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Le rôle de la classe ouvrière dans l’histoire de l’Irlande

jeudi 29 septembre 2022, par Robert Paris

James Connolly

Le rôle de la classe ouvrière dans l’histoire de l’Irlande

1910

Avant-propos de l’Auteur

Pour Mrs Stopford Green, dans son remarquable ouvrage, ‘The Making of Ireland and its Undoing’ [‘Formation et destruction de l’Irlande’], qui est à notre connaissance la seule étude sur l’histoire de l’Irlande à appliquer des méthodes scientifiques modernes, la dispersion du peuple irlandais sous Henry VIII et Elizabeth a entraîné la destruction de la culture traditionnelle, c’est-à-dire la rupture avec la coutume et le droit gaéliques. Selon l’auteur, les Irlandais qui avaient fait leurs études à l’étranger se détachaient des traditions de l’ancienne Erin, et tombaient dans une ignorance telle qu’ils ne comprenaient plus ni l’esprit du Code de Brehon [1] ni l’ordre social dont il était l’expression juridique.

« Ils soutenaient, écrit-elle, la thèse si contraire à la loi immémoriale de l’Irlande, que seuls des hérétiques avaient pu concocter dans leurs marmites infâmes, cette idée que le peuple a le droit d’élire ses chefs et de conférer à qui il veut l’autorité suprême. » En d’autres termes, les Irlandais modernes, formés selon des principes d’éducation étrangers, avaient adopté le système féodalo-capitaliste instauré par l’Angleterre en Irlande et ils cherchaient à le faire accepter par les Irlandais gaéliques. La décomposition des clans, achevée par Cromwell, consomma en définitive la ruine de l’Irlande gaélique. Désormais, en matière d’éducation supérieure des Irlandais, ce fut l’étranger qui fournit le modèle, l’étranger qui donna le ton.

Autrement dit, la culture gaélique des chefs de clans fut brutalement détruite au XVIIe siècle et remplacée par les méthodes éducatives des despotes européens du continent. On les inculqua aux étudiants irlandais, qu’on renvoya ensuite dans leur pays pour prêcher la croyance fanatique dans les prérogatives royales et féodales, croyance aussi étrangère au génie gaélique que les maîtres anglais sur le sol de l’Irlande. Quel éclairage cela jette-t-il sur l’histoire irlandaise des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles ! Quelle belle démonstration sur l’origine réelle de cette prétendue « vénération des Irlandais pour l’aristocratie, » que décrivent avec tant d’éloquence les littérateurs charlatans de la bourgeoisie irlandaise ! On s’aperçoit que cette vénération est tout aussi exotique, tout aussi importée, que la caste aristocratique qui en est l’objet. L’une et l’autre ont été :

« … d’immondes fleurs étrangères
Qu’on fit pousser ici pour empoisonner nos plaines. »

Mais cet insidieux mensonge sur l’attirance des Irlandais pour l’aristocratie s’est profondément enraciné dans l’idéologie. Il faudra beaucoup de temps pour l’extirper de la tête des gens ou pour leur faire prendre conscience que c’est toute l’interprétation classique de ces deux cents dernières années d’histoire irlandaise qui constitue une trahison et un abandon de nos meilleures traditions populaires. C’est là un problème qu’il nous faut examiner de plus près.

Un cours d’eau ne peut naître plus haut que sa source, une littérature nationale ne peut devancer l’état des mœurs d’une société dans laquelle elle puise son inspiration. Si nous voulons comprendre la littérature nationale d’un peuple, il nous faut étudier ses structures sociales et politiques, sans jamais perdre de vue que ses écrivains en sont le produit et que ce qu’ont enfanté leurs cerveaux a été conçu et mis au monde dans des conditions historiques déterminées. Dépossédée de son ancien système social, l’Irlande a été du même coup dépossédée de sa langue nationale, par laquelle se transmettait la culture de ses couches dirigeantes. Cette double perte provoqua l’arrêt prolongé du développement social, national et culturel du pays. Dans les dernières années du XVIIe siècle, pendant tout le XVIIIe et la majeure partie du XIXe, les Irlandais sont devenus, socialement et politiquement, les ilotes de l’Europe.

Le paysan irlandais, qui avait été un homme libre du clan, possédant ses terres tribales et exerçant un pouvoir collectif avec ses compagnons, fut réduit à l’état de simple occupant précaire [2] menacé par l’expulsion, le déshonneur, l’ignominie et soumis à un propriétaire privé qui n’avait de comptes à rendre à personne. Politiquement, il n’avait pas d’existence ; juridiquement, il n’avait aucun droit ; intellectuellement, submergé par le poids de sa déchéance sociale, il cédait à l’emprise avilissante de la pauvreté. Vaincu par la conquête, il subissait toutes les terribles conséquences de la défaite, sous la domination d’une classe dirigeante et d’une nation qui ont toujours suivi le vieux précepte des Romains :« Malheur au vaincu ».

Pour ajouter à son humiliation, ceux de son nom, ceux de son peuple, qui avaient trouvé moyen d’échapper à la ruine générale et qui avaient pu envoyer leurs enfants s’instruire à l’étranger, découvraient que ces « wild geese » [3], qui étaient partis vers la France, l’Italie ou l’Espagne pleins de haine pour la Couronne d’Angleterre et la cohorte de landlords anglais installés en Irlande, revenaient au pays transformés en partisans catholiques d’un prétendant au trône d’Angleterre. Ils usaient de tout le prestige de leur éducation étrangère pour discréditer l’idéal gaélique d’égalité et de démocratie et pour distiller en échange dans l’esprit de la jeune génération les idées féodales du droit divin des rois à régner et des sujets à obéir aveuglément. Les étudiants irlandais des universités du continent ont été les premiers fruits d’un plan que la Papauté continue de mettre en œuvre avec son habileté coutumière et une persévérance indifférente aux siècles qui s’écoulent : considérer l’Irlande catholique comme un simple instrument de reconquête spirituelle de l’Angleterre au catholicisme. Au XVIIIe siècle, c’est en Irlande que ce plan a accompli son œuvre la plus meurtrière. Sans doute n’est-il pas parvenu à entraîner un seul travailleur irlandais des villes ou des campagnes dans la lutte pour la cause des Stuart, au temps des Révoltes écossaises de 1715 et 1745 [4] mais, malgré cet échec pitoyable, il les a empêchés de défendre leur propre cause ou de tirer parti des querelles intestines de leurs ennemis. Il a fait pire. Il a tué l’Irlande gaélique : un Catholique parlant irlandais ne pouvait servir de missionnaire du catholicisme en Angleterre, et un paysan irlandais attaché à la langue de ses ancêtres risquait de tenir tout autant aux principes qui avaient régi la société et la civilisation où ils avaient vécu et prospéré pendant de longues années. De tels principes étaient détestables pour les collateurs français, espagnols ou pontificaux des collèges irlandais du continent, plus détestables que pour les monarques anglais eux-mêmes. De sorte que les pauvres Irlandais étaient non seulement des parias dans le système social de leur époque, mais ils perdaient encore tout espoir de voir renaître et revivre leur culture grâce aux succès de leurs enfants. A leurs enfants, on enseignait le mépris de la langue et des traditions paternelles.

La littérature irlandaise de langue anglaise est née à cette époque, où le paysan irlandais, réduit au dernier degré de l’oppression, pouvait tout au plus espérer qu’on ait pitié de lui comme on a pitié d’un animal. Elle n’était pas écrite pour les Irlandais comme l’aurait été une véritable littérature nationale ; elle était écrite par des Irlandais, elle les prenait pour thème, mais elle était destinée aux Anglais et aux Anglo-Irlandais.

C’est ce qui permet de dire que, dans la littérature anglaise, l’Irlandais est apparu avec l’excuse aux lèvres. Ses créateurs n’avaient aucune idée de ce qu’avait été l’Irlandais libre et indépendant de l’Irlande gaélique, mais ils connaissaient fort bien l’Irlandais vaincu, volé, asservi, abruti, corrompu, qu’avait engendré la domination de générations de landlords et de capitalistes. Celui-là, ils l’avaient bien repéré et ils l’exhibaient à la face du monde en demandant aux autres nations de voir en lui le type même de l’Irlandais authentique.

Rampait-il devant un représentant du pouvoir royal, en un mouvement de soumission abjecte, né de cent ans de proscription politique et de dressage aux idées étrangères, on présentait fièrement sa bassesse comme l’exemple de « l’antique fidélité celte à la monarchie héréditaire ». Le souvenir des éternelles famines, des expulsions, des emprisonnements, des pendaisons, de l’occupation précaire de la terre, venait-il lui embrumer le cerveau et le pousser à s’humilier devant la classe supérieure ou à s’attacher comme un chien au destin d’un de ses membres, on citait sa flagornerie comme une manifestation de « l’antique vénération irlandaise pour l’aristocratie ». La précarité permanente de son existence engendrait-elle en lui, dans un système où la terre c’est la vie, le désir forcené de posséder un lopin pour assurer la subsistance des siens, on claironnait aussitôt, triomphalement, que cette faim de terre, toute récente, était la preuve de « l’attachement irlandais au principe de la propriété privée ». Qu’il soit bien entendu que nous ne parlons pas des Anglais qui calomnient les Irlandais, mais des Irlandais qui distribuent ce genre d’éloges à leur propre peuple. Les calomniateurs anglais n’ont jamais fait autant de mal que ces prétendus peintres de la personnalité irlandaise. C’est à la face du monde que les Anglais rabaissaient les Irlandais, tandis que les professeurs et écrivains de la bourgeoisie irlandaise les rabaissaient à leurs propres yeux, donnant pour des vertus typiquement irlandaises les vices les plus ignobles engendrés par des générations de servitude.

Ainsi, chaque fois qu’un paysan, ou un ouvrier, ou un artisan irlandais, se liguait avec ses compagnons pour lutter contre ses oppresseurs et défendre son droit de vivre sur la terre de ses ancêtres, les classes « respectables », toutes imbues d’idées étrangères, déploraient publiquement son action et l’attribuaient en douce « aux conséquences fâcheuses des erreurs de l’administration anglaise à l’égard de la personnalité irlandaise ».

Mais quand par hasard un Irlandais, rejetant toutes les traditions de son peuple, se mettait à marcher sur la tête de ses compatriotes pour devenir riche ou puissant, on donnait sa vie en exemple de ce dont étaient capables les Irlandais favorisés par la naissance ou par les circonstances. On peut dire que les dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles ont été le chemin de croix du peuple irlandais. Le Gaël originel disparut et, à sa place, les politiciens bourgeois, les capitalistes et les prêtres s’efforcèrent de fabriquer un Irlandais hybride, contraint d’assimiler un système social, une langue, une personnalité, qui lui étaient étrangers. L’assimilation du système social et de la langue fut hélas un succès, un tel succès que, de nos jours, la majorité des Irlandais ignorent que leurs ancêtres ont pu connaître un autre régime de propriété, et qu’ils ont, dans leur propre pays, toutes les peines du monde à se débrouiller dans leur langue maternelle, qu’ils parlent avec l’accent hésitant des étrangers. Par bonheur, la personnalité nationale a été trop difficile à façonner aux moules respectables de l’étranger. Ce refus de céder à l’étreinte mortelle du conformisme capitaliste anglais a déjà provoqué un retour à la langue gaélique et va vraisemblablement faire aussi redécouvrir et réévaluer le système social dans lequel le peuple gaël a atteint le plus haut degré de civilisation et de culture en Europe.

Cette reconversion au principe gaélique de propriété collective des moyens de subsistance aura pour obstacle principal l’opposition de ceux qui se représentent la personnalité et l’histoire de l’Irlande à travers la littérature anglo-irlandaise dont ils sont imprégnés. Cette littérature, nous l’avons signalé, est apparue aux temps les plus abominables de la servitude de notre peuple, et elle en porte toutes les tares congénitales. Ironie suprême, ces marques de la servitude font l’admiration de nos chers professeurs, qui y retrouvent « les caractères innés de la personnalité celte ». L’une de ces tares originelles, c’est la foi dans le système social capitaliste. L’Irlandais s’en libère lorsqu’il découvre qu’en vérité le système capitaliste est radicalement étranger à l’Irlande.

Pendant plus de 250 ans, les classes moyennes et supérieures ont eu dans ce pays une attitude surprenante. Elles ont affirmé aux travailleurs que leur devoir sacré, pour défendre leur peuple et leur religion, était de préserver un ordre social contre lequel leurs ancêtres gaëls avaient lutté plus de 400 ans, en bravant la prison, la famine et la guerre. A l’inverse des Normands venus s’installer en Irlande, dont on disait qu’ils étaient devenus « plus irlandais que les Irlandais », les classes riches d’Irlande devinrent plus anglaises que les Anglais et n’ont cessé de l’être jusqu’à nos jours.

Dans ce sens, nous estimons que notre livre, dont le but est de décrire l’attitude des masses irlandaises dépossédées lors de la grande crise de notre histoire moderne, peut à juste titre être lui-même considéré comme un élément de la renaissance littéraire gaélique. La langue gaélique, méprisée par les classes possédantes, a réussi à trouver un ultime refuge dans les coeurs et dans les foyers des « ordres inférieurs » et la voici qui retrouve de nos jours une place que nous jugeons plus importante et plus durable pour la civilisation que par le passé. Pour reprendre les paroles de Thomas Francis Meagher [5], ce sont encore ces « misérables chaumières qui ont été les sanctuaires sacrés où furent préservées et transmises tant les traditions que les espérances de l’Irlande ».

La classe capitaliste irlandaise, au nom d’un patriotisme apostat qui a rompu avec la tradition gaélique, rejettera bien entendu une telle façon de voir les choses ; étant elle-même imprégnée d’usages étrangers, elle continuera de lancer l’épithète d’« idéologie étrangère » à la tête des militants démocrates irlandais. Mais la renaissance celte que connaît actuellement l’Irlande peut pousser à réviser et à approfondir l’analyse des structures juridiques et sociales d’avant l’invasion anglaise. Elle peut aussi, entre autres résultats positifs, permettre d’établir solidement la validité de ce que nous avançons.

Jusqu’ici, l’étude des structures sociales de l’ancienne Irlande souffrait d’une grave lacune. Pour décrire et interpréter les coutumes et les modes de vie du pays, le chercheur dépendait totalement des descriptions et des interprétations de gens qui n’avaient aucune connaissance ni même aucune intuition des phénomènes qu’ils essayaient de décrire, ni de leur signification. Marqués par les conceptions du féodalisme ou du capitalisme, ces auteurs s’efforçaient constamment d’expliquer les institutions irlandaises en se référant à un ordre de choses auquel ces institutions étaient complètement étrangères. Pour les titres irlandais désignant la fonction sociale de leurs détenteurs, ils croyaient pouvoir trouver des équivalents dans les titres du régime féodal anglais. Ils oubliaient totalement que les deux formes de sociétés étaient antithétiques et non complémentaires, et que les titres de l’une ne pouvaient donc, par définition, avoir le même sens que ceux de l’autre, encore moins être l’objet d’une traduction.

Une erreur assez semblable fut faite en Amérique quand les premiers conquistadores espagnols voulurent décrire le système politique et social du Mexique et du Pérou. Cette erreur aboutit à des résultats identiques, c’est-à-dire à une immense confusion à chaque fois que l’on tenta de retracer la vie réelle de ces pays avant la conquête. Les auteurs espagnols furent incapables de s’imaginer des structures sociales différentes du continent européen : d’où ces récits étranges et merveilleux sur le despotisme des « Empereurs » et des « Nobles » péruviens et mexicains, alors qu’on avait affaire en réalité au système familial très élaboré de peuples qui n’étaient pas encore parvenus au stade de l’État organisé. Ce n’est qu’avec la publication de l’ouvrage monumental de Morgan sur la Société antique [Ancient society (1877)] que les chercheurs ont pu disposer d’une clé pour l’étude des civilisations primitives américaines. La même clé va maintenant ouvrir les portes derrière lesquelles se cachent les secrets de notre civilisation primitive celte et les rendre plus complètement accessibles à l’ensemble du public.

Mais auparavant, nous voulons présenter à nos lecteurs les deux hypothèses sur lesquelles repose ce livre. Elles permettent, selon nous, d’envisager les problèmes étudiés en tenant compte à la fois des fruits de l’expérience passée et de ceux d’une réflexion mûrie sur le présent.

Première hypothèse : dans l’histoire de la civilisation, les progrès de la lutte que mène une nation dominée pour son indépendance doivent forcément aller de pair avec les progrès de la lutte que mène pour sa libération la classe la plus dominée de cette nation. Ainsi, les transformations des forces économiques et politiques qui accompagnent l’essor du système capitaliste conduisent inévitablement à un conservatisme croissant en dehors de la classe ouvrière, et à un élan révolutionnaire puissant au sein de la classe ouvrière.

Deuxième hypothèse : le résultat de la longue lutte de l’Irlande jusqu’à nos jours a été soit la disparition du vieux système de la chefferie, soit son adaptation à l’ordre établi, dont il est lui-même devenu partie intégrante, sous l’influence de ses héritiers abâtardis. La classe moyenne s’était développée dans la lancée de la lutte nationale ; à certains moments, comme en 1798, sous le choc de la rivalité économique anglaise, elle a été quasiment contrainte de prendre la tête de la révolution contre le despotisme politique de ses concurrents industriels. Mais, à son tour, elle s’est mise à genoux devant Baal. Mille liens, ceux des investissements, l’attachent au capitalisme anglais et l’empêchent d’éprouver cette affection ou ce sens de l’histoire qui conduisent au patriotisme irlandais.

Seule la classe ouvrière irlandaise demeure l’héritière incorruptible de la lutte pour la liberté en Irlande.

Indomptable classe ouvrière d’Irlande, c’est à elle qu’est dédié ce livre, écrit par un des siens.

James Connolly

[1] « Brehon » : juriste dans la civilisation celte.

[2] « Tenant at will » : tenancier sans bail de ferme, révocable à volonté, par opposition au « lease holder » qui passait contrat.

[3] « Oies sauvages » : surnom donné aux émigrés irlandais qui revenaient comme mercenaires de l’Angleterre.

[4] La révolte de 1715 éclata, surtout dans les Highlands, pour soutenir les prétentions au trône du fils de Jacques II, frère de la reine Marie et de la reine Anne (Stuart), « Jacques III » (1688-1766), surnommé « le Prétendant » ou le « Chevalier de Saint-Georges ». L’Écosse avait été rattachée à l’Angleterre par Anne Stuart, en pleine Guerre de Succession d’Espagne (Acte d’Union de 1707). A la mort d’Anne (1714), une guerre de prétendants se déclencha entre la branche aînée (Jacques Stuart, catholique) et la branche cadette des Stuarts, dont le représentant, l’Électeur de Hanovre, qui était protestant, devint roi sous le nom de Georges 1er. Cette révolte fut facilement écrasée, car Jacques Stuart tarda à se manifester. De retour en exil en France, il alla même jusqu’à indemniser les dommages causés par ses propres fidèles. En revanche, la révolte de 1745 fut plus grave. Charles-Edouard Stuart, fils de « Jacques III », (1720-1788), tenta de profiter de la guerre de Succession d’Autriche, pour relancer ses revendications au trône d’Angleterre. Après une première tentative manquée de débarquement avec l’aide de la flotte française, il parvint en Ecosse en juillet 1745. Ralliant les clans des Highlands, il fit une brillante campagne et s’empara d’Edimbourg. Puis, il marcha sur Manchester et parvint jusqu’à Derby. Mais l’indiscipline de ses troupes et le peu de soutien des « Jacobites » anglais le firent remonter vers le Nord. Il fut écrasé à Culloden et parvint à regagner la France, puis l’Italie, mais ses troupes furent massacrées en représailles.

[5] Cf. chapitre XIII note 62
I – Les Leçons de l’histoire

« Mais qu’est alors cette vérité historique, la plupart du temps ? une fable convenue. »
Napoléon Ier [6]

Il est en soi révélateur de la place secondaire accordée au monde du travail dans la vie politique irlandaise, qu’un auteur éprouve le besoin de justifier son projet avant de proposer à ses lecteurs une étude détaillée sur les travailleurs irlandais dans le passé, ainsi que les leçons à tirer de cette étude pour orienter le mouvement ouvrier d’aujourd’hui.

Si l’histoire était ce qu’elle devrait être, un récit qui propose un reflet exact de l’époque qu’il prétend évoquer, les pages d’histoire seraient presque exclusivement composées de la liste des malheurs et des luttes des travailleurs, qui forment, depuis toujours, la grande masse de l’humanité. Mais en général l’histoire traite la classe ouvrière comme un politicien retors traite le travailleur, c’est-à-dire par le mépris lorsqu’il demeure passif, et par la moquerie, la haine, la falsification, lorsque d’aventure il ose manifester le désir de secouer le joug de sa servitude politique et sociale. L’Irlande ne fait pas exception à cette règle. L’histoire irlandaise a toujours été écrite par la classe dirigeante, et dans l’intérêt de la classe dirigeante.

Chaque fois que la question sociale a surgi dans l’histoire moderne de l’Irlande, chaque fois que la tragique question ouvrière a trouvé place dans les écrits ou les discours de nos politiciens irlandais modernes, ce fut uniquement parce qu’elle pouvait servir d’arme contre un adversaire politique, et pas du tout parce que celui qui s’en servait ainsi avait la conviction personnelle que la sujétion des travailleurs fût un mal en soi.

Les chapitres qui suivent ont avant tout pour objet de faire la démonstration de ce que nous avançons. Démonstration appuyée sur des documents ou sur d’autres preuves que nous fournirons, pour décrire la situation de la classe laborieuse dans le passé, l’indifférence presque totale des politiciens irlandais à l’égard des souffrances des masses populaires et le sens profond de plusieurs manifestations politiques qui ont occupé le devant de la scène aux XVIIe et XIXe siècles.

Nous avons tout particulièrement étudié la période qui précède l’Union [7] et nous apportons des témoignages sur la situation de l’Irlande avant et pendant le Parlement de Grattan [8], ainsi que sur la condition des travailleurs des villes et des campagnes et sur l’attitude qu’ont prise à leur égard les politiciens de tous bords, qu’ils fussent patriotes ou favorables au pouvoir. Autrement dit, nous nous proposons pour notre part de réparer l’oubli que nos historiens ont jeté délibérément sur la question sociale et d’ouvrir ainsi la voie permettant à d’autres plumes plus compétentes que la nôtre de démontrer aux lecteurs comment les conditions économiques ont orienté et dominé l’histoire de notre pays.

Mais, au préalable, il convient de récapituler ici quelques uns des faits historiques les plus marquants qui sont, comme nous l’avons montré par ailleurs, essentiels pour comprendre pleinement la « Question d’Irlande ».

Du point de vue politique, l’Irlande est sous domination anglaise depuis 170 ans. Tout au long de cette période, le pays fut la plupart du temps le théâtre de guerres incessantes menées par les Irlandais d’origine contre cette domination.

Jusqu’en 1649 [9], qui provoqua la mort d’un tiers de la population, après sa victoire de Drogheda], ces guerres avaient gardé un caractère complexe car elles étaient dirigées contre l’ordre politique et social garanti par l’envahisseur anglais. Bien des lecteurs seront sans doute surpris d’apprendre que jusqu’à cette date la base de la société irlandaise, sauf à l’intérieur du Pale [10] (petite bande de territoire autour de la capitale, Dublin), reposait sur une propriété du sol communautaire ou tribale. Le chef irlandais, qu’on regardait pourtant dans les cours de France, d’Espagne ou de Rome, comme le pair des princes régnants d’Europe, ne tenait en fait son rang que parce que son peuple, dont il administrait les affaires tribales le voulait bien, alors qu’il n’exerçait lui-même aucune juridiction privée sur la terre ou le territoire du clan.

Et dans les régions d’Irlande où, 400 ans après la « première conquête », comme on l’appelle, les gouvernants anglais ne pouvaient pénétrer qu’à la tête d’une puissante armée, on n’a jamais connu l’ordre féodal qui régnait alors en Angleterre. Comme ces régions formaient la majeure partie du pays, on prit conscience progressivement que la guerre contre l’oppresseur étranger était aussi une guerre contre la propriété privée de la terre. Mais avec la destruction brutale du système clanique en 1649, ce combat perdit sa dimension sociale et seules subsistèrent les formes purement politiques de la lutte pour l’indépendance. Il était de toute façon inévitable que cela se produise.

L’appropriation collective du sol aurait sans aucun doute été détrônée par le système d’appropriation privée du capitalisme agraire, même si l’Irlande était restée un pays indépendant. Mais le changement s’est fait sous la pression d’une force armée venue de l’extérieur, et non par le jeu de forces économiques internes. C’est pourquoi, avec raison, la grande masse du peuple irlandais l’a violemment rejeté et nombreux sont encore ceux qui continuent de mêler à leurs rêves de liberté le désir de revenir à l’ancien système de possession foncière, rendu, par essence, désormais impossible. La dispersion des clans mit fin, on s’en doute, à la domination des chefs ; et comme l’aristocratie irlandaise ne pouvait être formée que d’étrangers et de traîtres, les mouvements patriotiques irlandais tombèrent totalement entre les mains de la classe moyenne. Ils devinrent pour une grande part, dès lors, l’expression simplement idéalisée des intérêts de cette classe.

Cela explique que les représentants de la classe moyenne, dans la presse ou à la tribune, aient très logiquement cherché à émasculer le mouvement national irlandais, à déformer l’histoire de l’Irlande et surtout à refuser d’établir le moindre rapport entre les droits sociaux des travailleurs irlandais pauvres et les droits politiques de la nation irlandaise. Derrière cette attitude, il y avait l’espoir et l’intention de créer ce qu’on aurait pu appeler un « véritable mouvement national », autrement dit un mouvement au sein duquel chaque classe accepterait de reconnaître les droits des autres classes et de renoncer provisoirement à ses revendications propres afin de mener dans l’unité la lutte nationale contre l’ennemi commun : l’Angleterre. Inutile de préciser que la seule à avoir été trompée par ces belles phrases a été la classe ouvrière. Que les questions d’intérêts de « classe » soient évacuées du débat politique, c’est toujours une victoire pour la classe possédante, conservatrice, qui fait reposer là-dessus son seul espoir de stabilité. A l’image d’un actionnaire malhonnête, le bourgeois ne redoute rien plus que l’examen impartial et intransigeant de la validité de ses titres de propriété. C’est bien pourquoi la presse et les politiciens bourgeois s’empressent de tout mettre en oeuvre pour que les ouvriers ne s’enflamment que pour des questions étrangères à leurs intérêts de classe. La guerre, la religion, la race, la langue, la réforme politique, le patriotisme, tous ces sujets (dont on ne peut nier l’intérêt intrinsèque), font fonction, entre les mains de la classe possédante, de sédatifs destinés à conjurer la catastrophe que serait une révolution sociale. Ils n’agissent en effet que sur les parties du corps politique les plus éloignées de la zone où se posent les questions économiques et où naît par conséquent la conscience de classe du prolétariat. Le bourgeois irlandais est depuis longtemps un spécialiste de ce genre de procédé et il faut avouer qu’il a trouvé dans la classe ouvrière de son pays un matériau extraordinairement malléable. En Irlande au cours des cent dernières années, chaque génération a connu une tentative de révolte contre la domination anglaise. Et chacune de ces conjurations, chacune de ces révoltes, a recruté la majorité de ses adhérents parmi les couches inférieures des villes et des campagnes, alors même que la question sociale était rigoureusement bannie des objectifs de la révolte, sous l’influence de quelques doctrinaires de la classe moyenne qui escomptaient obtenir ainsi le soutien des classes supérieures et les entraîner dans la lutte de libération. Le résultat a presque toujours été le même. Les travailleurs, qui formaient pourtant le gros des troupes révolutionnaires, et par conséquent le gros des victimes promises à la prison et à l’échafaud, ne purent être animés « en masse » par la flamme révolutionnaire qui était nécessaire pour ébranler sérieusement une domination enracinée depuis 700 ans au coeur de leur nation. Ils étaient tous fortement épris de liberté. Mais, conscients des énormes obstacles qui se dressaient devant eux, et explicitement prévenus par leurs dirigeants que, même en cas de succès, ils ne devaient absolument pas espérer voir se modifier leur situation de classe dominée, ils se retirèrent, dans leur presque totalité, du conflit, en laissant les membres les plus désintéressés et les plus chevaleresques de leur classe affronter seuls un ennemi bien supérieur et nourrir la vengeance des tyrans. Voilà prévenus ceux qui, quel que soit leur pays, oublient cette vérité fondamentale, qu’une révolution ne réussit pas parce que nos cerveaux l’ont habilement conçue, mais parce que les conditions objectives sont parvenues à maturité.

La classe supérieure elle aussi, du haut de son mépris, a fait la sourde oreille aux efforts de séduction des patriotes bourgeois. Très naturellement, elle s’est cramponnée à ses biens, fonciers ou autres, qu’elle sentait à l’abri sous la tutelle de l’Angleterre, alors qu’elle n’avait aucune assurance sur leur sort si un soulèvement révolutionnaire l’emportait. La classe des landlords demeura donc d’une loyauté inébranlable à l’égard de l’Angleterre. Et, tandis que les poètes et les romanciers de la classe moyenne plaçaient leurs espoirs les plus fervents dans une « union des classes et des croyances », l’aristocratie continuait de défendre ses intérêts particuliers face aux petits fermiers, avec une persévérance qui menaçait de dépeupler le pays, à tel point que même un journal conservateur anglais, le Times de Londres, fut conduit à déclarer que « la chrétienté se bouche le nez quand il est question d’un landlord irlandais ».

Il est bon de se rappeler, pour éviter de commettre dans l’avenir la même erreur, que c’est cette même génération de landlords irlandais qui allait écouter les éloquents plaidoyers de Thomas Davis, et qui, à l’époque de la Grande Famine, « savait exercer ses prérogatives d’une main de fer mais gardait un visage de marbre pour renier tous ses devoirs ».

La petite bourgeoisie a fourni dans le passé à la cause nationale nombre de patriotes dévoués. Elle a très sérieusement cherché à satisfaire ses compatriotes de condition modeste et même à se donner bonne conscience en criant plus fort que tout le monde qu’elle était indéfectiblement attachée à la cause de la liberté. Malgré tout, en tant que classe, elle s’est toujours évertuée à entraîner l’esprit public sur les voies détournées de l’agitation légale, en proposant des reformes qui permettaient sans doute de supprimer tout un formalisme irritant et inutile, mais qui laissaient intacts les fondements de la domination nationale et économique. C’est grâce à ce genre d’attitude qu’elle parvient à jouer le patriotisme devant la masse inconsciente, et qu’elle trouve un écho à sa phraséologie, lorsque, « à la tête du courant patriote », elle vilipende tout mouvement révolutionnaire sérieux qui risquerait d’exiger d’elle des preuves de sincérité plus réelles que la puissance de ses poumons, ou bien des sacrifices plus grands que n’en supporterait son porte-monnaie. 1848 et 1867, le mouvement Jeune Irlande comme le mouvement Fenian sont les illustrations classiques d’une telle attitude de la classe moyenne irlandaise.

Voilà donc quelle est notre position sur la vie politique et l’histoire de l’Irlande. Les chapitres suivants présenteront à nos lecteurs les faits qui justifient une telle position.

[6] La citation exacte est : « La vérité historique est souvent une fable convenue. »

[7] A la suite des troubles de la fin du XVIIIe siècle, et surtout des mouvements de 1798, Pitt décida, par crainte de la contagion révolutionnaire, de supprimer à l’Irlande l’autonomie qui lui restait. L’Irlande fut rattachée directement à la Couronne britannique par l’« Acte d’Union » de 1800. Cf. chapitres V à VIII ci-dessous.

[8] Cf. chapitre V ci-dessous.

[9] La campagne de pacification de Cromwell en 1649.

[10] « Pale » : zone de résidence réservée aux Anglais.
II – Les Jacobites et le peuple Irlandais

« S’il fut jamais un temps où les hommes publics eussent le devoir de s’expliquer clairement, s’il fut jamais un temps où ces fléaux du genre humain qu’on nomme les politiciens dussent se départir de leur duplicité et de leur fourberie, voici venu ce moment. Soyez assurés que le peuple de ce pays ne tolérera plus de voir son bonheur se jouer entre un petit nombre de familles rivales ; soyez assurés que ce peuple sait aujourd’hui où réside son intérêt véritable. Il lui faut chasser les hommes qui se sont élevés de leur propre chef, sans autre objet que de s’agrandir eux-mêmes et leurs familles aux frais du public et il lui faut mettre au premier rang des hommes qui représenteront la nation, qui seront comptables devant elle et qui s’occuperont de ses affaires. »
Arthur O’Connor devant la Chambre des Communes d’Irlande – 4 mai 1795.

On peut dire que l’histoire moderne de l’Irlande, au sens propre du terme, commence en 1691 avec la fin des « guerres williamites » . L’ensemble de la vie politique du pays au cours des 200 ans qui vont suivre ne prend tout son sens, ne peut être compris, qu’à la lumière du conflit qui opposa le roi d’Angleterre Jacques II et le prétendant au trône, le Prince Guillaume d’Orange [11]. L’évolution politique de l’Irlande n’a cessé, jusqu’à aujourd’hui et pour notre génération, d’être largement influencée par l’attitude des diverses catégories de la population à l’égard de ce conflit prolongé qui s’est achevé par la reddition de Sarsfield et de la garnison de Limerick aux forces du parti williamite qui les assiégeaient. Il n’y eut pourtant jamais de guerre, dans toute l’histoire de l’Irlande, où le peuple eût moins de raisons de s’engager dans un camp ou dans l’autre. Il est hélas indiscutable que les Catholiques irlandais de l’époque ont combattu comme des lions pour le roi Jacques. Indiscutable aussi le fait que les Catholiques irlandais ont versé des fleuves de sang, qu’ils ont pulvérisé leur fortune pour tenter de maintenir le roi Jacques sur le trône. Mais il est tout aussi indiscutable que cette lutte ne les concernait pour rien au monde. Le roi Jacques était l’un des plus indignes représentants d’une race indigne, à avoir jamais accédé au trône. « Le pieux, le valeureux, l’immortel » Guillaume n’était qu’un aventurier se battant pour son propre compte, avec une armée recrutée parmi les soudards sans fortune de toute l’Europe, qui se souciaient aussi peu du protestantisme que de la vie humaine. Il est indiscutable enfin, qu’aucune de ces deux armées n’avait le moindre droit de prétendre qu’elle était une armée patriote combattant pour la libération de la nation irlandaise. Les louanges qui furent prodiguées à Sarsfield et à l’armée jacobite sont fort loin de se justifier. On peut même se demander si, dans une époque plus éclairée et plus patriote que la nôtre, on ne les accusera pas quasiment de trahison, pour avoir détourné le peuple irlandais de sa fidélité à la cause de l’indépendance nationale et l’avoir entraîné dans une guerre pour le compte d’un tyran étranger. D’autant que ce tyran, alors même que le peuple combattait pour lui, contrecarrait les efforts du Parlement de Dublin [12] pour échapper à la mainmise du Parlement anglais. Le conflit entre Guillaume et Jacques pouvait être une occasion idéale pour la population irlandaise opprimée d’essayer de se libérer alors que leurs forces étaient déchirées par la guerre civile. Mais l’occasion fut manquée et la population vint prendre rang dans les factions opposées de ses ennemis. On en découvrira la raison sans difficulté.

La petite et haute noblesse catholique qui se trouvait à la tête du peuple irlandais à cette époque se composait de gens qui, tous, possédaient des propriétés considérables dans le pays, mais sur lesquelles, tout catholiques qu’ils fussent, ils n’avaient pas plus de droits ni de titres que le moindre aventurier de Cromwell ou de Guillaume. Les terres qu’ils détenaient avaient auparavant appartenu au peuple irlandais, c’est-à-dire qu’il s’agissait de terres tribales. Ainsi, seuls les paysans (qui étaient depuis lors réduits à l’état de simples tenanciers précaires) étaient les propriétaires légitimes du sol.

En revanche, les beaux chevaliers du roi Jacques étaient soit les descendants de gens qui avaient acquis des terres lors de confiscations antérieures aux spoliations de la conquête ; soit de gens qui avaient pris parti pour l’oppresseur contre leurs propres compatriotes et qui furent autorisés à conserver leurs biens en récompense de leur trahison ; soit enfin de gens qui avaient accepté de réclamer au gouvernement anglais qu’il leur accorde un titre de propriété personnelle sur les terres des hommes de leur clan. De tant d’intrigues on ne pouvait espérer voir naître une véritable action nationale : dans tous leurs actes publics, du premier jusqu’au dernier, ils se comportèrent comme une faction anglaise et rien d’autre. Quels qu’aient été leurs désaccords avec les Williamites, ils s’entendaient parfaitement du moins sur un point : la soumission du peuple irlandais. On comprendra sans difficulté que, même si la guerre s’étaït achevée par la défaite complète de Guillaume et le triomphe de Jacques, le sort des Irlandais, du point de vue agraire comme du point de vue national, n’aurait pas été notablement amélioré.

Le patriotisme indéniable du petit peuple ne change rien à cette vérité. Il ne voyait que le nouvel ennemi venu d’Angleterre, tandis qu’il était prêt, avec une générosité inconsciente, à doter le vieil ennemi anglais installé en Irlande de toutes les vertus et de tous les attributs des patriotes irlandais.

Pour caractériser plus précisément l’attitude des dirigeants jacobites en Irlande, nous pourrions invoquer les résultats de la grande colonisation de terres de 1675. On avait alors cadastré onze millions d’acres [13], les colons protestants en possédant quatre millions à la suite de confiscations antérieures.

On ne toucha pas aux terres qui avaient été acquises de cette façon, mais on distribua le restant comme suit (mesures en acres) :
Aux soldats ayant servi en Irlande : 2.367.715
A 49 officiers : 497.001
Aux « aventuriers » (qui avaient prêté de l’argent) : 707.321
Aux détenteurs d’une « provision » [promesse de terres] : 477.873
Au Duc d’Ormond et au Colonel Butler : 257.518
Au Duc d’York : 169.436
Aux évêques protestants : 31.526

Quant aux terres laissées aux Catholiques, on les distribua aux « gentilshommes » catholiques comme suit (mesures en acres) :
A ceux reconnus « innocents », c’est-à-dire qui
n’avaient pas combattu pour l’indépendance mais
soutenu le gouvernement : 1.176.510
Aux détenteurs d’une « provision » (promesse de terres) : 497.001
Titulaires d’une jouissance nominale : 68.260
Restitutions : 55.396
Aux personnes envoyées dans le Connaught sous Jacques Ier : 541.330

On pourra donc constater que, sauf pour le Connaught [14], toutes les terres que possédaient les gentilhommes catholiques en Irlande ont été acquises selon les procédés que nous avons décrits auparavant : comme butin de la conquête ou comme fruits de leur trahison.

Et même dans le Connaught, où les terres étaient des tenures féodales dépendant de la Couronne d’Angleterre, leurs possesseurs avaient dû passer un accord directement avec l’envahisseur pour abolir les droits communautaires du clan au profit de leurs revendications personnelles. Ce fut là la seule véritable raison des dirigeants irlandais de cette époque pour refuser de lever l’étendard national au lieu de la bannière d’une faction anglaise. Ils ne combattaient pas pour la libération de l’Irlande, pour permettre à la nation de recouvrer ses droits. Ils combattaient pour garantir à la classe sociale qui jouissait alors du privilège de piller le peuple irlandais, qu’elle n’allait pas être à son tour contrainte de céder la place à une nouvelle horde de voleurs de terres.

On a fait grand cas de leurs efforts pour faire abroger la Loi Poyning [15] et pour donner par ailleurs plus nettement force de loi aux résolutions du Parlement de Dublin, comme si ce genre d’attitude était la preuve qu’ils désiraient sincèrement libérer le pays, et non pas uniquement assurer leur propre mainmise sur le pouvoir. Mais de telles affirmations, sous la plume de certains auteurs, démontrent simplement une nouvelle fois combien il est difficile d’interpréter les faits historiques si l’on n’est pas guidé dans cette tâche par un principe directeur fondamental.

En ce qui nous concerne, nous pouvons faire profiter nos lecteurs d’une méthode d’interprétation socialiste de l’histoire. Ils comprendront ainsi plus aisément pourquoi les classes dirigeantes ont sans cesse cherché dans le passé à conquérir le pouvoir politique pour garantir leur domination économique (ou, plus simplement, pour soumettre les masses socialement) ; et pourquoi la libération des travailleurs, même au sens politique, ne peut être qu’incomplète et aléatoire tant qu’ils n’auront pas arraché aux classes dirigeantes la possession de la terre et des moyens de production des richesses.

Cette hypothèse, cette lecture de l’histoire, telle que la propose Karl Marx, le plus grand penseur moderne et le premier socialiste scientifique, la voici :

« A toute époque historique, le mode de production économique et d’échange dominant et le régime social qui en est le résultat nécessaire, constituent la base sur laquelle s’édifie, et à partir de laquelle seule peut s’expliquer, l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ». [16]

En Irlande, à l’époque de la guerre williamite, « le mode de production économique et d’échange dominant » était le mode de production féodal fondé sur l’appropriation privée de terres volées au peuple irlandais. Ainsi, toutes les luttes politiques de cette époque se rattachaient à des intérêts matériels, un groupe d’usurpateurs cherchant à garder la mainmise sur ces terres tandis que l’autre cherchait à s’en emparer. En d’autres termes, si l’on analyse selon notre méthode le problème du Parlement Jacobite mis en place par Jacques II, on a immédiatement l’explication des prétendus efforts patriotiques des gentilhommes catholiques.

Efforts tout autant destinés à préserver leurs propres droits de propriété qu’à empêcher le Parlement anglais de s’autoriser à intervenir ou à réglementer ces droits. Le prétendu Parlement Patriote fut en réalité, comme tous les autres Parlements qui aient jamais siégé à Dublin, un pur ramassis de voleurs de terres assistés de leurs laquais ; leur patriotisme n’a été que la volonté de se réserver les biens dérobés à la paysannerie indigène. Lorsqu’ils s’élevaient contre l’influence anglaise, il s’agissait de celle de leurs complices anglais qui réclamaient avidement leur part de butin. Sarsfield et ses partisans ne sont pas plus devenus des patriotes irlandais par opposition au pouvoir du roi Guillaume, qu’un Whig irlandais privé de sa charge ne devient patriote par haine des Tories qui se sont substitués à lui [17]. Les forces qui s’affrontèrent sous les murs de Derry ou de Limerick n’étaient pas celles d’Angleterre et d’Irlande, mais de deux partis politiques anglais luttant pour s’emparer du pouvoir. Et les chefs des « Oies Sauvages Irlandaises » n’ont pas versé leur sang sur les champs de bataille européens par fidélité envers l’Irlande, comme nos historiens font semblant de le croire, mais parce qu’ils s’étaient rangés du côté des perdants dans un affrontement politique purement anglais.

C’est ce qu’illustre parfaitement l’attitude des vieux Franco-irlandais à l’époque de la Révolution française. Ils sont entrés en masse comme volontaires dans l’armée anglaise pour l’aider à abattre la jeune République : l’Europe put donc assister au spectacle de républicains irlandais récemment exilés combattant pour la Révolution française, face aux enfants des aristocrates irlandais anciennement exilés combattant sous la bannière de l’Angleterre pour abattre cette Révolution. Il était temps que nous apprenions à faire la part de la vérité sur ces problèmes et à débarrasser nos yeux des écailles qu’y avaient accumulées, en réécrivant l’histoire à leur manière, nos politiciens ignares et sans scrupules.

D’un autre côté, il faut tout autant se souvenir que, lorsque le roi Guillaume eut définitivement vaincu ses ennemis en Irlande, il adopta une conduite prouvant que lui et ses partisans étaient animés par les mêmes sentiments et les mêmes considérations de classe que leurs adversaires. À la fin de la guerre, Guillaume confisqua un million et demi d’acres, et les distribua comme suit aux nobles pillards qui l’accompagnaient :

Il donna à Lord Bentinck 135.300 acres ; 103.603 à Lord Albemarle ; 59.667 à Lord Conningsby ; 49.517 à Lord Romney ; 36.142 à Lord Galway ; 26.840 à Lord Athlone ; 49.512 à Lord Rochford ; 16.000 au Dr. Leslie ; 12.000 à M. F. Keighley ; 12.000 à Lord Mountjoy ; 7.083 à Sir T. Prendergast ; 5.886 acres au Colonel Hamilton.

Ce sont là quelques-uns des hommes dont les descendants, s’il fallait en croire certains Irlandais apparemment sains d’esprit, pourraient se convertir au « nationalisme » si l’on prêchait l’« union des classes ».

N’oublions pas non plus, pour nous en tenir à cette preuve de sa sincérité religieuse, que Guillaume fit don de 95.000 acres, volées au peuple irlandais, à sa maîtresse Elizabeth Villiers, Comtesse d’Orkney. Cependant le Parlement irlandais s’interposa vertueusement, récupéra les terres, et les distribua à ses amis les plus proches, d’autres aventuriers, les Loyalistes irlandais.

