de plus, San Antonio se sentit trop supérieur pour répondre.
Alors Sylvestre le fit plonger complètement, le fit sortir puis replonger ainsi plusieurs fois, pour le ressortir enfin et le déposer sur le rebord de la fontaine.

— Voilà, dit-il, maintenant tu sais ce qui se cache dans la fontaine. Je te laisse jusqu’à demain, et puis je reviendrai. Et si à ce moment-là tu n’as pas la montre ou si tu ne me dis pas où elle est, alors je te laisserai une semaine entière plongé dans la fontaine. Et tu finiras bien par abandonner ton attitude récalcitrante.

Sylvestre avait bien retenu comment, à l’hacienda, les grands seigneurs de la terre leur faisaient passer le goût de la désobéissance et de la prétendue paresse, à lui et aux autres péons. Le saint n’avait donc aucune raison de se plaindre que lui soit infligé ce que ni lui ni aucun prêtre n’avaient jamais empêché qu’on inflige régulièrement aux travailleurs agricoles indiens. Et il est certain que si on appliquait aux dieux, aux saints et aux prêtres ce que subissent les travailleurs, qu’ils soient d’ailleurs indiens ou européens, alors la religion, qui n’avait pas été capable d’empêcher de telles choses depuis deux mille ans, serait drôlement vite changée. Au Mexique, on suspend les travailleurs récalcitrants dans une fontaine pendant vingt-quatre heures, et en Europe, on inscrit les travailleurs mécontents sur la liste des crève-la-faim ou on les enferme derrière les barreaux des prisons.
Sylvestre voulait donner au saint le temps de se souvenir. Il le descendit du mur de la fontaine, le remit dans le sac de sucre qu’il dis¬simula sous d’épaisses broussailles. L’habit monacal était trempé ; mais Sylvestre avait perdu toute compassion envers ce récalcitrant de San Antonio, et il le laissa grelotter dans ses habits mouillés.

Le lendemain, c’était dimanche, et Sylvestre avait donc le temps pour poursuivre le supplice du saint.

Il se mit en chemin de bon matin, curieux de voir si entre-temps il avait récupéré la montre. Naturellement, elle n’était pas là. San Antonio ne l’avait ni sur lui ni à côté de lui, et elle n’était pas non plus cachée dans les replis de sa robe mouillée qui sentait maintenant le moisi. Sylvestre ne l’avait pas non plus trouvée sous sa natte dans sa hutte comme il l’avait certainement espéré.

Par conséquent, il recommença à s’en prendre à son saint.

— Toujours aussi têtu, querido Santo ? lui dit-il. Attends un peu, je vais bien finir par t’avoir.

Et sans plus gaspiller paroles ni prières, il fit redescendre le saint dans la fontaine, assez profond pour qu’il puisse reposer au fond sur ses pieds. Il noua solidement la ficelle à un arbuste qui avait pris racine dans le mur de la fontaine, pour pouvoir en sortir le saint quand il aurait retrouvé la montre sous sa natte.

Ce travail accompli, il laissa le soin au saint de se libérer lui-même ou bien, s’il n’y arrivait pas seul, d’obtenir sa libération en déposant la montre sous la natte sur laquelle dormait Sylvestre.

Durant toute la semaine, Sylvestre n’eut aucun instant libre pour se rendre à la fontaine, car il devait travailler dur dans la mine de cuivre. Le soir, il était trop fatigué pour faire le long chemin à travers la brousse et aller voir comment se portait le saint.

Le vendredi après-midi, comme ils quittaient la mine, son cama¬rade Lozano lui dit :

— Oye, Sylvestre, tu me donnes combien comme récompense pour avoir retrouvé ta montre aujourd’hui en balayant le tunnel ?

— Hombre, merci à toi, répondit Sylvestre. Je te donne de bon cœur cinquante centavos de récompense.

— Ça me va, Sylvestre, donne-les-moi et je te rends ta montre. Elle n’a rien, elle est comme neuve. Le verre n’est même pas fendu. Quand je l’ai vue briller parmi les détritus, j’ai fait très attention, et du coup elle n’est pas abîmée. J’ai tout de suite su que c’était ta montre. Ton nom est écrit dessus, et tu avais dit à tout le monde que tu l’avais perdue.
Sylvestre lui versa les cinquante centavos—son camarade lui avait fait un meilleur prix que le saint — et il récupéra sa montre.

Le dimanche suivant, il se rendit à la fontaine pour en délivrer le saint puisque cela n’avait plus aucun sens de le torturer.

Mais avec le balancement de l’arbuste provoqué par le vent, la ficelle à laquelle San Antonio était attaché s’était usée contre le rebord et avait fini par céder. Sylvestre ne pouvait donc plus le retirer de la fontaine, et il pensa que le saint ne valait pas les efforts à fournir pour escalader la fontaine et le sortir de là.

— C’est bien fait pour toi si tu restes là-dedans, Santito, lui cria-t-il en se penchant au-dessus de l’eau. Si Lozano n’avait pas trouvé ma montre, tu ne l’aurais pas retrouvée de toute ta vie. Je n’ai pas eu besoin de payer Lozano aussi cher que ce que je t’avais promis pour ton travail. De toute façon, tu n’es d’aucune utilité. Et ce n’est pas une grande perte si tu restes là où tu es. C’est ta récompense bien méritée.
Dieu ne laisse pas mourir de faim un petit moineau si cela n’est pas dans ses projets. Il laisse encore moins pourrir l’un de ses saints dans une horrible fontaine, même s’il ne connaît pas la plupart d’entre eux et n’en a même jamais entendu parler. Car Dieu est Amour et Justice, pour les siècles des siècles, Amen. C’est pourquoi il envoya par hasard deux charbonniers indiens dans la brousse par un chemin qui devait les faire passer à proximité de la fontaine. Ils s’assirent un moment sur le rebord pour se reposer un peu et se rouler une cigarette.

Comme ils fumaient en regardant de temps en temps dans l’eau, l’un d’eux dit soudain :

— Hombre, il y a un homme dans la fontaine. Je vois sa tête et les cheveux qu’il a dessus.

Effrayé, l’autre lui répondit :

— Où ça ? Ah oui, c’est vrai, je le vois aussi maintenant. Mon vieux, ça doit être un prêtre, il a une tonsure sur le crâne.

Ils coururent au village et racontèrent qu’un prêtre était tombé dans la fontaine de la brousse. Les habitants se mirent rapidement en route, emportant avec eux une échelle faite de branches et des lassos, pour pouvoir repêcher le malheureux curé.

Dès qu’ils l’eurent déposé sur la terre ferme, plusieurs d’entre eux reconnurent en lui San Antonio qui, de la plus mystérieuse façon, avait quitté son piédestal et était parti en excursion sans laisser le moindre billet pour expliquer ses projets.

Le señor curé ne révéla pas dans quel but et avec quels saints et insondables projets San Antonio avait entrepris un aussi long voyage. Il fit cependant le mystérieux et parla beaucoup de la sagesse et de la providence divines que les hommes ordinaires n’ont aucun droit d’explorer et feraient mieux de ne pas essayer pour ne pas offenser Dieu inutilement.

Cela devait permettre au bon prêtre de gagner du temps et d’aller chercher conseil auprès des plus hautes autorités de l’Église sur l’interprétation et l’explication qu’il devait donner à cette mystérieuse escapade du saint, pour pouvoir ramener les brebis égarées dans les pâturages où régnaient joie pure et louanges à Dieu, et détruire ainsi par la racine et avec d’énergiques moyens cette damnée incroyance, qui règne particulièrement parmi les travailleurs des mines de cuivre toutes proches. C’était son devoir sur cette terre, il avait été choisi pour remplir cette mission parmi les damnés et les âmes perdues qui ne connaissent ni Dieu ni Baal, et pour lesquels la riche porte dorée du ciel reste fermée pour toujours.

Titre original : Des heiligen Antonius Kümmernisse.

Administration indienne et démocratie directe

A l’occasion de la fête d’investiture, pendant que les cloches sonnent, on fait brûler des feux d’artifice. Il y a de la musique, les gens dansent dans un vacarme joyeux. Le nouveau chef élu est, devant le portail du cabildo, présenté par les délégués de sa tribu au chef sortant et à ses conseillers. Avec cette présentation est terminé l’examen des documents électoraux.

Le chef sortant fait un discours, rédigé sous forme de poésie, en langue indienne vraisemblablement très ancienne. Le nouveau chef y répond avec modestie et courtoisie. Son discours est également formulé en langue indienne et utilise des rimes qui ont très probablement été prévues pour ce genre de cérémonie il y a mille ans ou davantage.
Quand après de nombreux cérémonials le bâton lui est enfin remis, on apporte une chaise. Cette chaise est basse. Elle est faite d’un bois aux entrelacs multiples, ressemblant à du raphia. Le siège est percé à la dimension d’un postérieur d’homme.

Au milieu des rires, des joyeux quolibets et des plaisanteries grivoises des hommes qui assistent en foule à la cérémonie, le nouveau chef abaisse à demi son pantalon de coton blanc et pose son derrière dénudé sur l’ouverture de la chaise. Il tient dans sa dextre le bâton d’ébène à pommeau d’argent représentatif de sa fonction et siège, plein de dignité, le visage tourné vers les hommes de la nation rassemblés devant lui.

Il est assis, sérieux, majestueux, comme s’il allait procéder solennellement à son premier acte officiel.

Les plaisanteries et les rires des hommes qui l’entourent se taisent un instant. On a l’impression que tous veulent écouter avec recueillement les premières paroles importantes de leur nouveau chef. A ce moment arrivent trois hommes envoyés à cette fête par la tribu qui aura à élire le cacique l’année suivante. Ces hommes portent un pot de terre dont les flancs sont percés de nombreux évents. Le pot est empli de braises qui rougeoient avec vivacité, attisées par le moindre souffle d’air.
Dans un discours en langue indienne, dit en vers, l’un des hommes explique le but de l’acte qu’il va accomplir. Dès qu’il a terminé son discours, il place le pot plein de braises sous le postérieur dénudé du nouveau chef. Dans son discours, il a expliqué que ce feu placé sous le derrière du chef dignement assis sur son siège officiel doit lui rappeler qu’il n’y est pas installé pour s’y reposer, mais pour travailler pour le peuple. Il doit demeurer vif et zélé même lorsqu’il est installé officiellement. En outre, il ne doit pas oublier qui a glissé ce feu sous son séant, c’est-à-dire la tribu qui désignera le cacique de l’année à venir, et ceci pour lui mettre en mémoire qu’il ne doit pas se cramponner à sa place, mais la céder dès que son mandat sera écoulé, afin d’éviter un règne à vie ou une dictature qui serait néfaste au bien du peuple. S’il venait jamais à s’accrocher à son poste, on lui mettrait sous les fesses un feu si grand et si long qu’il ne resterait rien de lui ni du siège.

Dès que le pot empli de braises ardentes a été glissé sous le siège, des maximes rimées sont dites par un homme de la tribu dont l’élu se retire, un homme de la tribu qui élira le jefe l’année suivante et un homme de la tribu dont est issu le cacique nouvellement investi. Tant que la récitation des sentences n’est pas terminée, le nouveau chef ne doit pas se lever de son siège. La durée de l’épreuve dépendra de la popularité ou de l’impopularité de l’élu parmi ses frères de race. Les récitants pourront soit psalmodier les rimes lentement et précautionneusement, ou bien les dire avec toute la hâte permise sans trahir ouvertement leur intention. Lorsque l’homme qui doit parler à son tour a l’impression que ceux qui l’ont précédé ont été trop rapides, il a le droit de réparer le dommage très largement par une lenteur redoublée de son discours.

Le chef, quelles que soient ses sensations, ne doit manifester d’aucune manière, grimace ou geste, les effets de la chaleur sur sa personne. Bien au contraire, lorsque tous les aphorismes ont été récités, il ne se relève pas immédiatement, heureux d’en avoir terminé avec la séance de réchauffage ; il reste au contraire assis un bon moment pour bien montrer qu’il n’a pas l’intention de fuir devant les peines que l’exercice de ses fonctions pourraient lui préparer. Assez souvent il se met même à plaisanter, ce qui augmente la gaieté des hommes qui le regardent et attendent avec impatience qu’il laisse apparaître son inconfort pour pouvoir se moquer de lui. Mais plus les plaisanteries sont alertes, plus longtemps il reste assis et plus le respect et la confiance qu’il inspire grandissent.

Il cherche à reporter le ridicule sur les autres. Il dit à l’un : « Alors, gringalet, tu n’as pas de poumons, comment veux-tu donner à ta femme les moyens de faire une bonne soupe si tu es trop faible pour souffler sur le feu sous mon cul pour que je me réchauffe un peu. Hé ! toi, Eliseo, viens ici gratter la glace qui se dépose sur mon derrière. » Les braises sont à peu près éteintes. Le chef se lève lentement. La glace dont il parlait n’est cependant pas tout à fait inoffensive. La peau est couverte de grosses cloques et, en de nombreux endroits, de plaques noirâtres que l’on peut sentir de loin. Un ami s’approche de lui, lui enduit les fesses d’huile et lui applique un pansement de feuilles écrasées tandis qu’un autre lui offre de grands verres de tequila.
Pendant de longues semaines, le nouveau chef n’oubliera pas sur quoi il est assis. Pendant les premiers mois qui suivent son entrée en fonction, cela l’aide considérablement à gouverner selon les désirs exprimés par la nation au cours de son élection.

Dans presque tous les cas, il reste suffisamment de cicatrices sur cette partie cachée de son individu pour qu’il puisse prouver jusqu’à l’âge le plus avancé, grâce à un document inaltérable, qu’il a eu l’honneur d’être élu une fois chef de sa nation, mais aussi pour le soustraire à la tentation de se faire élire à ce poste une seconde fois, ce qui serait contraire aux mœurs de son peuple.

On pourrait très sérieusement conseiller aux prolétaires de mettre en application cette méthode d’élection indienne éprouvée, en particulier à l’égard des fonctionnaires de leurs organisations syndicales et politiques. Pas seulement en Russie, où c’est le plus nécessaire, mais aussi dans tous les pays où Marx et Lénine sont les saints qu’on honore. Les prolétaires en lutte pourraient obtenir des résultats utiles avec bien plus de certitude en mettant chaque année sous les fesses de leurs dirigeants un feu bien attisé.

Aucun chef n’est irremplaçable. Et plus rapidement les nouveaux dirigeants se succèdent sur le siège ardent, plus vivant reste le mouvement.

Ne sois pas timoré, prolétaire. Et encore moins sentimental.

La création du Soleil — Une légende indienne

Titre original : Sonnen-Schöpfung - Indianische Legende.

I

Les hommes vivaient en paix sur la Terre et ils étaient heureux. Ils jouissaient du Soleil, qui leur offrait la lumière et la chaleur, donnait leurs fruits à leurs champs, leur parfum et leurs belles couleurs aux fleurs, conférait aux arbres leur toit ombrageux de vertes frondaisons, et aux oiseaux du ciel l’envie de chanter leur allégresse.

Et les hommes honoraient le Soleil qui leur prodiguait prospérité et richesses de la Terre. Afin de remercier les dieux bons qui conservaient et gardaient le Soleil, ils leur bâtissaient de grands temples de pierre, et chantaient leurs louanges à travers de nombreux chants très beaux.
Et il arriva que les dieux méchants des ténèbres, qui habitaient dans les profonds abîmes et le long des rives des mers et des fleuves souterrains, entreprissent de s’emparer du pouvoir du monde.
Le furieux combat des dieux ébranla l’univers dans ses profondeurs et mit le désordre dans la vie des hommes et dans leurs paroles et dérangea toutes leurs actions et leurs œuvres.

Les mers, les lacs et les fleuves inondèrent les champs, et les flots emportèrent les villes et les maisons des hommes. Puis il advint que les lacs et les fleuves s’asséchèrent, et il s’ensuivit une longue sécheresse et beaucoup de détresse sur la Terre. Mais les hommes possédaient le Soleil dans le ciel. Et c’est le Soleil qui remplissait leurs cœurs d’espoir et maintenait leur croyance dans la victoire des dieux bons sur les dieux méchants.

Pourtant, après une guerre longue et acharnée, les dieux méchants parvinrent à vaincre les dieux bons, grâce à une coalition de tous les méchants esprits et ennemis du bien, associés aux esprits de la cruauté, de la barbarie, du goût du pouvoir, de la vanité, de la cupidité, de l’envie, de la froideur, de l’intolérance, de l’absence de pitié, de la jalousie et du trouble des sens. Et ils tuèrent tous les dieux bons et jetèrent leurs corps aux coyotes et aux urubus, et ne les enterrèrent pas. Et ce furent plaintes et lamentations dans tout l’univers. Car l’harmonie de toutes choses et événements, parmi lesquels les affinités entre les uns et les autres, était détruite. La discorde et l’inimitié se faisaient jour dès que deux choses ou événements se rencontraient et se touchaient.

Maintenant que tous les dieux bons avaient été tués, les dieux méchants vinrent et anéantirent le Soleil.