[11] « Jacobites » : partisans de Jacques II, roi d’Angleterre chassé du trône par la Révolution de 1688. Exilé en France, il tenta de reprendre la couronne à son gendre Guillaume III d’Orange en montant une expédition à partir de l’Irlande. Ici nous est conté cet épisode célèbre des « guerres williamites ». La période constitue un tournant essentiel et pour la monarchie anglaise (Bill of Rights de 1689 : début de la monarchie parlementaire), et sur le plan international (formation de la Ligue d’Augsbourg contre Louis XIV qui soutenait Jacques II). C’est pourquoi le conflit entre Jacques II et Guil­laume III dépasse de loin le cadre irlandais ; cependant il y pose avec acuité ou y aggrave les problèmes anciens du pays : opposi­tions religieuses (Jacques II était catholique et Guillaume protestant), pro­blème de l’autonomie, « colonisation » économique. Voir aussi The Re-Conquest of Ireland, ch. II.

[12] Le Parlement de Dublin, héritage des princes gaéliques qui étaient deve­nus les vassaux de la couronne anglaise depuis Henri II à la fin du XIIe siècle, manifestait depuis la Guerre des Deux Roses (XVe siècle) qui affaiblissait l’autorité anglaise, une certaine remontée de l’autonomie irlandaise. Avec les Tudors (Henri VII), la reprise en mains aboutit à la nomination d’un « lord- député » d’Irlande qui était un pur Anglais (Edward Poynings). Il plaça le Parlement de Dublin sous le contrôle de celui de Londres (Poynings’ Law 1496). Ce contrôle échoua cependant, même quand Henri VIII se proclama roi d’Irlande. C’est seulement sous les premiers Stuarts, puis, après la révolu­tion de 1648, sous la direction de Cromwell, que cette mainmise de Londres sur Dublin s’appliqua dans toute sa rigueur. Le Parlement de Dublin de 1688 réclama, en pleine révolution, l’abrogation de la loi Poynings. Après sa victoire, et malgré ses promesses du traité de Limerick, Guillaume mènera au contraire une politique très dure en Irlande.

[13] Un acre fait environ 0,4 ha.

[14] Le Connaught, depuis Jacques Ier, servait de lieu de déportation des populations catholiques chassées par la « plantation » de colons protestants. Les « aventuriers » étaient chargés de la répression et de l’exploitation du pays après la grande révolte de 1641, à la suite de l’"Adventurer’s Act" de 1642.

[15] La loi Poyning a placé le Parlement de Dublin sous le contrôle du Parlement de Londres. (note de J. Connolly)

[16] C’est en fait Engels qui est cité, Préface à l’édition de 1888 du Manifeste du Parti Communiste.

[17] S’ils ne sont nommés ainsi qu’au début du XVIIIe siècle, c’est à la veille de la Révolution de 1688, sous Charles II et Jacques II, que le parti des Whigs et celui Tories apparaissent. Les Whigs (d’un nom écossais signifiant « conduire ») étaient le parti anticatholique opposé aux prétentions du duc d’York, frère de Jacques II, qui était resté catholique, et contre lequel ils firent voter, au moment des « guerres williamites », le Bill d’exclusion de 1689. Les Tories (mot qui vient précisément d’un terme irlandais désignant les rebelles s’opposant aux troupes anglaises) étaient au contraire les partisans catholiques du duc d’York.
III – Révoltes paysannes

C’est une injustice intolérable d’admettre qu’une petite classe d’hommes, étrangers ou non au pays, s’arroge un monopole sur les terres ; lorsque ce monopsuit, cela devient un vol pur et simple de ce que les pauvres ont péniblement gagné par leur labeur.
Irish People (Organe de la Fenian Brotherhood), 30 juillet 1864

Nous avons montré dans le chapitre précédent que la guerre williamite menée en Irlande, de Derry à Limerick, fut à l’origine une guerre pour soumettre le peuple irlandais et que les dirigeants des deux camps n’eurent que mépris pour tout ce qui concernait l’indépendance nationale ou économique, considérant que ce genre de questions demeurait, comme le formuleraient leurs modernes représentants, « hors du champ de la politique concrète ».

Quand la nation retrouva à nouveau la paix et quand toute crainte d’un soulèvement catholique ou jacobite eut quitté l’esprit du hobereau le plus timoré qui soit, les malheureux petits fermiers irlandais, catholiques aussi bien que protestants, purent se rendre compte que la guerre n’avait pas changé grand-chose à leur situation de classe dominée. Il était naturel que les Catholiques qui eurent l’inconscience de se rallier à l’armée de Jacques II, ne puissent s’attendre à beaucoup d’égards de la part de leurs conquérants, et, de fait, ils n’en reçurent point. Mais ils pouvaient se consoler en voyant que la masse de leurs ennemis protestants étaient à peine mieux traités qu’eux et, pour tout dire, aussi mal.

Lorsque les aventuriers, cette meute affamée qui avait mis des troupes au service de Guillaume, se furent gorgés des pillages qui les avaient attirés de ce côté-ci de la Mer d’Irlande, ils ne se montrèrent plus du tout disposés à se souvenir des revendications des simples soldats, dont les glaives leur avaient permis d’accéder au pouvoir. Pas plus que nos dirigeants actuels lorsqu’ils livrent à l’hospice [18] les carcasses décharnées des pauvres dupes qui, par le meurtre et le pillage, ont conquis pour leurs maîtres des empires en Inde ou en Afrique.

Les petits fermiers protestants et catholiques ne tardèrent pas à subir la même oppression. Une fois réglée la question du pouvoir politique, le joug de l’asservissement économique pesa désormais impitoyablement sur le dos des travailleurs. Toutes les confessions religieuses en souffrirent également. Les Lois Pénales [19] décidées à cette époque contre les Catholiques rendirent incontestablement l’existence des possédants catholiques encore plus difficile que ce n’eût été le cas autrement. Mais pour l’immense masse de la population, les misères et les difficultés nées du jeu des lois économiques étaient porteuses d’infiniment plus de souffrances que les Lois Pénales n’eurent jamais le pouvoir d’en infliger.

A vrai dire, on a beaucoup exagéré l’influence de ce code sur l’appauvrissement des riches Catholiques. Les intérêts de classe qui unissent toujours le groupe des possédants dans une communauté, ont considérablement joué pour empêcher la persécution légale de s’exercer jusqu’au bout. Les riches Catholiques n’étaient pas inquiétés et les riches Protestants leur accordaient en général plus de respect et de tolérance qu’à leurs tenanciers ou à leurs ouvriers protestants.

C’était si vrai, qu’à l’instar des Juifs, certains Catholiques devinrent des prêteurs d’argent réputés et que, en l’an 1763, il y eut à la Chambre des Communes irlandaise une proposition de loi visant à donner plus de facilités aux Protestants désireux d’emprunter de l’argent à des Catholiques. Cette proposition autorisait les Catholiques à prendre des hypothèques sur les biens fonciers, les Protestants qui cherchaient à emprunter de l’argent pouvant ainsi gager leurs terres auprès de leurs prêteurs catholiques. La loi ne passa pas, mais le seul fait qu’elle ait été proposée nous démontre que les Lois Pénales ont bien peu empêché les classes possédantes catholiques d’accumuler des richesses.

Le système social enraciné désormais solidement en terre d’Irlande et tenu pour légitime par l’ensemble des classes dirigeantes, par delà leurs différences religieuses, représentait un obstacle à la prospérité et au bonheur du peuple bien plus que toutes les combines juridiques du fanatisme religieux. Les hommes politiques irlandais contemporains, dans leur béate méconnaissance des événements ou dans leur merveilleuse indifférence aux leçons de l’histoire, font d’ordinaire remonter l’origine des maux de leur pays à l’Union Législative [de 1800]. Le moindre contact avec des documents antérieurs à l’Union suffira à faire découvrir l’existence d’une suite de famines, de répressions, d’injustices d’origine économique, comme aucune autre période de l’histoire irlandaise moderne n’en a connues.

C’est ce dont Swift témoigna en 1729 dans ce chef-d’oeuvre d’ironie intitulé : Modeste Proposition concernant les Enfants des Classes Pauvres. Comment soulager leurs Parents et la Nation de la Charge qu’ils Représentent – Comment les utiliser pour le Bien Public. Il fut fortement ému par le spectacle d’une pauvreté si intense, lui qui n’aimait pas ce peuple, qu’il n’appelait d’ailleurs jamais autrement que « ces vieilles brutes d’Irlandais ». Il produisit là l’acte d’accusation le plus dur et le plus véhément contre la société de son temps, et aussi le tableau le plus saisissant de l’extrême désespoir, que la littérature ait donné jusqu’à ce jour. Voici en effet ce que contient sa « Proposition » :

« Rien n’est plus affligeant pour quiconque traverse la capitale ou voyage en province, que le spectacle de ces mendiantes encombrant les rues, les routes et le seuil des masures, suivies de trois, quatre ou six enfants, en groupes, déguenillés, qui harcèlent le passant de leurs mains tendues (…). L’humble plan que je propose au public est donc le suivant : sur ce chiffre de 120.000 enfants que j’ai avancé, on en réserverait 20.000 pour la reproduction (…). On vendrait les 100.000 autres à l’âge de un an. On les proposerait à la clientèle la plus riche et distinguée du Royaume, non sans prévenir les mères de leur donner le sein à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre gras à souhait pour une bonne table. Si l’on reçoit, on pourra faire deux plats d’un enfant. Si l’on dîne en famille, on pourra se contenter d’un quartier (avant ou arrière), lequel, légèrement salé et poivré, fournira un excellent pot-au-feu, le quatrième jour, spécialement en hiver. (…). Comme je l’ai noté plus haut, il doit en coûter à une mendiante deux shillings (haillons compris) pour faire vivre un enfant pendant une année (on peut assimiler à des mendiants tous les métayers et domestiques agricoles, ainsi que les trois-quarts des fermiers) – et je crois d’autre part tout gentilhomme prêt à débourser dix bons shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point. Je répète qu’il s’agit là d’une viande excellente et nutritive, dont chaque pièce fournit quatre plats » [Cf. J. Swift, Œuvres, éd. de la Pléiade, Gallimard, p. 1383-1384.]

Ironie, à coup sûr, mais quelle terrible misère a dû inspirer pareille ironie ! Pourtant, il y eut pire encore douze ans plus tard, pendant la famine de 1740 ; on estime qu’alors pas moins de 400.000 personnes sont mortes de faim ou des suites des maladies qui escortent les famines. Ces chiffres peuvent paraître exagérés, mais ils sont largement corroborés par des témoignages contemporains. Ainsi Mgr. Berkeley, évêque anglican, dans une lettre à un certain M. Thomas Prior, de Dublin, écrit en 1741 : « l’autre jour, quelqu’un venant du comté de Limerick m’a rapporté que des villages entiers étaient dépeuplés. Il y a deux mois environ, j’ai entendu Sir Richard Cox affirmer que cinq cents personnes étaient mortes dans sa paroisse, dans un comté qui n’était pourtant pas très populeux, à ma connaissance ». Et un pamphlet intitulé The Groans of Ireland [Les Plaintes de l’Irlande], publié en 1741, déclare que « l’universelle disette fut suivie de dysenteries et de fièvres malignes, qui emportèrent des masses de gens, à tel point que des villages entiers furent dévastés ».

Cette famine, il faut le remarquer, fut, comme toutes les famines modernes d’origine purement économique ; les pauvres souffrirent pareillement et les riches furent pareillement épargnés, quelles qu’aient été leurs opinions religieuses ou politiques. On notera, là encore, la manière révélatrice dont les scribes aux gages des classes possédantes ont écrit l’histoire : tandis qu’est apparue une littérature volumineuse sur les Lois Pénales, sujet d’un intérêt purement rétrospectif, la question, fondamentale d’un point de vue historique comme d’un point de vue pratique, des causes déterminantes des famines en Irlande, n’a jamais été abordée jusqu’à ce jour, sinon par quelques rares et inévitables allusions dans l’histoire nationale.

Le pays ne s’était pas encore remis des conséquences désastreuses de cette famine, lorsqu’une autre répercussion économique plongea de nouveau les habitants dans le plus atroce désespoir. Une épizootie ayant atteint et détruit de grandes quantités de bétail en Angleterre, les dirigeants aristocratiques de ce pays craignirent que la hausse du prix de la viande provoquée par cette épizootie ne pousse la classe ouvrière anglaise à réclamer des augmentations de salaires. Ils décidèrent donc de lever l’embargo sur le bétail, le beurre et le fromage irlandais à l’entrée des ports anglais, établissant ainsi partiellement entre les deux pays le libre-échange sur ces denrées. Le résultat immédiat de ces mesures fut une si forte hausse des prix en Angleterre qu’en Irlande les cultures cessèrent d’être d’un rapport suffisant, et qu’on s’efforça donc d’y transformer les terres arables en pâturages et en prairies. La classe de propriétaires fonciers se mit à expulser les tenanciers, à abattre les petites fermes et même à s’emparer des terres et des pacages communaux dans les villages de tout le pays, ce qui fut un désastre pour l’ensemble des journaliers et des cottiers [20]. Là où une centaine de familles avait pu faire pousser leur subsistance, sur de petites exploitations, ou en louant leur travail aux propriétaires de grosses exploitations, une douzaine de bergers les avaient désormais remplacés. Immédiatement, apparurent dans tout le pays de très nombreuses sociétés secrètes où entraient ceux qui, ayant perdu leurs terres, s’engageaient dans la lutte illégale et violente pour freiner la rapacité de leurs maîtres et pour imposer leur propre droit à l’existence. Ils tenaient de vastes assemblées, à minuit en général, et partaient arracher les clôtures, couper les jarrets des bestiaux, retourner les pâturages pour les rendre inutilisables, incendier les demeures des bergers.

En bref, ils semaient la terreur chez les maîtres, pour les pousser à abandonner leur politique d’élevage en faveur du labour, et à fournir plus de travail aux journaliers et plus de garanties aux cottiers. Ces associations secrètes prirent des noms divers et adoptèrent souvent des méthodes diverses ; aussi est-il aujourd’hui impossible de dire si elles possédaient ou non une organisation cohérente.

Dans le Sud on les appelait les « Whiteboys », parce que leurs membres avaient l’habitude de mettre des blouses blanches par-dessus leurs vêtements au cours de leurs expéditions nocturnes. Vers 1762, ils placardaient leurs affiches bien en vue dans divers comtés, entre autres ceux de Cork, Waterford, Limerick et Tipperary, menaçant de leur vengeance tous ceux qui avaient encouru leur mécontentement, comme les éleveurs, les propriétaires responsables d’expulsions, etc.

Ces proclamations portaient la signature d’une femme imaginaire appelée parfois « Sive Oultagh », parfois « La Reine Sive », parfois encore « La Reine Sive et ses sujets ». Le gouvernement fit une guerre vengeresse à ces pauvres diables : il pendit, fusilla, déporta impitoyablement ; il organisa des descentes dans les villages à la tombée de la nuit pour rechercher des Whiteboys ; il draina de pauvres diables devant des juges qui ne condescendaient jamais à entendre le moindre témoignage en faveur des prisonniers, mais qui les condamnaient à toutes les peines que pouvaient leur suggérer un instinct de classe assoiffé de vengeance ou une digestion difficile.

On peut juger de l’état d’esprit de la classe dirigeante à l’égard de ces malheureux esclaves révoltés d’après deux incidents montrant comment les propriétaires catholiques et protestants savaient s’unir pour faire régner l’injustice et préserver leurs privilèges, même à une époque où on a voulu nous faire croire que les Lois Pénales représentaient un obstacle insurmontable à leur alliance. En 1762, le gouvernement offrit une prime de 100 livres pour la capture des cinq chefs principaux des Whiteboys. Les habitants protestants de la ville de Cork y ajoutèrent 300 livres pour le chef et 50 livres pour l’arrestation de chacun de ses cinq principaux adjoints. Un gouverneur anglais, Lord Chesterfield, déclarait à l’époque que si les soldats avaient tué moitié autant de propriétaires fonciers qu’ils avaient tué de Whiteboys, ils auraient plus efficacement contribué à restaurer la paix publique ; cette remarque donne un petit aperçu du carnage qui a frappé la paysannerie.

Pourtant Flood, le grand « patriote » protestant, que Davis a chanté en ces termes :

Béni soit Harry Flood qui nous soutint
Si noblement en ces années amères

accusait férocement en 1763 à la Chambre des Communes irlandaise le gouvernement de ne pas avoir tué assez de Whiteboys. C’est ce qu’il appelait de la « clémence ».

[18] « Workhouse » : asile des pauvres. Hospice ou atelier organisé par les Lois sur les Pauvres.

[19] Lois anti-catholiques décidées par le Parlement de Dublin après 1688. Désormais seuls les Protestants étaient représentés au sein du Parlement. La Bill du Test de 1673 interdisait aux Catholiques toute forme de représentation.

[20] « cottier » ou « cottager » : journalier possédant un petit lopin de terre et une maison ; l’équivalent français serait « bordier ».
IV – Les révoltes sociales et les charognards de la politique

« Chaque progrès de l’aristocratie est un recul pour le peuple, chaque progrès du peuple voit les aristocrates, par crainte d’être laissés en arrière, s’insinuer dans nos rangs et se transformer en chefs pusillanimes et en alliés perfides. »
Manifeste Secret des Fondateurs de la Société des Irlandais Unis, 1791

Dans le Nord de l’Irlande, les organisations secrètes de la paysannerie portaient des noms divers, tels que les « Oakboys », les « Hearts of Steel » ou « Steelboys » [« Gars de Chêne », « Cœurs d’Aciers » ou « Gars d’Acier »]. Les premiers d’entre eux s’opposaient surtout au système de la corvée des routes, qui les contraignait à fournir un travail non payé pour l’entretien des routes de campagne. Ce système, on s’en doute, donnait à l’aristocratie campagnarde de multiples possibilités de s’assurer un travail gratuit pour embellir ses domaines et ses voies privées sous prétexte de servir les intérêts publics. L’organisation des Oakboys était particulièrement puissante dans les comtés de Monaghan, Armagh et Tyrone.

Dans un pamphlet publié vers 1762, on trouve le récit d’un « soulèvement » paysan dans le premier de ces comtés, ainsi que des exploits héroïques de l’officier qui commandait les troupes chargées de réprimer ce soulèvement. Ce récit évoque irrésistiblement les compte-rendus qu’on peut trouver dans les journaux anglais actuels sur les expéditions punitives de l’armée britannique contre les « maraudeurs » des tribus des collines indiennes ou des Dacoïtes de Birmanie [21]. L’ouvrage s’intitule : « Relation Véridique et Fidèle des Insurrections qui se sont Produites dans le Nord, avec une Description de la Campagne du Colonel Coote contre les Oakboys dans le Comté de Monaghan, » etc., et voici l’essentiel du récit.

A la nouvelle du « soulèvement », le courageux officier britannique se rendit avec ses hommes dans la ville de Castleblayney. Il dépassa sur sa route de nombreux rassemblements de paysans qui allaient dans la même direction, chacun d’eux portant au chapeau un rameau ou une brindille de chêne pour signe de ses perfides affinités. Lorsqu’il entra dans Castleblayney, il donna l’ordre au peuple de se disperser, et n’eut en retour que réponses provocantes et même manifestations d’hostilité. Il dut alors trouver refuge dans la halle qu’il se prépara à défendre en cas de besoin. Enfin, ayant tenu ce bastion toute la nuit, il découvrit au matin que les rebelles s’étaient retirés de la ville. On possède aussi un récit de l’entrée du même vaillant général dans la ville de Ballybay. Là, il trouva toutes les maisons fermées à son approche, chacune d’elles arborant fièrement un rameau de chêne aux fenêtres et l’ensemble de la population vraisemblablement prêt à résister jusqu’au bout.

Apparemment décidé à faire un exemple pour terroriser la ville, le vaillant soldat se mit en quête, avec ses hommes, d’un meneur quelconque à arrêter. Après une lutte sévère, ils parvinrent à forcer la porte d’une cabane de pauvres gens, et à arrêter un individu, que l’on traîna en conséquence jusqu’à la ville de Monaghan, où on lui fit subir toutes les rigueurs d’une loi absolument inique. Par ailleurs, nous savons que dans la ville de Clones la population affronta ouvertement les forces royales sur la place du marché, mais qu’elle fut évidemment vaincue. Les Oakboys de Monaghan furent alors repoussés hors de leur propre comté jusque dans celui d’Armagh, où ils tentèrent de résister une dernière fois, mais ils furent attaqués et battus au cours d’une « bataille rangée » dont l’âpreté peut être mesurée au fait qu’on ne signala aucune perte dans les rangs des soldats.

Cependant, le sentiment populaire était si fortement et si unanimement opposé à la corvée gratuite des routes, que le gouvernement y renonça à la suite de ces événements et institua un tarif des routes finançant ce travail indispensable grâce à un impôt pesant sur les propriétaires et les exploitants de chaque district. On imagine aisément le sort des pauvres paysans condamnés au supplice de l’emprisonnement pour avoir voulu réparer une injustice, que le gouvernement a reconnue pour telle depuis lors en promulgant ces lois : ils continuèrent de moisir dans leurs cellules, ce qui est le sort habituel des pionniers des réformes.

Les Steelboys formaient une organisation plus redoutable, et leurs bastions se situaient dans les comtés de Down et d’Antrim. C’étaient en majorité des dissidents de l’Église anglicane, Presbytériens ou autres, et, comme les Whiteboys, ils luttaient pour obtenir l’abolition ou la réduction des dîmes et pour limiter le système de réunion des fermes destinées à l’élevage. Il n’était pas rare qu’ils se promènent armés. Ils se déplaçaient avec une discipline relative, se regroupant depuis des lieux fort éloignés, et obéissant vraisemblablement aux ordres d’un centre commun. En 1772, six d’entre eux furent arrêtés et incarcérés à la prison municipale de Belfast. Leurs partisans se rassemblèrent immédiatement par milliers, et marchèrent, en plein jour, sur la ville, dont ils se rendirent maîtres ; puis, ils s’emparèrent de la prison d’où ils firent sortir leurs compagnons. Cet exploit jeta la consternation dans les rangs des classes dirigeantes, qui s’empressèrent d’envoyer des troupes. Tous les moyens furent mis en œuvre pour parvenir à mettre les chefs sous les verrous. Il y eut de nombreux prisonniers ; on fit passer une première fournée en jugement. Mais, soit qu’il ait subi des pressions, soit qu’il fût d’accord avec les prisonniers, il est difficile de le dire, le jury de Belfast refusa de les condamner et, quand le procès fut transféré à Dublin, le gouvernement n’obtint pas plus de résultat. Le refus de porter condamnation émis par les deux jurys, fut sans doute lié dans une large mesure à l’impopularité de la loi récente qui permettait au gouvernement de faire juger les personnes poursuivies pour délits ruraux dans un autre comté que le leur. Quand la loi fut rapportée, les condamnations et les exécutions continuèrent néanmoins de plus belle. Combien de paysans se balancèrent au gibet, combien de vies pleines d’espérances furent vouées à une infâme déchéance dans les sombres recoins d’un cachot, tout cela pour assouvir la vengeance des classes dominantes ? Voici comment Arthur Young [22], dans son Voyage en Irlande dans les années 1776 et 1779, décrit la situation contre laquelle se révoltaient ces pauvres paysans :

« En Irlande, il est quasiment inimaginable qu’un propriétaire foncier donne un ordre qu’un domestique, un journalier, un métayer, oseraient refuser d’exécuter. (…). Il a le pouvoir assuré de punir le moindre manque de respect, la moindre marque d’effronterie, d’un coup de canne ou de fouet. Un pauvre risquerait de se faire rompre les os s’il essayait de lever la main pour se défendre. (…). Des propriétaires importants m’ont assuré que nombre de leurs métayers tiendraient pour un grand honneur d’envoyer leurs femmes ou leurs filles dans le lit de leur maître, signe de servilité qui témoigne de l’oppression sous laquelle ces gens sont contraints de vivre. »

Si l’on y prête attention, on observera que les « patriotes » qui occupaient le devant de la scène en Irlande pendant la période que nous avons évoquée, n’ont jamais ouvert la bouche pour protester contre une telle injustice sociale. De même que ceux qui les imitent aujourd’hui, ils considéraient les malheurs du peuple irlandais comme un excellent instrument d’agitation politique ; et, tout comme eux, ils étaient toujours prêts à dénoncer, plus haut que le gouvernement lui-même, tous ceux qui étaient plus résolus qu’eux à trouver un remède radical à ces malheurs.

Quant au trio patriote Swift-Molyneux-Lucas [23], on peut dire que sa lutte n’était qu’une répétition de la lutte menée en leur temps par Sarsfield et ses partisans. Changement de personnages et changement de costumes, en vérité, mais non changement de nature ; c’était toujours une lutte entre deux espèces de charognards.

Ils faisaient partie d’une classe de privilégiés, entretenus grâce au pillage du peuple irlandais, mais ils comprirent rapidement, à leur grand dam, qu’ils ne pouvaient se maintenir dans cette position privilégiée sans l’aide de l’armée anglaise ; en contrepartie de cette aide, la classe dirigeante anglaise avait bien l’intention de se tailler la part du lion dans le pillage. Le Parlement irlandais était avant tout une institution anglaise, rien de tel n’existant avant la Conquête Normande. En ce sens, il se trouvait sur le même pied que le féodalisme terrien, le capitalisme, ainsi que leur rejeton naturel, le paupérisme. L’Angleterre envoya une nuée d’« aventuriers » conquérir l’Irlande.

Ayant partiellement réussi, ces aventuriers mirent en place un Parlement afin de régler leurs querelles intestines, de combiner des mesures pour dépouiller les autochtones, et d’empêcher leurs complices demeurés en Angleterre de réclamer leur part du butin. Cependant, au bout d’un certain temps, le groupe de voleurs de terres résidant en Angleterre se mit à revendiquer un droit de regard sur les aventuriers d’Irlande, et donc un droit de contrôle sur leur Parlement. C’est l’origine de la Loi Poyning et de la soumission du Parlement de Dublin au Parlement de Londres. Se rendant compte que cette situation d’infériorité de leur Parlement permettait à la classe dirigeante anglaise de dépouiller les travailleurs irlandais des produits de leur travail, les membres les plus clairvoyants des couches privilégiées d’Irlande commencèrent à craindre que cette spoliation ne soit poussée trop loin, et qu’il ne leur reste rien pour leur permettre de s’engraisser.

Du jour au lendemain, ils se transformèrent en patriotes ardents, désireux de libérer l’Irlande (c’est-à-dire, dans leur jargon, la classe dirigeante irlandaise) de la tutelle du Parlement anglais. Pas un de leurs pamphlets, de leurs discours, pas une de leurs déclarations publiques ne manqua de proclamer à la face du monde qu’il serait tellement plus doux, plus équitable, et en définitive plus agréable pour la population irlandaise d’être détroussée par une aristocratie indigène, que d’encourir l’atroce douleur de voir celle-ci contrainte de partager le butin avec sa rivale anglaise.

Il est possible que Swift, Molyneux et Lucas ne se soient même pas avoué à eux-mêmes que c’était là le fondement de leur credo politique. L’espèce humaine a toujours été encline à maquiller ses actes les plus vils sous une foule de faux prétextes, et à masquer ses pires injustices sous l’éclat d’une sentimentalité factice. Mais nous, c’est la réalité qui nous intéresse et non les apparences ; pour avoir gain de cause, il nous faut dévoiler les piètres sophismes qui tentent à tout prix de donner à une lutte sordide et égoïste l’aspect d’un mouvement patriotique. Face au mouvement populaire, politiciens patriotes et gouvernement formaient un bloc indivis.

Au cours de sa bataille contre les dîmes, la paysannerie de Munster publia en 1786 un texte remarquable, que nous reproduisons ici pour décrire l’état d’esprit des populations provinciales à cette époque. Ce texte fut repris par plusieurs journaux et reproduit aussi dans un pamphlet en octobre de cette même année :

Adresse aux paysans de Munster

A la fin de prévenir la mauvaise impression qu’ont produite les calomnies de nos ennemis, nous demandons la liberté de vous soumettre la requête que des gentilshommes bienveillants nous offrent leur protection, et nous sollicitons humblement la vôtre, si cette dite requête vous parait fondée en justice et en bonne civilité. Il n’y a pas d’époque, de pays ou de religion qui n’ait permis aux prêtres de commettre des fourberies et des usurpations pour préserver des prérogatives mal acquises. Bien souvent les discordes de leurs intérêts et de leurs opinions ont inondé de sang chrétien cette île dès longtemps vouée aux plus grands malheurs.

Il y a quelques trente ans, semblables à un lion captif se débattant dans les rets vainement, nos malheureux pères, poussés par des souffrances insupportables, voulurent user de violence pour rompre leurs liens, mais ne firent au contraire que les resserrer plus étroitement. Exténués par cette lutte sanglante, les pauvres de la province se soumirent à l’oppression des prêtres, et toutes leurs forces vitales s’usèrent à engraisser les vampires décimateurs. Le curé débauché étouffait sous ses excès de table les plaintes amères des malheureux que dépouillait son procureur, et il ne manquait pas dans sa rapacité de glâner même les maigres débris des rapines de celui-ci ; mais c’eût été blasphème de se plaindre, et nous en étions à espérer que les foudres du Ciel vinssent écraser le misérable qui détournait la part du Seigneur. Ainsi dépouillés par l’un ou l’autre des clergés, nous avions nos raisons d’en vouloir revenir à nos simples druides.

A la fin, cependant, il plût au Ciel miséricordieux de dissiper les ténèbres du fanatisme qui nous enveloppaient depuis si longtemps. L’esprit de tolérance jeta sur nous ses rayons bienfaisants, illuminant la masure du paysan comme s’il se fût agi d’un palais merveilleux. O’Leary nous déclara, lui ce moine sans détours, que le Dieu d’amour universel ne voulait pas accorder son salut à une seule secte, et que le meilleur titre pour la couronne était l’élection par les sujets. Ayant vu de la sorte se perfectionner nos principes religieux et politiques (…) nous avons résolu de manifester en toute occasion ce qui a changé dans nos sentiments et nous donne l’espoir de réussir dans nos tentatives sincères.

Examinant la double cause de nos griefs, nous avons longuement débattu sur la manière de nous en délivrer, et nous avons décidé en dernier ressort de les présenter dans leur ensemble par cette remontrance pacifique. L’humanité, la justice et la civilité sont les guides de notre requête. Tant que le fermier des dîmes jouit du fruit de nos travaux, l’agriculture ne peut que décliner, et tant que le prêtre cupide réclame plus qu’il ne lui est dû pour un mariage, la population ne peut qu’en être ralentie. Pour peu que les pouvoirs publics nous traitent avec amitié, nous leur serons fidèles à jamais.

La sincérité de notre ardent attachement ne fut jamais remise en cause lorsque nous l’eûmes une fois proclamée, et nous osons affirmer qu’on ne pourra jamais porter une telle accusation contre les paysans de Munster. Lors d’une rencontre fort nombreuse et pacifique entre les délégués des paysans de Munster, qui s’est tenue le jeudi le juillet 1786, les résolutions suivantes ont été approuvées à l’unanimité :

Il a été décidé que nous continuerons de nous opposer à nos oppresseurs par tous les moyens licites qui sont en notre pouvoir, et cela soit jusqu’à ce qu’ils soient repus de notre sang, soit jusqu’à ce que la voix de l’humanité s’élève, courroucée, dans les conseils de la nation, pour qu’ils étendent leur protection sur les paysans pauvres et qu’ils allègent leur fardeau. Il a été décidé que, considérant l’inconstance de la multitude, il est nécessaire que chacun d’entre nous sans exception aucune prête serment de ne pas payer volontairement au prêtre ou au curé plus de :

Pommes de terre, première récolte, 6 s. l’acre ; seconde récolte, 4 s. ; froment, 4 s. ; orge, 4 s. ; avoine, 3 s. ; fauchage, 2 s. 8 d. ; mariage, 5 s. ; baptême 1 s. 6 d. ; confession par famille, 2 s. ; messe dominicale 1 s. ; autre messe, 1 s. ; extrême-onction, 1 s.

Signé sur ordre
William O’DRISCOLL,
Au nom des paysans de Munster

[21] Groupes de hors-la-loi organisés en sociétés secrètes meurtrières, implantés en milieu rural et réapparaissant au moment des émeutes agraires.

[22] Économiste et agronome anglais, surtout connu pour son Voyage en France publié en 1791, document sur la France à la veille de la Révolution.

[23] Ces trois membres du parti « patriote » protestant (les seuls à siéger au Parlement depuis les Lois Pénales) s’étaient opposés à l’Acte déclaratoire de 1719, par lequel les lois votées à Londres étaient applicables à l’Irlande.
V – Le Parlement de Grattan

« Les dynasties et les trônes ont bien peu d’importance au regard des ateliers, des fermes et des fabriques. Nous pouvons dire au contraire que les dynasties et les trônes, les gouvernements provisoires eux-mêmes, ne sont bons que pour autant qu’ils garantissent l’impartialité, la justice et la liberté à ceux qui travaillent. »
John Mitchel, 1848.

[24] Nous en arrivons maintenant à la période des Volontaires. En cette année 1778, la population de Belfast, à la suite de rumeurs alarmantes sur un raid éventuel de corsaires français, fit mander au Secrétaire d’État Irlandais résidant au Château de Dublin une force armée pour protéger la ville. Mais l’armée anglaise avait été depuis longtemps envoyée aux États-Unis, alors colonies rebelles de l’Angleterre, et l’Irlande était pratiquement dépourvue de troupes. Le Château de Dublin répondit à Belfast par cette lettre célèbre qui déclarait que la seule force disponible pour le Nord consisterait en « quelques chevaux de troupe ou bien un bout de compagnie d’invalides ».

Lorsque lui parvint cette nouvelle, la population commença à s’armer et à organiser publiquement un corps de Volontaires dans tout le pays. En peu de temps, l’Irlande disposa d’une armée de quelques 80.000 soldats-citoyens, équipés de pied en cap, dûment entraînés et organisés, dignes à tous égards d’une force placée sous les ordres d’un gouvernement régulier. Tous les frais d’incorporation de cette armée de Volontaires étaient financés par des souscriptions individuelles.

Dès que la première alerte d’invasion étrangère fut passée, les Volontaires se tournèrent vers les problèmes intérieurs et se mirent à formuler certaines revendications de réforme auxquelles le gouvernement n’avait pas le pouvoir de s’opposer. En fin de compte, les Volontaires, après avoir entretenu l’agitation pendant quelques années, furent victimes des intrigues gouvernementales et le parti « patriote » de Grattan et Flood, soutenu par la pression morale d’un défilé de Volontaires sous les fenêtres du Parlement, parvint à obtenir des députés que le Parlement anglais renonce temporairement à sa volonté d’imposer sa loi à l’assemblée de Collège Green [25].

Cette décision, ainsi que celle d’accorder le libre échange (permettant aux marchands irlandais de commercer sur un pied d’égalité avec leurs concurrents anglais), inaugurent la période connue dans l’histoire de l’Irlande sous le nom de « Parlement de Grattan ». Aujourd’hui, nos agitateurs politiques nous rabâchent inlassablement que la période du Parlement de Grattan fit connaître à l’Irlande une prospérité sans précédent ; pour connaître de nouveau cet état de grâce, il suffirait donc d’en revenir à notre « autonomie de décision », définition pour le moins bouffonne de cette œuvre avortée de l’intrigue politique : le Home Rule [26].

Si nous le voulions, il nous serait facile de démontrer à nos historiens politiques que la prospérité qu’ils évoquent est une prospérité purement capitaliste, c’est-à-dire uniquement évaluée en termes de volume de richesse produite, et ne tenant aucun compte de la manière dont la richesse est distribuée entre les travailleurs qui la produisent.

Par exemple, dans le chapitre précédent, nous avons cité un manifeste des paysans de Munster datant de 1786. Quatre ans après la mise en place du Parlement de Grattan, ils y réclamaient l’aide de l’assemblée, décidés, si cette aide ne leur était pas accordée (et elle ne le fut pas), à « nous opposer à nos oppresseurs jusqu’à ce qu’ils soient repus de notre sang », ce qui semble bien indiquer que la « prospérité » du Parlement de Grattan n’avait pas dû pénétrer bien loin dans le comté de Munster. En 1794, un pamphlet publié à Dublin (7, Capel Street) relevait que le salaire moyen d’un journalier dans le comté de Meath n’atteignait que 6 d. par jour en été, et 4 en hiver.

De même, on trouve dans les pages du Dublin Journal, organe pro-ministériel, comme dans le Dublin Evening Post, qui soutenait le parti de Grattan, l’annonce d’un sermon charitable prévu en la chapelle paroissiale de Meath Street à Dublin. Le texte de cette annonce nous apprend que dans trois rues de la paroisse Sainte-Catherine, « on a trouvé pas moins de 2.000 âmes réduites à la famine ». Il est clair que la « prospérité » ne signifiait pas grand-chose pour les gens de Sainte-Catherine.

Mais ce n’est pas sur ce terrain que nous avons l’intention de nous placer pour le moment. Nous admettrons, pour notre démonstration, que la définition capitaliste de la « prospérité » que nous proposent les tenants du Home Rule est la bonne, et que l’Irlande était prospère à l’époque du Parlement de Grattan ; il nous faut pourtant rejeter de toutes nos forces l’idée que cette prospérité fût l’œuvre du Parlement, sauf pour une part absolument infime. Là encore, c’est la théorie socialiste de l’histoire qui nous fournit la clé du problème, en cherchant la véritable solution du côté de l’évolution économique. Le brusque essor des échanges à cette époque fut presque exclusivement dû à l’introduction de l’énergie mécanique qui entraîna une baisse des prix des produits manufacturés. Ainsi débutait l’ère de la Révolution industrielle, lorsque les industries artisanales qui nous venaient du Moyen-Age furent définitivement remplacées par le système de la manufacture de l’époque moderne. Le « water frame » inventé par Arkwright en 1769, la « spinning jenny » que Hargreaves fit breveter en 1770, le renvideur mécanique de Crompton [27], qui fut introduit en 1779, de même que l’utilisation de la machine à vapeur dans les hauts fourneaux à partir de 1788, tout cela s’ajouta pour faire baisser les coûts de production, et donc le prix de vente dans les diverses industries ainsi touchées.

Cela provoqua l’arrivée sur le marché de nouvelles armées de consommateurs, et donna en conséquence une impulsion gigantesque à l’ensemble des échanges en Grande-Bretagne aussi bien qu’en Irlande. Entre 1782 et 1804, le commerce du coton fit plus que tripler ; entre 1783 et 1796, celui du lin fut presque multiplié par trois ; en huit ans, de 1788 à 1796, celui du fer doubla de volume. Ce dernier ne fut florissant que durant cet accès de prospérité. L’invention de la fonte au charbon à la place du bois à partir de 1750, et l’utilisation déjà signalée de la vapeur pour les hauts-fourneaux, fut un handicap terrible pour l’industriel irlandais dans ses transactions avec son concurrent anglais.

Mais en ces temps bénis de forte activité commerciale, entre 1780 et 1800, ce handicap n’était pas encore très sensible. En revanche, quand le commerce retrouva le caractère normal d’une concurrence aiguë, les industriels irlandais, dépourvus de réserves locales, et donc totalement dépendants du charbon importé d’Angleterre, furent incapables de tenir tête à leurs voisins. Ces concurrents, qui possédaient à domicile d’abondantes réserves de charbon, n’eurent aucune peine, avant même l’ère des chemins de fer, à proposer des prix inférieurs aux malheureux Irlandais, dont ils provoquèrent la ruine. Les autres activités irlandaises importantes connurent le même sort, et pour des raisons identiques.

La période marquée politiquement par le Parlement de Grattan a été une période de croissance commerciale liée à l’introduction des progrès du machinisme dans les industries de base nationales. Tant que les machines fonctionnaient à l’aide du travail manuel, l’Irlande pouvait tenir sa place sur les marchés. Mais avec l’utilisation de la vapeur dans l’industrie, qui débuta à petite échelle en 1785, puis l’introduction du tissage mécanique, qui commença à se généraliser vers 1813, l’immense avantage naturel que représentaient des réserves locales de charbon, permit aux industriels anglais de l’emporter définitivement.

Un Parlement national aurait pu retarder le déclin qui suivit, tout comme un Parlement mis en place par l’étranger aurait pu le hâter ; mais, dans l’un comme dans l’autre cas, le phénomène était en lui-même inévitable dans le système capitaliste, puisqu’il en était précisément un des signes les plus visibles d’évolution. On mesurera la faible part qu’y a prise le Parlement en comparant la situation de l’Irlande avec celle de l’Écosse.

En 1799, M. Foster déclarait devant le Parlement irlandais, que la production de lin irlandaise était le double de celle de l’Écosse. Les chiffres exacts pour 1796 étaient de 23.000.000 de yards [28] pour l’Écosse contre 46.705.319 pour l’Irlande. Cette différence en faveur de l’Irlande, il l’attribuait à l’existence d’un Parlement local. Mais en 1830, si l’on en croit le « Dictionnaire commercial » de McCulloch, le port écossais de Dundee exportait à lui seul plus de lin que toute l’Irlande. Les deux pays étaient alors privés d’autonomie.

Pourquoi l’industrie écossaise avait-elle progressé alors que l’industrie irlandaise avait décliné ? Parce que l’Écosse possédait des réserves locales de charbon, ainsi que tous les facteurs d’essor industriel qui manquaient à l’Irlande. Le Parlement de Grattan n’est pas plus le responsable de la « prospérité » que connut alors l’Irlande, que n’est responsable de la poussière soulevée par les roues d’un coche, la mouche qui s’y est posée, et qui s’imagine, en regardant la poussière, que c’est là son œuvre.

C’est ce qui explique que pour lui faire connaître une véritable prospérité, il faudra soumettre l’Irlande à des mesures beaucoup plus radicales que ce que le Parlement a jamais pu imaginer.

[24]" name="24">[24] Les quatre chapitres qui suivent évoquent une autre période cruciale de l’histoire irlandaise, qui aboutira à la grande insurrection de 1798. A partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle, l’exploitation et la répression en Irlande, systématiques depuis la victoire de Guillaume d’Orange, vont s’atténuer en partie à cause de l’alerte donnée par la Guerre d’indépendance américaine. Les Lois Pénales furent assouplies (cf. Chapitre suivant). La guerre d’Améri­que avait tendu les relations anglo-françaises et c’est la crainte d’une invasion française qui fut à l’origine de la formation des « Volontaires ». Or, ces Volontaires vont devenir un point d’appui armé pour le parti « patriote », animé au Parlement par Flood et Grattan, qui va ainsi obtenir du pouvoir anglais la fin des restrictions économi­ques et surtout le « Home Rule », l’indépendance législative (convention de Dungannon, 1782-1783). C’est avec la Révolution française que la crise intérieure (essor d’un courant révolutionnaire, les Irlandais Unis) et extérieure (la politique de Pitt face à la Révolution française) va se développer jusqu’aux événements de 1798.

[25] Siège du Parlement de Dublin.

[26] Allusion aux mouvements autonomistes de l’époque (Ligue, Sinn Féin). Le Home Rule de 1782 avait disparu avec l’Union de 1800.

[27] Il s’agit des principales découvertes techniques dans le domaine de la filature. La « spinning-jenny » est une sorte de rouet perfectionné où le fileur peut actionner plusieurs broches à la fois ; le « water-frame » améliore le filage ; la « mule-jenny » de Crompton permet de faire tourner quatre cents broches à la fois, et surtout va peu à peu être actionnée par l’eau, puis par la vapeur.

[28] Un yard : 0,914 m.
VI. Les Volontaires Irlandais trahis par le capitalisme

« Que le bien ni le mal ne vous fas­sent oublier
Comme vains furent pleurs et prières,
Vains les mots jusqu’au jour où l’on a vu briller
Les épées aux mains des Volontaires. »
Thomas Davis

Le seul intérêt de la thèse selon laquelle la « prospérité » passagère de l’Irlande de cette époque a pour origine l’action du Parlement de Grattan, c’est de venir appuyer une autre démonstration. A en croire les tenants de cette thèse, c’est l’Union Législative entre la Grande-Bretagne et l’Irlande qui a ruiné le commerce de celle-ci. Il suffirait donc d’abroger cette Union pour rendre à nouveau rentables les manufactures irlandaises. Or, on ignore trop souvent que l’Union a mis toutes les industries irlandaises sur un pied d’égalité absolue, du point de vue légal, avec les industries anglaises ; on déforme même cette réalité au point de donner l’impression que c’est le cont­raire qui s’est passé. Ainsi, des milliers de nos compatriotes continuent de croire que les lois anglaises interdisent l’extrac­tion de certains minerais ou la fabrication de certains articles en Irlande.

Un instant de réflexion suffit pour rejeter une telle interpré­tation. Un capitaliste anglais n’hésitera pas à investir de l’argent à Tombouctou, en Chine, en Russie, partout où il croit pouvoir faire du profit, même si c’est sur le territoire de son ennemi mortel. Il n’investit pas pour fournir du travail à ses ouvriers, mais pour faire du profit ; il serait donc stupide d’imaginer qu’il laisserait son Parlement voter des lois lui interdisant d’ou­vrir des mines ou des usines en Irlande, alors qu’il peut ainsi faire du profit en exploitant les travailleurs irlandais. Il n’existe aucune loi de ce genre, il n’y en a jamais eu depuis la mise en place de l’Union.

Le chercheur désireux d’approfondir l’étude de cette intéres­sante controverse sur l’histoire irlandaise, et de comparer cette thèse parlementariste du déclin industriel avec celle que nous venons d’avancer (la thèse socialiste exposée dans le chapitre précédent), a un moyen simple et efficace d’en éprouver la validité. Qu’il lui suffise de s’adresser aux représentants princi­paux de la thèse parlementariste, et de leur poser la question suivante :

Veuillez avoir l’obligeance de m’expliquer en quoi le transfert du Parlement de Dublin à Londres, qui n’a été accom­pagné d’absolument aucune ingérence législative dans l’indus­trie irlandaise, a empêché la classe capitaliste irlandaise de continuer à produire pour le marché national ?

Il n’obtiendra pas de réponse logique à sa question, pas de réponse que puisse admettre un seul instant un spécialiste reconnu des problèmes économiques. En revanche, on lui pré­sentera certainement une longue statistique des fournisseurs et des travailleurs de l’industrie irlandaise avant l’Union, puis à une date significative quelques 20 ou 30 ans plus tard. Ce fut la méthode adoptée par Daniel O’Connell, le Libérateur, dans son premier grand discours en faveur du Rappel de l’Union [29], qui marque le début de sa campagne, méthode que tous ses imitateurs ont depuis lors copiée servilement et popularisée.

Mais ni O’Connell ni aucun de ses imitateurs n’a tenté jusqu’à ce jour d’analyser et d’expliquer quel processus a entraîné la destruction de ces industries. Ce qui se rapproche le plus pour l’instant d’un effort d’explication, c’est l’idée que l’Union a provoqué un absentéisme des propriétaires fonciers, ce qui a entraîné pour les industriels irlandais une perte de clientèle. Mais ce genre d’explication n’explique strictement rien. C’est de l’infantilisme pur et simple. Qui pourrait soutenir sérieuse­ment que la perte de quelques milliers de clients de l’aristocra­tie a tué, par exemple, l’industrie du cuir autrefois si prospère en Irlande, et aujourd’hui quasiment disparue. Ainsi, le quar­tier situé à Dublin entre Thomas Street et la South Circular Road était dans le passé une ruche grouillante d’activité où l’on pratiquait le tannage du cuir et les autres opérations qui s’y rattachent. Aujourd’hui, ces métiers ont presque totalement disparu du quartier. Est-ce que les députés et les propriétaires étaient les seuls à porter des chaussures en Irlande ? Les seules personnes à l’usage desquelles on tannait et on travaillait le cuir ? Et sinon, en quoi le fait qu’ils aient émigré en Angleterre a-t-il interdit à l’industriel irlandais de fabriquer des chaussures et de la sellerie pour les millions de gens qui vivaient toujours dans le pays après l’Union ? Même remarque pour le tissage, autre activité autrefois prospère du quartier, ou encore pour le drap, le poisson, la ferronnerie, la minoterie, et ainsi de suite. La population avait besoin des produits d’usage courant après l’Union tout autant qu’avant, mais cela n’empêche pas l’historien superficiel de venir nous dire que l’industriel irlan­dais était incapable de répondre à la demande, cessant pour cette raison toute activité. Nous avons en Irlande la réputation d’être dotés d’un solide sens de l’humour, n’est-ce pas ? Eh bien, on serait presque tenté d’en douter quand on voit com­ment cette thèse parlementariste a été admise très sérieusement par la masse du peuple irlandais.

Thèse pour le moins plaisante, si l’on y réfléchit : elle suggère que les industriels irlandais étaient tellement désespérés d’avoir perdu la clientèle de quelques milliers de propriétaires abusifs, qu’ils n’avaient plus la force de continuer à faire des profits en subvenant aux besoins des millions d’Irlandais qu’ils avaient sous la main. Anglais ou Écossais, Français ou Belges, les industriels, les propriétaires de mines, les marchands, les pêcheurs, pouvaient s’engraisser et prospérer, ce qu’ils ne man­quaient pas de faire, en subvenant aux besoins de la commu­nauté irlandaise, mais l’industriel irlandais en était incapable. Il était contraint de fermer boutique et de s’en aller à l’hospice pour la seule raison que « Monseigneur l’Extorqueur du Châ­teau de l’Extorquerie » [30] s’était installé à Londres avec tous ses gens.

Nos historiens parlementaristes sont de véritables plaisan­tins ; leur manque de sérieux absolument phénoménal n’a d’égaux que le fanatisme et la stupidité de leurs rivaux loyalis­tes. Sinon, ils n’auraient pas eu de mal à élaborer, en s’ap­puyant sur le même ensemble de faits, une autre thèse tout aussi utile à leur cause, et qui correspond plus à la vérité. On peut formuler cette autre thèse de la manière suivante :

L’Acte d’Union fut rendu possible par la faiblesse de l’indus­trie irlandaise ; le pays n’avait donc pas de classe capitaliste énergique et écoutée, suffisamment patriote pour empêcher l’Union.

Lorsque survint le déclin de l’industrie, la classe capitaliste irlandaise ne fut pas en mesure de combattre l’influence cor­ruptrice de l’argent du gouvernement anglais, ni de créer et d’animer un parti suffisamment fort pour arrêter le phénomène de démoralisation de l’esprit public. N’en doutons pas, c’est là une description exacte de la situation. Ce n’est pas la perte du Parlement qui a détruit l’industrie irlandaise, mais c’est le déclin de celle-ci, dont nous avons déjà indiqué les causes, qui a rendu possible la destruction du Parlement irlandais. S’il avait existé dans le pays une classe capitaliste puissante, audacieuse, parvenant à ses fins, il y aurait eu une réforme parlementaire accordant le droit de vote aux masses irlandaises. Cette réponse aurait été obtenue grâce aux fusils des Volontaires sans verser une seule goutte de sang. Avec un Parlement élu dans ces conditions, l’Acte d’Union aurait été impossible. Mais la classe capitaliste irlandaise se servit des Volontaires pour contraindre le gouvernement à une réforme du commerce. Ensuite, sous la houlette de Henry Grattan, elle abandonna et dénonça les Volontaires quand ils se mirent en tête de réformer le système représentatif afin de mieux l’accorder à la volonté populaire, et de défendre ainsi pacifiquement ce qu’ils avaient conquis sous la menace de la violence. Une Irlande gouvernée par le suffrage populaire aurait certainement cherché à sauver l’in­dustrie alors qu’il en était encore temps, grâce à un rigoureux système de protection taxant les importations assez lourdement pour neutraliser les avantages que tirait l’étranger de ses mines de charbon. Un système de ce genre aurait pu conjurer le déclin de l’industrie irlandaise, inévitable autrement, comme nous l’avons vu. Mais l’unique espoir de fonder cette Irlande-là reposait alors sur la force armée des Volontaires, et les capita­listes ne se sentaient pas assez forts en tant que classe pour s’emparer des rênes de l’État à la fois contre l’aristocratie et contre le peuple. Ils se virent donc obligés de choisir la seule autre possibilité : décider de tenter leur chance en soutenant l’un des deux partis en présence. Ils choisirent de faire confiance à l’aristocratie et d’abandonner la populace, ce qui leur valut d’être lâchés par la classe à laquelle ils s’en étaient remis et de sombrer dans la faillite et la servitude aux côtés de la classe qu’ils avaient trahie.
Une brève évocation du mouvement des Volontaires permet­tra de rappeler les graves trahisons auxquelles s’est livrée la classe capitaliste irlandaise pour rivaliser avec ses compatriotes de l’aristocratie qui

« Ont vendu pour de l’or et des places
Leur patrie et leur Dieu. »

Nous verrons aussi que, contrairement à eux, elle est parve­nue à ne pas encourir l’opprobre que méritaient ses agissements.

Au début du mouvement, l’Irlande était régie par les Lois Pénales. Les codes comportaient encore à l’encontre des Catholiques une série de statuts d’une férocité sans égale. Ces lois, qui étaient officiellement destinées à favoriser la conver­sion des Catholiques au Protestantisme, avaient en fait pour principal objet de favoriser la conversion des biens catholiques en biens protestants. Le fils d’un propriétaire catholique pou­vait déposséder son propre père et s’emparer de ses biens, en déclarant simplement sous serment qu’il avait adopté la reli­gion protestante ; le père recevait alors, de par la loi, une rente qui dépendait de la générosité de son fils. L’épouse d’un Catholique pouvait priver son mari de tout droit sur ses biens simplement en devenant protestante. Un Catholique n’avait pas le droit de posséder un cheval valant plus de 5 livres. S’il en possédait un, n’importe quel Protestant pouvait ouverte­ment lui prendre son cheval, en lui versant 5 livres pour l’ac­quitter de tout droit dessus. La tête d’un maître d’école ou d’un prêtre catholique était mise à prix de la même façon que celle d’un loup. Les Catholiques ne pouvaient être désignés à aucune fonction publique, et ils étaient écartés de la plupart des professions libérales.

En fait, la religion catholique était une institution illégale, ce qui ne l’empêcha pas de se développer et de s’épanouir. Remarquons au passage qu’elle s’assura une emprise sur les sentiments les plus profonds du peuple irlandais avec autant de rapidité qu’elle la perdit en France et en Italie, où le catholi­cisme était un rouage essentiel de l’État. Phénomène que feraient bien de retenir ces Catholiques qui réclament à cor et à cri que les institutions catholiques soient financées par des fonds publics.

Mais le chercheur doit se rappeler que les Lois Pénales, bien que toujours inscrites dans les textes, n’étaient plus réellement appliquées dès avant le dernier quart du XVIIIe siècle. Non à cause d’une quelconque clémence du gouvernement anglais, mais de la réprobation d’une majorité de Protestants irlandais éclairés. Ils refusaient tout bonnement de tirer parti de ces lois, même lorsqu’ils pouvaient y trouver un profit personnel, et il y a fort peu de cas avérés où des Protestants se soient emparés des biens de leurs voisins catholiques en application des Lois Pénales, dans les générations postérieures à la fin de la guerre williamite. Ces lois étaient bien trop terribles pour être systé­matiquement appliquées et, là-dessus, l’esprit public était très en avance sur la législation. Tous les historiens sont d’accord sur ce point.

D’un autre côté, les frontières de classe étaient bien plus nettement délimitées que les frontières religieuses, comme ce fut toujours le cas en Irlande depuis la disparition du système des clans, et comme c’est encore le cas aujourd’hui. Nous possédons là-dessus les remarques d’une personnalité aussi éminente que l’Archevêque Whately. Venant sous la plume d’un partisan du gouvernement britannique et de l’Église angli­cane, elles offrent un témoignage doublement précieux sur le fait que les divisions politiques en Irlande renvoient avant tout à des questions de propriété, et ne renvoient à des questions de religion que dans des cas individuels. Il écrit :

« On m’a rapporté de multiples exemples où les Orangistes [31] les plus fanatiques ont arraché de leurs domaines des tenanciers protestants qui s’y trouvaient depuis des générations pour louer leurs terres à des Catholiques... en augmentant le fermage d’un shilling par acre. »

Les Protestants qu’on expulsait ainsi étaient, ne l’oublions pas, les hommes et les femmes dont les ancêtres avaient, au nom du roi Guillaume et du Protestantisme, sauvé l’Irlande du roi Jacques et du Catholicisme. Ces expulsions, c’était la façon de récompenser la victoire de leurs ancêtres et leur propre fidélité.

Ajoutons à cette frontière économique de classe que la repré­sentation politique du pays était le privilège exclusif de la classe supérieure. Une majorité de députés du Parlement irlandais siégeaient mandatés par certains membres de l’aristocratie pos­sédant les domaines sur lesquels les bourgs qu’ils « représen­taient » étaient situés. On les appelait « bourgs de poche », parce qu’ils subissaient la mainmise de l’aristocratie foncière tout comme s’ils se trouvaient dans sa poche. Qui plus est, c’est dans l’île tout entière que le pouvoir d’élire les députés était exclusivement réservé à un petit nombre de privilégiés. La grande masse de la population catholique et protestante n’avait pas droit de vote.

C’est dans cette situation que naquit le mouvement des Volontaires. Pour les Irlandais il y avait donc trois grandes doléances politiques : 1) le Parlement anglais avait interdit tout commerce entre l’Irlande et l’Europe ou l’Amérique, sauf en passant par un port anglais, ce qui paralysait le développement du capitalisme irlandais ; 2) toute représentation aux Commu­nes de Dublin était refusée aux travailleurs catholiques comme aux travailleurs protestants, en fait à tout le monde à part un petit nombre de capitalistes protestants et les représentants de l’aristocratie ; 3) enfin, tous les Catholiques étaient frappés d’interdits religieux. Dès que les Volontaires (qui étaient tous protestants) prirent les armes, ils commencèrent à faire campa­gne contre l’ensemble de ces injustices. Ils étaient tous unani­mes au début ; c’est ainsi qu’ils défilèrent dans les rues de Dublin le jour de la convocation du Parlement avec les pancar­tes accrochées aux bouches de leurs canons, qui portaient ces mots révélateurs :

« Libre échange ou sinon »

Venant d’un peuple uni et armé, la menace sous-jacente porta ses fruits : le libre échange fut accordé. A ce moment précis, la République aurait pu l’emporter aussi sûrement que le libre échange. Mais lorsque, chez les Volontaires, les simples soldats décidèrent de mettre en avant leur ultime revendication politique, une représentation populaire au Parlement, ils furent lâchés par tous leurs chefs. Ils avaient élu à leur tête des aristocrates, des avocats à la langue bien pendue, des patriotes professionnels ; tous ces officiers les trahirent lorsqu’ils n’eu­rent plus besoin d’eux. Après l’octroi du libre échange, une convention des Volontaires fut convoquée à Dublin, afin d’étu­dier la question d’une représentation populaire au Parlement. Lord Charlemont, le commandant en chef, désavoua la convention, et son exemple fut suivi par tout le menu fretin des officiers nobles ; quand finalement la convention se réunit, Henry Grattan, qui devait aux Volontaires toute sa réussite politique et personnelle, les attaqua devant le Parlement en les traitant de « canaille armée ».

Après quelques débats sans résultats, la convention s’ajourna dans la confusion ; lors d’une nouvelle tentative de réunion, le gouvernement interdit la tenue de la convention, et les signataires de l’appel en faveur de cette réunion furent arrêtés et condamnés à de lourdes amendes. Le gouvernement, qui avait fait la paix avec l’Amérique en lui accordant l’indé­pendance, avait pu masser des troupes en Irlande et se prépa­rait à en finir avec les Volontaires. Par son refus de prendre en compte la revendication de représentation populaire, il indi­quait qu’il était prêt au combat ; avec l’interdiction de la seconde réunion, il signifiait qu’il était victorieux. Les Volon­taires s’étaient rendus sans coup férir. C’est la classe capitaliste irlandaise qui est entièrement responsable de cette reddition indigne. Si elle avait soutenu les partisans des réformes, la défection de l’aristocratie n’aurait pas pesé lourd ; d’ailleurs les éléments les plus radicaux s’étaient certainement attendus et préparés à une telle défection. Mais ce qu’ils n’avaient pu prévoir, c’est que les marchands allaient se ranger du côté de l’aristocratie, décision trop infâme pour que quiconque l’ait envisagée en-dehors de ses auteurs. En outre, il ne faut pas croire que ces éléments réactionnaires n’ont rien fait pour masquer qu’ils trahissaient la cause de la liberté.

Ils prenaient au contraire toutes les peines du monde pour donner l’impression qu’ils étaient toujours favorables au peu­ple, tout en essayant de détourner l’attention du public sur des problèmes autres que ceux relevant des enjeux réels. Il y a un passage délectable dans la Vie de Henry Grattan publiée par son fils, où il raconte de quelle manière le gouvernement s’em­para des armes des divers corps de Volontaires dublinois. Ce récit est en soi un véritable abrégé de multiples épisodes de l’histoire irlandaise, qui souligne fort bien les traits dominants des différentes classes et leur rôle dans la vie publique du pays.

Dublin, c’est l’Irlande en miniature ; plus encore, Dublin, c’est la quintessence même de l’Irlande. Tout ce qui rend l’Irlande grande ou misérable, superbe ou sordide, merveilleu­sement révolutionnaire ou désespérément réactionnaire, noblement altruiste ou bassement traîtresse, apparaît plus for­tement marqué à Dublin que partout ailleurs. Ainsi, le rôle joué par Dublin dans toute crise nationale, n’est rien d’autre que l’adaptation sur la scène de la capitale du rôle joué dans toutes les provinces par des passions du même ordre. C’est ce qui donne toute sa valeur à la contribution involontaire à l’histoire l’Irlande qu’on trouve sous la plume du fils de Henry Grattan, et dont voici l’essentiel.

Il y avait à Dublin trois sections de Volontaires, correspon­dant aux trois sections populaires des forces « patriotiques ». Tout d’abord, le Corps de la Liberté, au recrutement exclusive­ment ouvrier ; puis le Corps des Marchands, formé par la classe capitaliste ; enfin, le Corps des Juristes, c’est-à-dire les membres de la confrérie des hommes de loi. Évoquant l’inter­vention du gouvernement après la « Loi sur les Armes et la Poudre » qui exigeait pour le maintien de l’ordre que les Volon­taires remettent leurs armes aux autorités, le fils de Henry Grattan écrit que le gouvernement « s’empara de l’artillerie du Corps de la Liberté, fit un arrangement privé pour prendre possession des armes du Corps des Marchands, puis il persuada les juristes de rendre les leurs, acceptant qu’ils défilent d’abord publiquement avant de les remettre ».

Autrement dit, en langage clair, le gouvernement dut faire usage de la force pour s’emparer des armes des travailleurs, mais les capitalistes remirent les leurs en secret à la suite d’un marchandage privé dont nous ne connaissons pas les condi­tions. Quant aux juristes, ils ont promené leurs armes dans les rues de Dublin, au cours d’un défilé public destiné à préserver le prestige de leur association aux yeux des travailleurs crédules de la ville ; puis, alors même qu’ils étaient encore enroués d’avoir acclamé publiquement les « fusils des Volontaires », ils remirent en privé ces fusils aux ennemis du peuple.

Les travailleurs combattirent, les capitalistes négocièrent, les hommes de loi jouèrent les matamores.

Dès lors, comme toujours en Irlande, le sort du pays dépen­dait de l’issue du combat opposant les forces de l’aristocratie et celles de la démocratie. A la ville et à la campagne, ouvriers et paysans prirent fait et cause pour les forces révolutionnaires d’Amérique et de France, brûlant d’égaler leurs exploits dans leur propre pays. Mais la classe capitaliste irlandaise avait encore plus peur du peuple que du gouvernement britannique, et, dans cette crise décisive pour le pays, elle priva le peuple de son influence et de ses conseils. Pendant que se livrait ce combat dont l’issue fut si désastreuse pour la cause de l’indépendance, ailleurs en Irlande se déroulait un autre com­bat, plus spectaculaire, mais dont l’enjeu était factice. Ainsi vont les choses en Irlande : c’est cette parodie qui a le plus retenu l’attention des historiens. Nous avons déjà fait allusion à ce Henry Flood qui se fit remarquer au Parlement irlandais lorsque, se montrant plus royaliste que le roi, il accusa le gouvernement de n’avoir pas pendu assez de paysans à son gré. De même, nous avons déjà présenté M. Henry Grattan à nos lecteurs. Ces deux hommes étaient les chefs parlementaires du « parti patriote » aux Communes, les « deux Harry », pour reprendre le surnom ironique que leur avait donné la foule de Dublin. Lorsque la menace des Volontaires contraignit les autorités anglaises à renoncer formellement à tout droit de faire pression légalement sur le Parlement irlandais, nos deux patriotes se brouillèrent sur un problème qui, selon les informa­tions dignes de foi de graves et doctes historiens, divisa l’Irlande tout entière. Quand nous dirons l’objet de cette brouille, souhaitons que nos lecteurs n’aillent pas nous accuser de leur conter des sornettes. Ce n’est pas le cas, encore que la tentation soit irrésistible ou presque : nous nous contentons de rappeler très sobrement des événements historiques. Les gra­ves et doctes historiens nous apprennent que Grattan et Flood se brouillèrent parce que Flood voulait obtenir de l’Angleterre la promesse de ne plus jamais intervenir par des lois régentant le Parlement Irlandais, tandis que Grattan voyait dans une telle requête une insulte à l’honneur de l’Angleterre.

Nous l’avons dit, les graves et doctes historiens affirment que toute l’Irlande prit parti dans cette dispute, et même un homme qui haïssait l’Angleterre comme John Mitchel, dans son Histoire de l’Irlande, semble croire que c’est ce qui s’est passé. Quant à nous, nous refusons absolument d’accorder le moindre crédit à cette histoire. Tandis que Grattan et Flood remuaient du vent à coups de grandes proclamations, nous sommes fermement convaincus que si quelqu’un était allé enquêter dans un champ en Irlande au moment de la moisson, et avait demandé au premier moissonneur venu son opinion sur la dispute, le moissonneur en question aurait mis le doigt sur la question sans arrêter un seul instant de manier sa faucille, en répondant probablement :

« Pour sûr, qu’est-ce que ça peut bien faire, les promesses de l’Angleterre ? De toute façon, est-ce qu’elle ne va pas la violer, sa promesse, dès que ça lui plaira et que ça lui sera possible ? »

On a du mal à croire que Grattan ou Flood aient pu penser sérieusement que l’Angleterre se sente liée par la moindre promesse, elle qui dès cette époque avait la réputation univer­selle de rompre ses serments et de ne pas respecter ses traités. Aujourd’hui, lorsqu’on évoque les péripéties de cette célèbre controverse, cela ressemble à une mauvaise plaisanterie ; mais si l’on observe dans quel contexte tragique s’est tenue cette controverse, on peut dire que la plaisanterie est à peu près aussi drôle qu’une farce dans une chambre de tortures. En la circonstance, Grattan et Flood n’ont été que deux habiles acteurs se laissant aller à une joute oratoire au pied du lit mortuaire des espérances assassinées de tout un peuple. Et si, outre l’absurdité de cet ergotage juridique, il fallait trouver un autre argument pour démontrer que ce simulacre de combat n’intéressait absolument pas la grande masse du peuple, il suffirait de citer les propos des deux dirigeants. M. Flood n’avait pas seulement la réputation d’être l’ennemi de la pay­sannerie opprimée et l’adversaire farouche des Catholiques, c’est-à-dire de la grande masse des habitants du pays ; il était aussi intervenu et avait voté au Parlement en faveur d’un texte proposant de payer l’entretien d’une armée de 10 000 soldats britanniques qui serait envoyée en Amérique pour vaincre la révolution. M. Grattan, pour sa part, avait accepté de recevoir 50 000 livres du gouvernement au titre de ses services « patrio­tiques » ; puis, par excès de gratitude pour ce secours oppor­tun, il paya le gouvernement de retour en trahissant et en dénonçant les Volontaires.

Sur les autres grands problèmes du moment, ils avaient l’un et l’autre une position équivoque, et ils jouèrent double jeu. Par exemple :

M. Flood croyait à la démocratie — pour les Protestants ; mais il était contre la liberté religieuse.

M. Grattan croyait en la liberté religieuse — pour les possé­dants ; mais il était contre l’extension du droit de vote à la classe ouvrière.

M. Flood aurait volontiers accordé le droit de vote à tous les Protestants, les riches comme les pauvres, mais il le refusait à tous les Catholiques, les riches comme les pauvres.

M. Grattan aurait volontiers accordé le droit de vote à tous les possédants, quelle que soit leur religion, mais il refusait de l’étendre aux non-possédants. A la Chambre des Communes irlandaise, il attaqua violemment les Irlandais Unis, dont nous parlerons par la suite, parce qu’ils proposaient le suffrage uni­versel, qui, selon lui, provoquerait la ruine du pays et détruirait l’ordre social.

On voit bien que M. Grattan était l’homme d’État idéal pour le capitalisme ; il était l’incarnation de l’esprit bourgeois, il se souciait plus des intérêts de la propriété que des droits de l’homme ou de la suprématie d’une religion.

Ce fut chez lui une tendance précoce, comme en témoigne une lettre adressée à l’un de ses amis, M. Broome, en date du 3 novembre 1767, et que son fils reproduit dans l’édition qu’il fit de la biographie et des discours de son père. Cette lettre nous révèle que le très respectable, très religieux et très anti­révolutionnaire M. Henry Grattan, était, dans son for inté­rieur, un libre-penseur, un libertin et un philosophe épicurien, qui avait compris très tôt qu’il était plus sage de ne pas laisser connaître ses opinions à la vile multitude qu’il aspirait à gouver­ner. En voici un extrait :

« Vous et moi, nous sommes complètement d’accord là- dessus comme sur la plupart des autres questions ; nous pen­sons que le mariage est une institution qui n’est pas naturelle mais artificielle, et nous considérons les femmes comme une embarcation trop fragile pour une traversée aussi longue et agitée que celle de la vie... Je me suis fait philosophe épicu­rien ; je crois qu’il n’est pas d’autre monde que le nôtre, et que la recherche du bonheur y est notre principal objet... Ce genre de sujet est trop vaste et trop dangereux pour une lettre ; mais nous pourrons en parler plus longuement en privé. »

On s’en aperçoit : nous avons ici affaire, non pas sans doute au Grattan des poèmes dithyrambiques de Moore, mais bien au Grattan réel.

Il n’est pas très étonnant que la foule de Dublin ait lapidé ce Grattan-là, lorsqu’il rentra d’Angleterre après l’une des séan­ces du Parlement de Londres. Elle ne fut pas dupe de ses grandes phrases et de ses hauts faits qui ont pourtant subjugué les historiens. Qu’il se soit théâtralement dressé sur son lit de douleur pour se montrer aux traîtres qui avaient vendu leur vote pour la victoire de l’Union, et qu’il les ait incités à ne pas respecter les termes de leur marchandage, voilà qui compose assurément une scène impressionnante pour les gloses des his­toriens romanesques ; mais ce fut une bien piètre compensa­tion, aux yeux du commun, en regard des injures contre les Volontaires, de sa trahison à leur égard, de son opposition de mauvaise foi à la cause du droit de vote populaire.

On peut trouver une dernière preuve, à nos yeux décisive, de la manière dont les nationalistes authentiques et les penseurs progressistes d’Irlande considéraient le « Parlement de 82 », dans le passage ci-dessous qui est tiré du célèbre pamphlet de Theobald Wolfe Tone, et qui fut publié en septembre 1791 sous le titre : « Plaidoyer en faveur des Catholiques d’Irlande ». Il est intéressant de rappeler que cette charge mordante contre la « glorieuse révolution de 1782 », sous la plume de l’Irlandais le plus clairvoyant de son époque, a si peu été du goût de nos historiens et journalistes, qu’ils l’ont rigoureusement boycottée. C’est l’auteur du présent ouvrage qui la fit réimprimer en 1897 à Dublin, dans une série de « 98 Lectures » [98 discours]contenant aussi beaucoup d’autres documents oubliés ou gênants sur la même période. Elle a été depuis rééditée à plusieurs reprises exactement comme nous en avions reproduit un extrait ; mais à en juger par la manière dont certains de nos amis continuent de déclarer qu’ils « s’en tien­nent à la constitution de 82 », il y a des gens pour qui cette réédition n’a servi à rien.

Wolfe Tone sur le Parlement de Grattan

(Extrait du célèbre pamphlet, « Plaidoyer en faveur des Catholiques d’Irlande », publié en septembre 1791).

« J’ai dit que nous n’avions point de gouvernement national. Jusqu’en 1782, nul ne soutenait que nous en eussions un, et c’est une réflexion pour le moins curieuse, à défaut d’être utile, de chercher à savoir quelle est aujourd’hui notre opinion à ce sujet. J’ai peu de craintes d’être réfuté, lorsque j’affirme que tout ce que nous avons obtenu grâce à ce qu’il nous plaît d’honorer du nom de Révolution, ce fut seulement une défini­tion du bien dans les termes de la loi, sans le recours à la grande règle de la nature, qui l’emporte sur tous les règlements conçus par la raison ; alors que la question profonde est de savoir ‘Si nous avons bien fait ou non, et pourquoi nous avons négligé de bien faire. Je sais bien que je risque de blesser la fierté nationale, la vanité des gens dont je parle, la retenue de quel­ques hommes honnêtes, la vilenie des fripons, lorsque je pré­tends que la révolution de 1782 fut l’affaire la plus maladroite qui ait jamais ridiculisé cette épithète altière dont elle s’est abusivement parée. Pour un Irlandais, ce n’est guère plaisant de le reconnaître, mais c’est inévitable si la vérité le réclame. Il est bien préférable pour nous de connaître et de mesurer notre situation réelle, que de nous bercer d’illusions ou d’être dupés par les éloges immérités ou les vœux trompeurs et déplai­sants de nos ennemis.

Je laisse aux admirateurs de cette époque les déclarations en cascade sur ses hypothétiques avantages et ses gloires imaginai­res ; c’est un fort beau sujet, qui ne peut qu’être flatteur pour mes compatriotes, puisque beaucoup en ont été les acteurs et presque tous les spectateurs. Mais c’est à moi que revient la tâche ingrate de la dépouiller de son plumage bariolé et de la présenter dans toute sa nudité. Intervention douloureuse, mais qui peut, si on la mène à bien, fournir une forte et impression­nante leçon de prudence et de sagesse.

La Révolution de 1782 a été l’occasion pour les Irlandais de vendre bien plus cher leur honneur, leur intégrité et les intérêts de leur pays. Ce fut une Révolution qui, tout en permettant de doubler d’un seul coup la valeur du moindre fabricant de circonscription électorale, laissait les trois-quarts de nos com­patriotes dans l’état de servitude où elle les avait trouvés, et le gouvernement du pays aux mains des personnages vils, corrom­pus et méprisables qui avaient passé leur vie à l’abaisser et à le piller, et qui, pour certains d’entre eux, avaient justement voté en dernier ressort, résolus mais sans espoir, contre notre Révolution, notre belle Révolution. Qui d’entre les plus anciens ennemis de notre pays a perdu son poste ou sa pen­sion ? Qui de l’opposition fut désigné à la moindre responsabi­lité, à la moindre charge ? Personne. Le pouvoir resta entre les mains de l’ennemi, qui en fit de nouveau usage pour notre perte, mais avec cette différence qu’auparavant l’Angleterre ne nous faisait pas payer les misères, les dégâts, les injures dont elle nous accablait. Tandis qu’aujourd’hui nous payons au prix fort des maux bien pires, et ce sont d’Irlandais qu’ils nous viennent. Et voilà ce que nous appelons orgueilleusement Révolution ! »

Terminons ce chapitre sur les Volontaires, ce chapitre sur les grandes occasions perdues et sur la confiance populaire trahie. Quelques vers tirés d’un poème écrit à Dublin a cette époque résument l’atmosphère mieux que tout, même s’ils peuvent paraître bien amers :

Qui souleva le peuple ?
Ce sont les deux Harry
Qui ont fait des grimaces,
En fait d’appel au peuple.
Qu’ont fait les Volontaires ?
Convents et défilés. Les lauriers sont fanés.
C’étaient les Volontaires.
Et comment sont-ils morts ?
De la mort des esclaves,
Se coulant dans la tombe,
Sont morts les Volontaires.

[29] O’Connell anima, surtout à partir de son élection triomphale de 1828 (alors que les Catholiques ne pouvaient être éligibles) une campagne pour l’abrogation de l’Union (le « Rappel ») qui aboutira du moins à l’Acte d’Émancipation des Catholiques de 1829. Cf. ci-dessous en particulier Chapitre XII.

[30] « Lord Rackrent of Castle Rackrent ». « Rackrent » signifie « hausse abusive du fermage ».

[31] À l’origine, partisans de Guillaume d’Orange. Il s’agit des Protes­tants (Presbytériens) qui se dressent dans le Nord du Pays à cette époque, à la fois contre les Catholiques et contre la minorité de privilégiés anglicans. « Orangiste » va devenir synonyme de Protestant attaché à l’Union.
VII – Les Irlandais Unis

« Notre liberté, nous la gagnerons à nos risques et périls. Si les possédants refusent de nous aider, ce sera leur perte ; nous nous libérerons nous-mêmes grâce à l’appui de cette classe immense et respectable de la communauté : les hommes qui ne possèdent rien. »
Theobald Wolfe Tone.

[32] Dans le temps où les Volontaires étaient trahis et vaincus, l’Irlande assista à la naissance et à l’essor de l’Association des Irlandais Unis. C’était à ses débuts une organisation publique et pacifique, qui s’en tenait aux moyens ordinaires de l’agitation politique pour propager ses idées dans les masses et les préparer ainsi à réaliser son objectif principal : édifier en Irlande une république sur le modèle de celle qui fut instaurée en France pendant la Révolution.

Par la suite, l’organisation ne put maintenir son activité publique face à la dure persécution du gouvernement britannique, qui n’appréciait pas du tout sa nature démocratique. Elle dut adopter le masque et les méthodes de la clandestinité, et elle acquit sous cette forme une telle influence qu’elle fut à même d’entamer des négociations avec le Directoire révolutionnaire de la France, comme un authentique pouvoir national signant des traités d’égal à égal. A la suite de cet accord secret entre la France révolutionnaire et l’Irlande révolutionnaire contre leur ennemi commun, l’Angleterre aristocratique, plusieurs flottes et armées furent envoyées depuis le continent pour soutenir les Républicains irlandais, mais toutes ces expéditions se terminèrent par un désastre.

La première, placée sous les ordres de Grouchy et Hoche, fut dispersée par une tempête, et plusieurs bâtiments durent rentrer en France pour réparer. Le reste, avec la majeure partie de l’armée, put atteindre Bantry Bay sur la côte irlandaise. Mais le commandant français fut tout aussi hésitant, indécis, timoré, qu’il le sera à la veille de la bataille de Waterloo, dont l’issue sera tout aussi désastreuse pour Napoléon. En définitive, malgré les protestations désespérées des révolutionnaires irlandais qui se trouvaient à bord, il leva l’ancre et rentra en France sans avoir fait tirer un seul coup de canon ni débarquer le moindre détachement. S’il avait été à la hauteur des circonstances, il aurait débarqué, et il est presque certain que l’Irlande aurait pu se séparer de l’Angleterre et prendre en mains son destin national.

Une autre expédition, mise au point par la République batave alliée à la France, fut retenue au port par des vents contraires, ce qui donna le temps à la flotte britannique d’entrer en scène. Le commandant hollandais releva le défi, ce qui était très chevaleresque mais totalement irréfléchi, et il fut vaincu dans des conditions par trop inégales et défavorables.

Il y eut une tentative non officielle mais fort noble, commandée par un autre officier français, le général Humbert. L’expédition parvint effectivement à débarquer en Irlande, proclama la République irlandaise à Killala, dans le Connaught, arma des Irlandais Unis qui étaient nombreux parmi les habitants. Se joignant à eux, elle affronta et mit totalement en déroute à Castlebar une force britannique bien supérieure, et elle pénétra profondément à l’intérieur du pays, avant d’être encerclée et contrainte de se rendre à une armée qui lui était plus de dix fois supérieure en nombre. Cette fois, l’échec était dû à l’insuffisance des forces de l’expédition française, incapables de tenir assez longtemps pour permettre aux Irlandais de les rejoindre après s’être armés et organisés de manière satisfaisante.

Mais si Humbert avait eu les forces que commandait Grouchy, ou si Grouchy avait eu le courage et l’audace d’Humbert, c’est en 1798 que serait née la République irlandaise, pour le meilleur et pour le pire. L’observation est assez banale, mais si vraie qu’il est nécessaire de la répéter : les éléments naturels ont plus fait pour l’Angleterre que ses propres armées. En fait, qu’elle se soit trouvée aux prises avec le corps expéditionnaire français d’Humbert, avec les Presbytériens et les Catholiques et l’Armée Irlandaise Unie commandée par le général Munro dans le Nord, ou avec les insurgés des comtés de Wicklow, Wexford, Kildare et Dublin, il est difficile de dire que l’armée britannique ait jamais été à la hauteur de sa réputation, encore moins qu’elle se soit couverte de gloire.

A l’autre camp revenaient toute la gloire, presque tout sentiment de la dignité de l’homme, tous ses rêves de libération. Ces gens avaient un armement hétéroclite, ils n’étaient pas entraînés, ils devaient agir sans aucun plan de campagne systématique, parce qu’ils avaient été surpris par l’arrestation et l’emprisonnement de leurs chefs. Et cependant ils combattirent et vainquirent sur d’innombrables champs de batailles les troupes britanniques, qui étaient pourtant parfaitement disciplinées, admirablement équipées et commandées comme une énorme machine à partir d’un centre commun. La répression de l’insurrection dans les seuls comtés de Wicklow et Wexford réclama tous les efforts de 30.000 soldats.

Sans l’échec du plan des Irlandais Unis, qui prévoyaient un soulèvement concerté dans toute l’île à une date déterminée, le gouvernement n’aurait pas été capable de venir à bout des forces républicaines. En fait, étant donné le manque de moyens de communication qui régnait à l’époque, il était possible de stopper l’insurrection et de la vaincre dans n’importe quel district presque avant que la nouvelle de son déroulement ne soit parvenue jusqu’à d’autres régions du pays.

Pendant que les forces du républicanisme et du despotisme s’affrontaient sur terre, la victoire était en réalité en train de se jouer sur mer où le despotisme avait la suprématie. Seuls les succès de la flotte britannique parvinrent à protéger les rivages de l’Angleterre d’une invasion ennemie, et permirent à Pitt [33], le Premier Ministre anglais, de fournir des subsides aux armées de ses alliés, les despotes européens en lutte sur tout le continent avec les forces de liberté et de progrès.

Voilà un fait indiscutable, et il est d’autant plus humiliant de devoir rappeler que l’immense majorité de ceux qui servaient sur ces navires étaient des Irlandais. Mais, à la différence de ceux qui servaient dans l’armée britannique, les marins et les soldats de l’infanterie de marine se trouvaient là contre leur gré. En effet, le gouvernement britannique prit des mesures répressives en Irlande, pour provoquer l’explosion prématurée du mouvement révolutionnaire. Les autorités suspendirent l’Habeas Corpus (qui garantissait une procédure légale ordinaire) et instaurèrent la Loi Martiale avec le droit de cantonnement pour les soldats.

Sous ce régime, la population civile était forcée de loger la soldatesque, chaque famille étant tenue de fournir le gîte et le couvert à plusieurs soldats. A toute tentative de résistance, à toute protestation contre les excès et les brutalités des soldats, à toute expression imprudemment lâchée devant eux au cours de ce séjour importun chez l’habitant, les autorités fournissaient un remède souverain : la déportation sur les navires de la flotte britannique. Dans toute l’île, des milliers de jeunes gens furent arrêtés, enchaînés et conduits dans les différents ports, embarqués sur les navires de guerre anglais, puis forcés à combattre pour le gouvernement qui avait détruit leurs demeures, brisé leurs vies et ravagé leur patrie.

Dès qu’un district était soupçonné de sympathies coupables, on commençait par le soumettre à la Loi Martiale, puis tous les jeunes gens dans la force de l’âge étaient pris et jetés en prison sur de simples présomptions et sans jugement ; ceux qui n’avaient pas été exécutés ou fouettés à mort étaient alors conduits de force à bord des navires.

Dans toute l’Irlande, mais surtout dans l’Ulster et le Leinster à la fin du 18è et au début du 19è siècle, les journaux et les correspondances privées de l’époque sont remplis de récits de ce genre témoignant du nombre impressionnant de gens enrôlés partout dans la flotte à la suite de dragonnades massives. Parmi eux, il y avait beaucoup d’Irlandais Unis, qui avaient juré de tout faire pour abattre le despotisme qui accablait le peuple irlandais ; leur présence à bord eut tôt fait de transformer chaque navire britannique en un repaire de conspirateurs. Les « Jack Tars of Old England » [« Loups de Mer de la Vieille Angleterre »] complotaient pour détruire l’Empire britannique ; rien d’étonnant à leurs agissements, pour qui est tant soit peu au courant des traitements que leur infligeaient leurs supérieurs et les autorités. C’est un sujet que n’aiment guère aborder les historiens chauvins des classes dirigeantes anglaises, et sur lequel ils multiplient d’ordinaire des mensonges qui les arrangent. Mais, à considérer les choses froidement, « les murailles de bois de l’Angleterre » que chérissent tant les poètes de ce pays, étaient en réalité d’authentiques enfers flottants pour les malheureux matelots et soldats de l’infanterie de marine.

On recevait le fouet pour les fautes les plus vénielles sur un simple mot du moindre quartier-maître ; les hommes étaient installés sous le pont, contraints de manger et dormir dans des conditions d’hygiène absolument déplorables ; la nourriture était répugnante, et tous les matelots étaient forcés de donner de l’argent à un second maître cupide s’ils voulaient éviter de mourir de faim. Toute la vie officielle à bord, depuis le capitaine jusqu’au plus jeune aspirant, était basée sur la fortune et sur le rang, et elle respirait haine et mépris pour tout ce qui appartenait aux classes inférieures.

Aussi les mutineries et les tentatives de mutineries étaient monnaie courante, ce qui permettait aux Irlandais Unis qui avaient été enrôlés de force de trouver un terrain d’intervention favorable. Dans les archives des cours martiales maritimes de l’époque, l’une des accusations qu’on retrouve le plus couramment est « d’avoir secrètement prêté serment aux Irlandais Unis », et le nombre d’hommes exécutés ou déportés outre-mer pour ce délit est tout simplement gigantesque.

Les marins anglais et écossais pouvaient entrer librement, en prêtant serment, dans les rangs des conspirateurs, et ils furent si nombreux à les rejoindre qu’en une occasion, la mutinerie du Nore, l’équipage parvint à se révolter, à déposer ses officiers, et à prendre le commandement de la flotte. Les vétérans, plus conscients que les autres Irlandais Unis, proposèrent de mener les navires jusqu’à un port français pour les remettre au gouvernement français et, pendant un moment, ils eurent grand espoir d’y parvenir. Mais en fin de compte, ils durent consentir à un autre projet, celui d’essayer avant de faire route vers la France, d’entraîner les équipages d’autres bâtiments mouillés dans le port de Londres.

C’est ce qu’ils firent, menaçant même de bombarder la ville ; mais le délai avait permis au gouvernement de rassembler les navires qui lui étaient fidèles, et aux esclaves restés « loyaux » qui se trouvaient encore à bord des navires rebelles de jouer sur la fibre « patriotique » des mutins britanniques les plus indécis, en leur représentant qu’ils avaient plus de chances d’être enfermés dans des prisons françaises que d’être accueillis comme des alliés. Finalement, l’amiral et les officiers, en promettant de « satisfaire leurs justes revendications », parvinrent à convaincre un nombre d’hommes suffisant sur chaque navire pour paralyser tout espoir de résistance et étouffer la mutinerie.

Et ce fut la liste habituelle des exécutions, supplices du fouet, déportations, mais les conditions de vie à bord furent très longues à s’améliorer. On pourra s’étonner que des hommes enrôlés de force et des conspirateurs opposés à un gouvernement tyrannique aient pu combattre pour ce gouvernement comme le firent ces malheureux sous Nelson ; mais il ne faut pas oublier qu’une fois à bord d’un bâtiment de guerre, et ce bâtiment lancé contre l’ennemi en pleine mer, il n’existait aucune possibilité de s’enfuir ni même de collaborer avec l’ennemi. L’instinct de conservation contraignait les Irlandais Unis rebelles et les mutins insatisfaits à combattre aussi loyalement pour leur navire que les esclaves sans âme parmi lesquels ils se trouvaient. Et comme c’étaient des hommes d’une meilleure trempe et d’un courage supérieur, ils combattaient sans aucun doute beaucoup mieux.