Car ils haïssaient le Soleil : sa lumière, sa chaleur et son amabilité envers les hommes les irritaient. Ils éteignirent le Soleil, car ils pensaient ainsi anéantir les hommes. Car les hommes étaient une création des dieux bons et qu’ils avaient été engendrés lorsque, pour les créer, la bonté riante et le souffle chaud des dieux bons s’étaient rejoints.

Comme le Soleil était maintenant détruit, une nuit éternelle tomba sur la Terre, avec de la neige, des montagnes de glace et des milliers de tempêtes glaciales.

Tout était recouvert de glace et de grêle. Seul du maigre maïs poussait encore un peu.

Et le maïs ne poussait que dans quelques rares champs protégés et encastrés entre des hauteurs boisées. Le maïs ne suffisait cependant pas ; et beaucoup, beaucoup d’hommes moururent de faim. Et beaucoup, beaucoup d’hommes qui ne mouraient pas de faim, mouraient de froid. Et beaucoup d’hommes se perdaient en chemin dans la nuit éternelle et ne rentraient plus jamais chez eux dans leur hutte.

Plus aucun arbre ne poussait avec ses fruits doux ; et les vieux arbres commencèrent à mourir. Les fleurs ne fleurissaient plus. Les oiseaux ne chantaient plus. Les cigales et les grillons de la brousse et de la prairie cessèrent de chanter et de siffler.

Il n’y avait plus ni abeilles ni insectes dans les forêts et les champs. Et plus de papillons pour jouer dans l’air, eux qui étaient les joyaux de la couronne des dieux bons.

La grande voûte céleste, jadis espace d’un bleu scintillant qui abritait des centaines de milliers d’oiseaux multicolores et joyeux, n’était plus qu’un désert silencieux.

Les hommes mouraient.

Les animaux de la forêt, de la brousse, des prairies mouraient.
Il était de plus en plus rare que les hommes arrivent à chasser un animal pour nourrir leurs femmes et leurs enfants et les habiller avec de chaudes fourrures.

Et comme la détresse grandissait toujours et que les sages dans les temples ne trouvaient pas la moindre petite étincelle de lueur dans le ciel qui aurait annoncé la naissance d’un nouveau Soleil, alors les rois et les chefs des tribus de tous les peuples indiens en appelèrent à la tenue d’un grand conseil pour débattre de la façon dont on pourrait créer un nouveau Soleil malgré les dieux méchants.

Dans le ciel, les claires et scintillantes étoiles étaient la seule lumière qui restait aux hommes. Les dieux méchants n’avaient pas réussi à détruire les étoiles aussi. Tous les efforts qu’ils firent pour les ravir aux hommes furent voués à l’échec. Sur les étoiles vivaient les esprits des hommes défunts que les dieux bons avaient dotés de la mission et de la force de maintenir les étoiles brillantes pour l’éternité. Car les étoiles étaient les protectrices de l’univers ; et les nouveaux soleils ne peuvent naître qu’avec l’aide des étoiles qui brillent.

Le grand conseil des rois et des chefs de tribu dura sept semaines. Cependant, personne ne connaissait le moyen de créer un nouveau Soleil.

Mais, parmi les rois, se trouvait un sabio, un grand sage, qui avait déjà vécu plus de trois cents ans. Il connaissait tous les secrets de la Nature. Très honoré par son peuple, il vivait dans la ville la plus attachée au temple des hommes-tigres et des dieux-serpents, à Tonalja, qui est le rocher des eaux stagnantes. Son nom était Bayelsnael.

Ainsi parla Bayelsnael :

— Salut, vous les rois très honorés, vous les chefs de tribus très estimés, vous les frères liés par le sang, vous les amis confiants dans la loyauté, il y a bien un moyen de créer un nouveau Soleil grand et beau comme l’était celui que j’ai vu de mes yeux. Mais c’est un chemin difficile, parsemé de mille dangers. Un homme jeune, fort et brave, de sang indien, doit marcher vers les étoiles. Arrivé là-bas, il devra prier les esprits des défunts de lui donner chacun un petit morceau de son étoile. Il devra faire très attention à ce que les morceaux d’étoiles ne lui brûlent pas les mains. Car ils sont plus ardents que les feux brûlant sur Terre. Puis il devra rassembler tous ces petits morceaux d’étoiles et les emporter avec lui, plus haut, toujours plus haut sous la voûte céleste, très loin, jusqu’à ce que, finalement, il parvienne au beau milieu de la voûte. Arrivé là, il devra fixer tous les morceaux d’étoiles sur son bouclier. Dès qu’il aura terminé, son bouclier se changera en un grand Soleil lumineux et brûlant. J’irais bien moi-même créer ainsi un nouveau Soleil pour nos peuples ; mais je suis vieux et faible. Je ne peux plus sauter haut et loin comme c’était le cas lorsque j’étais jeune et fort. Je ne pourrais plus bondir d’une étoile à l’autre pour aller demander des petits morceaux d’étoiles et les emporter tout là-haut au milieu du ciel. Et je ne suis pas non plus assez fort ni assez agile pour manier la lance et le bouclier et me battre contre les dieux méchants qui veulent empêcher qu’un nouveau Soleil soit créé.

Et, comme le sabio avait parlé, tous les rois, chefs de tribu et combattants aguerris se levèrent d’un bond, saisirent leur lance, en frappèrent leur bouclier avec ardeur et crièrent à haute voix :

— Nous sommes prêts à partir et à créer un nouveau Soleil. Alors le sage leur dit d’une voix calme :

— Cela vous honore d’être ainsi volontaires pour y aller. Mais je vous le dis, un seul peut le faire. Et celui-là devra partir seul avec son bouclier. Car un seul Soleil doit être créé. S’il y avait plusieurs soleils, la Terre brûlerait. Il faut aussi ajouter, pour que vous soyez tous bien informés, que l’homme valeureux qui sera volontaire pour partir devra faire le plus grand sacrifice qu’un homme puisse offrir. Il devra quitter sa femme, ses enfants, son père et sa mère, ses amis, son peuple. Il ne pourra jamais revenir sur Terre. Il devra voyager pour l’éternité dans la voûte céleste, le bouclier dans la main gauche, la lance dans la droite ; blotti derrière son bouclier, en permanence prêt à combattre. Les dieux méchants ne se reposeront pas et voudront à nouveau détruire le Soleil ; ils le détestent car il leur apporte malheur et ruine. Celui qui entreprendra de créer le Soleil pourra toujours voir de là-haut la Terre, son peuple, ses amis. Mais il ne pourra jamais plus revenir. Il verra ses amis mourir l’un après l’autre, alors que lui vivra pour l’éternité. Et plus il vieillira avec le temps, plus il sera étranger à son peuple. Il sera un solitaire dans l’univers. Un solitaire pour l’éternité. Qu’il réfléchisse bien à tout cela avant de partir. Les mots que j’ai prononcés sont issus de la sagesse de mon grand âge.

Lorsque les rois eurent entendu l’avertissement de ce discours, ils perdirent courage et se turent, aucun d’eux ne souhaitant demeurer éloigné pour toujours de sa femme, de ses enfants, de son père et de sa mère, de ses amis et de son peuple. Et, s’ils devaient mourir, ce serait au milieu de leur peuple, entourés de leurs amis, leur famille, leurs semblables. Et ils pourraient ainsi reposer dans leur terre.
Ce qui les effrayait le plus, par-dessus tout, c’était qu’ils ne pourraient jamais mourir et seraient contraints de vivre pour l’éternité ; pendant qu’ils verraient naître les générations sur Terre, les verraient grandir, se développer, puis se flétrir à nouveau, ils ne pourraient pas participer à ces changements rassurants du destin des hommes. Ils seraient séparés de la communauté des hommes pour toujours ; ne pourraient plus ni souffrir, ni espérer, ni se réjouir avec eux ; ils verraient le malheur arriver, les hommes être assaillis et ne pourraient pas les avertir des dangers, pas même leur propre peuple, ni les aider. C’en était plus que n’en pouvait accepter le plus valeureux guerrier parmi eux. Cela avait paru si facile pendant un instant. Mais leurs pensées avaient eu raison de leur force. Et, par la pensée, ils possédaient la faculté de se plonger dans de profondes méditations et de se projeter pour ressentir par avance les sensations, sentiments et impressions pour des décennies. Ainsi, ils savaient qu’ils n’auraient pas la force de se sacrifier et d’endurer le destin inéluctable que le sabio avait prédit au créateur du Soleil.

Il y eut dans le conseil un long silence qui dura sept jours entiers. Puis, au matin du huitième jour, s’éleva la voix de l’un des plus jeunes chefs de tribu.

Il parla ainsi :

— Avec votre permission, nobles rois et estimés chefs de tribu, je voudrais parler. Je suis jeune et fort. Ainsi que très habile dans le maniement des armes. J’ai une jeune et belle femme, pour qui j’ai plus d’affection que pour moi-même ; car elle est la bonté et la gentillesse mêmes, et jamais son bon cœur ne se lasse. J’ai un splendide garçon, beau et bien élevé, agile comme un jeune tigre et rapide comme une antilope. Il est comme le sang de mon cœur. Ma mère vit encore, prenant soin et souffrant pour moi à tout moment ; je suis leur espoir et leur protection. J’ai dix amis bons et fidèles qui comptent pour moi depuis mes années d’enfance, avec lesquels j’ai chassé le jaguar et l’antilope et souvent partagé les dangers, la faim, la soif, les surprises. Je suis un fils de cette terre et un fils de mon peuple. Et j’aime mon peuple parmi lequel je suis né et dont je suis une petite partie inséparable, comme mon souffle est inséparable de l’air sous le ciel. Pourtant, à quoi tout cela peut-il servir et comment mon âme peut-elle connaître la joie, si mon peuple est sans Soleil et si vos peuples, ô nobles rois et estimés chefs de tribu, n’ont pas de Soleil, et si tous les hommes qui vivent sur Terre loin de nous ou autour de nous, ne peuvent pas jouir du Soleil et doivent se faner et disparaître s’il n’y a pas de Soleil. Comment puis-je être heureux sur Terre pour moi tout seul, quand tous les peuples et tous les hommes souffrent. Sans Soleil, tous les hommes devront dépérir et disparaître. C’est pourquoi, ô nobles rois, bien que je sois le plus jeune parmi les hommes sages et expérimentés de ce conseil des nombreux peuples et tribus, je suis volontaire et prêt à me mettre en route pour aller créer un nouveau Soleil. Ce n’est pas par désir de m’élever au-dessus de quelqu’un du grand conseil, ni pour faire montre de bravoure, ni pour convoiter les honneurs. Tous, dans ce conseil, sont plus respectables que moi. Mais dans le long et patient silence de ces sept derniers jours, il m’est apparu que chacun des rois, chefs de tribu et seigneur du grand conseil a de plus grands devoirs envers son peuple, ses parents, ses amis et la Terre que moi, le plus jeune et le plus inexpérimenté dans ce cercle d’hommes nobles et sages. Je vais donc partir et créer un nouveau Soleil, ce qui pourrait bien avoir été toujours mon destin et mon lot. J’ai parlé et je n’ai plus rien d’autre à dire.

Celui qui avait ainsi prononcé le plus long discours de sa vie, c’était Chicovaneg, le jeune chef des Shcucchuitsanes, une tribu des Tseltalen.
Il fit ses adieux à sa femme, son fils, sa mère, ses amis, son peuple.
Muni des conseils et des enseignements du sage Bayelsnael de Tonalja, il partit se chercher un équipement.

Il se fabriqua un solide bouclier avec le pelage d’un tigre royal, solidement et étroitement tissé des peaux de grands serpents de la jungle.

Puis il se confectionna un heaume avec les plumes d’un puissant aigle qui nichait sur les plus hauts rochers de Soction et qui avait tué de ses fortes serres et de ses ailes vigoureuses les nombreux hommes qui avaient tenté de l’attraper ou s’étaient égarés sur son territoire en allant à la chasse.

Il partit ensuite à la recherche du serpent à plumes.

Après plusieurs années riches de dangers et de combats, il trouva le serpent à plumes dans une sombre et profonde grotte au pays des Soqueses, à un jour de voyage de Tulum.

Un quetzal, blessé à une aile par un chasseur, était tombé dans un lac. Chicovaneg, dont le chemin sur les traces du serpent à plumes passait par la rive de ce lac, vit le magnifique oiseau dans l’eau.

Il souffrit de ce destin et eut pitié de sa douleur. Il abandonna son jorongo [1] et plongea dans l’eau pour sauver l’oiseau royal. Mais un esprit malfaisant, qui était tapi dans les hauts roseaux sur la berge, attrapa un poisson et le chargea d’aller avertir d’urgence l’esprit mauvais du fond du lac et l’informer que le créateur-du-Soleil nageait dans le lac et pouvait facilement être anéanti. Une violente tempête se leva sur le lac, des profondeurs jaillirent des vagues écumantes et cinglantes, et les tourbillons agités enveloppèrent Chicovaneg pour le tirer vers le fond. Mais, de ses bras puissants, il réussit à se frayer un chemin sans se soucier des nombreux ennemis qui voulaient sa perte.
Lorsqu’il eut atteint le magnifique oiseau quetzal, il l’installa sur le haut de son crâne. Et l’oiseau lui indiqua le chemin pour rejoindre la rive malgré tous les mauvais esprits. Car, avec ses yeux perçants, l’oiseau pouvait voir les tourbillons cinglants avant Chicovaneg et ainsi lui indiquer le meilleur chemin pour ne pas être aspiré vers les profondeurs.

Chicovaneg, l’allumeur de Soleil, soigna l’oiseau et guérit son aile blessée. Et, lorsque le bel oiseau put enfin se lever à nouveau, il dit à Chicovaneg :

— Je sais où le serpent à plumes est retenu prisonnier. Je vais te conduire à la grotte près de Tulhlum.

Le serpent à plumes était le symbole du monde.

Et parce qu’il était le symbole du monde, les dieux méchants, après avoir vaincu et tué tous les dieux bienfaisants, l’avaient cherché et avaient finalement réussi à le faire prisonnier. Ils ne réussirent pas à le tuer comme ils l’auraient pourtant fait volontiers.

Les dieux malfaisants le transportèrent attaché dans la grotte de Tulum où habitait le méchant brujo, le sorcier Mashqueshab.

Mashqueshab était au service des dieux méchants. Ils lui donnèrent beaucoup d’or et de belles perles qu’ils avaient dérobés aux dieux bons et qu’ils avaient volés dans les temples de Tonalja, Chamo, Socton, Sotslum, Shimojol, Huninquibal et dans de nombreuses autres riches villes du pays.

Mashqueshab était très satisfait de cette grande récompense. Il avait toujours besoin de plus d’or et de perles ; car il portait son nom de Mashqueshab à cause de ses nombreux vices et de ses lourds péchés. Il séduisait les honnêtes femmes des hommes du pays par l’éclat de ses richesses. Puis il les capturait, les traînait dans la grotte et prenait du plaisir avec elles. Et, quand le cœur des femmes était brisé et saignait, il instillait du poison au goutte à goutte dans leur corps et les renvoyait ensuite chez elles auprès de leurs hommes, où elles mouraient dans d’atroces souffrances.

Mashqueshab attacha solidement le serpent à plumes à un rocher au fond de la grotte. Et il prit un méchant homme à son service.
Il s’appelait Molevaneg, et il avait un pied en cartilage ; ce qui rendait son âme encore plus méchante.

Le méchant Molevaneg prenait beaucoup de plaisir à torturer et à tourmenter le serpent à plumes, qui était ligoté et ne pouvait donc pas se défendre. Et il se délectait de ses souffrances.

Mais une nuit, le serpent à plumes réussit à agripper le pied cartilagineux du méchant Molevaneg. Il ne pouvait pas l’étouffer car il était trop bien attaché. Mais il ne le lâcha pas. Il le retint par son pied en cartilage jusqu’à ce que le méchant Milovaneg meure de faim et se soif. Il le laissa ensuite glisser de son emprise et Milovaneg devint un tas de cendres.

Mais Mashqueshab avait entendu des cris et des gémissements, alors qu’il était parti faire le tour du pays pour voler de nouvelles femmes grâce à l’éclat séduisant de ses trésors.

Mashqueshab rentra à sa grotte. Mais il n’y trouva qu’un tas de cendres.

Or Chicovaneg arriva à ce moment-là. Il s’était déguisé en bossu, hirsute et couvert de verrues. Il semblait affamé.

— Es-tu un bon gardien ? lui demanda Mashqueshab.

— Je suis un bon gardien de serpents, répondit Chicovaneg. Car je chasse les serpents et jamais encore aucun serpent, aussi gros soit-il, n’a réussi à m’échapper.