Concluons nos quelques brefs aperçus sur ce grand soulèvement démocratique, par une citation tirée de The Press, organe des Irlandais Unis publié à Dublin. C’est un fait divers qui apparaîtra, nous en sommes certain, particulièrement révélateur de la période et qui confirmera ce que nous avons avancé :

Les rôtisseurs

« Près de Castle Ward, hameau situé dans le nord, un père et son fils ont eu le crâne rôti sur leur propre feu, parce qu’on voulait les forcer à avouer qu’ils avaient caché des armes. Tout cela à cause de la platine d’un fusil qu’on avait trouvée dans une vieille boîte appartenant au plus âgé des deux hommes. Le fait est que ledit vieux couple avait deux fils qui servaient à bord de la flotte britannique, l’un sous les ordres de Lord Bridgport, l’autre sous ceux de Lord St. Vincent. »

[32] Chapitre fort important sur l’analyse de la grande insurrection de 1798. L’impact de la Révolution française avait entraîné la formation de nombreux clubs en Irlande, comme d’ailleurs en Ecosse, plus qu’en Angleterre. Dès la fin 1791, Wolfe Tone (Protestant) et Edward Fitzgerald (Catholique) souhaitent dépasser les oppositions religieuses et déborder l’action légale prônée par Grattan. Ils fondent les Irlandais Unis dans le but de fédérer tous les mouve­ments sans distinction de religion et font pression sur Grattan pour qu’il défende au Parlement l’abolition du Bill du Test et le droit de vote aux Catholiques. Mais ils vont de plus en plus vers la revendication de l’indépen­dance. Pitt, le Premier Ministre anglais, tente d’abord de diviser les courants politiques irlandais. Après avoir accordé le droit de vote aux Catholiques (1793), il envoie un vice-roi, Fitzwilliam, qui leur est très favorable (1795). Mais sous la pression des conservateurs anglais et irlandais, celui-ci est désa­voué et remplacé par Camden, ce qui déclenche une émeute à Dublin. Les Orangistes presbytériens d’Ulster se tournent contre les Catholiques. Ils furent tous écrasés par une armée à la solde du Parlement anglican. 1796 marque le règne de la famine et de l’anarchie. Hoche tente un premier débarquement. Mais surtout, à l’initiative de Wolfe Tone qui est en contact avec le Directoire, se prépare un autre débarquement. L’insurrection éclate le 23 mars 1798 et va opposer dans une guerre civile atroce les Irlandais unis, soutenus par les Catholiques, et les milices protestantes. Le débarquement n’aura lieu qu’en juillet, quand l’insurrection est déjà vaincue, alors que Wolfe Tone et Fitzge­rald sont morts en prison.

[33] Allusion aux « Coalitions » des souverains européens organisées par Pitt contre la France. Il s’agit ici de la « Seconde Coalition » de 1798.
VIII – Le rôle démocratique et internationaliste des Irlandais Unis

« Irlandais, oh mes gars, vos partis c’est fini,
J’suis pour tous les credos et professions de foi,
Si on ne voyait plus, dis, Orange ni Vert,
Bon Dieu, ce s’rait pas dur de libérer l’Irlande. »
Jamie Hope (1798) [34]

Nous avons montré ailleurs (L’Espoir d’Erin : la fin et les moyens) [34a] que la civilisation irlandaise primitive a pratiquement disparu à la suite de la défaite de l’Insurrection de 1641, et de la dissolution de la Confédération de Kilkenny.[35].

Cette grande insurrection fut l’ultime manifestation du système clanique irlandais, fondé sur la propriété collective et sur une organisation sociale démocratique, face à l’ordre social et politique du féodalisme capitaliste, fondé sur le despotisme politique des possédants et l’asservissement politique et social des producteurs.

Au cours de l’insurrection, les nobles anglo-irlandais qui s’étaient appropriés les terres d’origine tribale avec l’introduction du système féodal anglais, se sont alliés, il est vrai, avec les Irlandais des tribus autochtones. Mais ce ne fut jamais l’entente cordiale, et leur présence dans les conseils d’insurgés ne cessa d’être une source de dissensions, de trahisons et de faiblesses. Ils prétendaient se battre pour le Catholicisme, mais ils avaient en réalité pour unique but de conserver les terres qu’ils détenaient depuis qu’elles avaient été confisquées aux hommes mêmes, ou à leurs ancêtres directs, aux côtés desquels ils se battaient. Ils craignaient que ces terres ne leur soient confisquées à leur tour soit par la nouvelle génération d’Anglais si l’insurrection échouait, soit par les insurgés des clans en cas de victoire.

Pareilles dispositions favorisaient les hésitations et les trahisons qui seules permettent d’expliquer la défaite du grandiose mouvement des clans irlandais. Ce mouvement avait pris tant d’ampleur qu’il tenait la majeure partie du pays, fixait les lois, émettait sa propre monnaie, avait sa propre flotte, attribuait des lettres de marque aux corsaires étrangers, signait des traités avec des nations étrangères, et levait un impôt pour équiper les nombreuses armées qui combattaient sous son étendard. Mais le fait d’avoir enrôlé sous sa bannière les représentants de deux systèmes sociaux différents contenait en germe les raisons de son échec.

S’il avait été entièrement féodal, il aurait réussi à fonder une Irlande indépendante, même avec une population de serfs semblable à celle de l’Angleterre ; et s’il avait été entièrement formé des anciens « septs » gaéliques [36], il aurait écrasé le pouvoir anglais et établi une Irlande réellement libre. Mais comme c’était un mouvement hybride tenant des deux systèmes, il eut tous les défauts des deux sans posséder la puissance d’aucun et c’est ce qui le mena au désastre. Avec son anéantissement et les massacres, les expropriations, la dispersion des Irlandais autochtones qui suivirent, les clans disparaissent définitivement de l’histoire.

Ces événements ont entraîné plusieurs conséquences fort intéressantes pour le chercheur qui veut comprendre l’histoire irlandaise moderne.

Une première conséquence fut que la disparition du clan comme lieu d’ancrage des révoltes et première étape vers l’indépendance, interdit désormais aux tentatives révolutionnaires de rester purement locales, ou de se fixer un objectif plus modeste et plus restreint que le cadre national. Lorsque les clans, avant même que ne s’abatte sur eux la poigne de fer de Cromwell, furent totalement annihilés et soumis, le seul espoir de voir réapparaître une culture irlandaise passa désormais par la voie de la renaissance nationale. De ce jour, l’idéal de propriété collective cessa d’apparaître comme un objectif essentiel, alors que toutes les forces du pays tentaient lentement et péniblement d’assimiler le système social des conquérants et d’adopter le régime politique fondé sur la propriété privée qui avait remplacé la société clanique fondée sur l’appropriation collective.

Autre conséquence de la disparition totale de l’ordre social irlandais : l’essor et l’aggravation des oppositions de classes chez les conquérants. Désormais, ce qui pouvait rester d’industries en Irlande se retrouva entre les mains de l’élément protestant. Mais on ne peut expliquer ce fait indéniable, comme l’ont tenté certains historiens anti-irlandais amateurs de sophismes, par l’existence d’un esprit d’entreprise plus développé chez les Protestants que chez les Catholiques. C’est en fait la législation foncière qui a fait des Catholiques de véritables hors-la-loi sociaux et politiques. Selon la Constitution anglaise telle qu’elle est appliquée en Irlande, les Catholiques n’avaient pas d’existence légale, et il leur était donc pratiquement impossible de posséder ou de créer une entreprise industrielle.

Ainsi, lorsque les aventuriers protestants s’étaient emparés des biens fonciers des Catholiques, les « Papistes » pourchassés et proscrits durent livrer l’activité industrielle du pays aux griffes impitoyables de leurs ennemis victorieux. Il y en avait de deux espèces : le Protestant fanatique, et le pur aventurier qui jouait sur la ferveur religieuse du précédent. Les aventuriers utilisèrent le fanatisme des premiers pour désarmer, soumettre et dépouiller leur ennemi catholique commun ; parvenus à leurs fins, ils se constituèrent en une classe dirigeante de propriétaires et de négociants, et ils abandonnèrent le soldat protestant à son sort de petit fermier ou d’artisan.

Dès le début de la guerre williamite, pour les générations postérieures à Cromwell, les industries du Nord de l’Irlande s’étaient tellement développées que les « Prentice Boys » [Organisations d’apprentis] de Derry étaient devenus le facteur déterminant dans l’attitude adoptée par la ville sur le conflit entre les deux souverains anglais. A la fin de la guerre, les industries s’étaient développées si rapidement dans l’ensemble du pays, qu’elles étaient devenues une menace pour les capitalistes anglais. Ceux-ci adressèrent une pétition au roi d’Angleterre et ils obtinrent de lui des mesures pour enrayer cet essor. L’application de cette législation restrictive pour les industries irlandaises mécontenta les capitalistes du pays ; ils cessèrent d’être fidèles au roi, mais ils n’eurent pas le courage de devenir révolutionnaires.

Une fois de plus se jouait l’éternelle tragédie de l’invasion anglaise, de la trahison des Anglo-irlandais, avec ses implications économiques habituelles. Nous avons montré dans un chapitre antérieur que chaque génération d’aventuriers anglais venus s’établir en s’appropriant la terre, réprouvait l’arrivée de la génération suivante, et que le prétendu patriotisme irlandais de ces aventuriers était uniquement inspiré par la crainte d’être dépossédés à leur tour, de la même manière qu’ils en avaient eux-mêmes dépossédé d’autres. Ce qui vaut pour les propriétaires fonciers « patriotes » vaut aussi pour les industriels. Les capitalistes protestants, aidés par des aventuriers anglais, hollandais et autres, dépossédèrent les Catholiques autochtones et connurent la prospérité ; leur essor commercial en fit des concurrents sérieux pour l’Angleterre, et les capitalistes anglais obtinrent donc la mise au point d’une législation qui s’y opposait, ce qui transforma sur le champ l’ancienne « Garnison anglaise d’Irlande » en parti « patriote » irlandais.

On a élaboré à plusieurs reprises des théories étranges et fantaisistes, pour expliquer la transformation, en l’espace d’une génération, de colons anglais en patriotes irlandais. On nous a raconté que c’était l’air, la langue, la religion, l’hospitalité, l’amabilité de l’Irlande, alors que les réalités purement économiques, les raisons matérielles, apparaissaient aussi évidentes que l’explication invoquée était imaginaire et controuvée. Mais il n’est pire aveugle que celui que ne veut pas voir ; le fait demeure que depuis l’arrêt des confiscations de terres par les Anglais, aucun groupe de propriétaires irlandais n’est devenu patriote ou ne s’est révolté, et que depuis la fin de la législation répressive anglaise contre les industriels irlandais, les capitalistes n’ont cessé d’être des atouts importants dans les projets de domination anglaise sur le pays. Ils semblerait donc que, les causes économiques ayant cessé de jouer, l’air, la langue, la religion, l’hospitalité, l’amabilité de l’Irlande aient perdu tout leur pouvoir de séduction, tout leur pouvoir de transformer en patriote irlandais un colon anglais appartenant à la classe possédante.

A l’apparition d’une prise de conscience « patriotique » dans la classe des industriels irlandais fit écho une prise de conscience plus profonde et plus combative dans la classe inférieure protestante des villes et des campagnes. A l’époque, il n’y avait pas seulement deux peuples, divisés en Catholiques et non-Catholiques, mais chacun d’entre eux se subdivisait à son tour en riches et en pauvres. L’essor industriel avait attiré un grand nombre de Protestants pauvres qui quittaient l’agriculture pour l’industrie ; après quoi la disparition de cette industrie au profit de l’industrie anglaise les laissa à la fois sans terre et sans travail. Cette situation réduisit à l’état de serfs les travailleurs des villes et des champs. Il y eut une course effrénée aux fermes et aux emplois, qui permit à la classe dominante de soumettre à sa volonté les Protestants comme les Catholiques, ce qui entraîna les révoltes que nous avons évoquées auparavant dans notre histoire.

L’ouvrier ou le fermier protestant se rendait compte aussi que le Pape était un danger bien irréel et fantomatique comparé à la pression sociale de son patron ou de son propriétaire, et le fermier catholique prenait peu à peu conscience que, dans ce nouvel ordre social, le propriétaire catholique symbolisait moins la messe que le bail de ferme. Le temps était venu en Irlande pour l’union des deux courants démocratiques. Ils avaient suivi des routes bien différentes, traversant les vallées du désespoir et de la déception, pour parvenir enfin à se rejoindre dans le fleuve unificateur de la souffrance commune.

Pour que cette union se réalise et devienne un élément important de la vie nationale, il fallait l’intervention d’un révolutionnaire ayant suffisamment le sens de l’État pour découvrir sur quelle base commune réunir les deux courants, et un grand événement de nature assez dramatique pour attirer l’attention de tous et allumer en eux une même flamme.

L’homme, tout d’abord, le révolutionnaire et l’homme d’État, ce fut Theobald Wolfe Tone ; l’événement, ensuite, ce fut la Révolution française.

Bien qu’il fût protestant, Wolfe Tone avait été un temps secrétaire du Comité catholique, et c’est à ce titre qu’il avait écrit le pamphlet que nous avons cité dans un chapitre précédent ; mais il s’était ensuite peu à peu convaincu qu’était venue l’heure de mesures plus globales et plus radicales que celles que pouvait imaginer le Comité catholique même s’il voulait aller plus loin. La Révolution française eut une influence identique sur les courants démocratiques catholique et protestant : elle persuada les esprits qu’il fallait aller plus loin, et les prépara à admettre cette idée. Les travailleurs protestants virent en elle la révolution d’une grande nation catholique, ce qui ébranla la conviction si perfidement ancrée en eux que les Catholiques étaient les esclaves consentants du despotisme. Quant aux Catholiques, il virent en elle une grande démonstration de la puissance du peuple, la révolution du peuple contre l’aristocratie, et ils cessèrent de penser qu’ils avaient besoin pour leur salut d’être dirigés par l’aristocratie.

Profitant de ce moment propice, Tone et ses partisans proposèrent de former une association regroupant des adhérents de toutes religions pour s’assurer au Parlement une représentation populaire équitable.

Au départ, il ne s’agissait que de trouver un thème unificateur, comme le démontre amplement tout ce que Tone a pu dire ou écrire par la suite. Il avait fort bien compris le caractère de son époque, la nature de l’oligarchie politique au pouvoir, et il savait que le gouvernement utiliserait tous les moyens dont il disposait pour s’opposer à une telle exigence ; mais il escomptait fort intelligemment que cette résistance à une exigence populaire tendrait à rendre plus étroite et plus solide l’union des courants démocratiques indépendamment des différences religieuses. Et s’il faut des preuves que Tone n’avait aucune illusion sur le rôle de l’aristocratie, on en trouve dans des dizaines de passages de son autobiographie. Nous en extrayons un qui peut en témoigner, en même temps qu’il nous montre l’influence décisive de la Révolution française sur la conscience populaire en Irlande :

« Les progrès de la Révolution, le cours même des événements, favorisèrent en Irlande la naissance et l’essor rapide de l’opinion publique. Les craintes et l’animosité de l’aristocratie s’accrurent dans des proportions identiques ou même supérieures. En peu de temps, l’attitude envers la Révolution française devient le critère des positions politiques, et la nation fut bel et bien, à l’exemple de la France, divisée en deux grands partis : les aristocrates et les démocrates, qui n’ont cessé depuis de s’affronter en une sorte de guerre sourde, que la tournure prise par les événements a toute chance de transformer bientôt en action directe. »

On voit que Tone fondait ses espoirs sur le succès d’une lutte de classes, alors que ceux qui prétendent suivre aujourd’hui ses traces lèvent les bras au ciel, saisis d’une sainte terreur, lorsqu’on se contente de mentionner l’expression. Il était très avisé politiquement de prendre pour mot d’ordre susceptible de rassembler tous les démocrates irlandais la revendication d’égalité de représentation ; on en a la preuve en étudiant l’extension du droit de vote à l’époque. Dans une Adresse envoyée par les Irlandais Unis de Dublin à la Société Anglaise des Amis du Peuple [37], en date du 26 octobre 1792, on trouve le tableau de la représentation électorale :

« La représentation des Protestants est la suivante : dix-sept « boroughs » [circonscriptions électorales], n’ont pas d’électeur résidant sur place ; seize n’en ont qu’un ; quatre vingt-dix ont treize électeurs chacun ; quatre vingt-dix personnes représentent 106 bourgs ruraux, soit 212 membres sur un total de 300 ; cinquante quatre députés sont élus par cinq nobles et quatre évêques ; et l’influence qu’ils ont sur les bourgs a donné tant de pouvoir aux grands propriétaires dans les comtés qu’ils traitent les comtés eux-mêmes comme de simples bourgs… On continue néanmoins d’invoquer la Souveraineté du Peuple avec componction et, si l’on décerne ostensiblement la couronne à une partie des Protestants, c’est par dérision, car elle est ceinte d’épines. »

« Quant aux Catholiques, les faits sont d’une affligeante simplicité : ils sont trois millions, individuellement impliqués dans les affaires de l’État, contribuant collectivement à sa prospérité, qui doivent des impôts sans avoir de représentants, qui sont soumis à des lois qu’ils n’ont point approuvées. »

Cette Adresse, qui porte la signature du secrétaire Thomas Wright, contient un passage que certains socialistes et d’autres en Irlande comme en Angleterre feraient bien de méditer pour leur plus grand profit, d’autant qu’il est révélateur de la pensée de l’époque. Voici ce passage :

« Quant à la nature d’une union entre nos deux îles, croyez-nous lorsque nous affirmons que notre union repose sur notre mutuelle indépendance. Nous pourrons nous aimer les uns les autres à condition qu’on nous laisse être nous-mêmes. C’est par une union spirituelle que devraient être liées nos deux nations ».

Voilà donc dans quelles conditions est née l’Association des Irlandais Unis. Elle fut lancée et animée par des hommes qui avaient compris l’importance de ces principes d’action auxquels les révolutionnaires irlandais tournèrent ensuite le dos. Et elle parvint à unir les démocrates d’Irlande avec autant d’efficacité que nos « patriotes » actuels en ont pour les maintenir divisés en factions religieuses rivales. Pour elle, l’aristocratie était nécessairement l’ennemie de la liberté, dans son essence comme dans sa pratique ; pour elle, la lutte des Irlandais pour l’indépendance n’était qu’un élément des progrès universels de l’humanité. C’est ce qui la poussa à s’allier avec les révolutionnaires britanniques comme avec les révolutionnaires français, bien moins préoccupée du passé glorieux que de la misère moderne.

Un Rapport de la Commission secrète de la Chambre des Lords a reproduit intégralement le Manifeste Secret aux Amis de la Liberté d’Irlande, que Wolfe Tone et ses partisans diffusèrent dans le pays en juin 1791. Il contient à l’état d’ébauche le programme de cette organisation révolutionnaire que l’histoire connaît sous le nom d’Association des Irlandais Unis ; nous en extrayons, à l’appui de nos affirmations, quelques passages révélateurs de l’idéal démocratique de ses fondateurs. On pense que le manifeste a été écrit par Wolfe Tone en collaboration avec Samuel Neilson et d’autres :

« Parce qu’elle s’est écartée de quelques principes simples et clairs de Loyauté dans les Affaires Publiques, notre vie politique et religieuse n’est qu’un prêchi-prêcha sans rapport avec la pratique, où les mots ont remplacé les actes. Une association comme la nôtre rejettera les appellations partisanes qui divisent les coeurs humains en petits compartiments, et qui morcellent en sectes et en catégories le sens commun, l’honneur commun, le bien commun.

Elle ne se comportera pas comme une aristocratie, qui, derrière un discours patriotique, combat le despotisme pour son seul profit, sans en être l’adversaire irréductible pour le bien commun. Loin de se cantonner dans la nostalgie du passé, elle ne cherchera pas à arrêter le progrès de l’humanité ni à lui faire rebrousser le chemin ancestral.

Cette association est susceptible d’œuvrer puissamment à la réalisation des plus hauts desseins. Quels desseins ? Droits de l’Homme en Irlande. Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre de gens de cette île, le droit naturel et imprescriptible de chaque nation libre à disposer d’elle-même, autrement dit : la volonté et le pouvoir de rechercher le bonheur commun, tout comme un individu recherche son bonheur personnel, et d’être un peuple indépendant et souverain.

Le plus grand bonheur pour le Plus Grand Nombre. C’est sur ce principe inébranlable que devra reposer notre association, c’est lui qui guidera ses jugements et ses choix sur chaque problème politique. Ainsi, tout ce qui concourt à ce dessein ne devra point être le fait du hasard, mais de notre intérêt, de notre devoir, de notre gloire, de notre religion commune. Les Droits de l’Homme sont les Droits de Dieu, revendiquer les premiers, c’est défendre les seconds. Il nous faut être libres pour pouvoir Le servir, car Le servir est la suprême liberté.

Notre association sera en relation avec l’extérieur : premièrement, par des publications qui lui permettront de faire connaître ses principes et d’accomplir ses projets. Deuxièmement, par des contacts avec les diverses villes, pour les tenir régulièrement au courant, en mettant tout en œuvre pour réunir une Convention Nationale du Peuple Irlandais, capable de tirer les leçons des erreurs passées ou d’autres circonstances imprévues qui ont pu se produire depuis la réunion précédente. Troisièmement en entrant en relations avec des associations similaires à l’étranger, telles que le Club des Jacobins à Paris, la Revolutionary Society en Angleterre, le Comité pour la Réforme en Écosse [38]. Il faut que les nations marchent de front, que les hommes puissent échanger leurs sentiments sur les Droits de l’Homme aussi rapidement que possible.

Chaque progrès de l’aristocratie est un recul pour le peuple ; chaque progrès du peuple voit les aristocrates, par crainte d’être laissés en arrière, s’insinuer dans nos rangs et se transformer en chefs pusillanimes et en alliés perfides. Les nobles veulent faire de nous leurs instruments ; faisons plutôt le contraire, car l’un des deux doit se produire. Soit c’est le peuple qui doit servir le parti politique, soit c’est le parti qui naît de la puissance du peuple ; Hercule alors pourra se reposer sur sa massue. Le 14 juillet, jour qui célèbrera à jamais la Révolution française, que la première libation de notre société soit portée au nom de la liberté de l’Europe, puis de la liberté du monde. Ensuite, se prenant les mains et levant les yeux vers le Ciel, en Sa présence, Lui qui a insufflé en chacun d’eux une âme éternelle, que tous les associés fassent serment de préserver les droits et les prérogatives d’une Irlande devenue un peuple indépendant.

Dieu et mon Droit est la devise des rois. Dieu et la liberté fut le cri de Voltaire rencontrant Franklin, citoyen du monde comme lui. Dieu et nos Droits, que ce soit le cri haut lancé par chaque Irlandais à son prochain, en signe de clémence, de justice et de victoire. »

A lire ce manifeste, il serait difficile de trouver dans la littérature socialiste moderne quelque chose qui possède des perspectives et des objectifs internationaux plus vastes, des méthodes dont le caractère de classe soit plus affirmé, une nature plus nettement démocratique. Il témoigne de l’inspiration et des méthodes d’un révolutionnaire reconnu pour avoir été le plus grand organisateur de révoltes en Irlande depuis l’époque de Rory O’More ; et cependant, tous ceux qui aujourd’hui se réclament de lui ne cessent de piétiner et de répudier tous ses principes et de refuser de s’en servir comme guides de leur action politique. Seuls les Socialistes irlandais sont dans la ligne de la pensée de cet apôtre révolutionnaire des Irlandais Unis.

Le manifeste fut diffusé en juin 1791, et en juillet de la même année, les habitants et les sociétés de volontaires de Belfast se réunirent pour célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille. L’inspirateur du manifeste souhaitait que cette célébration servît à éduquer et à unir le peuple irlandais véritable, celui des producteurs. Nous extrayons de la Chronicle de Dublin de cette époque les passages suivants de la « Déclaration des Volontaires et de l’Ensemble des Habitants de la ville de Dublin et des environs sur la question de la Révolution française ». Belfast était alors le foyer des idées révolutionnaires en Irlande, et devint le siège de la première association des Irlandais Unis, à partir de laquelle furent fondées toutes les autres filiales de l’association, ce qui rend fort intéressante l’étude des sentiments qui y sont exprimés.

« Approuvé à l’unanimité lors d’une Assemblée tenue après avis au public le 14 juillet 1791.

Colonel Sharman, Président

Les droits et les devoirs des hommes ne peuvent être gravés dans le marbre ni dans le bronze aussi durablement que dans leurs mémoires et leurs cœurs. Aussi nous sommes-nous réunis ce jour pour commémorer la Révolution française, afin que le souvenir de ce grand événement s’inscrive profondément dans nos cœurs, qui ne battront pas seulement parce que nous nous sentons habitants d’une même ville, mais parce que nous nous sentons liés à l’ensemble du genre humain, par la fraternité de nos intérêts, de nos devoirs et de nos affections.

C’est donc là notre position, et si l’on nous demande ce qu’est pour nous la Révolution française, nous répondons : elle nous importe grandement. Parce que nous sommes des hommes. Parce qu’il est bon pour le genre humain que pousse l’herbe là où se dressait la Bastille. Nous nous réjouissons d’un événement qui signifie que sont brisées les chaînes de la société et de la religion, lorsque nous jetons un regard sur la désolante suite d’abus, que la coutume seule cimentait, que permettait l’ignorance d’un peuple prostré, et qui aujourd’hui se désagrège, tandis que naît le vrai degré d’égale liberté et de bonheur commun.

Oui vraiment, nous nous réjouissons de cette résurrection de la nature humaine, et nous accueillons avec joie nos frères humains qui remontent des salles de tortures raffinées et des cavernes de la mort. Nous félicitons la chrétienté de contenir une grande nation qui ait rejeté toute idée de conquête et publié le premier manifeste à la gloire de l’humanité, de l’union et de la paix. En remerciement, nous prions Dieu que cette terre connaisse la paix, et que jamais les rois, les nobles, ni les prêtres n’aient le pouvoir de déranger l’harmonie d’un bon peuple, qui respecte des lois capables d’assurer son propre bonheur et celui des millions d’êtres qui naîtront.

Continue donc, peuple grand et généreux, à mettre en application la philosophie sublime qui guide tes lois, à forcer l’admiration des nations les moins disposées à te rendre justice, et non point par la conquête mais par la toute-puissance de la raison, à convertir et libérer le monde, un monde qui a les yeux fixés sur toi, qui est de coeur à tes côtés, qui parle de toi dans toutes les langues. En vérité, tu es l’espoir de ce monde, l’espoir de tous à l’exception de quelques hommes qui, au fond de quelques bureaux, croyaient que l’humanité leur appartenait et non que c’était eux qui appartenaient à l’humanité. Ils le savent maintenant, pour en avoir eu le terrible exemple, ils tremblent et n’ont plus confiance dans des armées levées contre toi et contre ta cause. »

Voilà ce que disait Belfast. On voit que les idées des auteurs du manifeste secret touchaient une corde sensible dans le cœur du peuple. Une série de réunions du Corps des Volontaires de Dublin se tint en octobre de la même année, dans le but avoué de rejeter une proclamation gouvernementale qui offrait une récompense pour tout Catholique arrêté en possession d’une arme, mais en réalité afin de discuter de la situation politique. On peut juger des conclusions auxquelles on parvint d’après un des derniers paragraphes de la Résolution du 23 octobre 1791, qui porte entre autres la signature de James Napper Tandy, au nom du Corps de la Liberté de l’artillerie. On peut y lire :

« Nous qui admirons la philanthropie de cette nation grande et éclairée, qui a donné l’exemple à l’humanité de la sagesse politique autant que religieuse, nous ne pouvons que nous désoler que des distinctions, injurieuses pour les uns et les autres, aient si longtemps déshonoré le nom des Irlandais. Et nous souhaitons très ardemment que nos animosités soient ensevelies avec les restes de nos ancêtres, et que nous et nos frères catholiques puissions être réunis comme des concitoyens afin de proclamer les Droits de l’Homme ».

On était au mois d’octobre. Le même mois, Wolfe Tone vint à Belfast sur l’invitation d’un des Clubs de Volontaires les plus avancés, et il fonda le premier club d’Irlandais Unis. Il en organisa un autre à son retour à Dublin. Dans le procès-verbal de la réunion inaugurale de cette première société dublinoise des Irlandais Unis, tenue à l’Eagle Inn, Eustace Street, le 9 novembre, nous relevons les passages suivants. Ils exposent fort bien les principes qui animaient les membres fondateurs de ces deux clubs apparentés à une association qui allait s’étendre dans tout le pays en peu de temps, et mettre en action les flottes de deux alliés étrangers :

« Pour réaliser cet important et grandiose projet, la suppression de distinctions absurdes et désastreuses, et pour parvenir à une union parfaite du peuple, un club a été fondé, composé de toutes les croyances religieuses, et il a pris le nom de Société des Irlandais Unis de Dublin ; il fait sienne la déclaration d’une société similaire de Belfast, que voici :

« En cette grande ère de réforme que nous vivons, où les gouvernements injustes tombent dans toutes les parties de l’Europe, où la persécution religieuse est contrainte de renoncer à la tyrannie qu’elle exerçait sur les consciences, où les Droits de l’Homme sont confirmés par la Théorie et où cette Théorie prend corps dans la Pratique, où la tradition ancestrale ne peut plus défendre des formes d’oppression absurdes devant le sens commun et l’intérêt commun de l’humanité, où il est établi que tout gouvernement tire son origine du peuple, et ne peut être imposé que dans la mesure où il en protège les droits et en favorise le bonheur, nous pensons qu’il est de notre devoir d’Irlandais de venir dire ce que nous ressentons comme une lourde injustice pesant sur nous, et quel remède nous sommes sûrs de pouvoir y porter efficacement.

Nous n’avons point de gouvernement national ; nous sommes gouvernés par les Anglais et leurs laquais, qui protègent les intérêts d’un autre pays, dont l’instrument est la corruption, dont la force réside dans la faiblesse de l’Irlande. Car ces hommes jouissent de tout le pouvoir et de toute l’influence pour corrompre et asservir l’honneur et la conscience des représentants du pays au sein de l’assemblée. Pour résister à un pouvoir tellement étranger, intervenant uniformément dans un sens trop fréquemment opposé à la ligne réelle de nos intérêts les plus évidents, il faut de la part du peuple unanimité, décision et courage, qualités qui peuvent s’exercer tout à fait légalement, constitutionnellement et efficacement si l’on applique cette grande mesure essentielle à la prospérité et à la liberté de l’Irlande : une représentation égale de l’ensemble du Peuple au Parlement…

Nous en sommes arrivés à ce que nous croyons être la racine du mal, et nous avons défini ce qui nous semble être le remède : avec un Parlement ainsi réformé, tout est simple, sans lui rien ne peut être fait. »

Nous sommes ici en présence d’un plan d’action proche de ceux qui ont été suivis plus tard avec tant de succès par les socialistes d’Europe : un parti qui affiche ouvertement ses intentions révolutionnaires, mais qui limite sa première revendication à une mesure populaire permettant d’affranchir les masses sur le soutien desquelles repose sa victoire finale. On ne peut lire le manifeste que nous venons de citer sans prendre conscience que ces hommes avaient pour but rien moins qu’une révolution sociale et politique identique à celle qui a été accomplie en France, et même plus importante, parce que la Révolution n’a pas donné le droit de vote à l’ensemble du peuple, mais a établi une distinction entre citoyens actifs et passifs, selon qu’ils étaient ou non imposés. De même un chercheur impartial ne doit pas oublier que c’était justement dans l’audace du but que résidait le secret de leur succès d’organisateurs, comme c’est le secret de l’efficacité politique pour les socialistes de notre époque.

Un objectif moins ambitieux n’aurait jamais permis aux masses protestantes et catholiques de se tendre la main au-dessus du gouffre sanglant des haines religieuses, pas plus qu’aujourd’hui il n’atteindrait un résultat identique parmi les ouvriers irlandais. Il faut mettre au crédit des dirigeants des Irlandais Unis qu’ils soient restés fidèles à leurs principes même lorsque la modération aurait pu leur assurer un sort plus doux. Interrogé par la commission secrète de la Chambre des Lords à la prison de Fort George en Écosse, Thomas Addis Emmet n’hésita pas à déclarer aux enquêteurs que, s’ils l’avaient emporté, ils auraient instauré un système social tout à fait différent du système existant.

Il y a peu de mouvements dans l’histoire qui aient été aussi sciemment défigurés par ses ennemis déclarés comme par ses prétendus admirateurs. Contre les Irlandais Unis, on a fait usage sans vergogne de la suggestio falso et de la suppressio veri. Les historiens, orateurs et journalistes « patriotes » de la classe moyenne irlandaise ont fait assaut de descriptions enthousiastes évoquant leurs exploits militaires terrestres et maritimes, les poursuites dont ils se tiraient à la dernière minute, leur martyre héroïque, mais ils ont systématiquement supprimé ou déformé leurs écrits, leurs chants et leurs manifestes. Nous avons essayé d’aller à contre-courant, de faire connaître leur littérature, parce que nous pensons qu’elle révèle ce que furent ces hommes bien mieux que ne peut le faire un biographe partisan.

Le Dr. Madden, qui est un de ces biographes appliqués et consciencieux, écrit dans son volume sur les Literary Remains « des Irlandais Unis, qu’il a supprimé nombre de ces textes à cause de leur tendance à verser dans la « camelote » républicaine et irréligieuse.

Fait regrettable, qui oblige les autres biographes et historiens à se donner le mal, mille fois plus grand aujourd’hui, de rechercher de nouveau et de réunir les textes permettant de rendre justice à l’œuvre de ces pionniers de la démocratie en Irlande. Et, puisque les hommes et les femmes d’Irlande prennent de plus en plus conscience de la manière exacte de poser les problèmes sociaux et politiques, on pourra peut-être dire, sans le moins du monde proférer de blasphème ou d’incongruité, que les pierres rejetées par les constructeurs du passé sont devenues les pierres de touche de tout l’édifice.

[34] Orange et Vert : couleurs respectives des partisans de l’Union (Orangistes presbytériens) et de l’indépendance.

[34a] Erin’s Hope : The End and the Means, publié tout d’abord dans The Harp en 1897. On y lit déjà une évocation de l’Irlande en trois « tableaux » comme ceux dressés ci-dessus Chapitre I.

[35] Dans la lutte engagée par Charles 1er (1625-1649) contre le Parlement, qui allait aboutir à la guerre civile en Angleterre à partir de 1642 et à la Révolution de 1648, Strafford, principal conseiller du roi, avait tenté d’utiliser l’Irlande contre le Parlement de Londres en assouplissant la politique de colonisation. Son élimination (1639), qui signe le triomphe du Parlement anglais, puritain et anti-catholique, déclenche en Ulster et à Dublin une révolte violente, qui massacre Protestants anglais et Presbytériens écossais. Alors que la guerre civile fait rage en Angleterre, Londres fait passer l’Adventurers’ Act (1642) pour organiser la répression. La Confédération de Kilkenny (octobre 1642) fut la réplique irlandaise. Les Anglais, vaincus à Benburb, offrirent une paix honorable (1646). Mais, après la mort de Charles 1er, Cromwell fut envoyé en Irlande pour rétablir l’ordre et vainquit définitivement les Irlandais à Drogheda en 1649. Victoire suivie de massacres impitoyables et de déporta­tions (cf. ci-dessus Ch. III et The Re-Conquest of Ireland, Ch. I et II).

[36] « Sept » : regroupement de « fine » (gens au sens latin) ayant un ancêtre mythique et un territoire communs.

[37] Au début de 1792, les clubs wigs se multiplient en Angleterre pour soutenir les Révolutionnaires français. Paine publie à ce moment la fin de son célèbre Droits de l’homme ; en mars, les délégués des clubs se réunissent en « convention » à Norwich. La « Société des Amis du Peuple » est fondée en avril. Le mouvement se radicalise en développant des revendications sociales.

[38] La « Société de la Révolution » (de 1688) s’était rendue célèbre pour avoir envoyé dès le 4 novembre 1789 une adresse à la Constituante. En Écosse, les clubs furent moins nombreux.
IX – La Conjuration d’Emmet

« Toujours le Riche trahit le Pauvre »
Henry Joy McCracken, Lettre à sa sœur (1798)

La conjuration d’Emmet, séquelle du mouvement des Irlandais Unis de 1798, fut encore plus démocratique, internationale et populaire que lui, tant par ses tendances que par ses ramifications. L’indigne trahison des dirigeants des Irlandais Unis, passés dans le camp gouvernemental, avait fait disparaître de la scène pratiquement tous les partisans du mouvement révolutionnaire appartenant aux classes moyennes. Le petit peuple se retrouvait livré dès lors à ses propres ressources et à ses propres choix. Ce fut donc à ces humbles travailleurs des villes et des campagnes qu’Emmet eut affaire lorsqu’il tenta de regrouper les forces de libération dispersées pour préparer une nouvelle empoignade avec le gouvernement de classe qui exerçait alors son pouvoir despotique en Irlande et en Angleterre [39]. Tous les chercheurs qui se sont penchés sur le problème s’accordent à reconnaître que la conjuration d’Emmet eut un caractère ouvrier bien plus marqué que les mouvements antérieurs. Cette conjuration, qui s’étendit largement en Irlande, en Angleterre et en France, connut un essor fulgurant, avec une préparation très poussée de la révolte armée, dans la couche la plus pauvre des classes populaires. Mais le plus remarquable, c’est que la conjuration arriva jusqu’à une date fort rapprochée du soulèvement prévu sans que le vigilant gouvernement anglais ni son exécutif irlandais n’aient été mis au courant.

Il est probable que c’est le caractère prolétarien du mouvement, qui recruta principalement dans la classe ouvrière de Dublin et d’autres grands centres ainsi que parmi les journaliers des zones rurales, qui peut expliquer pourquoi il n’entraîna pas autant de trahisons que le mouvement précédent. Après l’échec de la conjuration, le gouvernement prétendit évidemment en avoir été informé depuis longtemps (le gouvernement britannique en Irlande prétendait d’ailleurs toujours tout savoir), mais rien ne vint justifier cette affirmation au cours du procès d’Emmet.

Et l’on n’a rien trouvé depuis, alors que ceux qui ont travaillé sur les documents officiels de l’époque, papiers Castlereagh [40], rapports de services secrets et autres sources, ont eu tout loisir de faire pleinement la lumière sur l’infâmie de ceux qui, pendant plus d’une génération, ont été si nombreux à s’attribuer les premiers rôles, en posant aux grandes âmes du patriotisme et de la réforme. C’est le cas de Leonard McNally, avocat à la cour, défenseur des Irlandais Unis lors des procès de leurs dirigeants, qui fut membre du Comité Catholique élu en 1811 délégué catholique en Angleterre et en qui on a admiré et révéré l’intrépide combattant des droits des Catholiques et le champion des nationalistes persécutés. Or, on a découvert qu’il fut tout le temps payé par le gouvernement pour jouer le rôle méprisable d’indicateur, et pour lui livrer systématiquement les secrets les plus précieux des hommes dont il prétendait défendre la cause au tribunal. Mais cela fut dissimulé pendant un demi-siècle.

Francis Magan, autre figure du mouvement, reçut du gouvernement une pension secrète de 200 livres par an pour dévoiler la cachette de Lord Edward Fitzgerald, et il vécut et mourut dans le respect qu’on doit à un citoyen honnête et irréprochable. Un corps de la Royal Meath Militia en garnison à Mallow dans le comté de Cork, avait décidé de s’emparer de l’artillerie de la garnison et de passer en bloc aux insurgés avec ces armements fort utiles. Mais l’un d’eux avoua le complot en allant se confesser au Révérend Thomas Barry, le prêtre de la paroisse, qui lui donna l’ordre de tout révéler aux autorités militaires. Le chef des conjurés, le sergent Beatty, comprenant aux mesures de sécurité prises subitement que le complot était découvert, tenta avec dix-neuf hommes une sortie en force pour s’enfuir du casernement, mais il fut repris par la suite et pendu à Dublin.

Le Père Barry, un drôle de « Père » en vérité, reçut du gouvernement une pension annuelle de 100 livres, et il toucha secrètement ce prix du sang toute sa vie sans que soit découvert son crime. On raconte que le grand Daniel O’Connell devint soudain livide lorsqu’on lui montra un reçu signé de la main du Père Barry. On sait pourtant aujourd’hui que O’Connell lui-même, qui était membre du corps des avocats de la milice bourgeoise de Dublin fut de garde contre les révoltés pendant la nuit de l’insurrection d’Emmet, et Daunt raconte dans ses Souvenirs que O’Connell lui désigna dans James’s Street une maison qu’il avait fouillée pour trouver des « Croppies » (patriotes).

L’auteur a vu lui-même à Derrynane, demeure ancestrale de O’Connell dans le comté de Kerry, un tromblon de cuivre qui avait appartenu à un partisan d’Emmet. Un membre de la famille nous affirma que O’Connell l’avait obtenu de son propriétaire dans une maison de James Street à Dublin, ce qui ne manqua pas de nous faire penser à la chasse aux « Croppies » dont parle Daunt ; cela fit naître en nous l’hypothèse que le tromblon en question pouvait bien devoir sa présence à Derrynane à ce raid mémorable.

Des chercheurs plus récents ont découvert d’autres trahisons – du même ordre contre ce mouvement de libération, et ils ont dévoilé des gouffres de corruption dans des milieux qu’on n’avait jamais soupçonnés. Mais à ce jour, rien n’a été trouvé qui puisse ternir la gloire ou salir le nom des hommes et des femmes de la classe ouvrière qui détenaient le dangereux secret de la conjuration d’Emmet et qui l’ont si bien gardé et si fidèlement jusqu’à la fin. Dans cet ordre d’idées, il faut se souvenir qu’à l’époque toute organisation publique de travailleurs était illégale, quels qu’en soient les buts.

Les syndicats qui se développaient alors dans la classe ouvrière étaient donc des organisations illégales ; leurs membres risquaient constamment d’être arrêtés ou déportés pour délit de coalition. Un projet comme celui d’Emmet, qui visait à renverser les oppresseurs de la classe dirigeante et à établir une république fondée sur le suffrage de tous les citoyens, répondait parfaitement aux besoins matériels et aux aspirations des travailleurs irlandais. Déjà habitués au secret dans l’organisation, ils constituèrent naturellement un élément de choix pour le mouvement révolutionnaire.

Il est significatif que le seul affrontement sérieux, au cours de cette nuit fatale de l’insurrection, se soit déroulé dans le quartier des Liberties à Dublin, dans le district de Coombe. Ce quartier était exclusivement habité par des fileurs, des tanneurs, des cordonniers, c’est-à-dire les métiers les mieux organisés de la ville. De même, une troupe de gens de Wicklow, conduite dans Dublin par Michael Dwyer, chef des insurgés, parvint à se réfugier sur les quais parmi les dockers, puis finalement à rentrer chez elle sans avoir été dénoncée par qui que ce soit aux nombreux espions du gouvernement qui sillonnaient la ville.

D’ailleurs, dans l’ensemble du pays, les travailleurs étaient mûrs pour participer à un mouvement porteur d’un espoir d’émancipation sociale. Ainsi, une révolte limitée s’était déjà produite en 1802 à Limerick, Waterford et Tipperary, où, d’après l’Histoire de l’Irlande de Haverty, « les motifs invoqués de révolte étaient la cherté des pommes de terre » et « le droit pour les anciens fermiers de garder la possession de leurs fermes ».

A l’intérieur du pays, la conjuration d’Emmet put donc s’appuyer sur les éléments de la classe ouvrière enflammée par l’espoir d’une émancipation sociale et politique. A l’étranger, Emmet chercha des alliances avec la République française, symbole du mouvement de révolution politique, sociale et religieuse de l’époque et, en Grande-Bretagne, avec les réformateurs du « Sassenach » [41] qui conspiraient pour renverser la monarchie anglaise.

Le 13 novembre 1802, un certain colonel Despard fut, avec dix-neuf autres hommes, arrêté à Londres et accusé de haute trahison ; ils furent jugés sous l’inculpation de complot pour assassiner le roi. On ne trouva aucune preuve pour étayer cette accusation, mais Despard et sept de ses co-inculpés furent pendus. D’après les papiers Castlereagh, Emmet et Despard préparaient un soulèvement simultané, et un certain William Dowdall, présenté comme l’un des membres les plus décidés de l’association des Irlandais Unis, leur servait d’homme de confiance à tous les deux.

M. W.-J. Fitzpatrick, dans ses ouvrages Secret service under Pitt et The Sham Squire [Le faux châtelain], révèle toute une série de faits de ce genre, à la suite d’une enquête approfondie et érudite dans les archives officielles et les papiers familiaux privés. Pourtant, bien que ces livres aient été publiés il y a un demi-siècle, à chaque commémoration de la conjuration, on voit réapparaître une troupe d’orateurs qui connaissent tout du martyre d’Emmet, mais rien de ses principes.

Même certains des panégyristes les plus favorables ne semblent pas se rendre compte qu’ils ternissent sa gloire en le présentant comme la victime d’un mouvement de protestation contre des injustices limitées à l’Irlande, et non comme un apôtre irlandais d’un mouvement mondial pour la liberté, l’égalité et la fraternité.

Telles étaient pourtant la personnalité et les positions d’Emmet, et c’est à ce titre que les démocrates du futur le vénéreront. Il partageait totalement l’internationalisme de cette société dublinoise des Irlandais Unis qui avait admis parmi ses membres un réformateur écossais lorsqu’elle avait appris que le gouvernement l’avait condamné au bagne pour avoir participé à une convention pour la réforme à Edimbourg. Il croyait à la fraternité des opprimés, à la communauté des nations libres, et il est mort pour cet idéal.

Emmet demeure le plus idolâtré, le plus universellement admiré de tous les martyrs de l’Irlande. C’est pourquoi on notera avec intérêt que, dans la proclamation rédigée par lui et qui fut publiée au nom du « Gouvernement Provisoire de l’Irlande », le premier article décrète la confiscation et la nationalisation de tous les biens du clergé, l’article 2 et 3 interdisent et frappent de nullité tous les transferts de biens fonciers, titres, obligations et fonds d’État jusqu’à ce qu’un gouvernement national soit établi et que la volonté nationale se soit prononcée en ce qui les concerne.

Cela nous fournit deux indications : d’une part, Emmet pensait que la volonté nationale était supérieure aux droits de propriété et pouvait donc les abolir à son gré ; d’autre part, il avait conscience que pour espérer rallier à la révolution les classes laborieuses, il fallait leur faire comprendre que cela signifiait pour elles la libération de leur servitude sociale et politique.

[39] La tentative d’insurrection dirigée par Emmet et Russell, en 1803, intervient au moment où Bonaparte se lance dans des projets de débarquement en Angleterre. Des contacts avaient été pris avec les rebelles irlandais, mais l’insurrection échoua avant même que ne débute la réalisation du projet français. Ce mouvement, beaucoup plus radical et populaire que celui de 1798, mais aussi beaucoup plus proche de la tradition des émeutes populaires, se produit après la « trahison » des chefs des Irlandais Unis. Après l’Acte d’Union de 1800, les divisions sociales et religieuses recommencent à se manifester, et il ne demeure, parmi les Irlandais Unis, qu’une petite minorité révolutionnaire.

[40] Castlereagh, homme politique irlandais (1769-1822), partisan de l’intégration, qui deviendra plusieurs fois ministre de la Guerre ou des Affaires étrangères, et qui sera l’âme de la Seconde Coalition.

[41] D’un mot gaélique signifiant "Saxon"
X – Le premier socialiste Irlandais : un précurseur de Marx

« C’est un système qui, jusque dans ses aspects les moins révoltants, contraint des milliers, voire des dizaines de milliers de gens à travailler comme des bêtes, à vivre et à mourir le ventre creux, déguenillés et misérables, pour permettre à quelques parasites de se complaire dans l’aisance et le luxe. »
Irish People, 9 juillet 1864.

Pour l’Irlande comme pour tout le reste de l’Europe, le premier quart du XIXe siècle a été, sur le plan politique, une période noire pendant laquelle le despotisme et la réaction se sont donné libre cours. La peur engendrée par la Révolution française au sein des classes dirigeantes avait suscité une haine maladive de toute réforme, doublée d’un acharnement féroce dans la chasse aux réformateurs les plus modérés. Au triomphe des souverains alliés sur Napoléon succéda une véritable débauche de despotisme en Europe ; les organisations populaires furent soumises à une répression implacable ou rejetées dans la clandestinité. Cela ne pouvait cependant supprimer les causes du mécontentement et, tandis que la réaction triomphait au grand jour, ses adversaires déployaient dans l’ombre leurs sociétés secrètes.

Le mécontentement populaire s’aggrava encore à la suite du retour des soldats démobilisés à la fin des guerres napoléoniennes, qui eut de sérieuses répercussions économiques. La démobilisation priva les agriculteurs d’un marché pour leurs produits et elle entraîna une profonde crise agricole et industrielle. Elle stoppa l’activité de tous les navires chargés de l’approvisionnement des troupes, ainsi que tous les travaux de construction, d’armement et de réparation de ces navires, et toutes les industries de guerre. L’interruption de ces activités submergea le marché du travail des hommes et des femmes mis au chômage, mais en outre, des milliers de soldats et de marins bons pour le service furent lancés pêle-mêle dans une course aux places contre les travailleurs qui les avaient nourris, vêtus, entretenus, pendant la guerre.

En Irlande tout particulièrement, les conséquences furent désastreuses, à cause du nombre démesuré d’Irlandais parmi les soldats et marins démobilisés. Ils trouvaient au retour un marché de l’emploi engorgé de chômeurs dans les villes. A la campagne, les propriétaires fonciers faisaient une hécatombe parmi les petits fermiers qui, privés des débouchés et des prix dont ils bénéficiaient durant le conflit, étaient incapables de faire face aux exactions des détenteurs du sol. C’est à cette époque que la grande conspiration « des Rubans » [42] se propagea parmi les travailleurs des zones rurales. On n’a jamais découvert l’exacte vérité sur ce mouvement, mais on en sait assez pour dire qu’il s’agissait effectivement d’une association secrète de défense des journaliers et des petits fermiers, sorte de syndicat qui entreprit à sa manière, violente, de juger les auteurs des expulsions et de châtier les traîtres. C’est aussi à cette époque, que le syndicalisme irlandais, qui était pourtant clandestin et illégal, parvint au faîte de sa puissance et de son organisation.

En 1824, le chef de la police de Dublin, venu témoigner devant une commission de la Chambre des Communes, déclara que les métiers de Dublin étaient parfaitement organisés, et que de nombreux patrons commençaient déjà à se plaindre de « la tyrannie des associations ouvrières irlandaises ». Qu’on ne s’étonne pas, dans ces conditions, qu’en face d’un XVIIIe siècle tourné vers les réformes politiques et les théories qui les inspiraient, le XIXe ait surtout été préoccupé par le progrès social.

En Angleterre, en France, en Allemagne, surgit une nuée de théoriciens sociaux, qui avaient chacun leur projet de société idéale, leur plan de régénération sociale destiné à abolir la pauvreté et tous les maux qui l’accompagnent. La plupart de ces théoriciens ne s’attaquaient pas aux bénéficiaires du système social de l’époque, mais seulement aux conséquences de ce système. A vrai dire, ils s’imaginaient en général que les classes dirigeantes et possédantes renonceraient d’elles-mêmes et de leur plein gré à leurs privilèges et à leurs biens, et qu’elles instaureraient le nouveau régime sitôt qu’elles seraient convaincues de ses avantages. Une telle opinion conduisait naturellement leur critique sociale à analyser avant tout les effets de la concurrence sur l’acheteur et sur le vendeur, et à négliger totalement les rapports entre le travailleur qui produit les richesses et le propriétaire qui s’en empare.

Une vue si partielle des rapports sociaux les empêchait nécessairement de se rendre compte que l’évolution historique pouvait être un élément permettant à leur idéal de se réaliser plus rapidement. Puisque c’était la classe dirigeante qui devait instaurer le nouveau régime, il en résultait que plus cette classe se renforçait, plus la transition était facilitée ; donc, tout ce qui aurait tendance à affaiblir l’organisation sociale par l’accentuation des distinctions de classe, ou à altérer le sentiment de respect que le journalier portait à ses maîtres, ne pouvait que ralentir le progrès.

Ces théoriciens fondèrent des sectes socialistes, et l’on sait bien que leurs adeptes, ayant perdu le génie et l’inspiration de leurs chefs, dégénérèrent en réactionnaires de la pire espèce, opposés au moindre pas en avant du mouvement ouvrier. Quant aux Irlandais, ce ne sont pas des théoriciens en règle générale ; ils passent trop vite de la pensée à l’action.

Rien d’étonnant alors, qu’une période qui avait produit, en France, en Angleterre et en Allemagne, les socialistes utopiques évoqués plus haut, ait produit en Irlande un économiste plus authentiquement socialiste au sens moderne du terme, qu’aucun de ses contemporains. Ce socialiste-là, William Thompson, de Glonkeen, Roscarberry, comté de Cork, n’a pas hésité à désigner la sujétion politique et sociale des travailleurs comme le pire des maux de la société, ni à décrire, tout en restant rigoureusement fidèle à la vérité, les conséquences désastreuses pour la liberté politique de l’existence d’une classe riche dans la société.

Thompson croyait qu’il était possible de parvenir au socialisme en fondant des colonies coopératives sur le modèle de celles qu’avait préconisées Robert Owen, ce qui le range pour une part parmi les utopistes. Mais, d’un autre côté, il pensait que ces colonies devaient être édifiées par les travailleurs eux-mêmes et non par la classe dirigeante. Il professait que la richesse de la classe dirigeante provenait de ce qu’elle avait volé aux travailleurs, et il soutenait qu’il était nécessaire, comme préalable au socialisme, de conquérir la représentation politique fondée sur le suffrage de tous les adultes des deux sexes. Il ne croyait pas que l’État puisse être la base de la société socialiste, mais il insistait sur la nécessité d’utiliser des moyens politiques pour détruire tous les privilèges de classe sanctionnée par la loi, et pour éliminer tous les obstacles que la classe dirigeante chercherait à mettre en travers de l’essor des communautés socialistes.

On pourrait penser que nous exagérons la portée de l’œuvre de Thompson en le présentant comme un penseur original, un pionnier de la pensée socialiste, supérieur à tous les socialistes utopiques du continent, un précurseur de Karl Marx tant par son insistance à voir dans l’exploitation des travailleurs la cause de toute la misère sociale, de la criminalité moderne et de la dépendance politique, par son effort rigoureux pour élaborer une définition exacte du capital.

Aussi, nous allons citer un passage tiré de son ouvrage le plus important, paru en 1824 : « Enquête sur les principes de distribution de la Richesse les plus propres à conduire au bonheur de l’Homme et sur leur application dans un nouveau Système proposant l’Égalité Volontaire de la Richesse. » Troisième édition [43] :

« Quelle est donc la définition la plus précise du capital ? C’est cette part du produit du travail, de nature constante ou non, qui est susceptible de se transformer en profit. Telles semblent bien être les conditions qui séparent sous forme de capital une part des produits du travail. Pourtant, cette distinction est à l’origine de l’insécurité et de l’oppression du travailleur productif, qui, guidé par le savoir, est la source de toute richesse ; et aussi de l’usurpation gigantesque opérée contre les forces productives et les autres individus par ceux qui, sous le nom de capitalistes ou de grands propriétaires, se sont emparés de cette accumulation de richesses, qui constituaient les réserves annuelles ou permanentes de la collectivité. D’où les exigences contradictoires du capitaliste et du travailleur.

Le capitaliste, en faisant régner l’insécurité et la violence, a mis la main sur la subsistance annuelle de nombreux travailleurs, sur les outils et machines nécessaires pour rendre leur activité productive, et sur les demeures où il leur faut vivre ; il en a tiré un profit maximum, et il a pu ainsi acheter leur travail et son futur produit au meilleur compte possible. Plus est grand le profit du capital, ou encore plus le capitaliste a fait payer d’avance le travailleur pour sa nourriture, l’utilisation des outils et des machines et l’occupation de son habitation, moins il reste évidemment au travailleur de quoi acquérir ce qu’il peut désirer. »

Voici un autre passage où Thompson, qui veut faire de la réforme politique un moyen de parvenir au but, en décrit l’inefficacité si on la prend pour une fin en soi :

« Tant que le capital accumulé demeurera entre les mains d’une partie de la société, alors que la capacité de produire et de créer de la richesse se trouvera dans les mains de l’autre partie, si la nature humaine continue d’être ce qu’elle est à présent, ce capital accumulé sera utilisé pour contrecarrer les lois naturelles de la distribution, et pour priver les producteurs de la jouissance des produits de leur travail. Parviendra-t-on à comprendre que, si on laisse agir le moindre expédient permettant de maintenir cet état d’insécurité qui rend possible la division du capital et du travail, à elles seules, des institutions représentatives, même si le pouvoir politique cesse de se livrer au pillage, ne seraient pas aussi favorables au bonheur réel de l’humanité que l’instauration de moyens permettant l’essor de la connaissance, et l’abolition définitive de tous ces expédients. Tant qu’existe une classe de capitalistes, la société ne peut que se trouver dans un état malsain. Les richesses volées qui échapperont au pouvoir politique, tomberont d’une autre façon, sous le nom de profit, aux mains des capitalistes qui ne cesseront de faire les lois tant qu’ils resteront des capitalistes. »

Thompson voulait une éducation libre pour tous ; il entrait dans tous les détails pour en démontrer la possibilité, établissant des statistiques pour prouver que le coût total de cette éducation était aisément supportable pour l’Irlande, sans accroître exagérément la charge des producteurs. Il était sur ce point en avance de trois générations sur son temps, puisque la réforme qu’il préconisait alors n’est que partiellement réalisée aujourd’hui. Lui qui vivait dans un pays où une petite minorité imposait de force une religion abhorrée à une nation conquise, provoquant ainsi un fanatisme sauvage déshonorant pour l’un et l’autre camp, il eut pourtant le courage et la clairvoyance de plaider pour l’éducation laïque. Aux hurlements des fanatiques qui prétendaient, tout comme de nos jours, que la religion disparaîtrait si elle n’était soutenue par l’État, il répondait :

« L’expérience a prouvé non seulement que la religion peut exister sans intervenir dans les lois naturelles de la distribution en violation de toute sécurité, mais qu’elle s’est développée et épanouie en Irlande et en Grèce pendant des siècles, alors même que ses ressources étaient arrachées de force des mains des fidèles pour enrichir un clergé rival détesté, ou pour nourrir la violence même qui la réduisait à merci. »

L’esprit du socialisme que prônait Thompson était fort loin du sentimentalisme visionnaire des utopistes du reste de l’Europe, ou d’Owen à ses débuts en Angleterre, qui en appelaient constamment à « l’humanité » des classes possédantes. Le passage suivant le montre encore mieux, et nous n’hésitons pas à le reproduire en dépit de sa longueur. L’attitude des riches aux différents niveaux de l’organisation politique, la passion du pouvoir qui va de pair avec l’extrême richesse, sont l’objet d’une analyse si mordante que ce passage aurait pu être écrit par un socialiste du XXe siècle :

« Les riches oisifs sont sans occupation active ; il leur manque un but dans la vie. Ils ont déjà les moyens de satisfaire leurs sens, ou même leur imagination, d’apaiser leurs besoins et leurs caprices. Il leur faut encore obtenir les plaisirs du pouvoir. Il y a inévitablement, chez ceux qui ont été élevés dans la facilité, une forte propension à détester la contrainte, à ne pas supporter d’opposition et donc à désirer avoir le pouvoir d’éviter ces désagréments. Comment ont-ils ce pouvoir ? D’abord grâce à leur richesse elle-même, à son influence directe, aux craintes et aux espoirs qu’elle suscite. Quand ils ont épuisé ces moyens ou pour leur donner plus d’effet, ils essaient partout de prendre et d’accaparer les pouvoirs gouvernementaux.

Là où le despotisme n’existe pas, ils tentent de s’emparer de l’intégralité des fonctions législatives, ou encore, d’en détenir, conjointement avec la direction de l’Etat ou d’autres institutions, une part aussi importante que possible. Là où le despotisme n’existe pas, ou s’est réformé, ils se partagent tous les postes dépendant du gouvernement ; ils monopolisent, directement ou indirectement, le commandement de la force armée, les charges de magistrats et de prêtres, ainsi que tous ces postes exécutifs qui donnent le plus de pouvoir en demandant le moins d’activité et en rapportant le plus d’argent. Et lorsque le despotisme existe, la classe des grosses fortunes s’arrange du mieux qu’elle peut avec le despote pour partager son pouvoir en partenaire, en égale, ou en simple esclave.

Si la situation est telle que les riches soient sûrs de leur propre force, ils passent un accord avec le despote, et revendiquent ce qu’ils appellent leurs droits. S’ils sont trop faibles, ils n’hésitent pas à ramper devant lui, et semblent se faire gloire de leur soumission parce qu’ils aspirent uniquement à se faire déléguer le pouvoir de soumettre à leur tour le reste de la communauté. Les historiens de tous les pays le montrent bien : voilà où peut conduire une richesse excessive. »

Dans les pays de langue anglaise, on ignore pratiquement l’œuvre de ce penseur irlandais, mais son importance est depuis longtemps reconnue dans le reste de l’Europe [44]. Outre l’ouvrage que nous avons cité, il a écrit un « Appel au nom des femmes, qui forment la moitié du genre humain, contre les prétentions des hommes, qui forment l’autre moitié, à les maintenir dans la servitude politique et, partant, la servitude civile et domestique », publié à Londres en 1825. On connaît deux autres ouvrages de lui : Labour Rewarded, the Claims of Labour and Capital Conciliated ; or, How to Secure to Labour the Whole Product of its Exertions [La récompense des travailleurs : comment concilier les exigences du capital et du travail ; ou : Comment assurer aux travailleurs les fruits entiers de leur labeur], publié en 1827, et Practical Directions for the Speedy and Economical Establishment of Communities [Recommandations pratiques pour établir rapidement et économiquement des communautés], publié à Londres en 1830.

Il a aussi laissé les manuscrits d’autres livres traitant du même sujet, mais ils n’ont jamais été publiés, et l’on ignore où ils se trouvent maintenant. On prétend que durant vingt ans il fut végétarien et ne toucha pas une goutte d’alcool, et que, dans son testament, il légua l’essentiel de sa fortune à la première communauté coopérative qui serait fondée en Irlande, et fit don de son corps à la science pour des expériences de dissection. Sa famille parvint à contester le testament en s’appuyant sur le fait que « des projets immoraux étaient inclus dans les donations ».

Dans l’évolution du socialisme scientifique on peut le situer, selon nous, à mi-chemin entre l’utopisme des premiers idéalistes et le matérialisme historique de Marx. Il annonce celui-ci dans la plupart de ses analyses du système économique, et il a prévu le rôle qu’une démocratisation de la vie politique pouvait jouer pour supprimer les privilèges légaux des membres des professions libérales. Dans sa préface à la traduction anglaise du livre d’un biographe allemand de Thompson, Anton Menger, l’auteur, H.-S. Foxwell, licencié ès-lettres, écrit de sa contribution à la science économique :

« Ce qui fera le renom de Thompson, ce n’est pas son plaidoyer en faveur de la coopération owenienne, malgré tout l’attachement au bien public dont il témoigne, mais c’est le fait qu’il a été le premier auteur à donner à la question de la juste répartition de la richesse la place fondamentale qu’elle a tenue dans l’économie politique anglaise. Jusqu’alors l’économie politique s’était préoccupée du commerce plutôt que de l’industrie ; et il a jugé nécessaire d’expliquer le sens même du mot « industriel », qui venait selon lui du français, repris sans doute de Saint-Simon. » [45]

Si nous cherchons à comparer l’importance des œuvres de Thompson et de Marx, n’espérons pas rendre justice à l’un des deux en les mettant en contradiction, ou en faisant le panégyrique de Thompson pour rabaisser Marx, comme tentent de le faire certains critiques continentaux de celui-ci. Il est préférable de dire que les positions respectives de ce génie irlandais et de Marx sont plutôt comparables au rapport historique des évolutionnistes pré-Darwiniens avec Darwin. Darwin a systématisé toutes les théories de ses prédécesseurs, passant toute sa vie à réunir les faits qui lui ont permis de se situer par rapport à eux. De même, la pensée économique était déjà sur la bonne route avant Marx, et c’est à l’établir sur des fondements inébranlables qu’il consacra tout son génie, toutes ses connaissances encyclopédiques et ses efforts de recherche. Thompson a balayé cette fiction économique entretenue par les économistes orthodoxes et admise par les utopistes, selon laquelle c’est de l’échange que naît le profit. Il a affirmé que le profit provenait de l’exploitation des travailleurs, c’est-à-dire de l’appropriation par les capitalistes et des propriétaires fonciers des fruits du travail des autres. Il n’hésite pas à se considérer lui-même comme un bénéficiaire de ce système.

Il écrivait en 1827, que depuis près de douze ans « il vivait de ce qu’on appelle une rente, qui est le produit du travail des autres » [46]. Toute la théorie de la lutte des classes découle purement et simplement de ce principe. Mais bien que Thompson admît l’existence de la lutte des classes, il n’y voyait pas un facteur, le facteur de l’évolution de la société vers la liberté. Cela fut le privilège de Marx, dont c’est selon nous le plus haut titre de gloire. Alors qu’Owen et les socialistes du continent recherchaient les faveurs des rois, des parlements et des congrès, cet Irlandais mettait les riches en accusation, montrant que la richesse entraîne toujours la volonté de puissance, que « les capitalistes ne cesseront de faire la loi tant qu’ils resteront des capitalistes », mais que « tant qu’existe une classe de capitalistes, la société demeure immanquablement dans un état malsain. » Tout en prêchant cette doctrine, qui attaquait les dirigeants sociaux et politiques de la société et la société elle-même, le courageux Celte exigeait avec véhémence l’extension du droit de vote à l’ensemble de la population adulte. Cela seul suffit à expliquer pourquoi ses écrits n’ont rencontré aucune faveur dans les classes respectables de la société, ces mêmes classes qui mettaient si souvent sur un piédestal les chefs des sectes socialistes de son époque.

De nos jours, un autre Irlandais célèbre, Standish O’Grady, qui est peut-être le plus grand écrivain du pays, a dénoncé la société capitaliste dans les pages du Peasant (Dublin, 1908-1909), proposant pour y échapper la formation de communautés coopératives. Il est d’ailleurs fort révélateur de l’ignorance qu’ont les Irlandais pour leurs propres œuvres intellectuelles que O’Grady n’ait apparemment jamais entendu parler des travaux de son grand prédécesseur dans ce domaine. Il est tout aussi révélateur de la conquête des esprits irlandais par les traditions anglaises que l’on voit souvent les nationalistes irlandais combattre de toutes leurs forces le socialisme considéré comme « une idée allemande », alors que presque toutes les conceptions sociales qu’on trouve épanouies chez Marx, on les trouve déjà en germe chez Thompson, vingt-trois ans avant la publication du Manifeste communiste, quarante-trois avant celle du Capital.

Nous allons conclure ce chapitre par une autre citation de ce pionnier irlandais du socialisme révolutionnaire ; et c’est à dessein que nous parlons de socialisme révolutionnaire, car l’ensemble de ses enseignements débouche irrésistiblement sur l’action révolutionnaire de la classe ouvrière. Puisque pour la théorie socialiste les revendications politiques du mouvement ouvrier doivent toujours dépendre et de l’époque et du développement du pays où il se déroule, les théories de Thompson sur l’action ouvrière apparaissent comme l’expression la plus haute possible de la pensée révolutionnaire de son temps.

« Les travailleurs productifs, qu’on a dépouillés de tout capital, de leurs outils, de leurs maisons, de tous leurs instruments de production, doivent se tuer à la tâche par besoin, par nécessité de subsister, alors que leur rémunération est maintenue au plus bas niveau compatible avec l’existence d’habitudes industrieuses… Comment veut-on que les plus démunis soient vertueux ? Qui se soucie d’eux ? Quelle réputation ont-ils à perdre ? Quelle influence l’opinion publique a-t-elle sur eux ? Qu’ont à faire des plaisirs raffinés de l’honnêteté ceux que tourmentent les affres de la nécessité la plus extrême ? Comment pourraient-ils respecter les biens et les droits des autres, eux qui n’en ont aucun qui puisse au moins susciter de la compassion, de ceux qui souffrent de les voir vivre dans les privations ? Comment peuvent-ils prendre part aux chagrins des autres, aux petites difficultés passagères des autres, eux que tourmentent des malheurs autrement considérables ? La seule mention des menues misères des autres est une insulte qui attise leur indignation au lieu d’attirer leur compréhension amicale. Privé de ce qui assure à l’existence un minimum de décence et de confort, le besoin engendre la sauvagerie.

Et en regardant autour d’eux, ils en voient beaucoup d’autres dans la même situation, qui se sentent eux aussi incapables de la moindre bienveillance pour les gens heureux. Ils prennent conscience qu’ils font partie du même monde, le monde de la souffrance, de l’insatisfaction et de l’ignorance ; ils se forment une opinion à eux, au mépris de celle des riches, ayant dans l’idée que les riches et leurs lois ne tirent leur origine que de la violence. De qui ces malheureux apprendraient-ils les principes moraux alors qu’ils n’en voient jamais la mise en pratique ? Et le respect de la sécurité des autres ? De leurs supérieurs ? Des lois ? Mais l’attitude de leurs supérieurs, l’application de ces lois, leur ont donné une leçon fort concrète de violence et de contrainte, en les dépouillant contre leur gré et sans aucune contrepartie des fruits de leur travail. Quelle est la valeur de principes et d’impératifs moraux que les faits ne cessent de contredire et de démentir ? Ils ne peuvent certainement pas inciter à une conduite vertueuse. Les raisons ne peuvent naître que des choses, que des conditions environnantes, et non pas de mots creux et de proclamations vides. Les mots ne peuvent servir qu’à transmettre et inculquer la connaissance de ces choses et de ces conditions. Et si ces choses n’existent pas, les mots ne sont que du vent. » [47].

C’est sur ce fragment de théorie économique déterministe, qui nous enseigne que la morale est liée au progrès social, qu’elle est le résultat de conditions matérielles, que nous allons quitter le premier apôtre irlandais de la révolution sociale. Les militants celtes fervents aiment à proclamer, ce que semblent confirmer les recherches actuelles, que les missionnaires irlandais furent les premiers à ranimer la flamme de la culture en Europe, et à faire reculer l’obscurantisme intellectuel qui avait suivi la chute de l’Empire romain. Ne pouvons-nous pas nous aussi être fiers que ce fût encore un Irlandais qui ait percé des ténèbres pires que celles de l’Égypte, les ténèbres de la barbarie capitaliste, et qui ait révélé aux travailleurs les raisons de leur esclavage, et les conditions essentielles de leur émancipation ?

[42] Ribbon, Ribbonmen. L’agitation sociale en revient aux émeutes agraires du type de celles du XVIIIe siècle.

[43] An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth Most Conducive to Human Happiness, applied to the Newly Proposed System of Voluntary Equality of Wealth. Publié à Londres en 1869.

[44] Mais, surtout par Marx… Qui ne le cite qu’en note dans Misère de la Philosophie (Éd. Sociales, 1968, p. 196)

[45] Anton Menger, The Right to the whole produce of Labour : the origin and development of the theory of labour’s claim to the whole product of industry, translated by M.-E. Tanner, with an introduction and bibliography by H.-S. Foxwell, M.-A., London, 1899. Menger se contente de citer Thompson.

[46] Phrase tirée de Labour Rewarded, dont le titre complet se termine par : « By One of the Idle Class » (« Ecrit par un membre de la classe des oisifs »).

[47] Passage tiré de Distribution of Wealth.
XI – Une Utopie Irlandaise

Si Locke lui-même, du haut de son firmament, nous tendait de sa propre main le système de gouvernement le plus parfaitement adapté à la nature et aux aptitudes de la nation irlandaise, ce serait seulement un parchemin pompeux tombé à terre s’il ne contenait d’autre efficience que ses mérites intrinsèques. Tous les vrais Irlandais s’entendent sur ce qu’il faudrait faire, mais la question est de savoir comment il faut le faire.
Manifeste secret (Irlande), 1795.

Nous avons montré dans le dernier chapitre comment la fin des guerres napoléoniennes avait provoqué une crise commerciale en Grande-Bretagne et en Irlande, et comment, dans ce dernier pays, elle avait aussi contribué à aggraver la dureté des relations entre propriétaires et tenanciers. Au cours des guerres contre Napoléon, les prix agricoles n’avaient cessé de monter, étant donné les besoins d’approvisionnement du gouvernement britannique, qui devait ravitailler une armée et une flotte immense. La hausse des prix entraîna celle des fermages ; mais alors que la fin du conflit, en stoppant la demande, faisait baisser les prix, ce mouvement de baisse ne fut pas suivi par les fermages. Face à l’effondrement du marché, la stabilité ou la hausse des baux de ferme ne pouvaient avoir comme issue que la guerre agraire.

Les grands propriétaires fonciers exigèrent leur « livre de chair », et les paysans formèrent des organisations secrètes pour se défendre en semant la terreur parmi leurs oppresseurs. En 1829, l’Acte d’Émancipation des Catholiques fut une nouvelle cause de misère pour le peuple.[48]

Jusque là, il avait été interdit aux Catholiques de siéger à la Chambre des Communes anglaise, d’entrer dans la magistrature, ou d’aspirer à l’une des fonctions supérieures de l’administration civile, militaire ou navale. Daniel O’Connell, ce dirigeant qui avait entraîné toute la population catholique dans une lutte frénétique contre les injustices que lui faisait subir l’« ascendancy » [Irlandais d’origine anglaise] protestante, fit alors parvenir la lutte à son apogée en se présentant lui-même au Parlement comme candidat du comté de Clare.

Et il déclara que, s’il était élu, il refuserait de prêter le serment qui était alors exigé des députés, parce qu’il diffamait la religion catholique. En Irlande à cette époque, le scrutin n’était pas secret, chaque électeur devant se prononcer publiquement devant les responsables du bureau de vote et tous les assistants sur le nom du candidat pour lequel il votait. Or, presque tous les tenanciers étaient alors des tenanciers précaires, qui pouvaient être chassés selon le bon plaisir de l’intendant ou du propriétaire.

Cela transformait les élections en farce et en tragédie ; une farce, si l’on pense à la façon de vérifier la volonté réelle des électeurs, une tragédie quand par hasard un tenancier avait l’audace de voter contre le candidat du propriétaire. Le droit de vote avait été étendu à tous les tenanciers payant un fermage annuel de 40 shillings, quelle que soit leur religion, mais le terrible pouvoir de vie et de mort détenu par le propriétaire empêchait habituellement ce droit de servir la cause populaire.

Pourtant, quand O’Connell appela les paysans catholiques du comté de Clare à défier la vengeance de leurs tyrans en votant pour lui au nom de la liberté religieuse, ils répondirent noblement à son appel. O’Connell fut élu, ce qui entraîna peu de temps après l’Émancipation des Catholiques. Mais les classes dirigeantes et le gouvernement britannique prirent leur revanche ; ils accolèrent à cette réforme une loi qui privait les petits tenanciers du droit de vote, en faisant passer à 10 livres le cens électoral.

Jusque là, les grands propriétaires avaient eu plutôt tendance à encourager la croissance de la population sur leurs domaines, parce que cela augmentait le nombre de leurs adhérents politiques ; mais le vote de cet Acte du Parlement faisant disparaître ce motif, ils entamèrent sur le champ l’expulsion massive de leurs tenanciers et la conversion de leurs terres arables en fermes destinées à l’élevage. Pour les classes moyennes, les professions libérales, les propriétaires catholiques, l’Émancipation ouvrait l’accès à toutes les places bien tranquilles disponibles dans l’administration. Elle condamnait, par contre, les Catholiques de la classe pauvre à l’extermination ; telle était la revanche d’un gouvernement étranger et d’une aristocratie dont le pouvoir avait été défié au moment même où elle se croyait la plus forte.

L’expulsion massive des petits tenanciers et l’absorption de leurs exploitations dans d’immenses fermes d’élevage, en fermant toute possibilité d’emploi aux travailleurs, signifiait la mort de la population agricole, et elle poussa les paysans à rendre coup pour coup par tous les moyens dont ils disposaient. Ils fondèrent des loges de la « Société Secrète » des Rubans, lancèrent au milieu des la nuit des raids contre les demeures des nobles pour y prendre des armes, formèrent de grands rassemblements nocturnes pour aller retourner les herbages et les rendre impropres au pâturage, ils comblèrent les canaux, terrorisèrent les éleveurs pour les pousser à abandonner leur ferme, blessèrent et tuèrent ceux qui étaient entrés au service des éleveurs ou des propriétaires détestés, assassinèrent leurs agents, et parfois, au comble du désespoir, opposèrent leurs corps désarmés aux armes des soldats.

Le pays fut bouleversé par la plus sanguinaire des guerres civiles [49]. En mai 1831, le Lord Lieutenant de l’Irlande, avec une imposante force militaire assistée de l’artillerie fit une descente dans le comté de Clare pour intimider la population. Mais cela n’arrêta pas les expulsions, cela ne fournit pas de travail aux journaliers privés de leurs emplois dans les fermes par le développement de l’élevage, et les « attentats » se poursuivirent. Les patriotes professionnels, les riches catholiques récemment émancipés n’avaient pas plus de pitié pour le peuple malheureux. Ils s’étaient ouvert l’accès aux places et à l’avancement en se servant des journaliers et des cottiers comme d’un levier pour renverser la forteresse du fanatisme et du privilège religieux ; dès lors que la lutte était victorieuse, ils abandonnaient leurs malheureux corréligionnaires à l’affectueuse miséricorde de leurs exploiteurs.

Au cri de désespoir que poussaient du tréfonds de leur cour les familles expulsées, contemplant, affamées et prostrées sur le bord de la route, leurs maisons abattues ; à l’appel déchirant du journalier, que la perte de son gagne-pain avait mis définitivement au chômage ; aux lamentations des femmes et des enfants mourant de faim, les hommes politiques fournissaient invariablement la même réponse : « Respectez la loi et attendez le Rappel de l’Union. » Nous n’exagérons rien. L’un des deux chauds partisans du Rappel, l’un des plus proches amis de Daniel O’Connell, M. Thomas Steele [50], fit afficher sur la place du marché d’Ennis et en d’autres endroits du comté de Clare, le manifeste suivant qu’il adressait aux journaliers et aux fermiers réduits au désespoir :

« Cessez de vous battre, ou bien je vous dénonce comme traîtres à la cause de la liberté en Irlande… Je vous abandonne au gouvernement, au feu et aux baïonnettes des soldats. Votre sang répondra de votre âme. »

Cette menace de dénonciation était proférée contre les hommes et les femmes héroïques qui avaient sacrifié leurs demeures, leur sécurité, l’espoir de nourrir leurs enfants, pour parvenir à s’émanciper de la tyrannie religieuse de ces snobs bien nourris qui les avaient ainsi abandonnés. On voit mal ce que le Rappel de l’Union, qu’on leur promettait pour un avenir indéterminé, pouvait apporter aux affamés du comté de Clare, surtout lorsqu’ils savaient que leurs ancêtres avaient été réduits à la famine, expulsés et tyrannisés avant l’Union exactement comme ils l’étaient eux-mêmes après. Et pourtant, à cette époque, on trouvait qu’il était fort patriotique de mettre sur le compte de l’Union tous les maux dont l’Irlande avait hérités jusque dans sa chair même.

C’est ainsi qu’un certain M. O’Gorman Mahon, intervenant aux Communes de Londres le 8 février 1831, insinuait que la tempête de neige qui recouvrait alors l’Irlande était la conséquence de l’Union législative. Il déclara :

« Messieurs les Députés s’imaginent-ils pouvoir empêcher les malheureux qui se trouvent sous cinq pieds de neige, de croire qu’ils verront s’améliorer leur sort grâce au Rappel de l’Union ? On est en droit de dire que l’Angleterre n’a pas provoqué la neige, mais comme les gens se trouvent dans la neige, ils pensent que ce sont leurs liens avec l’Angleterre qui les ont réduits à l’état dans lequel ils se trouvent désormais. »

Un autre patriote, William Smith O’Brien, qui devait par la suite endosser l’habit de rebelle irlandais, publia en 1830 un pamphlet prônant l’émigration comme seul remède aux malheurs de l’Irlande. D’autre part, une commission fut désignée par la Chambre des Lords en 1839 pour enquêter sur les causes de l’agitation et des conspirations clandestines dans la classe pauvre. Elle entendit plusieurs témoins très au fait de la vie paysanne, et elle suscita des dépositions fort intéressantes, d’où il ressortait que le mal avait des racines beaucoup plus profondes que le seul régime politique et qu’il fallait en réalité les rechercher dans les conditions sociales. Interrogé par exemple sur l’attitude des journaliers envers la « Société des Rubans », l’un des témoins déclara :

« Beaucoup se tournent vers la Société pour obtenir sa protection. Ils pensent qu’ils n’en ont pas d’autre. »
Question :« Quels sont leurs objectifs principaux ? »
Réponse :« Pouvoir rester sur leurs terres. J’ai souvent entendu leurs conversations, et ils disaient : « Quel bien avons-nous retiré de l’Émancipation ? Sommes-nous mieux nourris et mieux vêtus, nous ou nos enfants ? Ne sommes-nous point tout aussi nus qu’auparavant ; ne mangeons-nous pas toujours nos pommes de terre desséchées, et encore quand nous en trouvons ? Faisons savoir aux fermiers qu’ils doivent nous nourrir et nous payer mieux, et ne point tant donner au propriétaire, mais plus au travailleur. Ne les laissons pas chasser les pauvres de la terre ».

De même, un député du nom de Poulett Scroope affirma dans un de ses écrits sur la nécessité d’une Loi des Pauvres :

« La question de la dîme, de l’Église, des lois sur le Grand Jury, du nombre plus ou moins important de Catholiques nommés shériffs ou magistrats, ce sont là des thèmes d’agitation politique pour les foules désœuvrées ; tandis que les massacres nocturnes, les pillages quotidiens, les insurrections incessantes, l’insécurité de la vie et des biens, qui sont le lot des zones agricoles de l’Irlande, ce n’est pas l’agitation qui les provoque, et ce n’est pas elle qui les règlera. »

On voit par là que l’opinion de ce député impartial coïncidait avec celle des journaliers révoltés pour qui les problèmes qui accaparent l’attention des politiciens d’hier et d’aujourd’hui avaient assez peu d’importance du point de vue des travailleurs.

Telle était la situation politique et sociale de l’Irlande en l’an 1831. C’est dans le comté de Clare qu’avait été frappé le coup décisif menant à l’émancipation religieuse, et c’est dans ce même comté qu’allait naître la première tentative pour trouver une voie pacifique menant à l’Émancipation sociale, sans laquelle toutes les autres libertés, la liberté religieuse ou politique, garderaient à jamais, pour le palais des travailleurs, le même goût que les fruits de la Mer Morte.

En 1823, le grand socialiste anglais Robert Owen, fit un voyage en Irlande et tint un certain nombre de réunions à la Rotonde de Dublin, afin d’expliquer les principes du socialisme à la population de la ville. Ses auditoires se composaient surtout des habitants aisés, comme c’était en fait le cas le plus général à cette époque où le socialisme était un snobisme de riches au lieu d’être le credo des pauvres.

Sur la tribune, se trouvaient le Duc de Leinster, l’Archevêque catholique Murray, Lord Meath, Lord Cloncurry et d’autres. Owen leur décrivit comment la misère provoquait, pour toutes les classes, l’insécurité de la vie et des biens, et il souligna les bienfaits du système de coopération socialiste. [50a] A la suite de cette conférence se forma une association intitulée « Société Philanthropique Hibernienne » [51], destinée à mettre ses idées en application. De l’argent fut réuni par souscription, pour soutenir les objectifs de la société ; un certain général Brown qui donna 1.000 livres, Lord Cloncurry 500, M. Owen lui-même souscrivit pour 1.000 livres et 100 livres vinrent d’autres sources. L’association fit long feu et n’eut aucun résultat concret, mais l’un de ses membres, M. Arthur Vandeleur, un propriétaire irlandais, fut profondément impressionné par tout ce qu’il avait vu et entendu des possibilités ouvertes par le socialisme owénien.

En 1831, meurtres et attentats culminaient dans le pays, et lui-même avait eu l’expérience de l’insécurité dans laquelle vivait sa classe lorsque son régisseur fut assassiné pour s’être conduit de façon inhumaine avec les travailleurs. Cela le décida à tenter d’établir une colonie socialiste sur l’un de ses domaines, à Ralahine dans le comté de Clare. Dans ce but il invita en Irlande un disciple d’Owen, M. Craig, de Manchester, et il lui confia la tâche de mettre le projet à exécution.

M. Craig ne connaissait pas l’irlandais, et les gens de Ralahine, pour la plupart, ne connaissaient pas l’anglais, ce qui compliqua beaucoup le travail d’explication ; pourtant, ils parvinrent en fin de compte à se comprendre et le domaine fut transformé en une association intitulée « Association coopérative agricole et industrielle de Ralahine ». Dans le préambule des statuts de l’association, ses objectifs étaient définis de la manière suivante :

« Constitution d’un capital collectif.
Garantie mutuelle entre les membres contre les maux de la pauvreté, de la maladie, de l’infirmité et de la vieillesse.
Acquisition d’un confort dans la vie quotidienne supérieur à celui que possèdent les classes laborieuses dans le présent.
Promotion spirituelle et morale des membres adultes.
Éducation de leurs enfants. »

Les paragraphes suivants qui sont tirés des statuts de l’association donneront une idée assez juste de ses caractères principaux :

Base de la Société

Tout le fonds, les instruments de culture ainsi que les autres biens appartiennent en toute propriété à M. Vandeleur jusqu’à ce que la Société ait réuni une somme suffisante pour les racheter ; ils deviendront alors propriété commune de la Société.

Production

Nous prenons l’engagement que : Quels que soient physiquement ou mentalement nos talents individuels, agricoles, industriels, scientifiques, ils auront pour but le bénéfice de tous, soit en les exerçant immédiatement dans toutes les occupations nécessaires, soit en nous communiquant mutuellement nos connaissances, et en particulier aux plus jeunes.
Dans la mesure de ses possibilités pratiques, chaque individu participera aux activités agricoles, en particulier à la moisson, étant bien entendu que personne n’aura le rôle d’un régisseur, mais que tous travailleront.
Tous les jeunes, des deux sexes, s’engageront à apprendre un travail utile, en même temps que l’agriculture et la jardinage, entre les âges de 9 et 17 ans.
Le comité se réunira tous les soirs pour organiser les tâches du lendemain.
Les heures de travail iront de 6 heures du matin à 6 heures du soir en été, et du lever au coucher du soleil en hiver, avec une interruption d’une heure pour déjeuner.
Chaque homme participant aux travaux agricoles recevra 8 pence par jour pour sa peine, et chaque femme 5 pence (c’était le salaire habituel à la campagne, alors que le secrétaire, le magasinier, les forgerons, les menuisiers et quelques autres touchaient un peu plus, l’excédent revenant au propriétaire) ; le tout devant être payé au magasin en vivres et tous articles produits ou entreposés là par la Société, et les autres articles pouvant être achetés ailleurs.
On ne pourra exiger d’aucun membre qu’il accomplisse une fonction ou un travail qui lui soit désagréable ou qu’il soit incapable d’accomplir. Cependant, si l’un des membres considère qu’un autre membre, homme ou femme, n’emploie pas son temps à des activités utiles, il est de son devoir d’en avertir le comité ; le comité devra alors évoquer le comportement de ce membre en assemblée générale, celle-ci ayant le pouvoir, si nécessaire, d’expulser ce membre inutile.

Distribution et économie domestique

Toutes les fonctions accomplies d’ordinaire par des domestiques le seront par les jeunes des deux sexes de moins de 17 ans, soit par roulement soit au choix.
Les dépenses pour la nourriture, l’habillement, le nettoyage et l’éducation des enfants seront payées sur les fonds communs de la société, du sevrage à l’âge de 17 ans où ils pourront être élus comme membres.
On calculera la part les frais de nourriture, d’habillement, etc., des enfants élevés par leurs parents, et vivant avec eux.
Toutes les personnes résidant dans une maison, ou cuisinant et consommant leurs vivres sur place, devront payer le combustible utilisé.
On ne fera rien payer pour le combustible utilisé dans la salle commune.
Le sous-comité chargé de l’économie domestique ou le responsable de ce secteur s’attacheront spécialement à expérimenter et à pratiquer les méthodes les plus adaptées et les plus économiques de préparation et de cuisson de la nourriture.
Tout le lavage sera fait en commun à la buanderie publique ; les dépenses de savon, de travail, de combustible étant également réparties entre les membres adultes.
Chaque membre versera un demi-penny par shilling gagné afin de constituer un fonds placé entre les mains du comité, qui s’en servira pour indemniser tous les membres malades ou victimes d’un accident.
Tout dommage causé par un membre au fonds, aux instruments, ou à tout autre bien appartenant à la société, devra être prélevé sur son salaire, à moins que le comité n’accepte de le prendre à sa charge.