Mashqueshab ne reconnut pas Chicovaneg, tant celui-ci était bien déguisé et parlait tout à fait comme un homme ordinaire qui cherche tout simplement un travail. Alors Mashqueshab le prit à son service pour surveiller le serpent à plumes. Avec beaucoup de ruse et d’intelligence, Chicovaneg réussit finalement à tuer le méchant brujo Mashqueshab. Il l’enivra de jus sucrés de mangues, de canne, de figues, de miel. Mais Mashqueshab avait quarante yeux, quatre têtes, huit bras et huit jambes. Et pour dormir il se métamorphosait en une grosse tarentule qui s’enterrait dans une galerie souterraine et pouvait garder dix de ses yeux ouverts pendant que les autres dormaient.
Cependant, avec beaucoup de courage et une longue patience, Chicovaneg avait si bien enivré le méchant sorcier avec ses jus sucrés que les quarante yeux étaient tous clos et que Mashqueshab serrait tous ses bras et ses jambes contre lui pour dormir plus à son aise.
Et lorsque Chicovaneg s’aperçut que le méchant sorcier était totalement ivre et complètement endormi, il se glissa furtivement vers lui et le tua de sa lance dont il avait recouvert la pointe de cent poisons que le sabio lui avait enseignés. Lorsque tout fut terminé, Chicovaneg alla délivrer le serpent à plumes. Ses liens étaient si nombreux qu’il fallut plusieurs jours pour les défaire tous ; Mashqueshab les avait tissés avec beaucoup de ruse et noués avec la force de la sorcellerie et avec tout l’art des méchants chasseurs et trappeurs.

Alors Chicovaneg entonna les doux chants, siffla les mélodies légères et dansa la danse du chasseur et de l’oiseau quetzal, la danse du tigre, et la danse des cent feux. Et lorsqu’il eut terminé la danse des fleurs dans la nuit et celle des papillons du fleuve Usumacinta, le serpent à plumes apparut.

Et le serpent à plumes était heureux d’avoir retrouvé la liberté et recouvré ses forces ; il reconnut alors en Chicovaneg l’allumeur de Soleil. À partir de ce jour, il le suivit, obéissant à ses ordres.

Chicovaneg reprit alors sa longue marche jusqu’à ce qu’il atteigne enfin le bout du monde, après de très nombreuses années, d’innombrables combats avec les dieux méchants et des centaines d’ennemis vaincus.
À sa grande joie, arrivé là, il trouva les étoiles les plus basses, si proches, qu’il croyait pouvoir facilement saisir de ses mains la plus basse d’entre elles.

Il partit chasser et attrapa deux aigles gigantesques.

Lorsqu’il vit que les deux aigles étaient de sang royal et avaient jadis été des messagers des dieux bons, il ne les tua pas mais leur demanda de le pardonner de les avoir capturés.

Toutefois les oiseaux dirent :

— Nous savons bien pourquoi tu nous as chassés. Tu as besoin de nos puissantes ailes pour t’emporter dans les étoiles. Car nous t’avons reconnu, tu es Chicovaneg, l’allumeur de Soleil. Alors Chicovaneg, nous te donnons nos ailes puissantes et nous allons t’enseigner comment les utiliser correctement.

Et Chicovaneg attacha une aile à chacune de ses jambes et à chacun de ses bras. Comme les aigles lui avaient appris à s’en servir, il prit les deux oiseaux sous ses bras, vola avec eux vers le rocher Taquinvit où il les installa dans une cavité bien à l’abri pour qu’ils ne soient pas dévorés par des animaux sauvages maintenant qu’ils se retrouvaient sans ailes.

Les aigles dirent :

— C’est un bon refuge, en vérité. Nous allons attendre le Soleil ici. Et lorsque tu auras créé le nouveau Soleil, de nouvelles ailes nous pousseront et nous irons te rejoindre pour te saluer.

Chicovaneg leur fit ses adieux et se rendit à l’endroit du bout du monde pour se préparer une dernière fois. Lorsqu’il fut prêt, il se coiffa des plumes d’un aigle puissant. Il prit son bouclier tissé du pelage d’un grand jaguar et des peaux de nombreux serpents dans sa main gauche. Dans sa main droite, il portait sa puissante lance, à la longue pointe au scintillement doré. Ses mains et ses pieds étaient habillés des pattes d’un puissant jaguar. Aux jambes et aux bras, il portait les fortes ailes des aigles. Son corps était vêtu de la peau d’un lion des montagnes. Et par-dessus, il portait un large manteau flottant fait des plumes des plus beaux oiseaux du pays de Chiilum. Ses pieds portaient des sandales fabriquées avec les tendons des pattes de jeunes antilopes.

Le serpent à plumes était couché à ses côtés, attendant ses ordres. Et Chicovaneg déclara :

— Je suis prêt. Que le combat commence. Et le serpent à plumes dit :

— Saute, Chicovaneg, toi l’allumeur de Soleil. Tu n’échoueras pas. Je suis près de toi et je protège ton dos. Ne te retourne pas. Ne regarde pas en arrière. Regarde devant toi et saute.

Alors Chicovaneg voulut sauter, et il se rendit compte que l’étoile la plus basse était encore beaucoup trop haute, qu’il ne pouvait pas l’atteindre, et cela le découragea.

Il prit peur et dit :

— Oh, serpent à plumes, si maintenant je saute trop court et que je tombe dans l’univers froid, que va-t-il m’arriver ? Les dieux méchants m’attraperont.

Le serpent à plumes répondit :

— Ne pense pas à ce qui va t’arriver. Allez, saute ! Et ne pense pas maintenant à l’univers froid et aux dieux méchants. Tu pourras y penser plus tard, quand tu auras sauté.

Il s’apprêta à sauter mais il perdit courage à nouveau et dit :

— La plus basse des étoiles est beaucoup trop haute pour mes sauts. Oh, si seulement il y avait un très haut rocher ici. Et s’il ne peut y avoir de rocher, qu’il y ait au moins une grande montagne. Et s’il ne peut y avoir de montagne, je me contenterais bien d’une simple colline. Et s’il ne peut y avoir de colline, je saurais me satisfaire d’un grand palmier. Si j’avais un palmier, à coup sûr je me risquerais à sauter.

Alors le serpent à plumes lui dit une nouvelle fois :

— Saute, Chicovaneg. Ne regarde pas derrière toi. Ne regarde que devant toi. Saute, Chicovaneg.

Et Chicovaneg, l’allumeur de Soleil, perdit courage encore une fois. Et il dit :

— Mon bouclier est mou à mon bras, je dois le resserrer. Et les sangles de mes sandales faites des tendons de jeunes antilopes ne sont pas assez fermement attachées et flottent à mes chevilles. Je vais sûrement rater mon saut, si je n’arrange pas d’abord mes sandales.
Le serpent à plumes le regarda patiemment resserrer le bouclier à son bras, défaire les sangles de ses sandales pour les remettre et les renouer. Ces gestes prirent plusieurs journées à Chicovaneg.
Lorsqu’il eut enfin terminé, il leva les yeux vers l’étoile la plus basse, regarda autour de lui de tous côtés et hésita pour la quatrième fois.

Alors le serpent lui redit à nouveau :

— Saute, Chicovaneg. Saute, et ne regarde pas en arrière.

Chicovaneg se prépara à sauter.

Et comme le serpent à plumes vit qu’il s’était mis dans la bonne position pour sauter, il se redressa d’un bond et poussa Chicovaneg dans le dos avec une telle force que celui-ci fut projeté en avant d’une seule traite et se retrouva d’un coup précipité sur l’étoile la plus basse.

Tout étonné, Chicovaneg se releva, chercha sa lance qui lui avait échappé lors de sa chute inattendue, secoua la poussière de son manteau de plumes, et se mit en route pour aller saluer les esprits des défunts qui vivaient sur l’étoile et en étaient les gardiens.

Leurs visages étaient noirs, car ils n’étaient pas de sang indien.

Après qu’il leur eut raconté qu’il avait quitté sa femme et son peuple et qu’il était en chemin pour fabriquer un nouveau Soleil aux hommes qui en avaient été privés, ils lui donnèrent de bon cœur un petit morceau de leur étoile pour aider les hommes. Chicovaneg fixa le petit morceau d’étoile au centre de son bouclier, où il commença aussitôt à luire d’une éclatante beauté.

Dès lors, il pouvait déjà mieux voir son chemin dans la profonde nuit de l’univers, car ce petit morceau d’étoile sur son bouclier l’éclairait.

Son découragement l’avait quitté. Il commença à se sentir fort et courageux comme un jeune dieu. Il sautait d’étoile en étoile.

Partout, quelle que soit l’étoile sur laquelle il arrivait, et bien qu’il ne fût jamais invité ni attendu et que ses arrivées provoquaient une surprise complète, les esprits des défunts lui donnaient un petit morceau de leur étoile. Et ils lui en donnaient un petit morceau même si, bien souvent, eux-mêmes n’en avaient pas beaucoup et que leur étoile était très petite et à peine visible. Et bien que les esprits fussent de couleur noire, jaune ou blanche et qu’ils lui parussent étrangers dans leur apparence et leurs paroles, tous lui donnaient un petit morceau de leur étoile avec joie et amitié.

Lorsque Chicovaneg arrivait chez ceux qui étaient de son sang, il était reçu avec de grandes festivités. Ils étaient fiers que ce soit l’un des leurs qui doive créer un nouveau Soleil pour tous les hommes. Ils fortifiaient son corps et renforçaient ses armes. Ses ancêtres le reconnaissaient, venaient à lui, et il parlait avec eux. Et ils lui donnaient de bons conseils pour sa quête et lui souhaitaient bonne chance et de blesser beaucoup d’ennemis.

Ragaillardi, le cœur rempli de courage, Chicovaneg continuait son long et difficile chemin. À chaque saut qu’il effectuait d’une étoile à l’autre son bouclier devenait plus lumineux. Et lorsque son bouclier commença à tant briller qu’il éclipsait la splendeur des plus grandes étoiles, les dieux méchants l’aperçurent. Ils surent qu’il était en route pour créer un nouveau Soleil pour les hommes.

Alors ils commencèrent sérieusement à le combattre avec fureur. Jusque-là, ils n’avaient pas prêté attention à lui. Car il n’était que le modeste chef inconnu d’une petite tribu. Bien sûr, ils avaient obtenu des renseignements sur ses préparatifs. Mais ils en avaient ri et étaient sûrs qu’il courait à sa perte. Mais ils étaient maintenant furieux et en colère et lancèrent le combat contre lui de toute la force de leur cruauté.

Ils se mirent à faire trembler la Terre pour ébranler les étoiles afin de lui faire rater son saut sur la prochaine étoile. Ils savaient que, s’il ratait ne serait-ce qu’un seul saut, il serait précipité dans l’univers froid et noir. Il ne pourrait alors plus s’en dégager, même avec l’aide du serpent à plumes. Car depuis des temps immémoriaux, les dieux méchants y avaient tout pouvoir, et les dieux méchants des ténèbres et de l’épouvante étaient à leur service.

Cependant, Chicovaneg était intelligent et astucieux. Il était devenu patient et sage sur son long chemin. Il ne faisait plus rien dans la précipitation irréfléchie. C’est en riant, en composant des chansons, et en faisant au serpent à plumes le récit de ses aventures, qu’il attendit bien tranquillement que les tremblements de terre faiblissent quelque peu. Et avant qu’ils recommencent et reprennent de la force, il avait repris ses dangereux sauts.

Lorsqu’une étoile était trop petite pour qu’il puisse bien la voir, il demandait au serpent à plumes de la chercher des yeux. Il lui indiquait alors la bonne distance, afin qu’il puisse prendre l’élan nécessaire et ne pas sauter trop court.

Il devait aussi faire très attention à ne pas sauter au-delà de l’étoile. Car qu’il saute trop court ou trop long, il courait le risque de tomber dans l’univers où les dieux méchants attendaient avec impatience de se saisir de lui.

Il arrivait aussi parfois que la distance fût trop grande pour que Chicovaneg puisse atteindre l’étoile d’un saut. Il laissait alors d’abord le serpent à plumes voler jusqu’à elle. Celui-ci mordait le bord de l’étoile pour s’y accrocher. Après quoi il laissait pendre sa queue dans le vide. Et sa belle et longue queue ressemblait à une bande de brouillard dorée dans la nuit noire.

Il était maintenant plus facile pour Chicovaneg de sauter assez loin pour saisir la queue au vol. Il grimpait ensuite le long de la queue du serpent et atteignait ainsi l’étoile trop éloignée.

Comme Chicovaneg montait toujours plus haut sous la voûte céleste et que son bouclier devenait toujours plus lumineux et plus brillant, sur Terre, les hommes commencèrent enfin à le voir. Et ils comprirent qu’un nouveau Soleil allait être créé pour eux.

Ils étaient heureux et firent de nombreux festins accompagnés de musique et de danses.

Les hommes pouvaient désormais suivre de leurs yeux le difficile chemin que Chicovaneg devait encore parcourir. Ils vécurent dorénavant avec dans le cœur tous ses triomphes mais aussi toutes ses peurs. Lorsqu’ils voyaient la distance jusqu’à la prochaine étoile et remarquaient que, dans son grand saut, Chicovaneg pouvait peut-être la rater, ils étaient saisis de désespoir Ils allumèrent de grands feux sur les montagnes afin que Chicovaneg sache qu’il était leur espoir, qu’ils mettaient en lui toute leur confiance et qu’il ne devait pas échouer. Cela renforçait son courage et sa force.

Les hommes virent aussi le combat que menaient les dieux méchants contre Chicovaneg. Et plus de cent fois, ils craignirent pour sa vie.
Dans ses nombreux combats contre les dieux méchants, aucune arme n’avait pour Chicovaneg plus de valeur que son bouclier qui devenait de plus en plus lumineux et brillant. Quand la pression de la supériorité numérique de ses adversaires se faisait trop forte, il levait promptement son bouclier au visage de ses assaillants. Ses ennemis étaient aveuglés par son éclat brillant et leurs haches, leurs lances et leurs flèches le rataient.

Quant à Chicovaneg, bien protégé par son bouclier, il lançait ses flèches et sa lance d’une main sûre. Et il anéantissait des milliers d’ennemis.

Il avait attaché à sa lance un long et éclatant lasso et ses flèches à des longues cordes brillantes. Ainsi, quand ses armes avaient tué de nombreux ennemis, elles revenaient dans sa main. Et Chicovaneg ne se retrouvait jamais sans arme.

Quand les dieux méchants se rendirent compte que Chicovaneg leur était bien supérieur par la force, la ruse, l’intelligence et le courage, ils allèrent exercer leur vengeance sur les hommes. Car les hommes avaient commencé à ne plus craindre les dieux méchants et ils cessaient de les servir, de leur bâtir des temples et de brûler pour eux la sève des arbres.

Cela irritait de plus en plus les dieux méchants et ils sombraient dans des colères toujours plus fortes car ils n’arrivaient pas à précipiter Chicovaneg dans les abîmes de l’univers.

Alors les dieux méchants se vengèrent sur les hommes en envoyant sur la Terre entière de terribles tempêtes qui détruisirent toutes les villes et toutes les huttes des hommes, dévastèrent tous les champs, et ils mirent des vers dans les fruits et envoyèrent des armées de rats pour ronger et dévorer tous les jeunes germes qui avaient commencé à pousser dans la chaleur de la Terre.

Et ils inondèrent la Terre. Et beaucoup, beaucoup d’hommes et d’animaux des forêts et des prairies moururent noyés.
Les dieux méchants firent ensuite s’ouvrir les montagnes. Et des montages et des rochers coulèrent des fleuves de feu, et des fumées toxiques se posèrent partout sur la Terre et les hommes ne purent plus respirer.

Car les dieux méchants voulaient détruire tous les hommes, tous les animaux et tous les oiseaux sur Terre avant qu’un nouveau Soleil brille dans le ciel.

Ils jetèrent des pierres incandescentes contre Chicovaneg qui se battait courageusement, grimpait toujours de plus en plus haut dans le ciel. Les dieux méchants jetèrent tant et tant de pierres sur Chicovaneg qu’aujourd’hui encore, la nuit, on peut voir des milliers de pierres incandescentes traverser le ciel.

Mais, malgré tous ses ennemis et leurs ruses malveillantes, Chicovaneg grimpait toujours de plus en plus haut.

Et son bouclier était de plus en plus lumineux.

Et les fleurs commencèrent à pousser et à fleurir sur Terre. Les oiseaux revinrent et les couleurs de leurs plumes étaient encore plus belles qu’avant. Ils chantaient, exultaient et gazouillaient leurs joyeux chants pour saluer le nouveau Soleil et glorifier sa magnificence. Les arbres sortaient de terre. Mangues et papayes commencèrent à mûrir. Figues, tomates, abricots, pastèques, melon, noix et des milliers d’autres fruits poussaient à profusion.

Les épis de maïs étaient si gros et si nombreux que personne parmi les anciens ne pouvait se rappeler en avoir jamais vu de pareils. Les forêts furent de nouveau peuplées de tous les animaux, antilopes et pécaris repus se déplaçaient en troupeaux dans la brousse et à travers les prairies.

Les fleuves et les mers regorgeaient de multitudes de poissons qui s’éveillaient à une nouvelle vie. Et lorsqu’une femme se rendait au fleuve pour y puiser de l’eau, la cruche qu’elle ramenait chez elle était remplie de beaucoup de poisson et de bien peu d’eau. C’était le merveilleux symbole de la Terre redevenue riche et du fait que les hommes étaient dorénavant libérés de toute détresse et de tout souci.
Et un beau matin, lorsqu’ils se levèrent, les hommes virent enfin le nouveau Soleil briller de mille feux sous la voûte céleste.
Et le Soleil était en plein milieu de la voûte tout en haut au-dessus d’eux.

Alors les hommes s’en furent faire une grande fête du Soleil. Ils célébrèrent la fête du Soleil pour honorer Chicovaneg. Et ils célébrèrent le Soleil avec grand vacarme dans la vieille ville de Chamo.
Et, pour la grande fête du Soleil, des milliers et des dizaines de milliers vinrent de très loin. Des tribus et des familles de tous les peuples vinrent de Tila, de Shitalja, de Huitstan, de Jovelto, ainsi que de Oshchuc, Baschajom, Shcucchuits, Yajaton, Yalanquen, Acayan, Nihich, Natjolom, Huninquibal, Sjoyyalo, Japalenque, Bilja, Jocotepec, Yealnabil, Sotslum, Tonalja, Chalchihuuistan, Sibacja, Chiilum et de beaucoup d’autres villes, villages ou localités. Et lorsque la fête prit fin, les tribus et les familles repartirent toutes chez elles dans la joie et la bonne humeur.

Et les hommes étaient pleins de force pour se rendre à leur travail. Et ils bâtirent beaucoup de nouvelles villes et de beaux temples. Ils construisirent aussi la ville sainte de Tonina, envers le lever de Soleil de Hucutsin.

Chicovaneg, bien qu’il eût accompli hardiment sa mission et que, très fatigué, il aurait maintenant pu se reposer, ne pouvait toutefois pas jouir d’un repos bien mérité ni vivre en paix.

Pour le malheur des hommes, il n’avait pas réussi à tuer tous les dieux méchants ; les ennemis étaient trop nombreux.

Les dieux méchants œuvraient sans cesse pour détruire de nouveau le Soleil et anéantir Chicovaneg. Ils enveloppèrent la Terre de lourds nuages noirs et effrayèrent les hommes pour qu’ils oublient Chicovaneg et honorent les dieux méchants.

Et, quand la Terre fut totalement recouverte par les nuages noirs qui propageaient la terreur, alors les hommes se laissèrent aller à perdre courage car ils croyaient que le Soleil leur avait de nouveau été enlevé.
Cependant, Chicovaneg, le vaillant combattant et allumeur de Soleil, veillait.

Blotti astucieusement derrière son puissant bouclier solaire, ou droit debout dans l’attente du combat pour protéger les hommes et leur Soleil contre les dieux méchants qui tentent d’effrayer les hommes sur Terre par de fortes tempêtes et d’impétueux et lourds nuages noirs. Alors Chicovaneg se met en colère. Il projette sa lance foudroyante au-dessus de la Terre pour débusquer et chasser les dieux méchants cachés dans les lourds nuages. Et, dans sa juste colère contre les dieux des ténèbres et du malheur, Chicovaneg secoue son puissant bouclier avec une force et une pétulance déchaînée telles que le tonnerre au son mat en fait trembler les airs sous le ciel.
Et quand enfin il a de nouveau chassé les dieux méchants et les a repoussés dans leurs sombres recoins, Chicovaneg se réjouit de sa victoire. Alors il peint dans le ciel sa joie et son plaisir avec de belles couleurs sous la forme d’un bel et puissant arc pareil à un pont sur lequel les hommes pourraient marcher de la Terre vers le ciel. Et ce bel arc riche de ces belles couleurs fait comprendre aux hommes sur Terre qu’ils peuvent être tranquilles et faire leur travail en paix, car lui, Chicovaneg, le valeureux allumeur de Soleil, veille, et il ne tolérera pas que le Soleil soit une fois de plus éteint et détruit par les dieux méchants.

II

Beaucoup d’années passèrent avec les changements du temps sur Terre. Les récoltes étaient sans cesse bonnes et les hommes étaient contents le jour. Mais ils étaient inquiets la nuit et craignaient les ténèbres.

Le fils de Chicovaneg avait maintenant grandi et il était d’humeur triste. Les hommes de son peuple l’appelaient Huachinogvaneg, car il rêvait beaucoup et ses pensées étaient plus dans le ciel avec son père que sur Terre avec les hommes.

Un jour, alors qu’elle revenait d’une cérémonie au temple, Lequilants, sa mère, vit son fils assis à l’ombre d’un arbre, profondément absorbé dans ses pensées.

Elle alla à lui et lui dit :

— Mon fils, pourquoi es-tu affligé ? Tous les hommes sont heureux et sont enchantés du splendide Soleil que ton père a créé.

Et Huachinogvaneg se leva, s’inclina devant sa mère âgée, glissa son nez dans la main pour la saluer et dit :

— Oh, ma vénérée et chère mère, pourquoi ne devrais-je pas être triste parmi tous les hommes qui sont heureux. Mon père a accompli de grandes choses sur Terre et dans le ciel. Pour moi par contre, les années passent, et je n’ai rien réalisé, aucune grande action pour vous honorer mon père et toi, ma chère mère, et pour être digne de mon père.

Alors sa mère lui dit :

— Mon fils, tu ne dois pas être triste. Ton père sait bien, et je sais très bien, qu’en toutes choses tu es digne de ton père. Et s’il n’y avait pas de Soleil dans le ciel, tu partirais certainement aujourd’hui même pour créer un nouveau Soleil tout comme ton père l’a fait lorsque tu étais un enfant, faible et inexpérimenté. Mais tu ériges de belles maisons de pierre pour les hommes, tu scelles bien les pierres ensemble avec du sable et de la chaux, pour que les gens soient en sécurité et puissent habiter à l’abri des tempêtes et de la pluie.

Et Huachinogvaneg répondit :

— C’est vrai, Mère, je construis de belles maisons. Mais je suis maintenant fatigué de cela. Je l’ai enseigné à tant d’hommes jeunes, forts et appliqués. Ceux à qui j’ai enseigné les construisent aujourd’hui aussi bien que moi. Mais les maisons se construisent, puis sont détruites, et plus personne ne se souvient de qui les a construites ni quel était son nom.

À quoi sa mère lui rétorqua :

— Mon fils, les hommes ne peuvent pas tous créer de nouveaux soleils ; il faut aussi construire des maisons, travailler les champs, tanner les peaux, battre l’herbage, façonner des pots en terre, abattre les arbres, chasser les animaux. Car si tout cela n’était pas fait, mon fils, quelle utilité y aurait-il à avoir un beau Soleil dans le ciel ?

Huachinogvaneg répondit :

— Ma vénérable mère, tu es sage et tu parles avec sagesse. Mais tu es une femme et je suis un homme, et mes pensées prennent d’autres voies. Alors que j’étais assis sous l’arbre, je parlais avec mon père, comme je le fais bien souvent quand je suis seul. Je veux aller le voir, Mère. Et je veux lui apporter des salutations de ta part.

Sa mère lui dit :

— Je sais bien que tu es comme ton père. Aucune mère, aucune femme, aucune épouse, ne possède la force d’empêcher un homme vraiment décidé à accomplir ce qu’il a en tête. Accompagne-moi à la maison, mon fils, je sens que mes nombreuses années commencent à m’être douloureuses et que j’ai besoin d’un bras solide sur lequel je puisse m’appuyer avec confiance et assurance.

Et Huachinogvaneg conduisit sa mère à la maison. Lorsqu’il se fut assuré qu’elle était bien à l’abri, il sortit et vit que la nuit était tombée.
Sa mère le rappela à elle. Et lorsqu’il rentra dans la maison, elle éteignit la lumière et recouvrit le feu du foyer avec des cendres.

Il avait laissé la porte de la maison ouverte car il pensait ressortir pour aller contempler les étoiles et méditer.

Alors Lequilants, sa mère, lui dit :

— Viens ici, mon fils, viens t’asseoir près de moi. Regarde par la porte. Et vois comme la nuit est profonde. Je n’ai encore jamais vu une nuit aussi sombre que ce soir. Et j’ai peur, mon fils, j’ai peur de la nuit obscure.

Huachinogvaneg lui dit alors :

— Ne crains rien, Mère, je suis près de toi.

Lequilants dit à son fils :

— Oui, tu es près de moi et je m’en réjouis, et maintenant je n’ai plus peur. Mais il y a beaucoup, beaucoup de mères qui ont perdu leur fils ; et puis il y a beaucoup, beaucoup de mères aussi qui n’ont jamais eu de fils ; et il y en a d’autres encore qui sont seules parce que leurs fils sont partis au loin pour s’occuper de leurs affaires. Toutes ces pauvres mères ont peur de ces nuits sombres, comme moi-même je les crains lorsque tu n’es pas près de moi. Je pense que les hommes aimeraient bien avoir aussi un Soleil dans la nuit. J’aimerais bien savoir qui pourrait oser créer un petit Soleil pour la nuit des hommes. La mère d’un tel homme, et son père aussi, pourrait être très fière du fils qui créerait un tel Soleil. Bien sûr, le Soleil de la nuit est beaucoup plus difficile à créer que le Soleil du jour. La création du Soleil du jour exigeait du courage et de la bravoure. Alors que pour créer le Soleil de la nuit, moins de courage est nécessaire, mais il faut autre chose qui a certainement autant de valeur que le courage et la bravoure. Seul un homme intelligent et savant pourrait mener à bien la création du Soleil de la nuit. Le Soleil de la nuit doit donner de la lumière mais pas de chaleur. Car sinon les hommes, les animaux, les oiseaux, les arbres, les fleurs et les plantes ne pourraient pas se remettre des grandes chaleurs de la journée. Tout serait noyé et asphyxié de lumière. Tout sur la Terre doit dormir pour renouveler ses forces.

Après avoir réfléchi un moment aux paroles de sa mère, Huachinogvaneg répondit :

— Tu es très sage, Mère. Un Soleil pour la nuit est difficile à créer. Je le reconnais.

Alors sa mère ajouta :

— C’est beaucoup plus difficile que tu le penses, mon fils. Le Soleil de la nuit ne devra pas toujours briller, car cela nuirait au repos salutaire des hommes, des bêtes et de toutes les créatures vivantes. Le Soleil de la nuit ne devrait donner à plein que de temps en temps. Cette lumière ne devrait croître que lentement, et lorsqu’elle serait devenue complète, elle devrait ensuite diminuer, afin que tout ce qui vit et prospère sur Terre s’habitue à la clarté et à l’obscurité ; et aussi pour que les hommes lorsqu’ils doivent entreprendre de grands périples sachent bien quand ils auront avec eux ou pas le Soleil de la nuit. Et il devra aussi, pour le changement, y avoir des nuits durant lesquelles le Soleil de la nuit disparaîtra complètement, pour que les hommes puissent jouir des étoiles et que tout ce qui est sur Terre puisse vraiment et totalement participer à une tranquillité complète et que les hommes n’oublient pas que la nuit aussi est belle dans son silence. Mais je sais qu’il ne se trouvera pas d’homme assez intelligent pour pouvoir créer un tel Soleil de nuit. Pour autant, cela fait beaucoup de bien, mon fils, de faire ce beau rêve du Soleil de la nuit, comme je le fais.

Huachinogvaneg lui répondit :

— Je n’ai jamais eu un aussi beau rêve, Mère ; mais je suis content que tu me l’aies raconté. Je ne vais certainement plus jamais l’oublier.
Du temps s’écoula et puis un jour, Lequilants trouva son fils accroupi en train de dessiner des cercles dans le sable. Elle alla à lui et lui demanda :

— Que fais-tu, mon fils, tu as l’air si songeur ?

Huachinogvaneg lui répondit :

— Mère, je vais partir et créer le Soleil de la nuit, tout comme mon père a créé le Soleil du jour. J’y ai beaucoup réfléchi et j’ai trouvé comment je dois créer le Soleil pour qu’il donne de la lumière mais pas de chaleur, et pour qu’il croisse lentement puis redevienne petit et s’éteigne de temps en temps.

Lequilants se mit à rire et dit :

— Mon fils, je me réjouis de tout cœur que tu partes pour créer le Soleil de la nuit afin que toutes les nuits ne soient plus aussi sombres et que les mères n’aient plus à craindre l’obscurité des nuits. Va, mon cher fils, et que ma bénédiction t’accompagne sur ton chemin. Et lorsque tu seras près de ton père, salue-le pour moi ; et dis-lui qu’il est à jamais dans mes pensées. Et le jour où tu auras créé le Soleil de la nuit, et que je le verrai briller pour la première fois dans la nuit sombre, alors je saurai que mes jours sont écoulés et je pourrai quitter cette Terre, épouse d’un homme de grand courage et mère d’un fils intelligent et sage.

Et lorsque Huachinogvaneg eut pris congé de sa mère et se fut assuré qu’elle ne manquerait de rien, il partit et se mit à la recherche d’un serpent à plumes. Dans son périple, il rencontra le sabio Nahevaneg et lui demanda :

— Homme sage, peux-tu me dire où je peux trouver un serpent à plumes pour créer le Soleil de la nuit ?

Le sabio Nahevaneg lui répondit :

— Le serpent à plumes est le symbole du monde, et comme il n’y a qu’un symbole du monde, il n’y a qu’un serpent à plumes. Mais ton père libéra le serpent à plumes du méchant sorcier et le prit avec lui lorsqu’il créa le Soleil. Et quand lui, le valeureux et noble Chicovaneg, eut créé le Soleil, il pria le serpent à plumes de se coucher autour de la Terre, là où la voûte céleste est posée sur la Terre. Il est là-bas et monte la garde contre les dieux méchants qui régnent de l’autre côté de la voûte et d’où ils veulent faire irruption sur la Terre pour renforcer le pouvoir des dieux méchants qui sont sous la voûte et, unis à eux, tuer ton père et anéantir de nouveau le Soleil. Mais ton père n’est pas seulement valeureux, il est aussi très astucieux. Il ne fait pas entièrement confiance au serpent à plumes, car ce dernier aime à s’enivrer des fleuves suaves qui coulent sur les bords de la voûte céleste. Ils sont faits de la rosée du matin que les vents doux apportent des fleurs et qui, lorsqu’elle glisse le long de la voûte, se mêle à la poussière tombée des étoiles pour en faire un vin doux et lourd d’une exquise plénitude. C’est à cause de cette poussière d’étoiles que le vin est si pétillant et que dans la lumière il jette des étincelles d’or. Alors naturellement, le serpent à plumes est toujours très près de ces fleuves. Il a toujours soif, à force d’être constamment allongé sur le bord brûlant de la Terre. Il n’a aucune autre boisson pour apaiser sa soif que le vin des fleuves du monde qui coulent là où il est de garde. C’est pourquoi, n’étant pas sûr de sa capacité à veiller en raison de sa soif, Chicovaneg descend tous les soirs voir s’il ne dort pas et n’a pas oublié de veiller. Et lorsqu’il le trouve vigilant et en alerte, son visage rayonne de joie et cette joie plonge le ciel du couchant dans une magnificence de rouge et d’or. Mais lorsqu’il le trouve endormi et enivré par les fleuves suaves, alors il se met en colère, ses yeux jettent des éclairs comme des ailes en feu qui traversent le ciel de part et d’autre. Quoi qu’il en soit, Huachinogvaneg, tu vas devoir te trouver un autre animal pour t’accompagner dans ton voyage.

Comme le sabio avait fini de parler, il regarda autour de lui et un lapin gai et joyeux s’approcha du sage en sautillant et, sans se préoccuper de sa présence, commença à brouter l’herbe grasse de la prairie.
Le sabio observa le lapin pendant un moment. Il se mit à sourire et dit à Huachinogvaneg :

— Emmène donc un lapin avec toi, mon fils. Un lapin sait bien sauter, et il est toujours joyeux et de bonne humeur. Il peut t’être d’une grande utilité.

Huachinogvaneg saisit le lapin par les oreilles, le souleva et le posa sur son bras, où l’animal s’assit tranquillement en lui clignant joyeusement de l’œil.

Après quoi il prit congé du sabio et partit se fabriquer deux boucliers.
Il portait un lourd bouclier attaché à son bras gauche. Il fabriqua le second bouclier avec de la fibre d’agave. Ce bouclier léger fut tissé si parfaitement que lorsqu’il le tenait vers le Soleil, il pouvait le voir comme un disque sombre à travers son bouclier.

Il ne l’attachait pas à son bras mais le portait à la main, soit la droite, soit la gauche, selon qu’il lui était utile ou plus confortable pour voyager dans l’une ou dans l’autre. Il n’avait pas besoin d’une lance ; car il pensait utiliser le même chemin qu’avait pris son père avant lui. Sur ce parcours, tous les dieux méchants avaient été anéantis par son père et s’il veillait à rester toujours dans ses traces, alors Chicovaneg le protégerait de ses ennemis. Bien sûr, Huachinogvaneg aurait bien volontiers emporté avec lui une bonne lance pour mener lui-même ses combats. Mais, comme il n’avait pas pu prendre un serpent à plumes avec lui et seulement le lapin Tul, qui pouvait lui rendre beaucoup moins de services qu’un serpent à plumes, une lance l’aurait encombré.
Au lieu d’une bonne lance, Huachinogvaneg avait emporté un long et solide lasso pour pouvoir créer le Soleil de la nuit.