Éducation et formation morale

Nous nous garantissons mutuellement que :
Les enfants d’un membre de la société qui viendrait à mourir seront protégés, éduqués et aimés au même titre que les enfants des membres vivants, et auront droit, à l’âge de 17 ans, à toutes les prérogatives des membres de la société.
Chacun pourra jouir d’une totale liberté de conscience, d’expression et de croyance religieuse.
Aucun alcool d’aucune sorte, ni tabac à fumer ou à priser, ne sera entreposé au magasin ou dans les locaux.
Si l’un d’entre nous se querellait par malheur avec quelqu’un d’autre, nous accepterions de nous en remettre à la décision de la majorité des membres ou d’une personne chargée par cette majorité de trancher la question.
Si quelqu’un désire se marier, il signera à cet effet une déclaration une semaine avant le mariage, afin que soit immédiatement construit ou aménagé un logement pour recevoir les nouveaux époux.
Si quelqu’un veut épouser une personne extérieure à la société, il signera une déclaration comme ci-dessus ; l’entrée de cette personne devra être soumise au vote et, en cas de refus, les deux devront quitter la société.
Si la conduite d’un membre est considérée comme portant atteinte au bien-être de la société, le comité lui expliquera, à lui ou à elle, en quoi sa conduite y a porté atteinte, et si ledit membre continue à violer les statuts, il sera convoqué devant une assemblée générale réunie à cet effet ; si la plainte est justifiée, les membres auront le pouvoir de voter l’expulsion de ce membre récalcitrant à la majorité des trois-quarts des présents.

Gouvernement

La société sera dirigée et ses affaires seront gérées par un comité de neuf membres, élus tous les six mois par tous les membres adultes hommes et femmes, la liste des candidats devant comporter au moins quatre membres du comité sortant.
Le comité se réunira chaque soir, ses délibérations seront régulièrement transcrites dans un registre des procès-verbaux, dont le secrétaire fera le compte-rendu devant l’assemblée générale.
Il se tiendra une assemblée générale de la société chaque semaine ; le trésorier fera contrôler son bilan par le comité, puis le présentera à l’assemblée, à laquelle il sera aussi donné lecture du « Registre des Suggestions ».

La colonie n’utilisait pas la monnaie courante, mais adopta un système de rétribution par « bons de travail ». Tous les travailleurs recevaient ces bons selon leur nombre d’heures de travail, et pouvaient les échanger au magasin pour acheter tout ce dont ils avaient besoin dans la vie quotidienne. Les bons étaient imprimés sur du carton rigide de la taille d’une carte de visite, et ils représentaient l’équivalent d’une journée de travail, d’une demi-journée, d’un quart, d’un huitième, d’un seizième de journée de travail. Il y avait aussi des bons spéciaux imprimés en rouge, pour un jour et demi et deux jours de travail.

Selon M. Craig, qui a décrit la colonie dans un livre publié par Heywood and Sons à Manchester sous le titre : Histoire de Ralahine, et que nous recommandons vivement à nos lecteurs, « le travail effectué était mentionné chaque jour sur une « Liste des travaux », qui était affichée bien en vue pendant toute la semaine. Les membres pouvaient à leur gré travailler ou non. Mais sans travail, pas d’inscription et donc pas de paie. Concrètement, cette organisation s’avéra fort efficace. Personne ne restait sans rien faire. » Craig commente plus loin :

« Les avantages des bons de travail furent rapidement évidents pour le budget des sociétaires. Ils n’avaient aucune inquiétude pour l’emploi, le salaire, le prix des vivres. Chacun pouvait avoir autant de légumes qu’il ou elle le désirait. Les dépenses d’alimentation ou d’éducation des enfants étaient prises en charge dès le berceau par la caisse commune. Si nous voulions y faire régner la justice, il nous fallait adopter des règles équitables. Et seul pouvait y conduire un système égalitaire fondé sur la propriété collective où le travail de chaque membre a la même valeur que celui des autres et où l’on échange du travail contre du travail. Il ne fut pas possible de parvenir à ce degré d’égalité à Ralahine, mais nous prîmes des dispositions pour que tous y éprouvent un sentiment de sécurité, de loyauté et de justice. Les prix des fournitures étaient fixes et uniformes. Un travailleur payait un shilling par semaine pour consommer autant de légumes et de fruits qu’il le désirait ; un penny pour un quart de lait ; quatre pence pour une livre de bœuf ou de mouton, deux pence et demi pour une livre de porc. Les membres mariés qui vivaient à part payaient six pence par semaine pour le loyer et deux pence pour le combustible. »

Lorsqu’on traite de l’Irlande, il est impossible de négliger la question de l’attitude du clergé. Il est donc intéressant de citer un Anglais venu visiter Ralahine, M. Finch, qui écrivit par la suite une série de quatorze lettres où il décrivait la communauté, et qui proposa de déposer un rapport spécial sur le sujet devant une commission restreinte de la Chambre des Communes.

« La seule religion, écrit-il, qu’on enseignait dans l’association, c’était le souci permanent de rendre chacun, homme, femme ou enfant, le plus heureux possible. Aussi ne se servait-on pas de la Bible comme d’un manuel scolaire ; on n’enseignait aucune opinion sectaire dans les écoles ; il n’y avait aucun conflit public sur les dogmes religieux ou les questions de partis politiques ; les membres n’avaient pas le droit de tourner en dérision la religion des autres, et il n’existait aucune tentative de prosélytisme. Une totale liberté était assurée à tous dans l’accomplissement de leurs pratiques et de leurs devoirs religieux. L’enseignement religieux était confié à des ministres de la religion et aux parents ; mais aucun prêtre n’était rétribué avec l’argent de la société. Néanmoins, les prêtres catholiques et protestants se déclaraient favorables au système dès qu’ils le comprenaient, entre autres parce qu’ils se rendaient compte que ces gens sobres et actifs avaient désormais quelque chose à leur donner sur leurs économies, eux qui, auparavant n’étaient que des mendiants. »

M. Craig fait aussi remarquer qu’après quelques temps de fonctionnement, les membres de la communauté étaient devenus meilleurs catholiques qu’au début. Lui-même eut d’abord beaucoup de mal à se préserver des attaques de prosélytes protestants fort zélés, et sa fermeté fut l’un des principaux atouts qui lui permirent, en défendant de toutes ses forces le caractère totalement impartial de l’enseignement, de gagner la confiance et le soutien des gens.

Tous les conflits entre sociétaires étaient réglés lors des assemblées générales auxquelles participaient les adultes des deux sexes et dont étaient rigoureusement exclus tous les juges, avocats et autres membres de la corporation des hommes de loi.

Ceux qui craignent que l’instauration de la propriété collective ne nuise au progrès et à l’invention, seront certes rassurés d’apprendre que cette communauté de paysans irlandais « ignorants » introduisit à Ralahine la première moissonneuse utilisée en Irlande et qu’elle la salua comme un bienfait des dieux à une époque où en Angleterre les gentlemen-farmers en étaient encore à débattre gravement de la possibilité d’utiliser cette invention. Nous tirons les passages suivants d’une adresse aux agriculteurs du comté de Clare, publiée par la communauté à l’occasion de l’introduction de cette machine. Ils montrent les conséquences différentes d’une invention selon qu’on se trouve en régime de propriété collective ou de propriété capitaliste :

« Notre machine est l’une des premières jamais proposées aux classes laborieuses dans le but de faciliter leur travail tout en accroissant leur bien-être. Elle ne favorise aucun d’entre nous à titre exclusif, et elle ne prive personne de son travail. Toutes les machines utilisées pour raccourcir la durée du travail, ont tendance, sauf dans une société coopérative telle que la nôtre, à faire baisser les salaires, à priver les travailleurs d’emploi, et, en fin de compte, soit à les affamer, soit à les contraindre de trouver un nouvel emploi (ce qui fait aussi baisser leur salaire), soit à les pousser à l’émigration. Alors, si les classes laborieuses voulaient s’unir fraternellement et pacifiquement pour adopter notre système, aucun pouvoir ni aucun parti ne pourrait empêcher leur victoire. »

Ce texte fut publié par décision du comité le 21 août 1833. A en considérer la date, on ne peut qu’être stupéfait de tout ce qui a été oublié depuis lors dans le comté de Clare comme dans le reste de l’Irlande.

Il ne faut pas s’imaginer que le propriétaire du domaine sur lequel se trouvait Ralahine avait, dans son enthousiasme pour le socialisme, perdu de vue son intérêt personnel. Au contraire, en remettant ses exploitations à la communauté, il stipula que devait lui être versé un loyer en nature extrêmement lourd. Nous extrayons de Brotherhood, revue socialiste chrétienne publiée dans le nord de l’Irlande en 1891, un état de loyers, suivi d’un exposé très clair sur les principaux enseignements de Ralahine. L’auteur, qui est le rédacteur en chef de la revue, M. Bruce Wallace, défend depuis longtemps avec un dévouement sans faille la cause du socialisme en Irlande :

« L’Association devait livrer chaque année, à Palahine, Bunratty, Clare ou Limerick, selon le gré du propriétaire, libres de tout frais :

Froment 320 barils
Orge 240 barils
Avoine 50 barils
Beurre 10 quintaux
Porc 30 quintaux
Boeuf 70 quintaux [52]

Tous ces produits, aux prix de l’époque, représenteraient environ 900 de nos livres : 700 livres de loyer pour l’utilisation des éléments naturels et 200 livres d’intérêt sur le capital. Ces pauvres travailleurs irlandais devaient donc verser un tribut fort lourd pour avoir le privilège de rendre productif un petit morceau de leur sol natal. C’était, bien entendu, autant qu’il fallait retrancher des ressources destinées à améliorer leur médiocre situation. Lorsque d’autres expériences seront tentées sur le modèle de Ralahine, reprenant les principes d’une agriculture coopérative, il sera nécessaire de tout faire pour réduire au minimum le tribut à payer aux gens qui ne travaillent pas et, si possible, pour s’en débarrasser totalement. Malgré cette lourde charge qui les contraignait à produire de quoi entretenir luxueusement ces oisifs, le sort des travailleurs de Ralahine, comme nous le verrons, avait connu une amélioration prodigieuse grâce à l’introduction du principe coopératif ; on imagine à quel point il aurait pu encore s’améliorer s’ils n’avaient eu à supporter ce décourageant poids mort. »

Tels sont les enseignements de Ralahine. Si toute la terre et tous les bâtiments avaient appartenu au peuple, si tous les autres domaines d’Irlande avaient été gérés selon des principes identiques, et les industries de même, les uns et les autres envoyant des délégués pour débattre des affaires du pays auprès d’un centre commun tel que Dublin, c’était là les fondations et la charpente d’une Irlande libre qui étaient déjà mises en place : Le jour où l’Irlande parviendra à prendre complètement en mains son propre destin, elle devra, si elle veut le bonheur de son peuple, généraliser à l’échelle nationale les mesures sociales de Ralahine. Sinon, elle ne sera qu’un autre purgatoire pour ses pauvres, car à tous leurs tourments s’ajoutera le souvenir des promesses trompeuses des réformateurs politiques.

Dans le comté qui subissait la plus forte criminalité de toute l’Irlande, cette expérience limitée de socialisme faisait disparaître le crime ; là où s’étaient déroulées des luttes religieuses acharnées, elle introduisait la plus clémente des tolérances ; là où l’ivrognerie avait alimenté les plus noires passions, elle instaurait la sobriété et la modération ; là où la pauvreté et le dénuement avaient fait naître la sauvagerie, le maraudage nocturne, le mépris de tous les liens sociaux, elle faisait régner la sécurité, la paix et le respect de la justice. Pour y parvenir, il avait suffi que se développe une nouvelle conception de la société, grâce à l’institution d’une propriété collective permettant un profit collectif. Si de tels changements sont parvenus à éclore, que ne peut-on espérer le jour où ils fleuriront ? Si une expérience limitée de socialisme, avec tous les défauts d’une expérience, parvient à des résultats si prodigieux, à quoi n’est-on pas en droit de s’attendre si l’Irlande entière, le monde entier, s’organisaient ainsi sur la base de la propriété collective, si l’exploitation et la domination étaient pour toujours abolies ?

Ce qui provoqua l’échec de l’Association, ce furent les lois agraires iniques appliquées par la Grande-Bretagne, qui déniaient le droit à une telle communauté de prendre un bail et d’agir comme un fermier individuel. Le propriétaire, M. Vandeleur, se ruina dans une transaction risquée à Dublin, et, incapable de payer ses dettes, il s’enfuit ignominieusement. Les gens qui reprirent le domaine en faillite refusèrent de reconnaître la communauté, exigèrent de traiter ses membres comme des travailleurs ordinaires du domaine, firent saisir les bâtiments et les terres et prononcèrent la dissolution de l’Association.

Ce fut la fin de Ralahine. Mais dans l’Irlande régénérée de l’avenir, on admirera l’œuvre de ces simples paysans, on y verra une étape importante dans la marche du genre humain vers sa complète émancipation sociale. Ralahine a été comme un point d’interrogation irlandais se dressant dans le désert de la pensée capitaliste et de la pratique féodale, les défiant, en vain, l’une et l’autre de fournir une réponse.

D’autres communautés moins importantes s’établirent aussi en Irlande à la même époque. Un certain Lord Wallscourt fonda une communauté assez semblable sur son domaine dans le comté de Galway. La Quarterly Review de novembre 1819 signalait qu’existait alors une petite communauté à 9 miles de Dublin, qui possédait trente arpents, entretenait un prêtre et une école de 200 enfants, avait construit des bâtiments, fabriquait et vendait des voitures d’excursion, et comprenait des bouchers, des charpentiers et des charrons.

Les Quakers de Dublin établirent une usine coopérative de drap, qui fut florissante jusqu’au jour où un litige provoqué par des membres mécontents, gagnés à la cause de capitalistes concurrents, entraîna sa disparition. Et une maison communautaire fut installée à Dublin pendant fort longtemps par des membres de la même secte religieuse, mais sans autre motif que de promouvoir le progrès social. Nous savons que le vaste magasin de MM. Ganly and Sons sur le quai Usher de Dublin servit de foyer à cette communauté qui put vivre, travailler et profiter de ces salles immenses, dormant dans des pièces plus petites qui appartiennent aujourd’hui à un adjudicateur capitaliste.

[48] L’Acte d’Émancipation fut obtenu à la suite de la campagne menée depuis 1823 par O’Connell et son Association catholique. C’est un tournant essentiel, qui marque en Angleterre la fin de l’« ancien régime » religieux et le début des grandes réformes politiques et économiques du début de l’ère victorienne. Pour les Irlandais, la loi de 1829 met fin à une situation absurde. Inéligibles et exclus de toute fonction depuis le Bill du Test de 1673, les Catholiques irlandais avaient néanmoins obtenu le droit de vote en 1793. Avec l’Union de 1800, ils pouvaient donc voter… pour envoyer aux Communes de Londres des élus protestants. Les Catholiques anglais, quant à eux, n’étaient ni éligibles ni électeurs. La démarche de O’Connell met en lumière l’absurdité de cette situation. Cela dit, l’analyse de Connolly est fort intéressante car elle présente paradoxalement l’Acte d’Émancipation comme un élément d’aggravation du sort des classes populaires irlandaises.

[49] 1831 est une année dramatique. En Angleterre, c’est la montée du mouvement ouvrier, avec les débuts du chartisme, et l’agitation pour la réforme électorale. La crise politique va connaître un premier sommet avec les élections d’avril 1831. Au même moment commence en Irlande la « guerre de la Dîme » : les paysans refusent de payer la dîme, malmènent les responsables de l’ordre et paralysent les jurés dans les « Grands Jurys » désignés spécialement pour les crimes agraires. L’Irlande apparaît en effet dans une situation centrale : marquée par des troubles paysans de caractère traditionnel, elle est aussi à la fois le terrain expérimental et le refuge des agitateurs ouvriers et des premiers socialistes, dont un certain nombre sont d’origine irlandaise.

[50] Les partisans d’O’Connell, d’abord fermes partisans du Home Rule, vont changer de position, avant de de lancer la campagne pour le "Rappel de l’Union"" à partir de 1843. Cf. chapitre suivant

[50a] Owen s’apprête à fonder aux États-Unis sa communauté de New-Harmony (1824-1826)

[51] "Hibernienne" : irlandaise. Le courant philanthrope est animé par de grands aristocrates tories comme Lord Ashley.

[52] Un « barrel » : 163,44 l ; un « quintal » : 50,802 kg
XII – Un chapitre plein d’atrocités : Daniel O’Connell et la classe ouvrière

« C’est la civilisation, à ce qu’on dit, on ne peut la changer car les hommes sont faibles,
Prenez garde, prenez garde, c’est dangereux de traquer ainsi le loup féroce tout au fond de sa tanière.
Prenez garde à votre civilisation, oui, c’est une pyramide dont chaque pierre est un cœur palpitant,
Il y a des époques, comme à Paris en 93, où les hommes les plus communs jouent des rôles terribles.
Prenez garde à votre progrès, il s’est chaussé les pieds avec les âmes assassi­nées par ses propres infections,
La soumission est juste, mais le com­mandement de Dieu peut allumer le flambeau des révolutions. »
John Boyle O’Reilly

Pour l’Irlande comme pour la Grande-Bretagne la période qui va de l’Émancipation catholique (1829) à 1850, a été mar­quée par une immense misère des classes laborieuses, qui entraîna dans ces deux pays des tentatives révolutionnaires avortées et la concession de quelques réformes politiques et sociales sans importance [53]. En Irlande, la première atteinte à la puissance des privilèges fut l’abolition des Dîmes [54], ou, plus exactement, la suppression des méthodes les plus brutales de perception des dîmes. Le clergé de l’Église anglicane, qui était l’Église officielle en Irlande, avait légalement le droit de préle­ver sur la population de chaque district, quelle que soit sa religion, un certain impôt destiné à l’entretien de cette Église et de ses ministres. Le fait que cela soit conforme à la pratique de l’Église catholique dans les pays où elle était religion domi­nante ne consolait évidemment pas pour autant la paysannerie catholique irlandaise, qui voyait sans cesse ses récoltes saisies et vendues pour entretenir un clergé dont elle ne pratiquait pas le culte et pour une religion qu’elle abhorrait. En fin de compte, elle se prit d’une haine si vive pour une telle injustice, qu’une rébellion ouverte éclata ; dans toute l’Irlande, les tenanciers se mirent à s’opposer par tous les moyens à la collecte des dîmes.

Les prêtres de l’Église anglicane recoururent à la loi ; escor­tés par la police et les soldats, ils s’emparaient de la production des pauvres tenanciers et l’emportaient pour la faire vendre aux enchères. De leur côté, les paysans récupéraient et transportaient en pleine nuit les récoltes et le bétail des fermes menacées de saisie ; quand c’était impossible, ils empêchaient par la violence les adjudicataires et acheteurs de réaliser la vente. Que d’existences jeunes et brillantes a-t-on envoyé s’achever au bout d’une corde ou au fond d’un cachot pour entretenir une religion détestée en extorquant les contributions à la pointe des baïonnettes. Vint le moment où la lutte prit réellement l’aspect d’une guerre civile. En plusieurs endroits, lorsque les soldats revenaient d’une descente dans la ferme d’un pauvre paysan, les gens du pays se rassemblaient, cons­truisaient des barricades et les empêchaient de passer par la force. Ils parvenaient en général à sauver — signe du courage populaire au cours de ces engagements — leurs récoltes et leur bétail des mains de la police et de l’armée, démontrant ainsi qu’en Irlande il existait toujours les éléments d’une révolte armée.

Dans un de ces affrontements, à Newtownbarry, douze pay­sans furent tués et vingt mortellement blessés ; dans un autre à Carrigshock, onze policiers furent tués et dix-sept blessé ?.. ; et dans une grande bagarre à Rathcormack, douze paysans furent tués en combattant une forte troupe de soldats et de policiers armés. Des témoins oculaires déclarèrent que les pau­vres fermiers et les journaliers qui se battaient résistèrent aux charges et aux salves des soldats avec autant de détermination que des troupes aguerries, ce qui impressionna le gouverne­ment bien plus qu’un million de discours. Ce qui mit en relief la gravité de la crise, ce fut le contraste entre la somme minime qui était le plus souvent en cause et le carnage nécessaire pour la récupérer. Ainsi, à Rathcormack, les douze paysans furent massacrés alors qu’ils essayaient d’empêcher qu’on ne vende les effets d’une pauvre veuve pour payer les quarante shillings qu’elle devait au titre de la dîme. Tout ce mouvement de résistance aboutit en fin de compte à un « Acte de commutation des dîmes » qui abolissait la collecte des dîmes et la remplaçait par une « charge locative au titre de la dîme » par laquelle les sommes nécessaires à l’entretien du clergé anglican étaient incluses dans le loyer de ferme et donc versées à l’aristocratie foncière. Autrement dit, le prélèvement subsistait, mais avait perdu ses aspects les plus blessants et odieux. Au cours de cette lutte, les sociétés secrètes des Ribbons ou des Whiteboys furent les armes les plus efficaces de la paysannerie. La victoire doit être pour une grande part attribuée à leurs activités. Les politi­ciens n’offrirent ni leur aide ni leur soutien et, à l’exception de la campagne menée par une seule petite feuille de Dublin, animée par un groupe restreint mais brillant de jeunes écrivains protestants, il n’y eut pas un journal dans tout le pays pour défendre leur cause. Quant au clergé catholique, il suffit de dire qu’au cours de cette guerre de la dîme, il garda un silence presque total sur ce « grave péché de conspiration secrète » qui le rendait d’ordinaire si éloquent. Nous n’oserions affirmer que, puisque les sociétés secrètes s’opposaient à un clergé rival, il trouvait préférable de suspendre provisoirement ses atta­ques. Peut-être n’est-ce pas la raison, mais en tout cas, il est frappant de constater que, dès que la guerre de la dîme fut gagnée, les bonnes vieilles invectives contre toute action illé­gale reprirent immédiatement de plus belle.

Contemporaine de cette guerre de la dîme, la campagne en faveur du Rappel de l’Union législative se développait sous la conduite de Daniel O’Connell, avec l’appui d’une grande partie des classes moyennes et de presque tout le clergé catholique [55]. Dès le début, la classe ouvrière irlandaise prit passionnément fait et cause pour le Rappel, en partie parce qu’elle admettait l’explication d’O’Connell, selon qui l’Union était responsable du déclin du commerce irlandais, et en partie parce qu’elle ne le croyait pas sincère dans ses déclarations de loyauté à la monarchie anglaise, ni dans sa volonté de limiter ses objectifs à la question du Rappel. De son côté, celui-ci fit entrer les corps de métiers dans son association avec des droits identiques à ceux des membres régulièrement inscrits, démarche qui pro­voqua dans divers milieux un mécontentement considérable. Ainsi, l’lrish Monthly Magazine de Dublin, revue incondition­nellement favorable à O’Connell, se plaint dans son numéro de septembre 1832 que l’Union nationale (pour le Rappel) soit mise en péril parce qu’

« il existe parallèlement une union des classes de commerçants et d’ouvriers, dont les membres ont droit de vote lors des séances, et qui sont en tous points mis sur un pied d’égalité absolue avec les membres de l’Union Nationale. » Dans le numéro de décembre de la même année, il revient à la charge en déclarant de manière fort significative :

« nous craignons en fait que ne vienne beaucoup de mal et peu de bien de l’union des métiers telle qu’elle est constituée pour le présent. »

Le représentant du roi d’Angleterre en Irlande se faisait apparemment la même opinion que ce partisan d’O’Connell sur le danger politique représenté par les syndicats irlandais. Ainsi, lorsque les corps de métiers de Dublin eurent le projet d’organiser une manifestation géante en faveur du Rappel, le représentant du roi d’Angleterre en Irlande l’inter­dit sur le champ et donna l’ordre aux troupes de l’empêcher, par la force armée si nécessaire. Cependant O’Connell ren­contrait une audience croissante dans le pays et il attirait à lui de plus en plus de membres de la classe capitaliste et des professions libérales. Les politiciens whigs avaient de plus en plus besoin de lui pour leurs propres projets, et lui-même avait de plus en plus besoin d’eux pour parvenir au succès. Il cessa de défendre la cause des travailleurs organisés, et devint alors progressivement l’un des ennemis les plus âpres et les moins scrupuleux du mouvement syndical qu’ait jamais produit l’Irlande, réservant ses attaques les plus venimeuses aux asso­ciations de métiers de Dublin.

En 1835, O’Connell alla siéger avec les Ministériels à la Chambre des Communes, apportant son soutien au gouverne­ment whig. C’était l’époque où la population laborieuse anglaise était la plus exploitée, la plus humiliée, et, pour tout dire, la plus déshumanisée de toutes les nations européennes. C’était une situation qui révélait tant d’inhumanité chez les patrons, tant de misère et de déchéance chez les travailleurs, que, s’il n’y avait pas le témoignage des sobres dépositions faites devant diverses commissions parlementaires, on ne par­viendrait pas à y croire. Des femmes travaillaient presque nues dans les mines de charbon pour des salaires de misère, et il arrivait qu’elles donnent naissance à un enfant, surprises par les douleurs au beau milieu de l’obscurité lugubre de leur lieu de travail. Des garçonnets et des fillettes étaient employés à tirer de lourds wagonnets remplis de charbon le long des gale­ries de la mine, le corps entouré d’une courroie qui passait entre leurs petites jambes. Dans les usines de coton, des bambins des deux sexes âgés de huit, sept et même six ans, devaient surveil­ler les machines ; on les louait à cet effet dans les workhouses comme de vrais esclaves, et ils travaillaient douze, quatorze et même seize heures par jour, vivant, dormant et travaillant dans des conditions qui les faisaient mourir comme l’eût fait la peste. Dans les ateliers de poterie, les boulangeries, les usines et les ouvroirs de confection, le surmenage et l’insalubrité des conditions de travail provoquaient de telles souffrances et une telle déchéance, un tel raccourcissement de la vie, que c’était l’existence même de la classe ouvrière qui était menacée. Dans les régions agricoles, les souffrances des pauvres étaient si terribles que l’agriculteur anglais, qui est l’individu le plus impassible, le plus patient, le plus dépourvu d’imagination qui vive à la surface de la terre, se jeta brusquement dans une série d’émeutes, d’actes de luddisme [56] et d’incendies de meules de foin. De même qu’en Irlande le Capitaine Rock ou le Capitaine Moonlight étaient des sortes de génies à qui on attribuait l’orga­nisation des révoltes paysannes nocturnes, de même en Angle­terre, le Capitaine Swing, personnage tout aussi mythique, était tour à tour accusé ou loué d’en faire autant. Dans un petit livre qui circula parmi les agriculteurs anglais, on fait dire au Capitaine Swing :

« Je ne suis pas l’auteur de ces incendies. Ce qui les provoque, c’est que les fermiers sont chassés de leurs terres, qu’on transforme en réserves de chasse au renard, que les paysans écopent de deux ans de prison pour avoir ramassé une perdrix morte, et que les curés s’emparent de l’unique vache d’un pauvre homme pour la dîme sur son jardin potager. »

La détresse était si grande, les lois si brutales, les travailleurs si totalement privés d’espoir que lors d’Assises Spéciales tenues à Winchester en décembre 1830, on ne jugea pas moins de trois cents prisonniers, et on en condamna à mort un grand nombre. Parmi ceux-ci, six furent effectivement pendus, vingt déportés à vie, et les autres pour une période moins longue. Nous pou­vons lire dans la Via Dolorosa anglaise de William Heath, qu’« un enfant de quatorze ans fut condamné à mort ; et deux frères, âgés de vingt et dix-neuf ans, furent impitoyablement pendus à Penenden Heath, où ils furent conduits par un régi­ment de Scots Greys. » Quant aux responsables de toutes ces souffrances, les témoins de l’époque ne nous laissent aucun doute. Le Times de Londres, le plus conservateur de tous les journaux capitalistes, déclarait, dans son numéro du 27 décembre 1830 :

« Nous affirmons que les actions de cette misérable classe d’hommes (les travailleurs) sont une réponse au traitement que leur infligent les classes supérieures et les classes moyennes. Cette population doit être traitée au physi­que et au spirituel selon des principes plus libéraux et plus chrétiens, ou sinon c’est l’ensemble des travailleurs qui se transformeront en légions de bandits, moins criminels que ceux qui en ont fait des bandits, et qui, par un juste mais terrible retour des choses, deviendront bientôt leurs victimes. » Et en 1833, une commission parlementaire écrivit dans son rapport que « la situation des travailleurs agricoles est celle de brutes misérables ; leurs enfants disputent leur nourriture aux porcs pendant la journée et la nuit s’entassent sur la paille humide sous un toit de chaume pourri. »

Dans les grandes villes, régnait le même état de révolte ; la troupe intervenait sans cesse et tant de gens furent tués que les coroners [56a] cessèrent de mener des enquêtes. En bas la misère et la révolte, en haut la répression sanguinaire et la cupidité impitoyable, telle était la situation de l’Angleterre à l’époque où O’Connell, entrant au Parlement, mit toutes ses forces au service du privilège capitaliste et contre la réforme sociale.

En 1838, cinq ouvriers des filatures de coton de Glasgow, en Écosse, furent condamnés à sept ans de déportation pour des actes qu’ils avaient commis en liaison avec une organisation syndicale destinée à améliorer la condition misérable de leur classe. La sentence fut universellement considérée comme excessive, même pour les mentalités féroces de l’époque, et un député de Finsbury, M. Wakley, déposa une motion à la Chambre des Communes le 13 février de cette année, pour qu’une « Commission restreinte mène une enquête sur la cons­titution, les pratiques et les résultats de l’Association des Ouvriers du coton de Glasgow. » O’Connell s’opposa à cette motion et en profita pour attaquer les syndicats irlandais. Il déclara :

« Jamais ne fut exercée une tyrannie égale à celle des syndi­calistes de Dublin sur leurs compagnons. Une des directives de ces ouvriers imposait un salaire minimum, de sorte que le meil­leur ouvrier n’aurait pas touché davantage que le plus mauvais. Un autre point de leur programme avait pour but de priver les patrons de toute liberté dans le choix de la main-d’œuvre. Les noms des ouvriers devaient être inscrits dans un registre, et l’employeur obligé de prendre le premier de la liste. »

Selon lui, une grande usine de Bendon avait fermé à cause des ouvriers qui cherchaient à obtenir des augmentations de salaires ; même chose à Belfast, et « on a calculé que les syndi­cats ont fait perdre 500 000 livres de salaires par an à Dublin. L’association des tailleurs de la ville, par exemple, avait provo­qué une telle augmentation des prix des vêtements qu’il valait mieux aller jusqu’à Glasgow et attendre deux jours pour un costume, car la différence de prix payait les dépenses du voyage. » C’est aussi à l’influence pernicieuse des syndicats qu’il attribuait la disparition des constructions navales de Dublin.

A la suite du discours d’O’Connell, ses amis du gouverne­ment whig désignèrent une commission, non pas pour s’infor­mer sur les problèmes de Glasgow, mais pour enquêter sur les activités des syndicats irlandais, en particulier ceux de Dublin. La commission spéciale se réunit, compila deux volumes de documents et O’Connell y produisit de nombreux témoins pour déposer contre les syndicalistes irlandais. Mais le rapport de la commission ne fut jamais présenté devant la Chambre des Communes. En juin de cette même année 1838, O’Connell eut une autre occasion de laisser paraître son animosité à l’égard de la classe ouvrière et de servir les intérêts du capitalisme anglais et irlandais, occasion qu’il mit à profit sans plus atten­dre. En 1833, essentiellement grâce aux efforts des organisa­tions ouvrières et de quelques philanthropes courageux, était passée une loi interdisant le travail des enfants de moins de neuf ans dans les usines, à l’exception des filatures de soie, et interdisant aux enfants de moins de treize ans de travailler plus de quarante-huit heures par semaine, ou neuf heures par jour. Les âges que nous venons d’indiquer donneront au lecteur un aperçu du sacrifice qui fut fait de la chair et du sang des enfants pour assouvir la cupidité des classes possédantes. Et pourtant cette législation extrêmement modérée avait rencontré la haine farouche des pieux capitalistes anglais, qui utilisèrent tous les stratagèmes possibles pour la contourner. Ils étaient parvenus à échapper si efficacement et si constamment à ces mesures de simple miséricorde que le 23 juin, le célèbre ami des ouvriers d’usine, Lord Ashley, déposa à la Chambre des Communes un amendement à l’ordre du jour, proposant en seconde lecture « une loi réglementant plus strictement le travail en usine » afin de prévenir ou de punir toute nouvelle infraction à la loi de 1833 [57]. O’Connell s’opposa à cette motion et tenta de justi­fier les infractions à la loi commises par les employeurs en déclarant que

« le Parlement avait légiféré à l’encontre de la nature des choses et des droits de l’industrie. »

Il ajouta :

« Il ne faut pas qu’il se rende coupable de la puérile sottise de réglementer le travail des adultes, pour aller ensuite étaler à la face du monde sa ridicule humanité, qui ne peut qu’aboutir à faire de ses industriels des mendiants. »

Le passage sur la réglementation du travail des adultes était emprunté aux argu­ments présentés pour leur défense par les capitalistes qui pré­tendaient qu’en limitant le travail des enfants, on touchait aussi au travail des adultes, qui sont des citoyens anglais libres de naissance. O’Connell n’hésita pas à reprendre ce boniment, à son compte, pas plus qu’il n’avait hésité à prétendre effronté­ment que l’application d’un salaire minimum interdisait le paie­ment de hauts salaires aux artisans particulièrement qualifiés.

Sur l’attitude à adopter face aux revendications des travail­leurs, O’Connell différait radicalement d’un de ses lieutenants les plus compétents, Feargus O’Connor. Celui-ci, qui s’était retrouvé au Parlement comme partisan du Rappel, fut frappé par la misère réelle du peuple anglais, dans l’intérêt duquel on prétendait gouverner l’Irlande. Il étudia la question et parvint à la conclusion qu’en Irlande le fondement de l’oppression était d’ordre économique, que les travailleurs anglais subissaient l’oppression de la même classe, pour les mêmes raisons que celles qui avaient appauvri et ruiné l’Irlande, et que dans les deux pays la solution du problème nécessitait l’union des deux mouvements démocratiques pour mener une lutte commune contre leurs oppresseurs. Il fit tout ce qu’il put pour en convain­cre O’Connell, mais ce fut seulement pour découvrir chez lui une conscience de classe plus forte que sa volonté d’indépen­dance nationale pour l’Irlande. En effet, O’Connell se sentait beaucoup plus proche de la classe possédante anglaise que de la classe ouvrière irlandaise. Ses interventions dans les affaires que nous avons mentionnées en témoignent. Cette divergence d’opinion entre O’Connell et O’Connor détourna définitive­ment celui-ci de l’Irlande en l’entraîna chez les Chartistes [58] dont il fut l’un des dirigeants les plus audacieux et les plus écoutés. A sa mort, plus de 50 000 travailleurs défilèrent der­rière le convoi funèbre qui conduisit sa dépouille jusqu’à sa dernière demeure. Il fut l’un des premiers sur la longue liste des Irlandais qui se sont battus en Grande-Bretagne et dont le dévouement et le sacrifice ont édifié le monument du mouve­ment ouvrier « anglais ». Quant à O’Connell, les classes possé­dantes et dominantes furent tout à fait conscientes de la valeur de ses services face au mouvement démocratique, et elles lui en furent reconnaissantes. En témoigne l’intervention de Richard Lalor Shiel qui le défendit lors des célèbres procès d’État [59] : il attira l’attention de la Cour sur le cas d’O’Connell, parce qu’il s’était interposé entre le peuple d’Irlande et le peuple d’Angle­terre, et qu’il avait ainsi « empêché une jonction qui eût été suffisamment redoutable pour renverser tout gouvernement tenant de s’établir ». Mais en dépit des efforts d’O’Connell et des « repealers » des classes moyennes pour empêcher toute action internationale des mouvements démocratiques, la classe ouvrière irlandaise n’en désirait pas moins ardemment y parve­nir. Des Associations Chartistes irlandaises surgirent dans toute l’île. Un article de l’United Irishman de John Mitchel en 1848 nous apprend qu’à Dublin elles étaient devenues si puissantes et si hostiles aux thèses d’O’Connell qu’à un moment donné des négociations furent entamées pour que s’ouvre un débat public entre le libérateur et un représentant des syndicats de Dublin. Mais, poursuit l’article, après l’arrestation et l’em­prisonnement d’O’Connell, on persuada la classe ouvrière qu’elle devait renoncer à s’organiser séparément pour permet­tre de présenter un front commun face au gouvernement, démarche qu’elle regretta par la suite. A cette lettre, John Mitchel ajouta, en tant que rédacteur en chef, une note rappe­lant à ses lecteurs tout ce qu’avait fait O’Connell contre le mouvement ouvrier, ce qui était une raison supplémentaire de rejeter sa direction. Cependant, il est étrange que, dans son Histoire de l’Irlande, Mitchel omette toute référence à cet aspect peu honorable de la carrière d’O’Connell, comme d’ail­leurs le font tous les autres « Historiens » irlandais. Qui ne dit mot consent ; c’est donc que tous nos polygraphes qui font de l’histoire ( ?), ont consenti et donc donné leur aval à l’omission de ces événements historiques pour contribuer à perpétuer l’aveuglement et la domination des travailleurs.

[53] Période cruciale en effet, qui débouchera sur les crises économiques et politiques du milieu du siècle. En Angleterre, c’est surtout la montée du mouvement libéral, qui obtiendra aussi bien la réforme électorale (1832) que le libre-échange (abolition des Corn Laws, 1846) et celle du mouvement ouvrier avec les grandes crises chartistes des années 1840. En Irlande s’entre­mêlent, outre ces courants, les problèmes posés par la montée du mouvement national qu’O’Connell incarne de plus en plus. On verra donc à la fois une poussée ouvrière, des troubles agraires et la grande campagne pour le « Rappel de l’Union » lancée par O’Connell et qui aboutit à la crise de 1843.

[54] Sur la « guerre de la Dîme » cf. Ch. précédent, n. 49. C’est surtout entre 1841 et 1843 que la véritable guerre agraire se développe. Évictions par les landlords et la force armée (exploits de la fameuse « crowbar brigade » qui abattait les masures paysannes à coups de barre de fer) auxquelles répondent les crimes agraires qui se chiffrent par milliers

[55] O’Connell, partisan du Home Rule, com­mence pourtant par modérer ses revendications en soutenant les Whigs de 1835 à 1841, dans l’espoir que cela favoriserait des réformes. C’est ainsi qu’il obtient la suppression des évêchés anglicans (1835) puis la transformation de la dîme en une taxe perçue par l’État (1838). Mais avec le retour des Tories en 1841, au moment même où la lutte agraire devient dramatique, O’Connell lance la campagne pour le « Rappel de l’Union » avec des meetings monstres à la manière chartiste, qui culminera, en avril 1843, avec le grand rassemble­ment de Tara.

[56] Destruction de machines. Premières réactions ouvrières à l’essor du machinisme.

[56a] « Coroner » : officier de justice chargé d’enquêter sur les cas de mort suspecte.

[57] Il s’agit d’une préfiguration de la fameuse loi de 1844, qui constitue la première réglementation du travail des adultes, et qui est due à l’intervention de Lord Ashley qui fit pression sur Peel, alors Premier Ministre tory.

[58] O’Connor, comme O’Brien, représentent la jonction entre le mouvement ouvrier et le mouvement national en Irlande. Connolly présente les choses à sa façon, car O’Connor était devenu l’un des leaders chartistes (partisan de la « force physique ») avant la campagne du Rappel. C’est après l’échec de la première poussée chartiste qu’il s’était réfugié en Irlande (1839).Rappelons que le chartisme est le premier grand courant socialiste anglais, à la fois premier exemple de « parti » (au sens de « parti historique » et non pas de « parti formel ») de classe et première forme du syndicalisme moderne. Mais d’autre part, les dirigeants les plus radicaux du mouvement national irlandais vont rompre avec O’Connell pour former le mouvement Jeune Irlande (cf. Chapitre XIV).

[59] Débordé par le mouvement Jeune Irlande, après son triomphe de Tara, O’Connell décommande le meeting de Clontarf interdit par le gouvernement. Il est néanmoins arrêté et jugé par un jury protestant. La Chambre des Lords casse l’arrêt et il est libéré, mais il quitte son pays pour l’Italie où il mourra en 1847.
XIII - Comment nos Girondins Irlandais ont sacrifié la paysannerie Irlandaise sur l’autel de la propriété privée

« Il est une classe de révolutionnaires appelés Girondins dont la destinée mérite de retenir l’attention. Des hommes qui se révoltent et qui poussent les classes infé­rieures à se révolter, devraient agir autre­ment qu’à coups de formules. Des hom­mes qui ne voient dans la misère de millions de travailleurs accablés qu’une matière brute qu’on peut façonner, et dont on peut trafiquer pour satisfaire de pauvres théories, de pauvres égoïsmes qu’on tient sous le boisseau ; des hommes pour qui les millions d’êtres vivants et leurs poitrines au cœur battant, au cœur battant d’espoirs et de souffrances, for­ment des « masses », des masses qu’on se contente de faire exploser, des masses pour abattre les Bastille, des masses qui votent pour « nous » aux élections, oui, ces hommes-là sont de la pire espèce. »
Thomas Carlyle [60]

La famine qui éclata d’abord à petite échelle à partir de 1845, puis qui s’étendit et s’amplifia jusqu’en 1849, porta à un point critique les antagonismes de classe en Irlande [61]. Elle entraîna la rupture avec les classes marchandes et, de nouveau, la ques­tion de la propriété servit de critère pour le comportement des hommes politiques, même lorsque ceux-ci se drapaient dans le manteau de la révolution. Inutile de dire que ce n’est pas là l’analyse historique que nous proposent de cette terrible période les auteurs irlandais ou anglais orthodoxes. Les natio­nalistes irlandais de tout acabit comme les critiques anglais de toute espèce, merveilleusement unanimes, s’accordent à penser que la scission de l’Association pour le Rappel et la formation par les scissionnistes du groupe appelé « Confédéra­tion irlandaise », fut le résultat d’un débat purement théorique sur les forces à mettre en œuvre pour atteindre un objectif politique. Ils prétendent que la majorité de l’Association pour le Rappel approuva le principe énoncé par O’Connell selon lequel « les plus grandes faveurs des astres ne méritaient pas qu’on verse une seule goutte de sang humain ». John Mitchel, le Père Meehan, Gavan Duffy, Thomas Francis Meagher, Devin Reilly, William Smith O’Brien, Fintan Lalor [62] et d’au­tres rejetaient cette thèse et la scission avec O’Connell se pro­duisit sur cette divergence d’ordre purement théorique. Il est difficile de croire que beaucoup d’Irlandais aient jamais pris cette thèse au sérieux ; et il est certain que les prêtres catholi­ques irlandais, qui étaient les principaux lieutenants d’O’Connell, ne l’ont jamais admise ni prônée au cours de la guerre des dîmes. O’Connell lui-même avait déclaré qu’il accepterait de bon gré d’aider l’Angleterre à « abattre l’aigle américain au plus haut de son vol orgueilleux », ce qui eût à coup sûr signifié la guerre ; et lors d’une séance de la Chambre des Communes, en réponse à Lord Lyndhurst qui avait traité les Irlandais d’« étrangers par le sang, la langue et la religion », Richard Lalor Shiel, fervent partisan d’O’Connell, avait pro­noncé une allocution grandiose où il exaltait les prouesses des soldats irlandais dans l’armée anglaise. Au passage, notons que Shiel considérait l’expression de Lord Lyndhurst comme une insulte, alors que les nationalistes irlandais modernes revendi­quent hautement l’idée qu’elle contient comme le fondement authentique du nationalisme irlandais.

Les scissionnistes, qu’on appelait les « Jeunes Irlandais », n’étaient pas pour autant favorables à la force physique, sinon comme thème de leurs envolées poétiques et oratoires. En fait, la scission se produisit sur un faux problème, la majorité de l’un et l’autre camp se refusant à admettre les raisons véritables de leur désaccord, qu’ils connaissaient pourtant parfaitement. Ce qui était en cause, c’était la question éternelle de la lutte dans les sociétés humaines entre le principe démocratique et le principe aristocratique. Les Jeunes Irlandais, dans leur enthousiasme juvénile, comprirent la puissance du principe démocratique qui agitait alors la société européenne ; le nom lui-même de Jeune Irlande correspondait à ceux qu’utilisait l’Italien Mazzini pour des organisations révolutionnaires comme Jeune Italie, Jeune Suisse, Jeune France, Jeune Alle­magne, qu’il fonda après 1831 [63].

Les progrès du mouvement révolutionnaire européen, marqué par la popularisation des idées socialistes dans les masses révolutionnaires, furent contemporains de la destruction du système social irlandais provoquée par la famine. Et les dirigeants du parti Jeune Irlande réagirent en s’accrochant au cours révolutionnaire pris par les événements sans jamais parvenir à comprendre la pro­fondeur et la puissance du torrent qui les entraînait. Cette vérité apparaît clairement à tous ceux qui étudient leur compor­tement lorsqu’arriva enfin le jour tant attendu de la révolution. A ce moment, en 1848, l’Irlande subissait les tourments de la plus affreuse famine de son histoire.

Quelques mots d’explication sur cette famine ne seront pas de trop pour certains de nos lecteurs. La nourriture de base des paysans irlandais était la pomme de terre ; le reste de la production agricole, grains et bétail, était vendu pour payer le fermage au propriétaire. La valeur moyenne de la récolte annuelle de pommes de terre était environ de vingt millions de livres en monnaie anglaise ; en 1848, au plus fort de la famine, la valeur de la production agricole irlandaise était de 44 958 120 livres. Cette année-là, toute la récolte de pommes de terre fut mauvaise, et c’est à cela qu’on attribue tranquillement la famine, alors que les chiffres montrent amplement que la pro­duction du pays était suffisante pour nourrir le double de la population si l’on avait renoncé aux lois de la société capitaliste et véritablement respecté les droits de l’homme. C’est devenu un adage chez les nationalistes irlandais de dire que « c’est la Providence qui a envoyé la maladie de la pomme de terre, mais c’est l’Angleterre qui est cause de la famine. » L’affirmation est exacte, mais il faut la corriger en ajoutant que « l’Angle­terre est cause de la famine parce qu’elle a rigoureusement appliqué les principes économiques qui sont à la base de la société capitaliste. » Pour qui admet la société capitaliste et ses lois, il est impossible de critiquer l’attitude des politiciens anglais au cours de cette terrible période. Ils ont défendu les droits de la propriété et de la libre concurrence et en ont admis avec philosophie les conséquences pour l’Irlande. Les dirigeants populaires irlandais ont défendu eux aussi les droits de la propriété, et ont refusé d’y renoncer même lorsqu’ils ont vu qu’ils entraînaient le massacre par la famine de plus d’un million de travailleurs irlandais. La première mauvaise récolte de pommes de terre eut lieu en 1845, et de septembre à décem­bre de cette année, on enregistra 515 décès causés par la faim, alors que l’on avait exporté 3.250.000 quarters [64] de blé et d’innombrables têtes de bétail. La famine s’étendit jusqu’en 1850 : tandis que les exportations de produits alimentaires continuaient. Ainsi, on a estimé qu’en 1848,300 000 personnes sont mortes de faim alors qu’on exportait 1.826.132 quarters de blé et d’orge. Le typhus, qui va toujours de pair avec la faim, fit autant de victimes que n’en fit directement la famine. En fin de compte il était devenu impossible de trouver suffisam­ment de travailleurs assez résistants pour creuser des tombes individuelles pour ceux qui mouraient. On eut recours aux fosses communes des temps de famine, où les corps étaient jetés pêle-mêle ; des familles entières moururent dans leurs misérables chaumières et restèrent à se décomposer sur place. Des gens qui se rendirent dans les coins reculés du pays tombè­rent souvent sur des villages où toute la population était morte de faim. En 1847, « l’année noire », 250.000 personnes mouru­rent du typhus, 21.770 de faim. Grâce aux efforts des agents d’émigration et à l’argent qu’envoyaient des parents vivant à l’étranger, 89.783 personnes s’embarquèrent cette année-là pour le Canada. Ces gens fuyaient la faim, mais ils ne pouvaient échapper aux fièvres qui accompagnent la famine, et 6.100 d’entre eux moururent et furent jetés par-dessus bord au cours de la traversée, tandis que 4 100 moururent à l’arrivée au Canada, 5.200 dans les hôpitaux et 1.900 dans les villes de l’intérieur.

La Grande-Bretagne était plus proche, et nombre de ceux qui ne purent s’enfuir vers l’Amérique se précipitèrent vers ses rivages peu accueillants. Mais il y eut des pressions sur les compagnies de navigation, qui augmentèrent les tarifs de tous les passagers de dernière classe pour atteindre des prix quasi­ment prohibitifs. C’est au cours de cette fuite vers l’Angleterre que se déroula l’une des plus atroces tragédies de l’histoire, une tragédie qui dépasse à notre avis celle du « Trou Noir » de Calcutta [65] tant elle accumula les horreurs macabres les plus effroyables. Le 2 décembre 1848, un paquebot quitta Sligo pour Liverpool, emportant à son bord 200 passagers de dernière classe. Sur cette côte désolée du nord-ouest, la traversée est toujours difficile, les tempêtes y sont à la fois soudaines et violentes. Une tempête de ce genre eut lieu durant la nuit. Comme les passagers s’entassaient en trop grand nombre sur le pont, les hommes d’équipage les poussèrent brutalement et sans cérémonie dans les ponts inférieurs, et ils fermèrent les écoutilles pour les empêcher de remonter. Même par beau temps, et même sans passagers, l’entrepont dans ce genre de caboteur est terriblement fétide et suffocant. Il est impossible d’imaginer ce que dût être la traversée pendant cette nuit atroce, avec 200 pauvres diables jetés dans ses profondeurs. Pour comble d’horreur, lorsque quelques désespérés se mirent à marteler les écoutilles pour se faire ouvrir, le second, fou de rage, donna l’ordre de recouvrir l’ouverture d’une bâche goudronnée pour étouffer les cris. La bâche étouffa les cris, mais elle priva aussi d’air et de lumière 200 êtres humains qui commencèrent, au fond de cet enfer, à se battre pour respirer une bouffée d’air, alors qu’à l’extérieur les éléments déchaînés secouaient le malheureux rafiot à la surface des flots. A la fin, quelqu’un de plus fort que les autres réussit à pratiquer une ouverture et à atteindre le pont, et il se précipita sur les officiers pour leur annoncer que leur brutalité poussait les gens au meurtre, et que la mort était en train de faire sa macabre moisson parmi les passagers. Ce n’était que trop vrai. Sur les 200 passagers enfermés dans les ponts inférieurs, 72, plus du tiers du total, avaient expiré par manque d’air ou s’étaient massacrés dans l’obscurité, en une lutte aveugle et désespérée. Voilà l’histoire de la traversée du Londonderry ; c’est certaine­ment l’histoire de mer la plus horrible dans les annales des peuples de race blanche !

Pendant ce temps, la Confédération irlandaise prêchait le droit moral à la révolte et tenait à un peuple affamé qui, dans sa grande majorité ne comprenait que l’irlandais, des discours fort savants en anglais où elle évoquait les exemples historiques de la Hollande, de la Belgique, de la Pologne et du Tyrol. Seuls quelques-uns de ses membres, parmi lesquels John Mitchel, James Fintan Lalor et Thomas Devin Reilly, ont eu le mérite de donner ouvertement au peuple comme mots d’ordre, de refuser de payer les fermages, de garder les récoltes pour nourrir les familles, de faire sauter les ponts et les voies ferrées pour empêcher les produits alimentaires de quitter le pays. Si ces appels avaient été suivis par l’ensemble du mouvement Jeune Irlande, les événements ont prouvé qu’ils auraient été repris dans l’enthousiasme par la masse du peuple, et le pouvoir anglais n’aurait jamais eu la force nécessaire pour sauver le féodalisme terrien et l’Empire britannique en Irlande. Comme l’expliquait Fintan Lalor, qui fut dans notre pays le plus brillant cerveau de son époque, cela voulait dire qu’il fallait éviter toute bataille rangée avec l’armée anglaise, et lui imposer des méthodes et des objectifs de combat qui rendraient plus gênants qu’utiles sa discipline, son entraînement et ses techni­ques et qui n’exigerait des masses insurgées ni mobilisation, ni exercice, ni science militaire. En un mot, cela impliquait une révolution sociale et nationale, chacune étayant l’autre. Mais les partisans de ce type de lutte ne formaient qu’une infime minorité, et les dirigeants des Jeunes Irlandais s’inquiétaient aussi furieusement des droits des propriétaires que les diri­geants du gouvernement anglais. Pendant que les gens mou­raient, les Jeunes Irlandais discouraient. C’était d’admirables discours, à la syntaxe irréprochable, au style raffiné, dans les­quels ils savaient introduire ce qu’il fallait de passion juste au bon moment. Et cependant les gens mouraient quand même. En fin de compte, le gouvernement fit arrêter John Mitchel, le seul homme réellement dangereux, l’homme qui haïssait si profondément l’injustice qu’il était prêt à tout pour la détruire, l’homme qui avait assez foi dans les masses pour croire que leurs impulsions spontanées feraient éclater la révolution, et qui possédait cette qualité de savoir combiner la pensée et l’action. Lors de son arrestation, le peuple s’attendit à voir la révolution éclater sur le champ, tout comme le gouvernement, tout comme John Mitchel lui-même. La déception fut générale. John Mitchel fut expédié aux travaux forcés dans la Terre de Van Diemen (Tasmanie), après avoir dédaigneusement refusé de signer un manifeste qui lui fut présenté dans sa cellule par Thomas Meagher et d’autres, recommandant au peuple de ne pas essayer de lui venir en aide. La classe ouvrière de Dublin et de la majorité des autres villes réclamait à cor et à cri que les dirigeants donnent le signal du soulèvement. En plusieurs endroits du pays, les paysans commençaient à agir spontané­ment. Finalement, lorsque parvint à Dublin, en juin 1848, la nouvelle qu’on avait délivré des mandats d’arrêt contre les chefs du parti Jeune Irlande, ils se décidèrent à faire appel au pays. Mais il fallait que tout se passe de manière « respecta­ble » : d’un côté l’armée anglaise, avec ses fusils, ses cuivres et ses drapeaux, et de l’autre côté l’armée irlandaise, avec elle aussi fusils, cuivres et drapeaux, « en rangs serrés, les armes étincelantes », sans qu’il soit question d’une insurrection prolé­tarienne, ou de la moindre atteinte aux droits de la propriété.

Lorsque C. G. Duffy fut arrêté le samedi 9 juillet à Dublin, les ouvriers de la ville entourèrent l’escorte de soldats qui le conduisaient à la prison de Newgate, arrêtèrent la voiture, s’amassèrent autour de Duffy et proposèrent de commencer l’insurrection tout de suite et sur place. « Voulez-vous qu’on vous sauve ? » dit l’un des animateurs, et Duffy répondit : « Certes non. » Les ouvriers abasourdis en tombèrent à la renverse, et laissèrent emprisonner le futur Premier Ministre d’Australie. A Cashel, dans le Tipperary, fut arrêté Michael Doheny. La population investit la prison et vint à son secours. C’est lui qui insista pour se rendre et il demanda sa mise en liberté sous caution. Meagher fut arrêté à Waterford. Alors qu’il traversait la ville sous la garde de la troupe, le peuple éleva une barricade en travers d’un pont étroit sur la Suir ; et lorsque la voiture atteignit le pont on coupa les traits des chevaux et on obligea le convoi à s’immobiliser. Meagher ordonna qu’on défasse la barricade ; on le supplia de donner le signal de l’insurrection qui pouvait commencer sur le champ. Cette ville importante était aux mains du peuple, mais Meagher préféra rester avec les soldats, et les pauvres ouvriers rebelles de Waterford le laissèrent repartir en s’écriant : « Vous le regretterez, vous le regretterez, ce sera votre faute. » Meagher se montra par la suite un soldat courageux dans une armée régulière, mais, comme insurgé, il lui manqua l’audace nécessaire.

Mais l’absurdité atteignit son comble lorsque William Smith O’Brien prit les choses en main. Il parcourut le pays en disant aux paysans affamés de se tenir prêts, mais en refusant de les laisser se nourrir aux dépens des propriétaires qui les volaient, les affamaient et les expulsaient depuis si longtemps. Il interdit à ses partisans de s’emparer des chariots de grains qui passaient sur les routes dans des endroits où les gens mouraient de faim. A Mullinahone, il leur interdit d’abattre des arbres pour construire une barricade avant d’avoir demandé une autorisa­tion au propriétaire de ces arbres. Lorsque les gens de Killenaule réussirent à coincer un corps de dragons entre deux barricades, il fit relâcher les dragons en mauvaise posture contre l’assurance que leur chef n’avait aucun mandat d’arrêt contre sa personne. Ailleurs, il surprit une bande de soldats installés dans l’hôtel de ville, et qui avaient déposé leurs armes pour les nettoyer ; au lieu de les leur confisquer, il dit aux soldats que leurs armes se trouvaient autant à l’abri en ce lieu qu’au Château de Dublin.

Quand on se souvient dans quel état se trouvait alors l’Irlande, avec sa population décimée par la famine, tout ce récit ressemble à une page d’opéra comique. Ce n’est hélas pas le cas : c’est une page de la période la plus sombre de l’histoire irlandaise. Nous pouvons comprendre en la lisant, pourquoi Smith O’Brien a sa statue à Dublin, alors que le nom et l’œuvre de Fintan Lalor ont été mis sous le boisseau pendant plus de cinquante ans. W. A. O’Connor, licencié ès lettres, résume ainsi, dans son History of the Irish people [Histoire du peuple irlandais], la carrière de Smith O’Brien :

« Cet homme a démoli une organisation pacifique pour faire la guerre, il a promis la guerre à un peuple désespéré et affamé, il a parcouru le pays pour provoquer la guerre, après quoi il a condamné toute action belliqueuse. »

Il faut certes reconnaître que Smith O’Brien était un homme d’une grande probité, mais il faut aussi rappeler qu’il était un grand proprié­taire fortement attaché aux prérogatives de sa classe, au point de les laisser s’interposer entre les millions d’Irlandais et leurs espoirs de vivre librement. Il faut encore ajouter, pour excuser quelque peu sa conduite lors de cette terrible crise, qu’il avait hérité d’immenses domaines acquis par ses ancêtres pour prix de leur apostasie sociale, nationale et religieuse ; si l’on tient compte du poids d’une telle hérédité, ce qui est surprenant, c’est qu’il ait songé à se révolter plutôt qu’à s’opposer à la révolution.

Si les principes socialistes avaient été appliqués en Irlande à cette époque, personne ne serait mort de faim ; il n’y aurait eu nul besoin de verser un seul sou d’aumône, rien ne serait venu ternir le nom de notre pays. Mais tout le monde, à quelques rares exceptions, avait élevé la propriété foncière et l’économie politique capitaliste au rang d’idole qu’il fallait adorer ; c’est sur l’autel de cette idole que l’Irlande a expiré. Selon la plus faible estimation, 1.225.000 personnes sont mortes directement de faim, toutes sacrifiées sur l’autel de la pensée capitaliste.

Dès le début de la famine, le Premier Ministre anglais, Lord John Russell, déclara qu’il ne fallait rien faire qui vienne gêner l’entreprise privée et l’activité commerciale normale ; et ce fut la politique immuable du gouvernement du début jusqu’à la fin. Un procès-verbal du Trésor du 31 août 1846 prévoyait « l’établissement de dépôts de vente de nourriture à Longford, Banagher, Limerick, Galway, Waterford et Sligo, et de dépôts secondaires en d’autres endroits de la côte ouest ». Mais les règlements précisaient qu’on ne devait pas en ouvrir là où il était possible d’acquérir des vivres dans des commerces privés, et que, là où on en ouvrait, les prix devaient permettre la concurrence des commerces privés.

Toutes les lois d’assistance ouvrant des chantiers de travail stipulaient que l’activité devait y être totalement improductive, pour ne pas empêcher les capitalistes de faire du profit le plus rapidement possible. Il y eut des négociants privés qui firent des fortunes de 40.000 à 80.000 livres. En 1845 fut mis sur pied un Service d’Organisation des Secours pour importer du maïs et le vendre en Irlande, mais il était interdit d’en vendre avant que les stocks des magasins privés ne soient épuisés. L’État du Massachusetts loua un navire de guerre américain, le « Jamestown », qui fut chargé de grains et envoyé en Irlande ; le gouvernement fit entreposer la cargaison, sous prétexte que sa mise en vente perturberait le marché. Une loi de secours aux pauvres de 1847 prit des mesures pour employer les travailleurs dans des chantiers de travaux publics, mais précisa que per­sonne ne devait y être employé s’il possédait plus d’un quart d’acre de terre, ce qui poussa des dizaines de milliers de gens à abandonner leurs fermes pour une bouchée de pain et évita aux propriétaires toutes les complications et les dépenses d’une expulsion. Quand la loi eut produit des effets suffisants, on congédia 734 000 personnes, et, comme elles avaient cédé leur ferme pour s’embaucher sur les chantiers, elles se retrouvaient désormais aussi démunies que des naufragés sur un radeau au milieu de l’océan. M. Mulhall, dans Fifty years of national progress [Cinquante ans d’évolution nationale], estime à 3.668.000 le nombre de personnes expul­sées entre 1838 et 1888. La plupart virent leurs maisons détrui­tes au cours de ces années, et cette loi de secours aux pauvres, surnommée « loi de l’expulsion sans peine », en fut l’arme essentielle. En 1846, l’Angleterre, pays protectionniste jusque là, adopta le libre échange [66], dans le but apparent de livrer du grain librement et à bas prix aux Irlandais affamés. La signification réelle de cette mesure était que l’Angleterre, nation industrielle, cherchait à faire baisser les prix alimentai­res pour que ses esclaves salariés se contentent de bas salaires ; en effet, en Angleterre, l’un des résultats immédiats du libre échange fut une réduction massive des salaires du prolétariat industriel.

La classe capitaliste anglaise, avec cette hypocrisie qui carac­térise toujours ses interventions publiques, s’est servie de la misère irlandaise pour vaincre l’opposition de l’aristocratie fon­cière anglaise au libre échange des grains. Comme pour toutes les autres mesures qui furent prises en ces années de famine, elle respecta ainsi des principes de l’économie politique capita­liste. Il est impossible de contester et de remettre en cause son action en restant dans le cadre de ce système social et de ces théories. C’est le système qu’il faut rejeter et les entraves intellectuelles et sociales qu’il impose si l’on veut avoir vrai­ment le droit de condamner les méthodes de l’administration anglaise en Irlande durant la famine comme un gigantesque crime contre l’humanité. Les hommes et les femmes d’Irlande qui ne sont pas socialistes et qui fulminent contre cette adminis­tration se retrouvent dans la situation illogique de celui qui dénonce une conséquence alors qu’il défend la cause. Or, la cause, c’est le système de la propriété capitaliste. A l’exception de la poignée d’hommes dont nous avons parlé, les dirigeants Jeune Irlande de 1848 ne parvinrent pas à être à la hauteur des circonstances qui leur offraient le choix entre les droits de l’homme et les droits de la propriété comme principe national, et leur échec fut à la mesure du désastre que connut leur pays.

[60] T. Carlyle, Histoire de la Révolution française, 1837, Londres. Trad. française : Jules Roche, avec un avertissement d’A. Aulard, 3 vol., Paris, 1912 (cf. J. Godechot, Un Jury pour la Révolution, Paris, R. Laffont, 1974).

[61] Il s’agit bien entendu de la « Grande Famine », consécutive à la maladie de la pomme de terre, qui ramena l’île de 8 à 4 millions d’habitants.

[62] Principaux dirigeants du mouvement « Jeune Irlande ». Partisans de l’insurrec­tion armée, les Jeunes Irlandais échoueront en 1848, et ce sont leurs survivants, réfugiés aux États-Unis, qui fonderont le mouvement des Fenians.

[63] Sont mis ici sur le même plan des mouvements directement fondés par le révolutionnaire italien Mazzini, qui avait d’abord fait partie des organisations secrètes de carbonari, avant de fonder, lors de son exil en France le mouvement « Jeune Italie » (1831) favorable à l’unité italienne — et des mouvements qui, comme « Jeune Allemagne », ne se sont appelés ainsi que par analogie avec les organisations inspirées par lui. Ce qui est aussi le cas de « Jeune Irlande ».

[64] Un « quarter » : 290,78 1.

[65] Le « Trou Noir » de Calcutta représente un cas d’atrocités exemplaires aux yeux des Anglais du XIXe siècle. En 1756, les Anglais cherchaient à éliminer les Français. A Fort-William (Calcutta), qui dépendait de l’East India Com­pany, ils avaient renforcé leur système de défense. Or, un des princes indiens qui résistaient à la présence anglaise, le nabab du Bengale, avait interdit les mesures militaires prises par les Anglais. Il s’empara alors du comptoir et fit prisonniers les 146 résidents européens. Enfermés dans une cellule trop étroite par une chaleur écrasante, on dit que 123 d’entre eux moururent suffoqués.

[66] Il s’agit du fameux Bill d’abolition des Corn Law de 1846. Le Ministère Russell incarne cependant une ère importante de réformes : le libre-échange, que complète l’abolition des Actes de Navigation (1849), et la loi des 10 heures (1847) limitant le travail des femmes et des enfants, sans parler des mesures budgétaires d’aide à l’Irlande, très insuffisantes, évoquées par Connolly.
XIV - Les enseignements socialistes du mouvement Jeune Irlande ;
les penseurs et les travailleurs

« Que fais-tu donc à notre porte,
Tu gardes les greniers du maître contre les mains grêles des pauvres. »
Lady Wilde (Speranza)

« Dieu de justice, ai-je crié, que ton esprit
Descende sur ces fiers et si cruels seigneurs.
Détends leurs durs regards et attendris » leurs cœurs,
Ou bien, si tu le veux, ai-je crié très fort,
Daigne accorder la force au bras du paysan
Pour qu’ils soient à la fin chassés de notre terre. »
Thomas Davis

Nous venons de voir que les chefs du mouvement Jeune Irlande, si prompts à proclamer leurs ardeurs révolutionnaires, s’avérèrent totalement incapables de les assumer lorsqu’enfin la révolution s’offrit à eux. C’est le mot même que prononce Doheny lorsqu’il décrit les scènes de Cashel : « C’était la révolution si nous l’avions assumée. » On pourrait fort justement appliquer à ces hommes brillants mais malheureux, les mots d’un autre écrivain, Lissagaray, lorsqu’il décrit un groupe iden­tique de dirigeants en France : « ces femmelins, qui avaient toute leur vie chanté la Révolution, quand ils la virent se dresser s’enfuirent, épouvantés, comme le pêcheur arabe à l’apparition du Génie » [67]. En règle générale, l’historien traite des relations entre l’Irlande et l’Angleterre comme s’il s’agissait d’un affrontement entre deux nations, sans comprendre les conditions économiques, ni les grandes convulsions mondiales dont elles dépendaient étroitement l’une et l’autre. Aussi, les hésitations et les louvoiements des chefs Jeune Irlande au cours d’une crise où se jouait le destin de leur patrie sont pour lui un problème insoluble, dont il profite trop souvent pour marquer son mépris à l’égard des Irlandais, si l’auteur est anglais, ou se lancer dans d’écœurantes apologies s’il est irlandais. Aucune de ces attitudes n’est justifiée. Ce qui est vrai, c’est que les travailleurs irlandais des villes et des campagnes étaient prêts à la révolte, qu’ils la désiraient, et que le gouvernement anglais de l’époque fut sauvé de ce danger mortel uniquement parce que Smith O’Brien et ses imitateurs craignaient de livrer la nation aux passions des prétendues classes inférieures. Si la révolte avait alors éclaté en Irlande, les Chartistes anglais, qui s’armaient et s’apprêtaient à poursuivre un dessein identique, auraient saisi eux aussi l’occasion de descendre dans l’arène, comme Mitchel ne cesse de le démontrer dans son journal [68]. De même, de nombreux régiments de l’armée anglaise étaient minés par la révolte, et avaient à maintes reprises manifesté leur état d’esprit en soutenant publiquement la cause irlandaise et chartiste. Un des dirigeants chartistes anglais, John Frost, fut condamné à une lourde peine de bagne pour les propos séditieux qu’il avait tenus à l’époque. Un autre grand défenseur anglais de la classe ouvrière, Ernest Jones, commentant cette affaire, déclare, par défi, au cours d’une réunion publique, que « viendrait le temps où John Mitchel et John Frost seraient ramenés et Lord John Russell envoyé à leur place, et où le drapeau rouge flotterait triomphalement sur Downing Street et le Château de Dublin » — Downing Street étant la résidence du Premier Ministre. Pour avoir émis cette opinion, Ernest Jones fut arrêté et condamné à douze ans de prison.

Les Jeunes Irlandais étaient gravement divisés sur l’attitude à prendre envers les manifestations de révolte de la classe ouvrière anglaise. Dans son journal The United Irishman, John Mitchel les soutenait ardemment et les considérait comme un renfort pour l’Irlande et un présage de la victoire de la démo­cratie véritable, consacrant une large place dans chaque numéro à la chronique des progrès de la cause populaire en Angleterre. Et si sa popularité reste persistante auprès des masses c’est à son attitude en la matière qu’il la doit. De leur côté, les membres de Jeune Irlande qui avaient fait de Smith O’Brien leur idole, sans autre raison apparente que sa fortune et sa grande honorabilité, firent tous les efforts possibles pour dissocier la cause de l’Irlande de la cause de la démocratie. Mitchel, d’un côté, et ses critiques, de l’autre, se livrèrent alors à des assauts d’éloquence, chaque camp se référant au précédent de 1798. Mitchel n’eut aucun mal à démontrer que les révolutionnaires de cette époque, en particulier Wolfe Tone, n’avaient pas seulement fait le lien entre la cause de l’Irlande et la cause de la démocratie en général, mais qu’ils avaient souligné fortement la nécessité en Irlande d’une révolution sociale, tournée contre l’aristocratie terrienne. S’inspirant de Fintan Lalor, Mitchel tira de ces positions de principe les slogans de sa campagne révolutionnaire. Il démontra fort juste­ment que seule une insurrection sociale pouvait servir de base à une révolution nationale, et que le soulèvement insurrectionnel qui anéantirait la sujétion sociale des classes laborieuses, mar­querait aussi la fin de la détestable tyrannie étrangère qui lui servait de toile de fond. Deux passages de ses écrits mettent assez nettement en valeur sa position à ce sujet, qui reste un thème de disputes féroces en Irlande. Dans sa « Lettre aux petits fermiers d’Irlande » du 4 mars 1848, il écrit :

« Mais on me dit qu’il est vain de m’adresser ainsi à vous ; que la politique pacifique d’O’Connell vous est plus chère que la vie et l’hon­neur, que beaucoup de membres de votre clergé vous exhortent eux aussi à mourir plutôt que de violer ce que les Anglais nomment la « loi », et que vous êtes décidés à suivre ce qu’ils vous ordonnent. Alors, mourez, mourez avec votre patience et votre entêtement, mais soyez assurés de cette vérité : le prêtre qui vous ordonne de périr dans la patience au milieu de votre moisson dorée, prêche l’évangile de l’Angleterre, insulte l’humanité et le sens commun, porte un faux témoignage contre la religion et blasphème contre la Providence divine. »

Lorsque le gouvernement républicain prit le pouvoir à Paris après la révolution de février 1848, il reconnut qu’il devait son existence aux ouvriers en armes, et que ces travailleurs demandaient en récompense du sang versé des garanties pour leur propre classe ; aussi promulga-t-il une loi qui garantissait « le droit au travail » pour tous, et dont la nation allait répon­dre sur son honneur. Mitchel accueillit avec enthousiasme cette loi. Elle indiquait à ses yeux que les théories absurdes de ce qu’il appelait fort justement le « système anglais », c’est-à-dire le capitalisme, avaient cessé d’influencer les esprits dans le peuple français. Voici un extrait de cet article. Nos lecteurs noteront que le Libre Échange dont il est question est le Libre Marché du Travail, par opposition à la protection par l’État des droits des travailleurs :

« Les dynasties et les trônes ont bien peu d’importance au regard des ateliers, des fermes et des fabriques. Nous pouvons dire au contraire que les dynasties et les trônes, les gouverne­ments provisoires eux-mêmes, ne sont bons que pour autant qu’ils garantissent l’impartialité, la justice et la liberté à ceux qui travaillent.

« C’est là-dessus que la France est véritablement en avance sur le monde entier. Cette grandiose Troisième Révolution a renversé la pédantesque économie politique classique (ce que nous appelons en Irlande l’économie politique anglaise ou Éco­nomie Politique de la Famine), et elle a instauré une fois pour toutes les bons vieux principes de protection du travail, en même temps que le droit et le devoir de coalition pour les travailleurs.

« Par décret du Gouvernement Provisoire en date du 25 février :

“Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail” [69].

« Différant là-dessus de la grossièreté ignare des Whigs anglais, les Républicains français n’accordent pas aux pauvres un droit de secours, qu’ils considèrent comme une prime à l’oisiveté. Ils savent que l’homme a le privilège de manger le pain qu’il a gagné à la sueur de son front et non d’autre façon ; et ils reconnaissent au gouvernement cette mission la plus haute et la plus sacrée qui soit : veiller qu’il y ait toujours, assez de pain à gagner. C’est pour cette raison qu’ils abandonnent expressément et délibérément la “ concurrence ” et le “ libre échange ” au sens où ces mots sont utilisés par un Whig anglais ; et qu’ils décident d’adopter l’association et la protection, la nation s’associant pour protéger par la loi sa propre production nationale, et les individus s’associant à d’autres individus pour protéger par des organisations professionnelles les diverses branches de la production nationale.

« On sait fort bien désormais ce que sont le libre échange et la concurrence, autrement dit le système anglais ; ses objectifs et ses résultats déclarés sont de rendre le riche plus riche et le pauvre plus pauvre, de faire du capital le monarque absolu du monde, et du travail une masse d’esclaves aveugles et sans secours. Grâce au libre échange les industriels de Manchester ont la capacité d’habiller l’Inde, la Chine, et l’Amérique du Sud, alors que les artisans de Manchester ont à peine de quoi se vêtir pour se protéger du froid. Par la grâce du libre échange, Belfast fabrique plus de toile de lin qu’elle n’en a jamais fabri­qué, mais les gens qui la tissent ont à peine une chemise à se mettre sur le dos. Le libre échange emplit de blé les entrepôts des capitalistes spéculateurs, mais laisse ceux qui ont semé et moissonné le blé sans même de quoi faire un repas. Le libre échange dépeuple les villages et peuple les hospices, concentre les fermes et gorge les cimetières de cadavres morts de faim.
« En France c’en est fini de ce libre échange-là. Les hommes de ce pays ne peuvent plus « disposer de leurs biens comme ils le veulent.

« Février 1848 a éclaté, à la suite de la campagne des ban­quets. De nouveau Paris a connu ses trois jours de martyre puis sa délivrance, en donnant naissance à sa troisième révolu­tion, la plus belle des trois [70].

« Cette fois-ci, il ne pouvait y avoir d’erreur ; toute cette saleté de trônes et de dynasties a été balayée pour toujours, et le peuple siège souverain dans sa patrie. L’une des premières et des plus nobles mesures fut de nommer une commission d’enquête sur l’ensemble de la question ouvrière, et tous les documents publiés par cette commission portent, outre la signature de Louis Blanc, celle de l’insurgé lyonnais Albert, Ouvrier. Il n’a pas honte de son état, bien qu’il soit désormais un responsable important du gouvernement. C’est un travail­leur, et il en est fier, ouvrier « pour tous les contrats, traites, quittances ou obligations.

« Il y a soixante-six ans, les paysans de France avaient fait leur révolution. Il y a dix-huit ans, ce fut le tour de la classe moyenne « respectable », qui en a tiré depuis un joli bénéfice ; mais le monde entier peut voir sur cette troisième et ultime révolution l’empreinte de l’homme qui en est l’auteur, Albert, Ouvrier, son symbole. Nous, ce sont les trois révolutions que nous avons à faire, et plus tôt nous nous y mettrons, mieux cela vaudra. Espérons seulement que nous pourrons accomplir l’ensemble de la tâche en une seule fois. Tâchons de ne pas rendre totalement inutiles les leçons de l’histoire.

« Le système détestable du “ libre échange ” et de la “ concurrence loyale ”, que Louis Blanc décrit comme ce “ système trompeur qui n’apporte aucune restriction aux affai­res d’argent entre les hommes, qui laisse le pauvre à la merci du riche, et qui promet à la cupidité qui sait attendre une victoire facile sur la faim qui n’attend pas ” ; le système qui cherche à faire gouverner le monde par Mammon et non par Dieu ou la justice, en un mot le système anglais ou système de famine, il faut qu’il soit intégralement aboli à la ferme et à l’atelier, intégralement aboli, à la ville et à la campagne.. Pour y parvenir, il a fallu trois révolutions, ou trois fois trois. »

Voilà ce qu’écrivait Mitchel, emporté par sa haine sacrée de la tyrannie. Il jetait tout le vitriol de son mépris sur les pédants qui se pavanaient autour de lui, polissant méticuleusement leurs maximes en prévision d’une conférence comme on polit son épée avant un défilé, mais incapables d’aller plus loin qu’une conférence ou qu’un défilé.

Mitchel, nous le savons aujourd’hui, se réjouissait un peu trop vite. Le gouvernement qui fit passer cette loi était lui- même un gouvernement capitaliste, qui, dès qu’il se sentit assez fort et qu’il eut mis l’armée de son côté, abrogea ses propres lois, et réprima, au prix d’un terrible massacre, l’insurrection ouvrière de juin qui voulait le contraindre à appliquer ces lois [71]. Cette insurrection, Mitchel la condamne dans son Jail Journal [Journal de Prison], lorsque, fourvoyé par les récits falsifiés des journaux anglais, il jette l’anathème sur les mêmes hommes qu’il avait approuvés courageusement et justement dans l’article ci-dessus, à une époque où il disposait de sources d’information plus complètes. Mais un autre révolutionnaire, Devin Reilly, émit dans The Irish Felon un jugement plus exact sur les insurgés de juin. Il estimait en même temps que la rédemption de l’Irlande réclamait quelque chose de plus profond, faisant agir en l’homme des ressorts plus puissants, représentait quelque chose de plus proche des principes qui inspirèrent les héroïques ouvriers de France, que ce qui reposait sur « l’honnêteté per­sonnelle », « les principes élevés » ou « les origines aristocrati­ques », ou encore « l’éminente respectabilité » de quelques dirigeants.

Quand Mitchel fut arrêté et son journal supprimé, deux autres journaux apparurent pour prendre la relève au poste de combat qu’il avait laissé vacant. L’un d’eux, The Irish Tribune représentait l’élément soutenant « le droit moral à l’insurrec­tion », et l’autre, The Irish Felon, incarnait les idées de ceux pour qui la conquête anglaise de l’Irlande avait deux aspects, l’un social ou économique, l’autre politique, et pour qui la révolution devait donc elle aussi comporter ces deux aspects. Ils accordèrent toujours leur appui aux mouvements démocra­tiques ouvriers nationaux et étrangers. L’Irish Felon était dirigé par John Martin, et avait pour principaux rédacteurs James Fintan Lalor et Devin Reilly. Reilly, originaire de Monaghan, suivait de près et soutenait depuis longtemps les mouvements ouvriers et tous les projets de rédemption sociale. Il avait écrit dans le journal The Nation, où il avait publié une série d’articles sur le grand socialiste français Louis Blanc, pour rendre compte de son célèbre ouvrage Dix Ans [72]. Dans ce compte rendu, il n’approuvait pas les projets de « socialisme d’État » que préconisait Blanc pour régénérer la société, mais il faisait preuve d’un sens très aigu de la gravité et de l’universalité du problème social, de même qu’il saisissait parfaitement l’hé­roïsme inné, le caractère sublime du mouvement ouvrier. Il resta fidèle à cette attitude jusqu’à son dernier jour. Exilé en Amérique après l’insurrection, il fut mis par les typographes de Boston à la tête d’un journal, The Protective Union, qu’ils avaient fondé sur des principes coopératifs pour défendre les droits des travailleurs. Il fut donc un des pionniers du journa­lisme de classe aux États-Unis, ce qui était fort légitime pour un révolutionnaire irlandais authentique. Journaliste à The American Review, il écrivit une série d’articles sur la situation euro­péenne, dont Horace Greeley disait qu’ils provoqueraient une révolution en Europe si on les réunissait en un livre.

Analysant le soulèvement de juin en France, Reilly écrit dans The Irish Felon :

« Nous ne sommes point des Communistes, et nous détes­tons le communisme pour la même raison que nous détestons les lois sur les pauvres ou les systèmes fondés sur la souverai­neté absolue de la richesse. Le communisme détruit l’indépen­dance et la dignité des travailleurs, en fait des pauvres d’État et leur ôte toute humanité. Mais communisme ou pas, ces 70 000 travailleurs avaient absolument le droit de vivre, et même plus que quiconque en France, et s’ils avaient pu faire valoir ce droit par les armes, ils auraient eu tout à fait raison. Le système social qui pousse à la famine un homme prêt à travailler est un blasphème, une anarchie, ce n’est pas un système. Pour l’instant, ces victimes du pouvoir monarchique, désavoués par la République, sont vaincus ; il y a eu 10.000 morts, et peut-être 20.000 déportés aux Marquises. Mais, malgré tout, ce ne sont pas les droits des travailleurs qui sont vaincus, ils ne le seront jamais, ils ne pourront jamais l’être. Sans relâche, le travailleur continuera de se révolter contre l’oisif, et les ouvriers continueront d’affronter cette bourgeoisie, de la combattre et de lui faire la guerre jusqu’au jour où ils auront conquis l’égalité, non dans les mots, mais dans les faits. »

Telles étaient les conceptions des hommes qui s’étaient regroupés autour de The Irish Felon, à la seule exception du direc­teur. Ceux qui travaillent sur le socialisme admettront que nombre des artisans les plus dévoués du socialisme « déteste­raient » aujourd’hui, tout comme Devin Reilly, le commu­nisme grossier de 1848. Devin Reilly a affirmé le droit imprescriptible de la classe ouvrière à œuvrer pour son propre salut, par les armes s’il le faut, et, en cela, il a mérité pleinement toute l’estime du prolétariat militant d’Irlande. Et voici un passage qui se trouve au début d’une « Adresse des étudiants en médecine de Dublin à tous les étudiants en Sciences et en Lettres », adoptée lors d’un rassemblement aux Northumberland Buildings, Eden Quay, le 4 avril 1848, adresse signée par le président John Savage et le secrétaire Richard Dalton Williams. On y voit là encore que les jeunes intellectuels de cette génération admettaient tous que la lutte de l’Irlande contre ses oppresseurs était liée par nature et devait être conju­guée avec le mouvement mondial des combattants de la démo­cratie. Cette adresse déclare : « il se mène à cette heure en Europe une guerre entre l’Intelligence et le Travail d’un côté, le Despotisme et la Violence de l’autre ». C’est la même idée que Joseph Brennan mit en vers dans un poème sur le « Droit Divin », dont la noblesse d’inspiration compense la médiocrité. En voici une strophe :

« Il est un seul droit aujourd’hui Que doive réclamer le peuple,
Le droit de gagner le respect Avec sa tête avec ses muscles.
Le Droit Divin du Travailleur Être premier sur cette terre,
Car le Savant et l’Ouvrier
Sont les seuls rois du genre humain. »

Mais c’est à James Fintan Lalor, de Tenakill dans le comté de Queen, que revient le plus grand honneur, celui d’avoir donné la plus claire définition de la doctrine révolutionnaire. Malheureusement Lalor souffrait d’une légère incapacité phy­sique, qui l’empêcha d’avoir un rôle dirigeant autre qu’intellec­tuel, ce qui, à cette époque et parmi ces hommes, était fatal à une influence directe. Et pourtant dans ses écrits, lorsque nous les étudions de nos jours, nous trouvons des principes d’action et d’organisation sociale qui non seulement comportent la stra­tégie la plus adaptée à un pays cherchant à se libérer par l’insurrection d’une nation dominante, mais qui contiennent aussi en germe les moyens d’assurer une paix sociale définitive dans l’avenir. Tous ses écrits de l’époque sont tellement lumi­neux qu’il est difficile de sélectionner des passages particuliers méritant plus que d’autres d’être reproduits. Pour donner cependant un aperçu de la démarche de ce penseur hors pair, et pour faire agréablement contraste avec le respect, pardon, la vénération paralysante de Smith O’Brien et ses adorateurs à l’égard du landlordisme voici peut-être quelques passages révélateurs. Dans un article paru sous le titre « La Foi d’un Félon » le 8 juillet 1848, il raconte ses efforts pour amener la Confédération Irlandaise à partager ses vues, ainsi que son échec :

« Ils recherchaient, écrit-il, une alliance avec les pro­priétaires fonciers. Ils choisirent de les considérer comme des Irlandais, et s’imaginèrent qu’ils pourraient les pousser à bran­dir le drapeau vert. En fait, ils voulaient maintenir une aristo­cratie, et désiraient une révolution qui ne fût pas démocratique, mais seulement nationale. Si en mai ou juin 1847, la Confédéra­tion s’était, avec tous ses moyens, lancée corps et âme dans le mouvement, j’ai montré qu’elle en aurait fait un succès, e|ti qu’elle aurait permis de régler une fois pour toutes l’ensemble des problèmes pendants entre l’Angleterre et nous. J’ai alors proféré, et je m’y tiens encore, les opinions suivantes :

« 1. Pour sauver leurs propres vies, tous les tenanciers qui occupent le sol irlandais doivent, à l’automne, refuser de payer tous fermages et arrérages dûs à cette époque, en dehors et à l’exception de la valeur du surplus de récolte leur restant en mains, une fois qu’ils auront déduit et gardé les réserves conve­nables et suffisantes pour leur propre subsistance des douze mois à venir.

« 2. Ils doivent opposer un refus décidé à la loi anglaise d’expulsion qui les transformerait en mendiants sans terre et sans foyer.

« 3. Ils doivent en outre refuser, par principe, de payer tout fermage aux propriétaires usurpateurs actuels, jusqu’à ce que le peuple, seul vrai propriétaire, (seigneur souverain, en termes légaux) ait décidé, lors d’un congrès ou d’une convention natio­nale, quels fermages ils doivent payer, et à qui.

« 4. Enfin, le peuple, pour des raisons politiques et écono­miques, doit décider (la règle générale admettant des excep­tions) que c’est à lui-même, le peuple, que les fermages doivent être payés, à des fins publiques, pour le profit et bénéfice du peuple tout entier. »

« On m’a dit qu’une guerre de ce genre, fondée sur les principes que j’avance, serait considérée avec horreur par l’Europe. J’affirme le contraire ; je dis qu’une guerre de ce genre se propagerait dans toute l’Europe. Qu’on retienne bien ces paroles prophétiques : le principe que j’invoque touche aux fondements sur lesquels tient l’Europe, et tôt ou tard il conduira l’Europe à se soulever. Les hommes seront alors les maîtres de la terre. Le droit pour le peuple de décider des lois, voilà ce qui fut le premier grand ébranlement de notre époque, et ses secousses latentes, encore aujourd’hui frappent au cœur même du monde. Le droit pour le peuple de s’approprier la terre, voilà qui produira le nouvel ébranlement. Préparez vos bras, et ceux de vos fils, nobles gens de la terre, car vous et eux, vous allez encore en avoir besoin. »

Paragraphe révélateur car il démontre que Fintan Lalor, comme tous les révolutionnaires irlandais vraiment radicaux, considérait que ses propres principes faisaient corps avec le credo du mouvement démocratique mondial, et ne s’appli­quaient pas uniquement aux péripéties de la lutte entre l’Irlande et l’Angleterre. C’est pourtant cette dernière interpré­tation que les politiciens et historiens irlandais de la classe moyenne ont tenté de donner de son enseignement, quand il ne leur fut plus possible, après un demi-siècle, d’ignorer ou de gommer toute référence à sa contribution à la littérature révolutionnaire irlandaise. Espérons que le mouvement démo­cratique ouvrier d’Irlande reconnaîtra l’universalité des idées de Lalor aussi catégoriquement que ses compatriotes bourgeois la nient. La classe ouvrière laisserait en vain souiller sa propre histoire, si elle devait permettre qu’on émascule le message de cet apôtre irlandais du socialisme révolutionnaire. Et en mettant en relief les tendances catholiques de Lalor au même titre que l’acuité de son analyse des structures sociales, la classe ouvrière irlandaise fera bien de confronter le patriotisme apostat des politiciens et anti-socialistes du pays avec le passage suivant tiré de l’ouvrage déjà cité. Us montreront ainsi quelle réponse faisait Lalor à ceux qui le suppliaient de modérer ou de modifier ses positions, en admettant qu’il les présente comme nécessaires à la condition désespérée de l’Irlande de l’époque, mais surtout pas comme un principe universel.

« Je partage et je soutiens moi aussi que l’état de nécessité absolue et désespérée où se trouve l’Irlande peut renforcer son exigence, mais non qu’elle la fonde. Cette exigence, je la fonde, quant à moi, non point sur des conditions passagères et tempo­raires, mais sur des principes permanents, indestructibles et uni­versels, applicables en tous temps à tous pays aussi bien qu’au nôtre. Et je traverse la couche superficielle de circonstances occasionnelles et changeantes pour atteindre au fond et à la base de la roche inférieure. Je pose la question sous une forme qui est éternelle ; une forme où, bien qu’elle soit si souvent repoussée provisoirement, la question ne peut être à terme éludée, mais demeure et revient, plus vivace et plus têtue que la couardise et la corruption des générations successives. Cette question, je l’envisage comme on l’envisagera durant des siè­cles : non point dans les brumes de la famine, mais sous la vivante lumière du firmament. »

Voilà sous quel jour il faut considérer la leçon de Fintan Lalor aujourd’hui, et, plus il s’éloigne de nous dans le temps, plus la grandeur de sa pensée nous apparaît. Sa figure se détache plus claire et plus distincte à nos regards, à mesure que les figures des agitateurs médiocres et rebelles phraseurs, qui semblaient dominer la scène en cette période historique, s’effacent et retrouvent la place qui est la leur, celle de facteurs inconscients dans le plan impérial britannique de conquête par la famine. Frappés du don maudit de l’éloquence, nos Girondins irlandais ont fasciné le peuple et se sont empoison­nés eux-mêmes, perdant toute aptitude à une réflexion sérieuse. Grisés par les mots, ils n’ont pas vu que les idées de Fintan Lalor, partiellement reprises et développées avec tant de force dramatique par Mitchel, représentaient une menace bien plus grande pour le pouvoir honni de l’Angleterre, que tous les rêves d’union des classes qui aient jamais pu se réaliser sur le sol Irlandais. Les ossements des victimes de la famine qui blanchissaient sur toutes les collines, ou se balançaient sur toutes les vagues de l’Atlantique, voilà de quel prix l’Irlande payait les belles paroles de ses rebelles et leur refus méprisant d’admettre l’enseignement de ses penseurs socialistes.