Maintenant que Huachinogvaneg était fin prêt, il se mit en route en direction du bout du monde.

Il y trouva un profond ravin dans lequel vivait un grand jaguar qui s’appelait Cananpalehetic.

Le grand jaguar sortit du ravin et lui dit :

— N’aie pas peur de moi, Huachinogvaneg, je suis le Jaguar du monde. C’est ici l’endroit d’où partit Chicovaneg pour créer le Soleil.
Mais il hésita, car le saut pour atteindre l’étoile la plus basse lui paraissait trop grand et trop dangereux. Absorbé par ses pensées, il passait d’un pied sur l’autre pour savoir comment il pourrait au mieux sauter sur l’étoile la plus basse sans sombrer dans l’abîme de l’univers ; il piétina le sol si longtemps qu’il en creusa ce ravin. Je sortis du chemin, suivi par une bande de coyotes envoyés par les dieux méchants pour me tuer. Chicovaneg m’offrit alors ce ravin comme éternel domicile et il me sauva des coyotes. Puis il envoya le serpent à plumes pour dévorer les coyotes qui devaient me déchirer. Et le serpent à plumes les dévora tous et je pus soigner les nombreuses blessures que leurs morsures m’avaient occasionnées. Maintenant je suis ici pour toujours, pour protéger des dieux méchants l’étroit sentier qui mène du bout du monde à l’étoile la plus basse. Tu peux te reposer ici, Huachinogvaneg, et rassembler tes forces pour ton long voyage. De l’autre côté, il y a une vaste prairie où l’herbe est bien grasse et où le lapin pourra tranquillement manger à satiété. Je protégerai la prairie des loups, des serpents et des animaux sauvages.

Après qu’il se fut reposé et que le lapin Tul eut bien mangé, Huachinogvaneg escalada le rocher Chabuquel. Arrivé là, il vit que l’étoile la plus basse était trop loin pour qu’il puisse l’atteindre en un saut. Il perdit alors courage et prit peur.

Le lapin Tul était très fatigué par le long voyage. Il se terra dans une crevasse et s’endormit. Il dormit si bien que Huachinogvaneg n’arriva plus à le réveiller ; il en était très affligé car il se retrouvait sans compagnon.

Mais Chicovaneg vit son chagrin et eut pitié de lui. Il envoya un éclatant rayon de Soleil dans la crevasse où le lapin s’était blotti.

Il en sortit alors en sautillant joyeusement, cligna gaiement de l’œil à Huachinogvaneg et lui dit :

— Je vais sauter en premier et tu vas m’attendre ici. Si je devais tomber dans l’univers Balamilal et y être englouti, ce ne serait pas une grande perte. Tu pourras rebrousser chemin pour aller chercher un autre lapin. Il y en a des quantités et j’ai beaucoup de fils, j’en compte plus de deux cent quarante. Tu pourras choisir le meilleur et le plus fort d’entre eux et lui dire que je lui ordonne de te suivre. Et il te suivra.

À quoi Huachinogvaneg répondit :

— Écoute, Tul, je ne veux pas que tu sautes et que tu tombes dans l’univers Balamilal. Nous sommes devenus de si bons camarades tous les deux que je ne veux pas te perdre. Restons ici et attendons jusqu’à ce que le rocher Chabuquel sur lequel nous sommes assis ait suffisamment grandi pour que le saut vers l’étoile la plus basse soit moins grand qu’aujourd’hui.

Le lapin Tul lui dit alors :

— Ma vie n’est pas aussi longue que la tienne, Huachinogvaneg. Je ne peux pas attendre aussi longtemps que toi. Je dois me dépêcher, sans quoi je ne pourrai pas venir à bout de ce que j’ai à faire.
Et avant que Huachinogvaneg ait pu lui répondre, le lapin Tul avait sauté. Il se roula en boule plusieurs fois durant le saut. Mais il sauta trop court de tout le long de son corps. Il ne put que frôler l’étoile la plus basse d’une de ses longues oreilles, et ses pattes se mirent à gigoter désespérément à la recherche d’un appui stable. Il tombait et commençait à être projeté dans l’univers. Mais un arbuste épineux dépassait des étoiles. Et comme le lapin tombait, une longue branche du buisson l’avait attrapé par une oreille qui était maintenant solidement accrochée à une épine. Après de nombreux soubresauts, le lapin réussit à ramener ses pattes dans le buisson et à s’y tirer. D’une violente secousse, il fendit son oreille et la libéra de l’épine. II remercia le buisson et sauta tout joyeusement sur le sommet d’une montagne de l’étoile. Il se mit à sautiller à droite et à gauche jusqu’à ce que Huachinogvaneg, qui avait cru qu’il avait raté son saut, puisse le voir.
Huachinogvaneg lança rapidement son lasso vers l’étoile.
Le lapin attrapa le nœud coulant, le fit glisser autour d’un rocher et fit signe à Huachinogvaneg de sauter. Lorsque Huachinogvaneg fut arrivé sur l’étoile, lui et le lapin allèrent en saluer les habitants.
Mais les esprits des défunts ne pouvaient pas lui donner un aussi gros morceau d’étoile que celui qu’ils avaient pu donner à son père. Car sinon leur étoile serait devenue trop petite. Il reprit ensuite son chemin dans toutes les étoiles. Et sur toutes, on ne pouvait lui en donner qu’un minuscule morceau afin que les étoiles ne deviennent pas trop petites.

Mais Huachinogvaneg en était tout de même très content. Car le Soleil de la nuit ne devait pas être aussi gros ni aussi brillant que le Soleil du jour.

Et toujours, lorsque Huachinogvaneg avait obtenu un nouveau morceau d’étoile, il l’attachait à son lasso et le faisait glisser dans l’univers glacé afin de le refroidir. Et comme il le souhaitait, il arriva ce qui devait arriver. Le Soleil de la nuit était peu brillant et plus petit que celui du jour. Et il était froid.

Et comme maintenant il avait fixé tous les petits morceaux d’étoiles sur son bouclier, un Soleil illuminait aussi les hommes sur Terre durant la nuit.

Mais Huachinogvaneg, qui avait en tête tous les souhaits de sa mère, n’était pas entièrement satisfait.

Alors il dit au lapin :

— Je n’aurais pas pu créer un grand et beau Soleil comme le Soleil que créa mon père. Des gros morceaux d’étoiles m’auraient fait défaut. Mon père est un valeureux combattant, j’ai dû mener bien peu de combats. Mais je suis intelligent, et j’ai plus d’intelligence que de courage. C’est pourquoi je vénère mon père et ma mère qui m’a envoyé pour le saluer. Mon père a créé le Soleil qui reste toujours le même dans sa beauté et son ardeur. J’ai créé un Soleil comme ma mère l’avait imaginé, un Soleil qui est parfois gros, parfois petit, parfois plein et parfois disparaît complètement.

Le lapin Tul lui demanda alors :

— Et comment comptes-tu t’y prendre, Huachinogvaneg ?

Huachinogvaneg saisit dans sa main droite son bouclier léger fait avec les fibres d’agave et le leva doucement au-dessus de son gros bouclier fixé à son bras gauche.

Et comme il faisait cela, le Soleil de la nuit devint de plus en plus petit, jusqu’à ce que le bouclier léger le recouvre complètement et que seul son contour, bien que totalement obscur, reste visible. Puis, après avoir tenu le gros bouclier suffisamment longtemps recouvert, il retira lentement le bouclier léger et le Soleil de la nuit commença à grossir jusqu’à retrouver sa taille complète.

Lorsque sa mère sur Terre vit cela, elle appela tous ses voisins et leur dit :

— Maintenant, je peux m’allonger et mourir ; car j’ai eu un époux qui fut un valeureux combattant, et j’ai accouché d’un fils qui fut plus grand que son père par l’intelligence.

Ayant dit cela, Lequilants se courba contre la terre et rendit l’âme à genoux.

Alors les hommes de sa tribu la prirent et la transportèrent au sommet de la plus haute montagne du pays. Et le ciel la recouvrit de neige éternelle. Et le premier rayon qu’envoyait Chicovaneg au matin de chaque nouveau jour embrassait d’abord sa peau avant d’atteindre les autres hommes. Et le dernier rayon qu’à la fin de chaque jour Chicovaneg envoyait sur la Terre l’enveloppait d’un or rouge somptueux qui ne touchait rien d’autre sur Terre.

Comme tout était achevé, il arrivait que Huachinogvaneg, sur sa route à travers la route céleste, trébuche et prenne du retard, et les hommes sur Terre en étaient décontenancés dans leurs calculs.

Car partout où allait Huachinogvaneg, le lapin Tul était toujours avec lui. Il sautillait autour de lui et derrière lui et courait entre ses jambes, le poussant toujours à jouer avec lui.

Cela fatiguait Huachinogvaneg, alors il dit :

— Les hommes sur Terre vont penser que je suis un gredin alcoolique, ils ne me bâtiront aucun temple, et aucun jour et à aucun moment ils ne m’honoreront. Je n’ai plus besoin de toi, Tul, et tu me ferais très plaisir si tu retournais sur Terre pour vivre en paix et heureux avec ta famille, et que tu l’attestes avec mille enfants de plus. Je sais que tu préfères la nuit au jour et que tu ne cherches ta nourriture que la nuit. Bien sûr, j’éclairerai bien tes nuits et te préviendrai lorsque des coyotes ou des serpents seront après toi. Mais il est temps maintenant pour toi de partir d’ici ; car tu es toujours dans mon chemin et tu ne fais que des bêtises.

Le lapin s’assit, cligna de l’œil à Huachinogvaneg et lui dit :

— De par ma longue expérience, je sais que les hommes ne connaissent pas la gratitude, ne savent pas et ne veulent pas savoir ce que c’est. Je m’y suis résigné bien avant de te connaître, Huachinogvaneg. Mais tu n’es pas un homme. Pas un humain. Tu es devenu un dieu, qui a des temples sur Terre et règle le temps et les jours des hommes. Et apprendre aujourd’hui, et par toi, Huachinogvaneg, que même un dieu ne sait pas ce qu’est la gratitude, cela me fait de la peine. J’ai cru que nous étions amis. Et j’espérais que les hommes feraient de moi au moins un demi-dieu, si ce n’est un dieu entier.

Huachinogvaneg lui répondit :

— Ce que tu dis est vrai, Tul. Mais vois, je n’ai plus besoin de toi ici. Tu sautilles tout le temps dans mes jambes. Élance-toi donc et saute sur Terre. Merci beaucoup pour le mal que tu t’es donné pour m’aider un peu. À la fin, j’aurais aussi bien pu trouver mon chemin sans toi, tu peux en être sûr.

Le lapin lui rétorqua :

— Ce n’était pas si sûr, Huachinogvaneg, le jour où tu étais au bord du ravin où vit le jaguar Cananpalehetic. J’ai bien vu comment tu commençais à piétiner d’un pied sur l’autre, projetant de creuser un nouveau ravin. Mais je n’ai rien dit. Bien sûr que je peux repartir sur Terre d’un saut. Mais je suis devenu vieux et je ne peux plus sauter aussi bien que jadis, lorsque nous sommes partis ensemble. Et si je manquais un seul saut, je tomberais dans l’univers froid. Et tu ne viendrais pas m’aider à en sortir ; car tu dois maintenant t’occuper du temps des hommes. Et même si je ne tombais pas dans l’univers, j’aurais les pattes brisées en arrivant sur Terre. Sur Terre, j’ai besoin d’herbe, et si mes pattes sont cassées, je ne pourrai plus me chercher de nourriture ; si un coyote est après moi, je ne pourrai plus m’enfuir ; si un aigle décrit des cercles au-dessus de moi, je ne pourrai plus aller me fourrer assez vite dans mon terrier. Je ne vivrai pas un jour entier en arrivant sur Terre. Et, que cela te plaise ou non, je continuerai à sautiller entre tes jambes et à courir de ci de là sur ton chemin, aussi longtemps qu’il me plaira, ou jusqu’à ce que tu fasses aussi de moi un Soleil.

Huachinogvaneg se mit alors en colère. Il prit le lapin par les oreilles et projeta de le lancer dans l’univers Balamilal.

Mais le lapin tourna la tête vers lui, cligna des yeux joyeusement et familièrement, et battit l’air de ses pattes gaiement et sans crainte. Alors Huachinogvaneg se souvint du saut que le lapin avait fait pour lui avec ses pattes qui gigotaient et qu’il avait risqué sa vie pour que lui-même devienne un dieu.

Alors la gratitude emplit son cœur et l’amour pour les créatures de la nature l’envahit.

À partir de cet instant, il devint l’ami des amoureux. Il prit le lapin contre sa poitrine et le caressa.

Puis il lui dit :

— Je ne faisais que plaisanter lorsque j’ai voulu te renvoyer sur Terre, Tul. Tu dois rester près de moi à jamais, comme symbole que je suis associé aux changements qui se produisent dans le cours naturel de toute vie sur Terre. Je vais t’installer au centre de mon grand bouclier brillant. Et je te porterai ainsi partout où j’irai. Et les hommes sur la Terre te verront pour toujours au centre de mon bouclier afin qu’ils sachent que, si la gratitude est bien rare, elle n’est cependant pas totalement perdue et que parfois, dans des circonstances particulières, elle peut peut-être être découverte.

Et lorsqu’il eut dit cela, il retira du centre de son gros bouclier de nombreux morceaux d’étoiles qu’il avait eu tant de mal à rassembler et installa le lapin à leur place, où il se trouve encore à ce jour.
Et c’est ainsi qu’il arriva qu’un lapin prît place dans le calendrier des hommes pour leur rappeler qu’il les avait aidés à créer un Soleil de la nuit.

Titre original : Sonnen-Schöpfung - Indianische Legende.

[1] Poncho mexicain.

L’histoire d’un cadavre sans sépulture

C’était terriblement pitoyable.

Le fait n’était cependant pas sujet à discussion : Joseph Hinteracker, un paysan du cru, avait découvert un homme mort de froid, il l’avait hissé dans sa carriole et ramené dans son village à Hennenholz. En y regardant de plus près, il s’avéra que l’homme était largement mort depuis belle lurette. De plus, on s’aperçut qu’il s’agissait d’un compagnon du devoir et d’un chemineau sans le sou. On le déchargea devant le local où l’on remisait les pompes à incendie et on le laissa là, à même la terre battue, sans plus de cérémonies ; il n’en méritait pas plus.

Le soir même, le curé de la paroisse et le maire de la commune vinrent examiner ce petit tas sans vie, et ses papiers révélèrent curieusement qu’on avait hérité d’un protestant, originaire, qui plus est, d’un trou perdu de la province saxonne, où il ne pouvait être question légalement de le renvoyer après une absence de plusieurs décennies.
Le maire était sans aucun doute un homme pieux. Pourquoi pas, d’ailleurs ? Pour rien au monde il n’aurait commis sciemment la moindre injustice. Et le curé était un vieux monsieur bien trop bon pour songer à faire expier après sa mort à un protestant l’erreur de ne pas avoir choisi à temps la bonne voie, celle qui mène au seul véritable salut, et de ne pas s’être efforcé avec le plus grand zèle à la rechercher sérieusement, ce qui aurait dû être le devoir essentiel de sa vie.
Seulement voilà, pas un seul luthérien n’était enterré au cimetière du village. Et faire reposer un protestant au beau milieu d’ouailles très catholiques n’irait pas sans créer une agitation pernicieuse dans la commune, en suggérant qu’il n’y avait pas de différence d’une religion à l’autre. En outre, c’eût été un manquement grave au règlement du cimetière, et comme le cimetière appartenait à la municipalité catholique, celle-ci pouvait évidemment en disposer à sa convenance et n’avait pas à y recevoir quelqu’un dont elle ne voulait pas.
Et monsieur le curé réfléchissait.

Or le maire aussi réfléchissait. Mais pour d’autres raisons.

 Joseph Hinteracker, dit-il au paysan qui restait planté là, indécis, vous auriez bien pu le laisser où il était.

Il se reprit rapidement en se rappelant la présence du curé :
 Je ne dis pas ça sérieusement, bien entendu ; on ne laisse pas pourrir un chrétien sur le bord de la route, ce serait un péché, et par dessus le marché une honte.

 Eh oui, enchaîna Hinteracker.

Le maire partit sur une autre idée ;

 Mais cet homme n’est peut-être pas du tout à nous, il est peut-être à Schmickelsdorf. Où l’avez-vous trouvé exactement ?