[67] Lissagaray, Histoire de la Commune.

[68] Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, au printemps 1848, sous l’influence des révolutions continentales, le mouvement révolutionnaire reprend en Irlande au moment même ou le Chartisme connaît un nouveau et ultime sursaut, sous la direction d’un certain nombre d’Irlandais comme O’Brien ou O’Connor. En avril, reprenant une initiative inaugurée en 1839, les Chartistes lancent une grande pétition, qui recueille plusieurs millions de signatures, qu’ils portent en cortège aux Communes. En même temps éclatent des grèves insurrectionnelles dans le pays. Le mouvement s’effondre dès la fin de l’été.

[69] Une des toutes premières mesures du Gouvernement provisoire, à la suite de laquelle est formée une commission animée par Louis Blanc et Albert. Outre le droit au travail, et le principe d’aide aux associations, cette commis­sion dite du Luxembourg va aboutir à la création des ateliers nationaux, inspirés au départ du socialisme de Louis Blanc, mais rapidement détournés de leur objectif initial, ce qui sera déterminant lors de la crise de juin 1848.

[70] On sait que, dès l’été 1847, les partisans d’une réforme électorale lancent une « campagne de banquets », les réunions politiques étant interdites. Le mouvement se radicalise peu à peu, dans son contenu (revendication du suffrage universel, revendications sociales) et dans sa composition (vu le prix des banquets, il restait réservé aux plus riches au départ). C’est le banquet prévu dans le XIIe arrondissement de Paris, précédé d’un cortège de gardes nationaux et ouvert à des participants plus modestes, qui, interdit par le gouvernement de Louis-Philippe, va donner le signal de la Révolution de février.

[71] C’est l’affaire des ateliers nationaux qui va servir de prétexte au gouverne­ment provisoire, inquiet de l’agitation ouvrière et socialiste. Déjà détournés de leur but initial, employant des chômeurs embrigadés de manière militaire à des travaux inutiles, les ateliers nationaux sont dissous. L’insurrection du 22 au 26 juin, sans chefs véritables, va être noyée dans le sang par le gouvernement.

[72] Histoire de Dix Ans, pamphlet contre la Monarchie de Juillet publié en 1841. L. Blanc y reprend ses thèses développées dans L’Organisation du Travail (1839).
XV - Autres pionniers du mouvement socialiste en Irlande

« Le Sermon sur la Montagne peut ou non gouverner le monde. Le Diable a lui aussi le droit de gouverner si nous le laissons, mais non le droit d’appeler son règne la Civilisation Chrétienne. »
John Boyle O’Reilly

Un regard rétrospectif sur la période mouvementée d’après 1848 nous montre aujourd’hui que, pour cette génération, tous les espoirs de révolution s’étaient effondrés après avoir été étouffés sous des embrassements passionnés de nos Girondins ; mais cela n’était naturellement pas aussi évident pour les hom­mes de l’époque. Il n’est donc pas surprenant que l’activité journalistique des révolutionnaires n’ait pas cessé avec la dispa­rition de l’United Irishman, de l’Irish Tribune ou de l’Irish Felon. Une petite publication éphémère, intitulée l’Irish Natio­nal Guard, vraisemblablement éditée par un groupe de coura­geux ouvriers progressistes de Dublin, connut une existence agitée en essayant de défendre la cause révolutionnaire. Et en juin 1849, un autre journal, The Irishman, fut mis sur pied par Bernard Fullam qui avait été l’administrateur de The Nation. Il lança aussi une nouvelle organisation, l’« Association Démo­cratique », qu’on a décrite comme « une association dont les buts étaient presque uniquement le socialisme et la révolu­tion ». Cette association se développa aussi parmi les ouvriers irlandais de Grande-Bretagne, et elle reçut le soutien amical et l’aval de Feargus O’Connor, qui y vit la réalisation de son vieil espoir de programme commun réunissant les démocrates d’Irlande et de Grande-Bretagne. Mais, dans les deux pays, l’ère de la révolution était close pour cette génération, et il était trop tard pour que les ouvriers révolutionnaires puissent réparer le mal fait par les doctrinaires de la classe moyenne. Le journal disparut en mai 1850, après avoir survécu dix-sept mois. On trouvait parmi ses collaborateurs Thomas Clarke Luby, qui fut par la suite un des principaux rédacteurs de l’équipe de l’Irish People, organe de la Confrérie Fenian [73], ce qui peut expliquer pour une bonne part les thèses avancées défendues par ce journal. Autre membre de l’équipe de l’Irishman de l’époque, Joseph Brennan, qui, nous l’avons déjà vu, écrivait dans l’Irish Tribune. Brennan émigra finalement en Amérique et collabora largement aux pages du Delta de la Nouvelle-Orléans, qui publia des poèmes de lui, et où se faisait sentir l’influence de ses liens précoces avec les courants de pensée socialistes révolutionnaires d’Irlande.

Avant de quitter cette période, il faut dire quelques mots de l’empreinte laissée sur le mouvement ouvrier britannique par les exilés ouvriers irlandais. Un auteur anglais, H. S. Foxwell [74], a écrit que « la propagande socialiste a été avant tout assurée par des hommes de sang celtique ou sémitique ». Dans l’ab­solu, l’affirmation peut se discuter, mais il est du moins certain que c’est à des gens de sang celte que les pays de langue anglo-saxonne doivent la plus grande part des premières formes de propagande en faveur des conceptions socialistes. Nous avons déjà évoqué Feargus O’Connor ; un autre Irlandais a profon­dément gravé son nom dans les premières structures du mouve­ment ouvrier et socialiste anglais : James Bronterre O’Brien qui fut à la fois un écrivain et un dirigeant chartiste. Parmi ses œuvres les plus connues, citons : Rise, Progress and Phases of Human Slavery : How it came into the world, and how it may be made go out of it, publié en 1830 ; Address to the Oppressed and Mystified People of Great Britain, 1851 ; European Letters, ainsi que les pages du National Reformer qu’il fonda en 1837 [Naissance, Essor et Époques de l’Esclavage Humain : Comment il apparut dans le monde et comment on peut l’en chasser ; Adresse au Peuple Opprimé et Mystifié de Grande-Bretagne ; Lettres Européennes]. D’abord partisan de la violence physique, il se consacra par la suite presque exclusivement au développement d’un système de banques foncières, grâce auxquelles il pensait avoir trouvé le moyen de tourner le pouvoir politique et militaire de la classe capitaliste. On dit que c’est Bronterre O’Brien qui fut le premier à utiliser en Angleterre le terme distinctif de « social-démocrate » pour désigner les partisans du nouvel ordre social.

John Doherty, autre apôtre du mouvement ouvrier et socia­liste, est bien moins connu aujourd’hui qu’O’Brien. Pourtant, c’était un révolutionnaire beaucoup plus résolu dans ses prises de position politiques et son message était tout aussi clair. Il a, sans doute été la figure dominante du mouvement ouvrier anglais et irlandais entre 1830 et 1840. Il ne s’est pas beaucoup préoccupé de développer les théories socialistes, mais il consa­cra tous ses efforts à organiser la classe ouvrière et à lui appren­dre à agir par elle-même. Il fut Secrétaire Général de la « Fédé­ration of Spinning Societies » [75], qui cherchait à réunir toutes les industries textiles en un seul grand syndicat industriel natio­nal, et qui s’étendit largement en Grande-Bretagne et en Irlande. Il fonda une « National Association for the Protection of Labour », qui s’efforça d’édifier un syndicat ouvrier ayant des objectifs politiques autant qu’économiques. Ce syndicat regroupa 100 000 membres, et les organisations de Belfast vinrent y adhérer en bloc. Il fonda et fit paraître en 1831 The Voice of the People, un journal qui, bien que coûtant sept pence le numéro, atteignit un tirage de 30.000 exemplaires et qui est décrit comme « accordant une grande attention à la politique des “ Radicals ” et aux progrès de la révolution sur le continent. » D’après Sydney Webb, qui le cite dans History of Trades Unionism, Francis Place, qui était l’homme le mieux informé de son temps sur le mouvement ouvrier anglais, aurait affirmé que lors de la crise anglaise du Reform Bill de 1832 [76], Doherty, loin de se fourvoyer comme bien d’autres dirigeants ouvriers dans le ralliement aux réformateurs de la classe moyenne, « conseillait à la classe ouvrière de profiter de l’occa­sion pour faire la Révolution sociale ». C’était assurément la note dominante du message de Doherty : tout devait être accompli par la classe ouvrière et par elle seule. On peut résu­mer le personnage en disant qu’il avait « de larges connaissan­ces, une grande perspicacité naturelle et des perspectives à long terme ». Il était né à Lame en 1799.

Un autre Doherty, Hugh, connut une certaine notoriété dans les cercles socialistes anglais, et nous le trouvons en 1841 à Londres, directeur d’un journal socialiste, The Phalanx, qui se consacrait à la diffusion des idées du socialiste français Fourier. Ce journal eut peu d’influence sur le mouvement ouvrier à cause de son attitude extrêmement doctrinaire, mais il semble avoir été diffusé et avoir eu des correspondants aux États-Unis. Ce fut une des premières publications fabriquées sur une composeuse ; l’un des numéros comporte une minutieuse description de la machine, ce qui constitue une lecture éton­nante aujourd’hui.

D’une manière générale, il nous semble que l’afflux impor­tant d’ouvriers irlandais a été bénéfique pour le mouvement ouvrier anglais. Il est vrai que, dans un premier temps, la concurrence qu’ils représentaient sur le marché de l’emploi eut des conséquences désastreuses sur les salaires. Mais, d’un autre côté, l’étude de la littérature éphémère de ces mouvements nous montre que les exilés ouvriers irlandais étaient des mili­tants comparativement beaucoup plus présents et actifs que ce que représente leur pourcentage dans l’ensemble de la population. Et ils étaient toujours l’élément le plus avancé, le moins prêt au compromis, le plus irréconciliable du mouvement. Nous savons bien que les sectaires et philosophes^socialistes n’aimaient pas les Irlandais : Charles Kingsley, ce curieux mélange de prélat, de socialiste, de chauvin et de fanatique religieux, a du mal à garder un langage décent lorsqu’il fait intervenir un Irlandais dans le fil de ses récits. Mais cette aversion leur venait de la peur que provoquaient chez eux le refus du compromis et la volonté d’action des ouvriers irlan­dais. Voilà pourquoi les qualités du travailleur irlandais qui lui valaient l’affection des adversaires les plus résolus de l’injustice capitaliste, étaient celles-là même qui rebutaient ceux qui, par leur situation sociale, allaient devenir les historiens des mouve­ments auxquels il participa.

[73] cf. chapitre suivant note 79

[74] cf. chapitre X, note 45

[75] « Fédération des Associations de Fileurs » : en fait Grand General Union of ail the Spinners (Grand Syndicat Général de tous les Fileurs), fondé par Doherty à Manchester en 1829. L’Association Nationale pour la Protection du Travail, fondée par lui en 1830, fut, avant même les tentatives d’Owen, la première expérience de syndicat confédéral.

[76] « Radical » signifie presque extrémiste. Ici, il s’agit des « Radical reformers » des années 1810-1820, qui, inspirés par Bentham, récla­maient des réformes économiques et politiques, celles-là même qui aboutiront au Reform Bill (réforme électorale de 1832, qui abaisse le sens électoral et restructure les circonscriptions). Francis Place, un des initiateurs du trade-unionisme, avait alors lancé de grandes campagnes et meetings pour pousser plus loin que les courants whigs qui revendiquaient seulement la réforme électorale.
XVI - La classe ouvrière,
héritière des idéaux irlandais du passé,
dépositaire des espoirs de l’avenir

« Affamé, résigné, obséquieux, est-ce ainsi
Qu’un Chrétien doit céder comme à l’ordre de Dieu,
Pendu aux vieux dictons : « La fai­blesse est la force »,
Ou encore : « Tout ce qui est, est pour le mieux » ?
O texte d’abjection, credo de la grand-honte,
Évangile marqué de triple déshon­neur !
Tel qui rend coup pour coup et prend quand il a faim,
Ne peut être rebelle au regard du Seigneur. »
J.-F. O’Donnell

Ce livre ne prétend pas faire l’histoire de la classe ouvrière en Irlande, mais plutôt le bilan de son rôle dans l’histoire irlandaise. C’est ce qui explique que notre plan ne prévoyait pas d’étudier en détail la naissance, l’évolution ou le déclin de l’industrie en Irlande, sauf dans la mesure où cela influait sur notre argumentation d’ensemble. Il fallait donc évoquer la situation des travailleurs dans les périodes importantes de notre histoire moderne, et l’attitude des dirigeants irlandais envers les espoirs, les aspirations et les besoins de ceux qui vivent de leur travail. A diverses reprises, par exemple pour l’analyse de la « prospérité » du Parlement de Grattan, ou du déclin commercial de l’Irlande à la suite de l’Union Législative de 1800, nous avons été amenés à étudier les causes fondamentales qui peuvent expliquer les progrès industriels ou commerciaux de certains pays et les reculs enregistrés dans d’autres. Nous ne cherchons pas à nous excuser pour ces digressions apparen­tes ; il n’en est nul besoin : il était impossible de donner à nos lecteurs une idée claire de la situation de la classe ouvrière à un moment historique donné, sans expliquer les causes écono­miques et politiques qui contribuèrent à rendre possible ou nécessaire tel ou tel comportement. Pour la même raison, il nous a fallu parfois revenir sur une période déjà évoquée afin d’attirer l’attention sur un aspect du problème dont l’introduc­tion prématurée aurait déformé la perspective. C’est ainsi que nous n’avons pas parlé de l’origine du syndicalisme en Irlande, tout en montrant au cours de notre étude que les secteurs professionnels étaient fort bien organisés dans le pays. Nous ne comptons pas plus traiter ce problème maintenant, même si nous espérons avoir, à un moment plus favorable, l’occasion d’analyser les documents sur ce sujet afin de retracer le déve­loppement de cette institution en Irlande. Qu’il suffise pour l’instant de rappeler qu’il existait en Irlande avant la Réforme des corporations de métiers comme en Angleterre et sur le continent. Après la Réforme, ces corporations devinrent exclu­sivement protestantes, et même anti-catholiques dans la « zone anglaise »[77] ; elles continuèrent de refuser l’admission des Catholiques, même après la Loi d’Émancipation, et elles furent officiellement abolies par une loi en 1840. Pourtant, les ouvriers catholiques et protestants, qui n’étaient pas admis dans les corporations (seuls les Anglicans étaient éligibles) se mirent néanmoins à s’organiser par eux-mêmes. Et leurs syndicats dominèrent alors le monde du travail, à la grande colère des capitalistes et propriétaires fonciers et au grand dépit des gouvernements. Voici l’un des traits les plus remarquables et fort instructifs de leur organisation à la ville comme à la campagne : avant chaque tentative de révolte politique à l’échelle du pays, il y avait un essor sensible de l’agitation, du mécontentement et de la conscience de classe parmi les adhérents, ce qui montre bien que dans la tête d’un ouvrier irlandais conscient, le lien entre la domination politique et sociale était tout à fait clair. Dans la Dublin Chronicle du 28 janvier 1792, on trouve le récit d’une grande grève menée par les compagnons tailleurs de Dublin. D’après ce récit, les tailleurs armés se rendirent dans les ateliers de M. Miller, à Ross Lane, de M. Leet, sur Merchant’s Quay, de M. Walsh à Castle Street et de M. Ward à Cope Street ; ils s’en prirent à des jeunes qui y travaillaient, coupèrent les mains de deux d’entre eux et en jetèrent d’autres dans le fleuve. Dans un numéro ultérieur de ce même magazine, il y a l’histoire d’un petit groupe de déchargeurs de charbon (travaillant aux docks) appréhendés par la presse royale qui voulait les enrôler de force dans la marine ; mises au courant, les organisations de dockers convoquèrent leurs adhérents, marchèrent sur le poste de garde où les hommes étaient détenus, l’attaquèrent, vainqui­rent les gardes et délivrèrent leurs camarades. Toujours dans le même journal, le 3 janvier 1793, il y a une lettre envoyée par un habitant de Carrickmacross, dans le comté de Monaghan, qui raconte comment une troupe armée de « Défenseurs » [78] défila dans cette ville alors qu’elle se dirigeait vers Ardee, et comment les soldats, chargés de l’attaquer, en tuèrent une bonne partie. Le 24 janvier 1793, un autre correspondant décrit le combat qui mit aux prises, entre Bailieborough et Kingscourt, dans le comté de Cavan,

« ces pauvres dupes qui se nomment eux-mêmes Défenseurs et une partie de l’armée ». Dix-huit travailleurs furent tués, cinq grièvement blessés et trente faits prisonniers et « incarcérés à la prison de Cavan ».

Voici encore, le 23 juillet 1793, le récit d’une bataille à Limerick :

« La nuit dernière, nous avons appris par un exprès de Lime­rick porteur des informations qui suivent, que dans la nuit de samedi une foule de 7 ou 8 000 personnes a attaqué la ville et essayé de l’incendier. L’armée, la milice et les citoyens durent conjuguer leurs forces pour repousser ces audacieux scélérats et faire descendre l’artillerie dans la rue. Après une résistance sévère et tenace, les insurgés furent dispersés, perdant 140 morts et de nombreux blessés ». Des affrontements similaires entre paysans et soldats assistés des propriétaires locaux, se déroulèrent dans le comté de Wexford.

Dans un Rapport fait en 1793 par la Commission secrète de la Chambre des Lords, on peut lire, au sujet des Défenseurs (qui étaient, comme nous l’avons dit, des travailleurs organisés luttant pour améliorer leur sort utilisant les seuls moyens qui leur restaient) :

« ils sont d’abord apparus dans le comté de Louth », « se sont bientôt multipliés dans les comtés de Meath, Cavan, Monaghan et régions proches », et « il semble que leurs dispositions ont été concertées, préparées dans le plus grand secret, avec un degré d’organisation et de méthode qui n’est pas habituel chez des gens de si médiocre condition, comme si les directives venaient d’hommes d’un rang supérieur. »

Ces événements, on le remarquera, se déroulaient à la veille de la grande poussée révolutionnaire de 1798, ce qui montre à quel point les luttes de classes des travailleurs irlandais furent une véritable école préparatoire à la lutte insurrectionnelle.

Nous avons déjà dit comment l’expérience de l’interminable lutte contre les dîmes, ainsi que l’esprit militant des métiers irlandais et des « Ribbonmen » avaient forgé le matériau révo­lutionnaire de 1848, que ne surent pas utiliser Smith O’Brien et ses partisans. On constate, pour la période révolutionnaire suivante, celle de la conspiration Fenian, le même mélange très frappant de conscience de classe militante et de nationalisme révolutionnaire. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les authen­tiques nationalistes irlandais, les Séparatistes, aient toujours été des gens profondément humanistes, passionnément démo­crates, parce que ce fut toujours au sein de la classe ouvrière de leur pays qu’ils trouvèrent le soutien le plus fidèle, et dans la classe ouvrière étrangère qu’ils eurent les défenseurs les plus résolus.

La Fraternité Fenian fut fondée en 1857 [79], si l’on en croit John O’Mahony, l’un de ses deux dirigeants, l’autre étant James Stephens. D’O’Mahony, M. John O’Leary écrit dans ses Recollections of Fenians and Fenianism [Souvenirs sur...], qu’il était un démocrate avancé de tendance socialiste ; et W. A. O’Connor, dans son History of the Irish People, assure qu’O’Mahony comme Stephens ont été membres de sociétés secrètes en France, O’Mahony parce qu’il était « simplement d’accord ». La personnalité de ces hommes qui furent les responsables de l’Association Fenian nous est précisée par un passage d’un journal fondé pour défendre la cause des Fenians, et publié à Londres après la suppression en 1865 de l’organe de la Frater­nité, The Irish People qui paraissait à Dublin. Ce journal, le Flag of Ireland, citant le correspondant à Paris de l’Irishman, écrit le 3 octobre 1868 :

« L’association prit naissance au Quartier Latin, alors que John O’Mahony, Michael Doheny et James Stephens étaient exilés à Paris après 1848.

« C’est dans les têtes de ce triumvirat de conspirateurs que germa l’idée du Fenianisme. O’Mahony, qui connaissait très bien les traditions irlandaises et y était fort attaché, trouva le nom de la nouvelle association ; Doheny qui était l’obstination, la vivacité et l’énergie personnifiées, lui insuffla l’élan principal qui la fit naître ; mais c’est à Stephens qu’est due l’orientation qui la rallia aux mouvements révolutionnaires du continent. Il perçut que la question irlandaise n’était plus une question religieuse ; il avait trop de bon sens pour admettre qu’il ne s’agissait que d’une question de nationalité. Et il pressentit qu’il s’agissait du même vieux combat qui avait agité la France à la fin du siècle précédent, simplement déplacé sur un autre terrain ; les forces en présence étaient les mêmes, avec cette différence qu’en Irlande les gens ne pouvaient pas se consoler en se disant que leurs tyrans étaient des compatriotes. »

Le général que choisit Stephens pour en faire le commandant en chef de l’Armée Républicaine Irlandaise n’était autre que le Général Cluseret [80], qui sera par la suite le commandant en chef des Fédérés pendant la Commune de Paris ; voilà un élément plus révélateur des principes des hommes qui inspirè­rent le mouvement Fenian que n’importe quel témoignage de leurs subordonnés.

En 1857, au moment même où naissait le Fenianisme, appa­rut en Irlande une agitation ouvrière très résolue, qui culmina lors d’un mouvement puissant des compagnons boulangers contre le travail de nuit et pour une réduction des horaires de travail. Entre 1858 et 1860, il y eut de vastes rassemblements dans tout le pays où l’on revendiquait avec véhémence les droits des travailleurs et où l’on décrivait et dénonçait la tyrannie des patrons irlandais. Dans le Wexford, le Kilkenny, le Clonmel et le Waterford, le travail de nuit fut aboli, et le travail de jour réglementé. Le mouvement fut pris suffisamment au sérieux pour qu”une commission parlementaire soit formée afin d’en­quêter à son sujet. Nous tirons de son rapport, cité par Karl Marx dans son grand ouvrage Le Capital, les passages qui suivent :

« A Limerick, où, de l’aveu général, les souffrances des ouvriers dépassaient toute mesure, le mouvement échoua contre l’opposition des maîtres boulangers et surtout des bou­langers meuniers. L’exemple de Limerick réagit sur Ennis et Tipperary. A Cork, où l’hostilité du public se manifesta de la manière la plus vive, les maîtres firent échouer le mouvement en renvoyant leurs ouvriers. A Dublin, ils opposèrent la plus opiniâtre résistance, et, en poursuivant les principaux meneurs de l’agitation, forcèrent le reste à céder et à se soumettre au travail de nuit et au travail du dimanche.

« Le comité croit que les heures de travail sont limitées par des lois naturelles qui ne peuvent être violées impunément. Les maîtres, en forçant leurs ouvriers, par la menace de les chasser, à blesser leurs sentiments religieux, à désobéir à la loi du pays et à mépriser l’opinion publique (tout cela se rapporte au travail du dimanche), les maîtres sèment la haine entre le capital et le travail et donnent un exemple dangereux pour la religion, la moralité et l’ordre public... Le comité croit que la prolongation du travail au-delà de douze heures est une vérita­ble usurpation, un empiétement sur la vie privée et domestique du travailleur qui aboutit à des résultats moraux désastreux, portant atteinte à son foyer : elle l’empêche de remplir ses devoirs de famille comme fils, frère, époux et père. Un travail de plus de douze heures tend à miner la santé de l’ouvrier ; il amène pour lui la vieillesse et la mort prématurées, et, par suite, le malheur de sa famille, qui se trouve privée des soins et de l’appui de son chef au moment même où elle en a le plus besoin ».

Le lecteur remarquera que les villes où le mouvement fut le plus puissant, où les travailleurs luttèrent le plus durement et où la conscience de classe fut la plus élevée, étaient les endroits où le Fenianisme avait connu l’essor le plus important. C’est un phénomène historique considérable que Dublin, Cork, Wexford, Clonmel, Kilkenny, Waterford et Ennis, ainsi que leurs régions respectives, furent les villes où le message du mouvement Fenian rencontra le plus d’écho. Richard Pigott, qui, avant de succomber à l’influence de l’argent que lui offrit le Times de Londres, avait eu une longue et fructueuse carrière de dirigeant important de la presse progressiste irlandaise, et qui avait acquis, en cette qualité, une connaissance approfon­die des hommes et des mouvements dont il avait embrassé la cause, nous donne, dans ses Recollections of an Irish Journalist [Souvenirs d’un journaliste irlandais], un témoignage sur les membres du courant Fenian. Témoignage qui, on va le voir, fait pleinement ressortir notre analyse des relations entre le mouvement révolutionnaire et la classe ouvrière :

« Il est connu que le Fenianisme était considéré avec une aversion non dissimulée, pour ne pas dire une haine mortelle, non seulement par les grands propriétaires et la classe diri­geante, mais aussi par le clergé catholique, la petite-bourgeoi­sie catholique, et l’immense majorité des classes agricoles. En fait, elle ne trouvait défaveur que parmi les travailleurs les plus jeunes et les plus conscients les jeunes des grandes villes employés dans les petits métiers commerciaux, ou encore parmi les jeunes artisans et ouvriers ».

Karl Marx cite les « Rapports de l’Administration de la Loi des Pauvres sur le Salaire des Travailleurs agricoles de la région de Dublin, 1870 », et il montre que, de 1849 à 1869, alors que les salaires avaient augmenté en Irlande de cinquante à soixante pour cent, les prix alimentaires avaient plus que dou­blé. Il reproduit le tableau suivant des comptes officiels d’un « workhouse » irlandais :

Moyenne hebdomadaire des frais d’entretien par tête
Année finissant le : Vivres Vêtements Total
29 septembre 1849 1s. 31/4d. 3d. 1s. 61/4d.
29 septembre 1869 2s. 71/4d. 6d. 3s. 11/4d.

Ces faits nous prouvent qu’à l’époque où le mouvement Fenian se développait parmi les masses irlandaises des villes les ouvriers étaient engagés dans des affrontements acharnés avec leurs employeurs, tandis que les prix des produits courants avaient doublé. C’était là deux causes suffisantes pour créer un ferment révolutionnaire même dans un pays qui n’aurait pas eu comme l’Irlande des raisons historiques de vouloir la révolution. La Grande-Bretagne était elle aussi en proie à une violente agitation provoquée par les terribles souffrances des ouvriers dues à la crise industrielle de 1866-7. Le Morning Star, journal londonien, relevait que, dans six districts de Londres, il y avait 15 000 ouvriers et leurs familles en état d’indigence. Le Reynold’s Newspaper du 20 janvier 1867 citait une grande affiche placardée selon lui dans tout Londres, où l’on pouvait lire :

« Les bœufs sont gras, les hommes crèvent de faim ; les bœufs qu’on engraisse dans des palais de verre vont nourrir les riches dans de luxueuses demeures, tandis qu’on laisse les pauvres crever de faim dans leurs bas-fonds misérables »

le journal ajoutait :

« Ce texte fait penser à l’activité des sociétés secrètes qui préparèrent le peuple français aux événements de 1789. En ce moment, où les ouvriers anglais sont en train de mourir de froid et de faim avec leurs femmes et leurs enfants, il y a de l’or anglais, produit par les travailleurs anglais, qu’on investit par millions dans des entreprises étrangères, russes, espagnoles, italiennes ou autres. »

Le Standard de Londres écrivait le 5 avril 1866 :

« On a pu voir hier un effrayant specta­cle dans un des quartiers de la capitale. Les milliers de chô­meurs de l’East End n’étaient pas tous venus défiler avec leurs drapeaux noirs, mais le torrent humain était déjà fort impres­sionnant. Qu’on se rappelle ce que ces gens doivent endurer. Ils meurent de faim. Voilà le fait, dans sa terrible simplicité. Et ils sont ainsi 40.000. Sous nos yeux, dans un quartier de notre admirable capitale, sont entassées, voisinant avec la plus énorme accumulation de richesses que le monde ait connue, serrées comme sardines en boîte, 40.000 personnes affamées et sans recours. Ce sont ces milliers-là, que nous voyons main­tenant déferler dans les autres quartiers. »

La faim et la révolte qui frappaient la Grande-Bretagne expliquent le curieux phénomène signalé par A. M. Sullivan dans New Ireland : la presse favorable au Home Rule [81] ou au gouvernement parvenait à tenir tête à l’Irish People en Irlande même, alors qu’en Grande-Bretagne le journal Fenian s’était débarrassé de tous ses concurrents. Les ouvriers irlan­dais exilés en Grande-Bretagne se rendaient compte que les aspirations de leur peuple visaient aux mêmes fins, nécessi­taient la même action que les intérêts matériels de leur classe : le renversement définitif du gouvernement capitaliste et de la tyrannie nationale et sociale sur laquelle il repose. Prenons les poèmes de J. F. O’Donnell, « La mansarde de l’artisan », par exemple, qui dépeint avec des mots qui font mal ce qui se passe dans la tête d’un artisan Fenian de Dublin au chômage, assis au pied du lit de sa femme en train de mourir de faim ; pensons à la tendresse plaintive des poésies de J.-K. Casey (Léo). A lire de près les méditations qu’ils inspirent, on comprend que les revues qui les publiaient aient été chaleureusement accueil­lies par des hommes et des femmes qui appartenaient à la fois au peuple irlandais et à une classe dominée.

1798 fut pour l’Irlande l’équivalent des aspirations incarnées par la première Révolution française ; 1848 fit écho en palpi­tant aux soulèvements démocratiques et sociaux d’Angleterre et du continent européen. De la même façon, le Fenianisme a fait battre les cœurs irlandais au même rythme que la classe ouvrière européenne dont les pulsations furent ailleurs à l’ori­gine de l’Association Internationale des Travailleurs. Des sec­tions de l’Internationale se développèrent à Dublin et à Cork même après la Commune de Paris, et il est fort intéressant de comparer l’évolution du mouvement socialiste en Europe après la Commune et celle de la lutte révolutionnaire irlandaise après l’échec de 1867. Dans les deux cas, on constate que les révoltés abandonnent l’insurrection et inaugurent un type de lutte où, tout en maintenant leur objectif révolutionnaire, ils refusent constamment de recourir à l’affrontement armé. Les nationalistes révolutionnaires se rangèrent aux côtés de la Ligue Agraire [82] irlandaise firent de la lutte agraire le fondement de leur action. Mais ils ne se contentaient pas ainsi d’exploiter une fois de plus le filon inépuisable des intérêts matériels, d’où tous les grands hommes politiques, de St. Laurent O’Toole à Wolfe Tone, ont extrait les matériaux avec lesquels ils ont édifié une organisation patriotique de militants irlandais. Ils se trouvaient aussi d’eux-mêmes, qu’ils en aient été ou non conscients, en accord avec les principes qui sous-tendent et inspirent le mouvement ouvrier moderne. C’est un phénomène qu’ont remarqué à l’époque les observateurs les plus impar­tiaux. Par exemple, dans un livre assez amusant, publié en France en 1887 sous le titre Chez Paddy, l’auteur, le Baron E. de Mandat-Grancey, un aristocrate français, raconte un voyage qu’il fit en Irlande en 1886. Il y fit la connaissance de plusieurs dirigeants de la Ligue Agraire, et visita aussi les manoirs de plusieurs grands propriétaires. Voici ce qu’il rapporte :

« En effet, les revendications irlandaises ne reviennent peut- être pas ouvertement au communisme, et il peut demeurer encore quelques illusions à ce sujet ; même si la Ligue Agraire cherche à le dissimuler, mais il est du moins tout à fait certain que les méthodes qu’elle emploie ne seraient point désavouées par les Communistes les plus avancés. »

C’était reconnaître une réalité qui poussa l’Irish World, prin­cipal organe de la Ligue Agraire en Amérique, à porter en sous-titre « Le Libérateur Industriel Américain », et à devenir le porte-parole du mouvement ouvrier naissant. C’était aussi reconnaître une réalité qui incita les dirigeants de la classe moyenne irlandaise à abandonner la lutte agraire, et à tout faire pour que l’Irlande ne s’intéresse plus qu’à la lutte parle­mentaire, aussitôt qu’ils purent profiter d’un échec provisoire pour proposer ce changement de tactique.

La lutte agraire leur faisait craindre une mise en question des droits de propriété, qui risquait non seulement de nier le caractère sacro-saint des fortunes fondées sur la rente, mais aussi de remettre en cause la légitimité de celles qui s’étaient construites sur le profit et l’intérêt. Ils sentaient instinctivement qu’une telle mise en question ferait découvrir qu’il n’y a aucune différence fondamentale entre ces deux types de fortunes ; qu’elles n’ont pas pour origine la terre dans un cas ou l’atelier dans l’autre, mais l’exploitation de la classe des non-possé­dants, contraints de travailler comme fermiers sur les terres ou comme ouvriers dans les ateliers et les usines.

C’est pour la même raison qu’au moment de sa fondation (en 1879 à Irishtown, dans le comté de Mayo, lors d’un rassem­blement contre les exactions d’un prêtre qui était aussi un propriétaire terrien abusif), la Ligue Agraire eut à vaincre en Irlande l’opposition de toute la presse officielle favorable au Home Rule, et en Grande-Bretagne celle des exilés irlandais, tandis qu’elle ne trouvait de soutien que chez les journaliers pauvres et chez les socialistes anglais et écossais. A vrai dire, les socialistes furent pendant des années presque les seuls à exposer et à défendre les principes de la Ligue Agraire auprès des masses britanniques, tâche qu’ils accomplirent sans se décourager à une époque où les « respectables » milieux aisés des communautés irlandaises installées en Grande-Bretagne tremblaient comme des feuilles à l’idée de déplaire à leurs riches voisins britanniques.

Par la suite, lorsqu’en Irlande le flot montant de la révolte victorieuse contraignit le parti libéral à approuver du bout des lèvres les revendications de la paysannerie irlandaise, et lorsque fut réalisée l’alliance des Libéraux et des partisans du Home Rule [83], les hommes d’affaires irlandais installés en Grande-Bretagne montèrent en première ligne et s’insinuèrent dans tous les postes de confiance et de direction des organisa­tions irlandaises. L’un des premiers fruits de cette alliance, et l’un des plus amers, ce fut que les suffrages irlandais permirent de faire échec aux candidats des partis socialiste et travailliste. Malgré les protestations horrifiées et énergiques d’hommes tels que Michael Davitt, la phalange compacte des électeurs irlandais fut lancée sans relâche contre ceux qui avaient com­battu et souffert pour l’Irlande, enduré ostracismes et mauvais traitements en un temps où le gouvernement libéral remplissait les prisons d’hommes et de femmes irlandais, sans jugement préalable. Ces manœuvres permettaient de détacher les masses irlandaises vivant en Grande-Bretagne de leurs vieux amis, les clubs socialistes et travaillistes, pour les jeter dans les bras de leurs vieux ennemis, les capitalistes libéraux. Grâce à ces manœuvres les politiciens bourgeois d’Irlande purent défendre avec beaucoup d’astuce leurs intérêts de classe, alors même qu’ils couvraient leurs agissements du masque du patriotisme. Il était clair que si l’alliance entre le patriotisme irlandais et le courant socialiste avait été adoptée et consolidée par les organisations irlandaises de Grande-Bretagne, ils n’auraient pu la maintenir longtemps hors d’Irlande, ni la vaincre à l’inté­rieur du pays, une fois qu’elle s’y serait introduite. C’est pour­quoi, contre toute logique, ils s’acharnaient à déformer et falsifier la signification de l’histoire irlandaise, en prétendant que la question de la propriété et de son évolution était exté­rieure à tous les débats sur le nationalisme irlandais.

Mais voici qu’est soulevée de nouveau cette question qu’ils craignent tant ; on ne pourra ni la dissimuler ni l’éliminer. Le succès relatif de la Ligue Agraire a provoqué en Irlande un changement dont peu de gens mesurent l’importance. En un mot, cela signifie que les récentes Lois foncières, en même temps que l’essor actuel du trafic transatlantique, sont en train de faire passer l’Irlande de l’état de pays gouverné selon des conceptions féodales à celui de pays se développant selon les lois capitalistes du marché. De nos jours, la concurrence que représentent les fermes possédées par les trusts aux Etats-Unis et en Argentine est un ennemi bien plus dangereux pour l’agriculteur irlandais que les derniers vestiges du landlordisme ou de l’administration bureaucratique de l’Empire britannique. L’ennemi désormais, c’est le capitalisme, qui est en train de traverser l’océan. L’agriculteur irlandais qui a récolté sa mois­son et l’a portée au marché, découvre aujourd’hui qu’un concurrent vivant à trois mille miles de là dans un pays ami, vend moins cher que lui et le réduit à la mendicité. Ainsi touche à sa fin l’hérésie purement politique sous laquelle depuis près de 250 ans les doctrinaires de la classe moyenne déguisent la lutte des Irlandais pour l’indépendance. Le combat des clans irlandais contre l’influence anglaise et tout ce qu’elle entraînait, la lutte des paysans et des travailleurs des 18e et 19e siècles, la grande lutte sociale de tous les temps va renaître en Irlande sous des formes nouvelles adaptées aux conditions nouvelles. Cette guerre entreprise par la Ligue Agraire, puis abandonnée avant même d’être perdue ou gagnée, les travailleurs irlandais vont la reprendre à plus large échelle, mieux armés et mieux instruits sur les conditions essentielles d’une victoire définitive. Les anciens clans irlandais étaient considérés comme anglais ou comme irlandais selon qu’ils rejetaient ou adoptaient le système social autochtone ou le système étranger ; de la même façon, ils pouvaient mesurer leur degré d’oppression ou de liberté selon qu’ils perdaient ou recouvraient la propriété col­lective de leurs terres. De même, désormais, les travailleurs irlandais fonderont leur lutte libératrice non point sur le fait qu’ils gagnent ou perdent le droit d’intervenir au Parlement irlandais, mais selon les progrès qu’ils feront pour devenir les maîtres de ces usines, ateliers et fermes dont dépendent le pain et les libertés d’un peuple.

Comme nous l’avons répété si souvent, la question irlandaise est une question sociale. Toute la lutte ancestrale du peuple irlandais contre ses oppresseurs se résume en dernière analyse à une lutte pour la domination des moyens de subsistance et de production du pays. Qui détiendrait la propriété et la maî­trise du sol ? Le peuple ou les envahisseurs ? Et quel groupe d’envahisseurs ? Le flot le plus récent de voleurs de terre ou les enfants des voleurs d’une génération antérieure ? Voilà quelles étaient les questions de fond de la vie politique irlan­daise. Toutes les autres questions n’intervenaient que dans la mesure où elles pouvaient servir les intérêts de l’une des fac­tions, une fois qu’elle avait pris position dans cette lutte sur les droits de propriété. Sans cette clé pour atteindre le sens des événements, sans ce fil directeur pour interpréter les actions des « grands hommes », l’histoire de l’Irlande n’est qu’un imbroglio de faits sans relations, un chaos désespérant d’éclats sporadiques, de trahisons, d’intrigues, de massacres, d’assassinats et de guerres sans raison. Grâce à cette clé, on peut tout comprendre et remonter jusqu’aux origines. Sans cette clé, les occasions que l’Irlande a perdues sont si nombreuses qu’elles feraient monter le rouge au front des travailleurs irlandais ; grâce à elle, l’expérience historique éclaire leur marche dans les sentiers tumultueux d’aujourd’hui. Si évident que ce fait nous apparaisse, il est indéniable que tous les mouvements politiques irlandais l’ont ignoré pendant deux cents ans, et qu’ils ont été dirigés par des hommes qui restaient limités à la surface politique des choses. Pour éveiller les passions du peu­ple, ils invoquaient le souvenir des maux sociaux, les expulsions et les famines, mais ils ne proposaient à ces maux que des remèdes politiques : modification de la fiscalité ou transfert du siège du gouvernement (de classe) d’un pays à l’autre. Ils ne purent donc parvenir à aucun résultat, car ils proposaient des remèdes politiques sans tenir compte de la domination sociale qui était à l’origine. Les révolutionnaires du passé étaient plus avisés, comme le sont les socialistes irlandais aujourd’hui. Avec eux, le Nord et le Sud se prendront de nouveau la main, et il sera de nouveau prouvé, comme en 1798, que face à une même oppression des ouvriers protestants peuvent se transformer en rebelles ardents, et des ouvriers catholiques en défenseurs résolus des libertés religieuses et civiles, et que les deux peu­vent devenir des sociaux démocrates unis.

[77] Zone de résidence réservée aux ressortissants anglais à l’étranger, en particulier en Irlande, autour de Dublin (le « Pale)

[78] « Defenders », groupe d’autodéfense catholique, qui s’étaient formés dans le Nord de l’Irlande face aux groupes protestants, en particulier presbyté­riens (cf. Chapitre VI, note 31).

[79] Le mouvement Fenian a été fondé par d’anciens dirigeants, parmi les plus radicaux, de Jeune Irlande. Son nom est inspiré de vieilles légendes celtiques (Fiana). Une autre tradition veut que le mouvement ait été fondé en 1858 aux États-Unis. Reprenant la tradition de terrorisme révolutionnaire, le mouvement se répandit d’abord parmi les émigrés irlandais de ce pays, puis au Canada et en Angleterre. En Irlande, il tenta plusieurs mouvements insurrectionnels (1865, 1867) qui échouèrent et furent durement réprimés. Le mouvement s’effondra sous Gladstone, mais inspirera par la suite le Sinn Fein.

[80] Cluseret (1823-1900) était un officier de carrière. Il avait commencé par combattre sous Cavaignac les insurgés de juin 1848. Il participa aux expéditions garibaldiennes et à la Guerre de Sécession avec les Nordistes. Il s’affilia à la Première Internationale et devint le délégué à la Guerre de la Commune. Il sera jugé puis libéré, s’exilera d’abord à Constantinople, avant de revenir lors de l’amnistie des Communards et fut alors député de Toulon.

[81] Dans les années 1880-1890, Gladstone tente de calmer la « question d’Irlande » par des mesures agraires et deux projets de Home Rule (1886 et 1892), qui échouèrent. Les premières réformes aboutirent au « desestablishment » de l’Église d’Irlande (séparation de l’Église et de l’État en 1869) et au Land Act de 1870 destiné à protéger les fermiers des propriétai­res. Ces mesures furent insuffisantes, et les problèmes vont reprendre sous le second ministère Gladstone.

[82] La Land League, dont Connolly raconte plus bas la naissance, fut lancée en 1879 par Parnell, à la fois pour défendre les fermiers insatisfaits par la loi de 1870, et pour relancer les revendications de Home Rule. Mais Parnell tentait de limiter la lutte au plan parlementaire, où il utilisait systémati­quement une tactique d’obstruction. Si c’est à son action que sont pour une part imputables les mesures prises par Gladstone, il fut en même temps l’homme du compromis, effrayé par la montée du mouvement populaire. C’est en effet la Land League qui inaugure la méthode du boycott des propriétaires. Les violences montèrent jusqu’à l’assassinat du secrétaire pour l’Irlande Lord Cavendish (1882). Parnell, alors en prison au terme d’une récente loi répres­sive, passe un compromis avec le gouvernement (Kilmainham Treaty) promet­tant de faire cesser l’agitation contre la négociation du Home Rule. La chute de Gladstone entraîna l’échec du compromis (1886) et Parnell relança l’agita­tion de la Land League. Mais sa carrière politique fut interrompue par une sombre histoire d’adultère et de divorce. Les luttes de la Land League abouti­rent néanmoins à plusieurs lois agraires sur le fermage (1881) et sur le transfert partiel des terres des propriétaires aux fermiers par un système de rachat (1891).

[83] Qui va conduire à la victoire des Libéraux aux élections de 1906, face à la coalition « unioniste » dominée par les Conservateurs qui s’étaient opposés aux projets de Home Rule de Gladstone et qui dirigeaient le pays depuis la retraite de celui-ci en 1894.*

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