 Il gisait tout près de la route, adossé à un arbre.
 Où ça ? Je veux dire, à quel endroit ?
 Ben, à dix pas à peu près de la saussaie qui pousse près du ruisseau de Keuten.
 Ah, c’est vraiment bête, ça, commenta le maire. Si vous l’aviez ramassé à quinze pas de là, il était du ressort des gens de Schmickelsdorf. Ah oui, c’est bête. Ce sacré nigaud aurait tout de même pu aller s’allonger plus loin. Ça va encore nous coûter un joli paquet d’argent, juste au moment où la caisse est vide et qu’il nous faut encore envoyer deux hommes aux frais de la commune à la conférence épidémiologique. Nos fonds, ma foi, vont se retrouver à sec, Hinteracker, complètement à sec, ça je peux vous l’assurer. Sans compter les tracasseries avec le gouvernement, et toutes les paperasseries. Et en fin de compte pour qu’on aille raconter partout que nous aurons laissé mourir cet homme de faim et de froid. Ça va s’étaler dans toutes les gazettes : voilà ce qui est arrivé à Henennholz, où les riches paysans s’entassent comme des fourmis dans le sucre en poudre. Et ce sera de votre faute, à vous, Hinteracker, si les journalistes nous traitent de ladres et se mettent à tartiner que le village devrait plutôt s’appeler « Geizenholz » [le bois de l’avarice] puisqu’on y laisse mourir de faim son prochain sur le bord de la route. Vous êtes bien au chaud, vous, à vous empiffrer dans vos foyers, tandis qu’un pauvre diable meurt là-dehors d’inanition dans la froidure de l’hiver.

 Hein ? Mais en quoi est-ce ma faute ? S’écria Hinteracker révulsé. Qu’ai-je à voir, moi, avec votre trépassé ? Nous avions bien décidé au conseil municipal d’allouer 80 liards à chaque voyageur qui passerait. Lui avez-vous donné ses 80 liards ? Non, hé bien, fichez-moi la paix !
 Mais il n’est même pas venu jusqu’ici. C’était peut-être à moi d’aller lui porter l’argent sur la route ? Dans ce cas, vous n’avez qu’à vous chercher un autre maire, je ne m’en mêle plus. Et vous allez voir dans quel pétrin vous nous avez mis.

 Mais pourquoi moi, encore et toujours moi ? Se mit à brailler Hinteracker au comble de la fureur.

 Qui vous à demandé de nous l’amener ?

 Ah, vous faîtes un joli chrétien ! Rétorqua Hinteracker avec hargne.
 Eh bien quoi ? Chrétien par-ci, chrétien par-là ! Si vous l’aviez trouvé un peu plus loin, et je dis bien « trouvé », ce sont les gens de Schmickelsdorf qui l’auraient eu, et tout aurait été pour le mieux, puisqu’ils sont tous protestants.

 Oui mais voilà, il était dans notre circonscription.

 Ah, Hinteracker, ne le prenez pas mal, mais vous êtes un âne. Dans notre circonscription on ne trouve tout bonnement pas de vagabond mort, vous devriez être assez malin pour le comprendre, vous n’êtes plus un enfant.

 Mais il n’y a pas si grand péril. On peut toujours le trouver sur le territoire de Schmickelsdorf, s’il faut absolument en venir là.

Là-dessus, le curé dit que le résultat de leur algarade ne risquait pas de donner le bon exemple et qu’il en avait assez d’une dispute qui ne témoignait guère en faveur d’un esprit chrétien ; il allait de ce pas rendre visite à Schusterfranz, depuis longtemps malade, qui avait bien besoin de réconfort.

Le curé parti, le maire et Hinteracker rechargèrent le mort sur la carriole, le recouvrirent de paille et, à la nuit tombé, ils l’emmenèrent et le déposèrent à l’endroit idoine.

Une heure plus tard, plusieurs habitants de Schmickelsdorf qui rentraient du marché en voiture croisèrent la route qui mène à Hennenholz ; un chien qui trottinait à leurs cotés se mit à aboyer en découvrant le cadavre du compagnon. Dûment convaincus qu’il se trouvait dans leur circonscription, ils l’emmenèrent chez le maire. Ce dernier était déjà couché. Ils tambourinèrent à sa porte jusqu’à ce qu’il sorte : constatant à la lueur d’une lampe qu’il s’agissait d’un pauvre diable, le maire fit entrer ses gens chez lui. Un froid piquant régnait dehors. Aussi accueillirent-ils avec plaisir la proposition du maire de leur faire préparer un bon grog par sa femme.

Puis ils prirent place autour de la table pour boire. Après avoir parlé un moment du temps qu’il faisait et des difficultés qu’ils éprouvaient à nourrir leur bétail, leur hôte entreprit de leur démontrer par un discours que Schmickelsdorf était une petite île protestante pauvre comme Job au milieu d’un océan catholique – ce qui du reste était la stricte réalité –, que, de plus, il n’y avait autant dire rien dans la caisse municipale et qu’en fin de compte le village protestant apparaîtrait sous un mauvais jour si on apprenait qu’un coreligionnaire, même si ce n’était qu’un vagabond, était mort misérablement de froid et de faim tout à coté. Sur le bord de la route. Il ne dirait même rien des tracasseries et des paperasseries que cela entraînerait vis-à-vis des autorités administratives. Tandis qu’à Hennenholz, chez les catholiques, les gros et gras paysans avaient tant d’argent dans la caisse municipale qu’ils parlaient maintenant de faire paver leur rue et qu’ils avaient les moyens d’envoyer deux députés à la conférence épidémiologique. Et c’était à la commune où on avait trouvé le trépassé de débourser les frais de cercueil et de pourvoir au reste. Les gens de Hennenholz pourraient bien le ramener après la mise en bière, on lui donnerait alors une sépulture au cimetière contre une modeste contribution. Ce qu’il faudrait pour que tout aille bien, justement, ce serait qu’on le trouve dans la circonscription de Hennenholz. Mais puisque ce n’était pas chez eux qu’on l’avait trouvé…, et ainsi de suite. Finalement, on se décida sans trop tarder et le mort se remis en route pour se retrouver à peu près à l’endroit où il avait rendu l’âme.

Il y resta jusqu’au lendemain.

Et c’est là que le trouva un paysan de Hennenholz, Peter Buschhauser, qui rentrait chez lui avec ses bouvillons. Il chargea le mort, le déposa à nouveau chez le maire et fit tout un discours sur l’affreuse découverte, si bien qu’il n’y eut bientôt plus un enfant qui n’en ait entendu parler dans le village et qu’il devint impossible au maire de tenir la chose secrète. En apprenant où on l’avait trouvé, il se rendit compte que les gens de Schmickelsdorf étaient au moins aussi futés que lui.

Il fit alors porter le cadavre, une seconde fois, à la remise des pompes.
Le pauvre bougre y resta toute la journée et la nuit suivante sans que personne ne s’en soucie. Mais de ne point y penser n’allait pas plus le faire disparaître qu’il ne paraissait décidé à ressusciter ou à s’en aller de lui-même ; aussi le maire envoya-t-il quelqu’un annoncer à Schmickelsdorf qu’on avait trouvé dans le coin un protestant et qu’ils pouvaient venir le chercher contre la prise en charge des frais de transport et d’enterrement. On venait juste de mettre le mort dans une caisse des plus étroite, pas même rabotée, quand le maire de Schmickelsdorf arriva avec un véhicule pour l’emporter. L’édile de Hennenholz voulut alors lui remettre ses papiers. Tandis qu’il les cherchait en vain, celui de Schmickelsdorf se souvint tout à coup qu’il les avait pris dans la poche du mort et que, les vapeurs du grog aidant, il avait oublié de les y remettre. Et voilà qu’ils étaient restés chez lui au milieu d’un tas d’autres papiers. Le maire de Hennenholz n’ayant plus de papiers justificatifs à lui montrer, son voisin lui dit alors :

 Eh bien, vous prétendiez qu’il est protestant ; mais qu’en savez-vous si vous n’avez pas ses papiers ?

L’autre pouvait difficilement avouer qu’il avait vu ses papiers l’avant-veille : il serait clairement apparu qu’il avait voulu se débarrasser du mort de façon fort peu chrétienne. Et le maire de Schmickelsdorf comprit à l’instant comment son interlocuteur savait que le mort était protestant et pourquoi on l’avait trouvé dans sa circonscription plutôt que sur celle de Hennenholz. Mais il se garda sagement d’en souffler mot et adopta un air détaché. Au terme d’une longue discussion, il finit par dire :

 Bon, mon cher, tant que vous ne m’aurez pas prouvé qu’il est protestant, il n’entrera pas dans notre cimetière. C’est chez vous qu’on l’a trouvé, c’est chez vous qu’il doit être enterré. Nous n’avons rien à y voir. Si vous apportez la preuve formelle que c’est un protestant, vous pourrez nous le renvoyer, sinon rien à faire. Après tout c’est peut-être un juif ou un mahométan, nous n’allons quand même pas le laisser reposer parmi nos morts. Allez, portez-vous bien !

Après avoir longuement réfléchi à part soi sur ce qu’il convenait de faire, le maire de Hennenholz alla voir le curé, le priant de bien vouloir mettre le pauvre trépassé au cimetière. Et s’attira cette réplique :
 Et comment ferais-je ? J’ai constaté de mes yeux qu’il est protestant. Comment voulez-vous que ma conscience s’accommode de l’enterrer dans un cimetière de bons catholiques ? D’autant qu’un cimetière protestant se trouve à proximité. Certes, si je n’avais rien vu, j’aurais pu me disculper à mes yeux et devant Dieu de n’avoir pas été mieux informé, et d’ailleurs on ne laisse pas pourrir un homme, quel qu’il soit, dans le fossé, en pâture aux corbeaux et aux corneilles. Mais là, ça ne va pas. La chose, même, pourrait se savoir et je serais tombé dans un piège. Ça ferait un scandale irrémédiable. Non, non, je ne me prêterai pas à un tel péché, ni pour moi ni pour mon ministère.

 Mais, monsieur le curé, que faire, je vous prie ? Je dois pourtant mettre ce type en terre.

 Eh bien, je ne peux malheureusement rien pour vous. Il fallait y penser plus tôt. Vous n’avez donc aucun moyen de vous procurer ses papiers ?

 Si je savais seulement où ils sont. Mais si je commence maintenant à poser des questions, toute l’histoire va ressortir et ce sera la fin des haricots. Ah, ça ferait un joli procès ! Non, il n’y faut pas songer.

Alors le maire se mit en devoir d’écrire au chef de district pour lui demander ce qu’il fallait faire de ce compagnon qu’on avait trouvé sans papiers. Chaque mot éveillait dans sa conscience la douloureuse impression que tout ce qu’il écrivait avait un caractère officiel et qu’il était en train d’aligner mensonge sur mensonge.

Pendant ce temps, le mort reposait calmement et doucettement dans son caisson au fond de la remise des pompes, sans prendre le moins du monde en pitié ceux qui se faisaient par sa faute tant de soucis et de tracas.

Au bout de trois semaines, le bureau du chef-lieu de district fit savoir qu’il fallait prendre une photo du mort afin de l’identifier éventuellement par la suite. Mais avant tout on devait, au cas où ce n’était pas déjà fait, l’enterrer immédiatement au cimetière de la commune.

Mais rien n’y fit. Le curé refusa résolument de lui donner une sépulture. Le désarroi du maire était à son comble. Il n’avait aucun moyen de faire pression sur le curé. Car dès qu’il voulut faire état des exigences officielles du chef de district, le curé déclara qu’il raconterait la véritable version de l’affaire à l’administration plutôt que d’accepter d’inhumer le protestant dans le cimetière catholique.

Le maire était à la torture : que faire ? Finalement il se dit qu’il n’y avait qu’à laisser le mort là où il se trouvait, au dépôt des pompes à incendie. Peut-être espérait-il en secret que la remise soit un jour la proie des flammes ou que le diable emporte le cadavre. Mais les autorités n’en démordirent pas. Il y eut des demandes de renseignements sur l’habillement du mort, sur l’endroit de sa découverte, sur ce que ses poches recelaient et bien d’autres exigences. Puis ce furent de nouvelles questions : le mort avait-il bien été enterré, à quelle date, quel était le numéro exact de sa tombe ? Le douloureux embarras du maire allait croissant. Il aurait bien voulu renoncer à sa fonction. Mais ce n’était pas si simple. Car son successeur aurait refusé d’assumer cette responsabilité. Aussi fit-il la seule chose à faire en pareil cas, c’est-à-dire qu’il ne répondit pas du tout aux questions du bureau régional, et qu’entre-temps l’administrateur lui-même avait changé, le maire se berçait de l’espoir de faire traîner en longueur les réponses aux interrogations du bureau du district jusqu’à ce que la mort vienne le délivrer enfin de ce cadavre qui hantait jour et nuit tous les recoins de son cerveau et lui ôtait toute joie de vivre.

Quiconque connaît la bureaucratie ecclésiastique et séculière dira que c’était là, sans aucun doute, une manière de régler parfaitement l’affaire à la satisfaction de tous. L’histoire nous donne des exemples où des questions beaucoup plus compliquées ont trouvé leur solution sous cette forme.

Mais il en alla autrement dans ce cas d’espèce ; en effet, lorsque éclata la guerre, une compagnie du bataillon auxiliaire qui stationnait dans la garnison la plus proche fut cantonnée à Hennenholz. Comme il n’y avait pas assez de places disponibles chez l’habitant, on réquisitionna la remise des pompes à incendie comme dortoir et salle de garde de la compagnie. En faisant le ménage, on trouva dans le bric-à-brac accumulé depuis des siècles une caisse allongée, pleine de poussière, dont personne parmi les villageois ne pouvait dire à quoi elle servait ni ce qu’elle contenait.

On alla quérir le maire.

 Qu’y a-t-il donc là-dedans ? Interrogea le capitaine.

Le maire commença par tergiverser avant de déclarer enfin :

 Un compagnon du devoir.

 Quoi, qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Scanda le capitaine.

 Un cadavre, la dépouille d’un compagnon.

 Et que fait-il là ?

Tous les tourments et les tortures spirituelles qu’avait endurés le maire pendant toutes ces années à propos du cadavre l’empoignèrent à l’instant avec une telle violence que tout lui devint subitement indifférent et qu’il répondit avec un humour macabre :

 Ce qu’il fait là ? Il attend le Jugement dernier, mon capitaine.

 Et pourquoi ne l’attend-il pas, comme tout homme qui se respecte, au cimetière ?

 Parce que c’est un protestant, que le curé n’en veut pas dans notre cimetière catholique et qu’il n’y en a pas d’autre.

 Sergent Glassmann, commanda le capitaine, ouvrez la caisse !
Ce que n’avait pu obtenir cent trente-sept livres de papiers administratifs au cours d’années incroyablement longues, à savoir mettre un trépassé en terre en bonne et due forme, les vers, les souris, la nature et le temps secourable l’avaient accompli. Ils s’en étaient acquittés sans se soucier des mesquines querelles humaines, et avec un si grand soin et un tel zèle qu’on ne trouva plus dans le caisson qu’un petit tas d’ossements défaits, grisâtres, une boucle de ceinturon et trois boutons de culotte en plomb tout rongés. Devant ces pauvres restes, le maire n’arriva pas à comprendre comment il n’avait pu se défaire de l’idée que de lourdes peines de prison l’attendaient ici-bas, et les effroyables châtiments de l’enfer dans l’au-delà.

Puis le capitaine donna un ordre :

 Sergent Glassmann, venez au rapport dans une demi-heure pour me dire que l’homme est enterré au cimetière.

Mais le sous-officier n’était pas sitôt parti que le curé arriva et dit :

 Vous me pardonnerez, mon capitaine, mais je ne saurais tolérer sous aucun prétexte qu’un protestant soit enterré dans notre cimetière.
À quoi le capitaine fit cette réponse :

 Cher monsieur le curé, je n’ai nullement l’intention d’empiéter sur vos droits ni de troubler en quoi que ce soit la paix religieuse, comme vous semblez le croire. Je pourrais m’abriter derrière le fait que j’exerce ici depuis hier la plus haute autorité et que je n’ai de comptes à rendre qu’à mes supérieurs. Je serais désolé de devoir user de la force. Je pense que nous devrions considérer toute l’affaire d’un point de vue plus élevé. Qu’il ait été protestant ou catholique, ce pauvre diable a dû depuis longtemps tirer au clair cette petite différence avec le Seigneur. Vous pouvez être sûr qu’il ne s’arrête plus depuis longtemps à ces détails et que ces choses le préoccupent bien moins que nous ici. Mais, mon cher curé, vous paraissez oublier l’essentiel : nous sommes actuellement en guerre, la guerre la plus dure que l’Allemagne ait jamais eu à mener. Et face à cette réalité, qui relègue tout le reste au second plan, il est parfaitement indifférent que quelqu’un soit protestant ou catholique. Le principal aujourd’hui est qu’il soit allemand. Et ce malheureux gars est allemand ; cela ne souffre aucun doute et c’est pourquoi il a le droit imprescriptible d’être enterré en terre allemande. Et la terre d’un cimetière catholique est aussi allemande que celle d’un cimetière protestant. N’êtes-vous pas de cet avis ?

 Certes, mais…

 Ce n’est pas non plus sans intention que j’ai choisi ce moyen qui peut vous semblez un peu rude. Car s’il devait arriver qu’un des hommes de ma compagnie meure ici, et qu’il se trouve être protestant – car jusqu’ici nous n’avons pas de régiments protestants et de régiments catholiques et il est à espérer que cela n’arrive jamais -, je ne voudrais pas avoir avec vous ce genre de dispute. Et bien qu’étant moi-même catholique, je me verrais forcé alors de devenir très désagréable, ce que nous tenons à éviter. Laissez-moi vous dire une chose : pour la durée de la guerre, le camarade de combat m’est plus cher que le catholique. En ce qui me concerne, vous pourrez, après la guerre, agir à votre guise, et si cela vous fait plaisir, vous pourrez même faire exhumer ce pauvre bougre. Vous en ferez ce que vous voudrez. Bon, maintenant j’espère que pour aujourd’hui vous allez donner votre accord à l’inhumation que j’ai ordonnée.

Le sous-officier revenait et annonça :

 Mission accomplie, trois mètres sous terre.

C’est ainsi que la question fut réglée et l’affaire conclue. Même chose pour le maire. C’est ainsi qu’il fut parmi les rares personnes à avoir trouvé une certaine consolation dans le déclenchement de la guerre.

La charrette (extraits)

Andrès, charretier indien, avait eu maintes occasions de s’apercevoir qu’il ne serait pas récompensé proportionnellement au travail qu’il effectuerait. Son travail, en dépit de tous ses efforts, ne semblait pas satisfaire son patron. Il fallait se distinguer : travailler plus que les autres charretiers, se montrer indispensable, mieux capable de travailler dur et de s’occuper des bêtes. Andrès avait dû trimer pendant plus de quatre mois avant de pouvoir payer au maître ses dettes avec le patron précédent. Il avait été obligé de s’acheter ses vêtements de travail : quatre chemises, trois pantalons, autant de caleçons, un sombrero de paille tressée, une couverture neuve, ainsi qu’une blouse de calicot, au cours de ces quatre premiers mois. Les vêtements des charretiers s’usaient comme s’ils avaient été plongés dans un baquet d’acide sulfurique. Tous les colis qu’ils transportaient étaient hérissés de clous et d’échardes qui accrochaient la chemise ou le pantalon et les transformaient en guenilles. Les pluies torrentielles qui les surprenaient en cours de route imbibaient les vêtements qui séchaient ensuite trop rapidement, sous le soleil tropical ; cela avait pour effet d’user tous les tissus jusqu’à la corde. Les ronces qui envahissaient les sentiers leur en arrachaient quelques lambeaux au passage, malgré tous les soins pris en vue de les éviter.

Pendant qu’il voyage ainsi, un charretier est bien obligé, de temps en temps, d’avaler un petit verre d’alcool, lorsqu’il grelotte de froid et qu’il est trempé jusqu’aux os. Il lui arrive de s’acheter quelques citrons pour se désaltérer, un paquet de cigarettes, quelques mangues ou un bout de fromage, pour varier son ordinaire. D’autres fois encore, s’ils traversaient un village en fête, il leur prenait envie d’aller faire un tour à la fois et de s’amuser un peu avec les villageois. Ils achetaient un harmonica, quelque vieille guitare, pour faire passer le temps, pendant les longues veillées passées auprès d’un feu de bois. On avait besoin d’une savonnette, il fallait se faire couper les cheveux, une fois en passant, se procurer du désinfectant pour panser les plaies des bêtes. Quant aux chaussures, ces bonnes chaussures qui vous protégeraient les pieds contre les pierres et les épines du chemin, il ne fallait pas y songer. Les charretiers s’estimaient heureux lorsqu’ils avaient de quoi acheter une paire de sandales indigènes.

Ils avaient beau être prudents et économes de leurs centavos, leurs dettes envers le patron ne diminuaient jamais ; c’était lui, en effet, le seul être au monde qui consentît à leur vendre à crédit. Tous les objets qui leur étaient indispensables, ils devaient les acheter à leur maître ; aucun autre commerçant ne leur aurait vendu la moindre babiole, s’ils n’avaient pas assez d’argent pour payer comptant.

Les avances consenties sur les salaires, c’étaient autant de dettes que le charretier contractait, et tant qu’il avait une dette envers son patron, il ne pouvait le quitter. S’il tentait de fuir, la police se chargeait de le ramener. Bien entendu, le charretier n’est ni un esclave ni un péon asservi, travaillant comme une bête de somme. Il est libre, mais il a le devoir de payer à son maître ce qu’il lui doit ; après quoi il pourra aller où bon lui semblera. L’univers tout entier et toutes les richesses qu’il contient sont à lui. D’ailleurs, personne ne l’oblige à contracter des dettes, aucune loi, ni aucun gouvernement. Il est absolument libre d’en faire ou de ne point en faire. S’il ne veille pas à la sauvegarde de sa propre liberté, ni son maître ni l’Etat ni le gouverneur n’y peuvent rien. Et s’il n’a pas amassé un capital suffisant, qui lui permette de s’installer comme représentant, industriel ou propriétaire terrien, c’est sa faute uniquement, et cela prouve qu’il n’a pas su être économe. N’importe qui a la possibilité de se muer en banquier. Si les prolétaires ne deviennent pas banquiers, ils ne doivent s’en prendre qu’à leur manque d’ordre dans leurs dépenses. Le système capitaliste n’est qu’un mythe qui fut inventé par les agitateurs et les anarchistes, désireux de fomenter une révolution mondiale ; ce qui leur donnerait l’occasion de se jeter sur les honnêtes gens et notamment sur les filles, ravissantes naturellement, de banquiers. Sois économe, prolétaire ! Et tu pourras devenir le propriétaire de la première banque que tu rencontreras au coin de la rue, sans avoir à recourir pour cela aux bouleversements d’une révolution mondiale…

Ce qui était équitable et conforme à la loi qui soutenait tout ce qui est juste. Car la loi et l’Etat soutiennent en effet tout ce qui est équitable. S’il en était autrement, à quoi donc serviraient l’Etat, sa police, ses soldats, ses juges, ses prisons ? C’étaient des considérations subtiles de ce genre qui permettaient aux charretiers de se sentir favorisés par rapport aux misérables péons attachés à leur finca.

Le monde est plein de justice. Ce sont les charretiers, les péons, tous les prolétaires enfin, qui sont responsables de ce que l’on ne fasse pas toujours usage de cette justice ; elle leur serait accordée, bien sûr, s’ils voulaient prendre la peine de l’exiger. Personne n’appuie un revolver chargé contre la poitrine du charretier pour l’obliger à faire des dettes ; personne n’oblige qui que ce soit à s’endetter, même pas le propriétaire le plus cupide, ni le plus avare. C’est en ceci que réside la grande liberté du prolétariat : à savoir que personne ne le contraint à contracter des dettes.

Or, si les charretiers ainsi que les péons font un usage maladroit, pour ne pas dire dangereux, de cette liberté qui constitue l’essence même d’une monnaie nationale, la faut n’en incombe ni aux propriétaires ni aux négociants. Il serait absolument injuste de le prétendre.

Dans le Brouillard

Parfois, quand son esprit était disponible, le sergent Karl Veek se rappelait un rêve qu’il avait fait dans le passé. Il ne pouvait se souvenir qu’avec difficulté des détails de ce songe enchanteur. Il y était ingénieur civil vivant une vie d’oisiveté somptueuse, dans une maison magnifiquement aménagée qu’il possédait en ville. Il était marié à une épouse à la fois séduisante et cultivée, il avait une petite fille ravissante. Et il goûtait l’existence d’un homme consciencieux, paisible et totalement satisfait.

C’était un rêve. Peut-être, ce qui le rendait si enchanteur était qu’il se trouvait hors de portée, inaccessible. Car, en réalité, Karl Veek avait toujours été soldat aussi loin qu’il puisse s’en souvenir, au moins depuis trois ans. Il ne pouvait se rappeler avoir jamais fait autre chose qu’attendre l’ennemi, ici, dans la tranchée, son fusil à la main. De temps en temps, obéissant à des ordres n’admettant pas de critiques, il devait fixer sa baïonnette et livrer l’assaut à une position de l’ennemi, en chassant résolument toute pensée de son esprit. Sauf celle-ci : tout homme se dressant sur mon chemin, qui porte un uniforme différent du mien, me tuera si je ne le tue pas le premier. Et, au moindre bruit que j’entendrais - que ce soit le tonnerre ou la canonnade, le crissement des cailloux ou le bruissement des feuilles, le murmure d’une voix - en toute probabilité, cela signifiera… ma mort !

Son fusil devant lui, sur le parapet, il tâtonna vers sa poche. Il en tira une photographie et une lettre, trouvant bien étrange que celle-ci possède une lointaine ressemblance avec cette femme dont il avait rêvé qu’elle était son épouse. Et les mots contenus dans cette lettre, qui semblaient si impersonnels et sans aucune vie propre, lancèrent un appel résonnant dans tout son être pour lui rappeler les lèvres rouges de la belle femme de son rêve. Mais l’écho fut si soudain qu’il aurait pu s’agir du son de cloches d’argent magiques carillonnant doucement en bas du terrain où il se tenait.

 « Sergent Veek ! »

 « Ici, lieutenant ! »

Qu’est-ce que les rêves m’ont jamais apporté, pensait Veek, si ce n’est remplir ma tête de sottises ?

 « Présentez-vous immédiatement au commandant, sergent Veek. Le caporal Ehming va prendre votre poste. »

 « Très bien, lieutenant ! »

 Relevé par le caporal, il se dirigea en vitesse, le fusil à l’épaule, pour se présenter au commandant dans son abri.

 « Sergent Veek, j’ai là une mission difficile, une mission qui nécessite de l’intelligence. Vous êtes le seul homme pour cette tâche, je ne peux me séparer d’aucun de mes officiers. Vous pouvez donc voir à quel point j’attache de l’importance à cette opération. Il n’y a eu aucun tir d’en face depuis maintenant deux jours. Aucun mouvement d’aucune sorte n’a été observé. Trois hypothèses se présentent : soit la position a été évacuée, soit c’est un piège ou bien encore ils se préparent à quelque chose là-bas. Nous avons besoin de savoir ce qui se passe. Prenez deux soldats pour vous aider. Pas de fusils, seulement les couteaux et les revolvers. Je veux que personne, là-bas, ne sache que nous avons une patrouille en reconnaissance. Mangez un morceau et allez-y. Faites en sorte d’être revenu avant la tombée de la nuit. Des questions ? »

 « Non, commandant ! »

C’était le début de la matinée, le ciel était dégagé. Mais deux heures après que Veek fut sorti, un épais et pesant brouillard avait recouvert lentement le terrain. À ce moment, le brouillard s’était intensifié jusqu’à ce qu’il devienne aussi solide qu’un mur blanchi à la chaux. Maintenant Veek ne pouvait plus distinguer ce qu’il y avait à deux pas devant lui. Ordonnant aux deux hommes de rester où ils étaient, il continua seul, marquant son chemin pour le retour en appuyant sa botte dans le sol.
À petits pas hésitants, il commença à se frayer un chemin à travers le dense mur blanc qui était prêt à reculer d’un pas - juste pour le laisser avancer - et puis se refermait immédiatement après, aussi ferme derrière que devant, comme s’il était en ciment. Effrayé à l’idée de perdre ses repères, il sortit sa boussole et la tint contre une petite carte rudimentaire.

Ce fut quand il releva la tête qu’il vit, à mois de deux pas de lui, un officier français qui, croisant son regard, se figea sur place. Aucun d’eux ne ressentit de la peur, il n’y avait pas non plus de crainte dans leurs yeux, seulement un profond étonnement. Chacun regardait l’autre comme s’il avait été le seul et unique habitant de la planète jusqu’à ce qu’il se trouve tout à coup face à face avec le premier homme. Quand ils virent l’uniforme de l’autre, chacun pensa en même temps que maintenant ils devaient faire une chose bien précise, une chose plutôt habituelle, une chose banale, une chose qui les dominait presque avec la force d’une obligation à laquelle ils ne pouvaient échapper, une chose qui leur fermait toute issue. Mais aucun d’eux ne savait ce que c’était, ni ce que ce devoir irrésistible ordonnait d’eux. Il leur semblait qu’une voix intérieure hurlait : « Agis ! Tu sais ce que tu dois faire ! » Mais, durant toutes ces années, jamais l’un d’eux n’avait rencontré, si proche et si calme, si inattendu et si seul sur cette île déserte, un homme à habit différent du sien.

Chacun d’eux pouvait ressentir le souffle de l’autre, ils pouvaient même voir les lignes les plus délicates inscrites sur le visage de l’autre. Alors, ils restaient debout complètement stupéfaits et, tout à coup, ils n’arrivèrent plus à comprendre les manières de fonctionner du monde.
Au même moment, chacun d’eux leva lentement la main à son képi et adressa délibérément un salut - léger mais reconnaissable - en direction de l’autre.

L’expression de leurs visages était aussi sévère que la mort. Mais dans les profondeurs insondables de leurs yeux reposait une simple question que les hommes ne manquent jamais de comprendre. Ils rabaissèrent leurs mains et firent demi-tour pour s’en aller. Pendant un instant infiniment bref, une seconde d’éternité les enveloppa et les dépouilla de leurs uniformes, et sans y penser, obéissant à cette volonté puissante, ils s’avancèrent en même temps pour prendre la main de l’autre. Ils se serrèrent la main comme des amis qui doivent se séparer pour toujours. Tout aussi rapidement, ils relâchèrent la main de l’autre, et repartirent par le chemin qui les avait amenés.

Quel autre comportement chacun d’eux aurait-il dû avoir, après qu’il eut reconnu que face à lui se trouvait un homme ?

Car, ils furent tous les deux soudainement rendus aveugles et ne virent pas l’ennemi.

Ret Marut alias B. Traven

Il avait endossé une trentaine d’identités. Arnolds, Barker, Hal Croves, Traven Torsvan, Traven Torsvan Croves, B.T. Torsvan, Ret Marut, Rex Marut, Robert Marut, Fred Maruth, Fred Mareth, Red Marut, Richard Maurhut, Albert Otto Max Wienecke, Aldolf Rudolf Feige, Kraus, Martinez, Fred Gaudet, Lainger, Gretz Ohly, Anton Räderscheidt, Robert Bek-Gran, Arthur Terlelm, Wilhelm Scheider, Henrich Otto Becker… Selon ses interlocuteurs, il se présentait comme allemand, lituanien, hollandais, américain, mexicain. Source

Lire aussi

Qui était B. Traven ?

Albert Einstein, à qui l’on demandait que livre il emporterait sur une île déserte, répondit un jour : « N’importe lequel pourvu qu’il soit de Traven. ».

En France, c’est à Manès Sperber que l’on doit la connaissance de Traven.

B. Traven est un écrivain de langue allemande, surtout connu pour son roman Le Trésor de la Sierra Madre (Der Schatz der Sierra Madre). Ce livre a été porté à l’écran par John Huston, dans un film du même nom, avec comme acteur principal Humphrey Bogart. On sait que B. Traven aurait participé au tournage de ce film sous le nom de Hal Croves, « traducteur et agent artistique » de Traven. Mais, selon Huston, B. Traven aurait été le nom de plume de plusieurs personnes (Traven Torsvan alias Hal Croves et Ret Marut) travaillant en collaboration. Parmi ses différents pseudonymes, on relève : Traven Torsvan, Berick Torsvan, Otto Feige, Kraus Linger, Richard Wienecke, Hugo Kronthal… Mais Traven a toujours souhaité brouiller les pistes de son parcours souvent par nécessité (il a longtemps été recherché), par malice (le désir amusé de brouiller les pistes) et surtout par conviction (car pour lui seule l’œuvre compte).

S’il demeure encore aujourd’hui des doutes sur l’origine exacte de sa naissance, ainsi que sur les conditions de son enfance et de son adolescence, on connaît, malgré tous ses efforts de dissimulation, l’essentiel de son parcours. Pour certains, il naît le 25 février 1882 à San Francisco, pour d’autres le 3 mars 1890 à Chicago… En fait, celui qui signait B. Traven, est l’acteur Ret Marut qui, dès 1907, d’abord apprenti serrurier, parcourt ensuite les tréteaux d’Allemagne avec Elfriede Zelcke, sa compagne. La guerre éclate, il n’est pas enrôlé, mais devient journaliste et écrivain. Secondé par Irene Mermet, sa nouvelle amie et collaboratrice, Marut va publier des nouvelles pacifistes et surtout, à partir de 1917 diriger, malgré la censure, une revue anarchiste, Le Fondeur de Brique (Der Ziegelbrenner) vendu sur abonnement.

Le 7 novembre 1918, se crée la République des conseils de Bavière, à laquelle Marut va participer activement avec Irene. Marut est directeur du département de la presse et porte-parole de la « commission préparatoire pour la constitution du tribunal révolutionnaire » ; il fait partie du comité de propagande du gouvernement des conseils. Le 1er mai, les gardes blancs entrent dans Munich. Répression générale.

Il est arrêté le 2 mai 1919, mais réussit à s’évader, puis en compagnie d’Irene, il va errer pendant quatre ans et demi à travers l’Europe, sous divers pseudonymes. Le 30 novembre 1923 il est arrêté à Londres pour défaut de permis de séjour et emprisonné deux mois et demi à la prison de Brixton. Il y révèle à la police sa véritable identité : Otto Feige né le 23 février 1882 à Schwiebus en Brandebourg (aujourd’hui Świebodzin en Pologne) ; son nom de scène, Marut, étant l’anagramme de traum (« rêve » en allemand). Finalement il réussit en avril 1924 à embarquer sur un cargo, vers Tampico, port mexicain.

Sa découverte du Mexique et de l’exploitation des indiens va devenir le moteur premier de ses écrits et de sa vie pendant ces dix années prolifiques. Ses ouvrages seront écrits en allemand et publiés par le journal social-démocrate Vorwärts en feuilletons, puis par la Guilde du Livre à Berlin grâce à l’appui de son « découvreur », Ernst Preczang. Inauguré par Les Cueilleurs de coton, suivront Le Vaisseau des Morts et Le Trésor de la Sierra Madre avec pour personnage récurrent Gérald Gale. Parallèlement, Traven participe à des expéditions archéologiques et ethnologiques au Chiapas comme photographe, sous le nom de Torsvan, tout en suivant des cours de civilisation et d’histoire indianiste à l’université de Mexico.

À partir de 1928, il entame le cycle dit de la Jungle, avec des nouvelles et récits comme L’Arbuste et Le Pays de printemps (illustrés de ses photos) et des romans comme Un pont dans la jungle et Rosa Blanca. À partir de 1931, il obtient un permis de séjour et part s’installer près d’Acapulco, dans une auberge à Parque Cachu. Puis, c’est le cycle de la caboa (caoutchouc), le plus prolifique avec notamment La Charette, Gouvernement, La Révolte des Pendus et Le Général de la jungle. Entre temps, la prise de pouvoir par Hitler contraint les éditeurs à transférer la publication de ses ouvrages en Suisse à Zurich. En homme avisé, Traven envoie également ses manuscrits aux États-Unis et à Londres, où ils vont connaitre un succès immédiat. Dans ces années-là, Traven va faire la connaissance d’Esperanza López Mateos, sœur du futur président du Mexique, qui devient la traductrice de ses livres en espagnol et sa nouvelle compagne. Après Le Général de la jungle publié en 1939 en Suède il a pratiquement cessé d’écrire, à part un curieux roman Aslan Norval en 1960, dont l’action se situe aux États-Unis.

Après le suicide d’Esperanza López Mateos en 1951, il s’installe à Mexico, dans la maison de Rosa Elena Luján, qui sera sa secrétaire, puis son épouse. Désormais, il se consacre à la diffusion de ses livres et aux adaptations de ses films (9 de son vivant). Après l’épisode du tournage du Trésor de la Sierra Madre, le journaliste Louis Spota révèle que l’agent littéraire Hal Croves, qui a supervisé l’adaptation du roman, s’appelle en réalité Torsvan et n’est autre que le célèbre écrivain B. Traven lui-même. Commence alors la « chasse au Traven » dont il s’amusera à déjouer tous les pièges avec habileté jusqu’à sa mort le 26 mars 1969.

Un mois plus tard, sa veuve, Rosa Elena Luján, annonça que Hal Croves (B. Traven Torsvan à l’état-civil mexicain) était en réalité Ret Marut.
Selon ses volontés, ses cendres furent éparpillées au-dessus du Chiapas.

Une révolution toute fraîche avait sans doute attiré Marut au Mexique : celle d’Emiliano Zapata et de Francisco Villa, qui secoua le pays de fond en comble de 1910 à 1920. Quand Marut débarque sur cette terre, aux alentours de 1924, les cendres de la révolution mexicaine sont encore chaudes.

Traven a explicité sa pensée dans une lettre de 1927 à son éditeur : « Je considère les Indiens mexicains et le prolétariat mexicain, qui est indien à 95%, comme mes frères de cœur ; prolétariat inconnu de l’Europe, qui n’en a jamais entendu parler, et qui est victime et lutte pour sa libération pour accéder à la lumière du soleil. Je n’ai pas encore réussi jusqu’ici à retracer cela clairement pour les travailleurs européens, ni dans une œuvre d’art. »

En 1926, dans une lettre à la Guilde Gutenberg accompagnant le manuscrit du Totenschiff (le Vaisseau des morts), il déclarait :
« Celui qui postule un emploi de veilleur de nuit ou d’allumeur de réverbères se voit demander un curriculum vitæ à transmettre dans un certain délai. Mais d’un travailleur qui crée des œuvres intellectuelles, on ne devrait jamais l’exiger. C’est impoli. On l’incite à mentir. Surtout s’il croit, pour des raisons bonnes ou mauvaises, que sa vie véritable pourrait décevoir les autres. Cela ne vaut certes pas pour moi. Ma vie personnelle ne décevrait pas. Mais elle ne regarde que moi et je tiens à ce qu’il en soit ainsi. Non par égoïsme. Mais parce que je désire être mon propre juge en ce qui concerne mes affaires personnelles. »

« J’aimerais le dire très clairement. La biographie d’un créateur n’a pas la moindre importance. Si on ne reconnaît pas l’homme à ses œuvres, de deux choses l’une : soit c’est l’homme qui ne vaut rien, soit ce sont ses ouvrages. C’est pourquoi l’homme créateur ne devrait pas avoir d’autre biographie que ses œuvres. C’est dans ses œuvres qu’il expose à la critique sa personnalité et sa vie. »

Or, dès avant, on trouve sous sa plume des paradoxes de ce genre : « L’homme célèbre .- La célébrité de quelqu’un, quel qu’il soit, a pour base une brutale transgression de la raison. Car gloire et célébrité ne sont rien de plus qu’être reconnu par la majorité. Et selon l’expression d’un des plus grands philosophes, la majorité a constamment tort » (in Frankfurter Zeitung, 18 mai 1913).

« Le capitalisme sous sa forme actuelle ne peut que mener à la guerre. Il en va fondamentalement autrement lorsque l’humanité est amenée à approfondir ses idées, à changer sa façon de penser. [...] Et c’est parce que tous les hommes pensent argent que l’argent et le capitalisme constituent aujourd’hui le seul pouvoir, un pouvoir décisif et des plus influent. [...] Si l’on offrait aux hommes une vie plus motivée, plus riche, plus délectable ; si le travail leur était une joie et non le seul moyen d’assurer péniblement leur pitance ; si l’on donnait aux hommes toute possibilité d’exercer leurs pleines facultés et d’utiliser leurs talents, au lieu de les laisser s’étioler, aucune hystérie guerrière n’aurait le moindre succès, dans aucun pays. [...] Après la guerre, il ne s’agira à coup sûr pas de reconstruire le passé ; car c’est précisément le passé qui a apporté cette indicible souffrance pesant sur l’humanité. Ce qu’il faudra, c’est une refondation complète, totale de nos pensées et de notre manière de penser. La paresse d’esprit est le mal le plus terrible, un mal bien plus grave que de se tromper. Une pensée faussée peut être remise sur la bonne voie ; la paresse d’esprit est irrémédiable. Si, avant guerre, nous pensions : “ Dans la vie, c’est l’argent qui est la chose la plus importante ! ”, après la guerre il nous faudra penser : “ Dans la vie c’est le travail qui est la chose la plus importante ! ”. » (Der Ziegelbrenner n° 1, 1er septembre 1917).

Son œuvre :

Le Vaisseau des morts

Le Trésor de la Sierra Madre

Le Pont dans la jungle

Rosa Blanca

La Charrette

La Révolte des pendus

Le Général de la Jungle

Le chagrin de saint Antoine et autres histoires mexicaines

Le Visiteur du soir

Macario

Dans l’État le plus libre du monde

Le Pays du printemps

L’Arbuste

Les Ramasseurs de coton

Aslan Norval

La Création du soleil - légende indienne

Lire encore :

Une conversion manquée

L’armée des pauvres

Le visiteur du soir

Le gros capitaliste

The Creation of the Sun and the Moon

The Bridge in the Jungle

The Cotton-Pickers

The Treasure of the Sierra Madre

The Night Visitor and Other Stories

The Rebellion of the Hanged

Government

March to the Monteria

Aslan Norval

The Carreta

Rosa Blanca :

Le Vaisseau des morts :

Source principale de cet article

Les écrits politiques de l’anarchiste devenu romancier Ret Marut alias Traven

« Qu’on ne vienne pas sermonner les travailleurs sur la politesse et les bonnes mœurs quand on les emploie dans des conditions qui leur interdisent d’être polis et décents. La crasse et la sueur déteignent encore plus sur l’esprit que sur le corps. »

« Quand je vois une gigantesque statue de la liberté à l’entrée du port d’un grand pays, je n’ai pas besoin qu’on m’explique ce qu’il y a derrière. Si on se sent obligé de hurler : " Nous sommes un peuple d’hommes libres ! ", c’est uniquement pour dissimuler le fait que la liberté est déjà fichue ou qu’elle a été tellement rognée par des centaines de milliers de lois, décrets, ordonnances, directives, règlements et coups de matraque qu’il ne reste plus, pour la revendiquer, que les vociférations, les fanfares et les déesses qui la représentent. »

Communiqué du jour

Premier bulletin officiel du corps expéditionnaire américain du 27 octobre (1917) :

« Nos unités s’habituent avec beaucoup de bonheur à la vie dans les tranchées. »

Messieurs nos cousins de l’autre côté du Grand Tohu-Bohu n’ont pas mis longtemps pour apprendre à rédiger les communiqués quotidiens tels qu’on en sache autant après qu’avant. Ce communiqué pourrait émaner de n’importe quel état-major des armées européennes. On ne s’en apercevrait pas du tout. « Nos unités s’habituent avec beaucoup de bonheur à la vie dans les tranchées. » Ou : …s’habituent avec beaucoup de bonheur aux grenades à main ; ou bien : …s’habituent avec beaucoup de bonheur aux intestins débordant des ventres étripés ; ou bien encore : …s’habituent avec beaucoup de bonheur à la mort.

L’homme peut justement s’habituer à tout, à naitre, à mourir, à tuer. C’est le tragique même de l’homme, et non son privilège, comme d’aucuns l’affirment. Au lieu de s’habituer, il vaudrait mieux que les hommes dépérissent et s’éteignent plus souvent, plus rapidement, et se donnent plus promptement la mort. Peut-être l’humanité finirait-elle alors par s’élever jusqu’à l’animal. Un jour peut-être – mais rien n’est moins certain – un communiqué officiel nous annoncera : « …les unités s’habituent avec beaucoup de bonheur à la paix. » Mais je dois avouer que je redoute ce qu’aura à subir l’humanité avant de retrouver la paix et de s’y habituer. Cette crainte se fonde d’une part sur le fait qu’on puisse écrire : « Les marchands d’armes et les profiteurs de guerre n’arrivent pas à s’habituer à la paix. » L’incapacité du capitalisme hypertrophié à s’habituer à la paix pourrait bien, dans certaines circonstances, nous apporter des malheurs pires que la guerre mondiale. Il suffirait pourtant que les fabricants d’armes et les profiteurs de guerre parviennent à croire qu’ils pourraient s’habituer à la paix pour que cette paix soit assurée.

Der Ziegelbrenner n°2, 1er décembre 1917

Je réclame la liberté de la presse !

Actuellement, la liberté de la presse n’existe pas. Les journalistes sont des crapules, manipulateurs de l’opinion qui trompent le peuple de crainte de se retrouver sans « revenu garanti ». Ils ont peur d’avoir faim, de tomber dans la dèche. Être ou ne pas être sujet à cette peur est affaire de personnalité. Tout homme n’a pas la capacité de rester droit, honnête et ferme dans ses convictions face à l’éventualité de ne pas manger à sa faim. Le journaliste, en tout cas, ne l’a pas. J’exige son indépendance économique immédiate à l’égard de son employeur. J’exige qu’on lui donne l’occasion de prouver qu’il peut être un brave type lorsqu’il n’est plus menacé de licenciement, et donc de faim. La presse doit être assumée par des hommes libres.

C’est pourquoi je réclame des mesures provisoires :

Aucun journal, aucune revue offrant des articles, des informations, des communiqués ou des dépêches qui traitent de politique, d’économie ou de politique commerciale, n’aura le droit de publier de réclames. Même chose pour les organes comportant une section commerciale et ceux qui donnent des nouvelles ou rapports boursiers. Les réclames ne pourront être publiées que dans des feuilles exclusivement réservées à cet effet. Ces feuilles publicitaires ne pourront contenir que des communiqués officiels, ainsi que des romans, des nouvelles et des lectures de divertissement. Elles seront propriété de la collectivité ; les bénéfices en reviendront à la communauté. Leur administration aura l’obligation de faire passer toutes les réclames ; elle ne pourra refuser que celles propres à encourager le crime.

Tant que le gouvernement n’aura pas établi cette séparation entre presse publicitaire et presse « d’opinion », il n’y aura pas de liberté de la presse, il n’y aura pas de journaliste libre. Tant que le gouvernement n’aura pas créé cette liberté de la presse, les travailleurs, les soldats et tous les hommes dont le bien-être est quotidiennement en butte aux infamies de la presse et des journalistes ont le droit et le devoir d’empêcher la presse de travailler « tranquillement ». Il faut extirper la peste. Supprimons les causes, les effets disparaîtront. Un journal ou une revue qui ne peuvent subsister sans revenus publicitaires n’ont aucun droit à l’existence.

Der Ziegelb

Contraste

Un gouvernement au-dessus de moi ?

Où cela ?

Et si je ne reconnais pas le gouvernement ?!

Je n’ai qu’à le vouloir et il n’existe plus. Un gouvernement sans gouvernés. Quel gouvernement ? […]

Il peut me tuer. En serait-il davantage gouvernement ? Une pierre que m’a lancée un enfant peut me tuer, un cheval emballé peut me tuer.
L’enfant, la pierre, le cheval en sont-ils pour autant un gouvernement ?
[…] Le gouvernement peut me tuer. Je n’y perds rien. Mais le gouvernement perd un homme, qu’il comptait gouverner.

Et qu’est un gouvernement sans hommes à gouverner ?

[…] Pensez ! C’est mon droit d’exiger cela de vous, puisque vous êtes des hommes et que vous pouvez penser. Oui, mon droit. Mon droit de toute éternité.

Pensez ! Mais vous ne pouvez pas penser, parce qu’il vous faut des statuts, parce que vous avez des administrateurs à élire, parce que vous avez des ministres à introniser, parce que vous avez besoin de parlements, parce que vous ne pouvez pas vivre sans gouvernement, parce que vous ne pouvez pas vivre sans chefs.

Vous cédez vos voix pour les perdre, et quand vous voulez vous en servir vous-mêmes, vous n’en disposez plus, et elles vous font défaut parce que vous les avez cédées.

Pensez ! Prenez conscience de la sereine passivité que vous avez en vous, dans laquelle s’enracine votre invincible pouvoir. Laissez d’un cœur apaisé et insouciant s’effondrer la vie économique ; elle ne m’a pas apporté le bonheur et elle ne vous l’apportera pas non plus.
Laissez consciemment pourrir l’industrie, ou c’est elle qui vous pourrira.
[…] C’est dans l’industrie que tu veux te dépouiller de tes chaînes ? C’est avec une économie florissante que tu veux abattre ton adversaire ? Ne le disais-je pas que tu es un bourgeois parce que tu penses comme un bourgeois ?

Les affaires du bourgeois ne pourront jamais être les tiennes. L’industrie, qui a donné au bourgeois le pouvoir de t’asservir, ne pourra jamais t’apporter la liberté ou la vie.

L’industrie telle qu’elle est, ne pourra jamais répondre à ton besoin d’égalité. L’industrie, telle qu’elle est, ne produit rien d’autres que des armes pour t’asservir.

Le chef t’en parlera autrement. C’est bien pourquoi il est chef, et c’est bien pourquoi tu es mené.

Les géniteurs d’enfants s’engluent dans la servitude. Les esclaves engendrent des enfants. Chaque enfant que tu engendres est un anneau de ta chaîne d’esclave. Achète-toi un sofa en peluche et engendre un enfant, c’est la même chose, qui concourt au même but.

[…] Ne pleure pas les victimes qui tombent dans la lutte ; car la larme qui brille dans ton œil emplit d’un espoir de victoire celui que tu dois anéantir.

[…] Tant qu’il y aura des affamés à côté de repus, la pitié des repus sera une insulte aux affamés, et la pitié des affamés vis-à-vis des victimes une consécration et une reconnaissance du droit des repus à être rassasiés aux dépens des affamés.

Der Ziegelbrenner n°35–40, 21 décembre 1921

Source

Marut : « Des décennies durant, le prolétariat a vécu dans l’espoir de mener à bien sa révolution sans violence et surtout sans verser le sang. Cet espoir a été déçu par les Noske, Hoffmann et tous les procureurs et juges de la bourgeoisie. Lorsque d’un coté on assiste sans discontinuer aux haies de baïonnettes et au ballet des mitrailleuses, derrière lesquelles attendent les pénitenciers et la hache des bourreaux, on ne peut tout de même pas supposer que de l’autre coté on défilera des lis blancs à la main. » ( 20 mars 1920 )

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