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Le procès du soviet des députés ouvriers de la révolution russe de 1905
dimanche 3 mars 2024, par
LE PROCÈS DU SOVIET DES DÉPUTÉS OUVRIERS
Le 3 décembre ouvre l’ère du complot contre‑révolutionnaire avec l’arrestation du soviet des députés ouvriers. La grève de décembre, à Pétersbourg, et un certain nombre de soulèvements en diverses régions du pays ne furent que d’héroïques efforts de la révolution pour se maintenir sur les positions qu’elle avait conquises en octobre. La direction des masses ouvrières de Pétersbourg fut alors assumée par le deuxième soviet, qui se composa de membres du premier restés en liberté et de députés nouvellement élus. Environ trois cents membres du premier soviet étaient emprisonnés dans les trois maisons de détention de Pétersbourg. Leur sort futur resta longtemps une énigme, non seulement pour eux, mais pour la bureaucratie qui gouvernait. Le ministre de la justice, d’après les affirmations de la presse “bien renseignée”, repoussait absolument l’idée de traduire les députés ouvriers devant les tribunaux. Si leur activité ouverte avait été criminelle, le rôle de la haute administration, d’après lui, l’était encore plus ; car, non contente de tolérer le soviet, elle était entrée en relations directes avec lui. Les ministres se disputaient, les gendarmes menaient leur enquête, les députés attendaient dans leurs cellules. A l’époque où le gouvernement envoyait des “expéditions de répression” de tous côtés, en décembre et janvier, on avait des raisons de penser que le soviet serait déféré à un conseil de guerre qui se chargerait de l’étrangler. A la fin d’avril, dans les premiers jours de la première Douma, les députés ouvriers, comme le pays tout entier, attendaient une amnistie. Ainsi, leur sort balançait entre la peine capitale et la complète impunité.
Enfin ce sort fut fixé. Le ministère de Goremykine, qui appartenait à la Douma en ce sens qu’il luttait contre la Douma, transmit le dossier du soviet à l’examen du Palais de Justice : des représentants “de classe” ou “pairs”, devaient entrer dans la composition du tribunal [1]. L’acte d’accusation du soviet, péniblement cuisiné par un parquet de procureurs‑gendarmes peut intéresser à titre de document d’une grande époque. La révolution s’y reflète comme le soleil dans une flaque de boue au milieu de la cour de la préfecture de police. Les membres du soviet étaient accusés d’avoir préparé une insurrection armée on menaçait de leur appliquer deux articles du code, dont l’un prévoit huit ans de travaux forcés et l’autre douze. La valeur de l’accusation au point de vue juridique ou plutôt son inconsistance absolue a été démontrée par l’auteur de ce livre dans un bref exposé [2] qu’il envoya de la maison de détention préventive à la fraction social‑démocrate de la première Douma, pour une interpellation qu’on pensait faire au sujet du procès. L’interpellation tomba pour cette bonne raison que la première Douma fut dissoute et que la fraction social‑démocrate fut elle‑même mise en jugement.
Le procès devait avoir lieu le 20 juin ; la cause serait entendue publiquement. Des meetings de protestation eurent lieu dans toutes les usines et entreprises de Pétersbourg. Le Parquet essaya de représenter le comité exécutif du soviet comme un groupe de conspirateurs qui suggéraient aux masses des résolutions dont celles‑ci n’avaient nullement l’idée. La presse libérale, depuis les événements de décembre, ne cessait de répéter, de jour en jour, que les méthodes “naïvement révolutionnaires” du soviet avaient depuis longtemps perdu leur prestige aux yeux du peuple, celui‑ci ne demandant qu’à entrer dans la voie du nouveau droit “constitutionnel”. Les calomnies, les sottises de la police et des libéraux reçurent un éclatant démenti lorsque, dans leurs meetings et leurs résolutions du mois de juin, les ouvriers de Pétersbourg envoyèrent de toutes leurs usines, une protestation de solidarité à leurs représentants emprisonnés, demandant à être jugés aussi, eux, ouvriers, comme participants actifs des événements révolutionnaires déclarant que le soviet n’avait fait qu’exécuter leur volonté et jurant de mener l’œuvre du soviet jusqu’au bout !
Les troupes campaient dans la cour du Palais de Justice et dans les rues avoisinantes. Toutes les forces de police de la capitale étaient sur pied. Malgré ces grandioses préparatifs, le procès ne put commencer. Prétextant de formalités qui n’auraient pas été remplies en dépit de l’accusation en dépit de la défense, et même contre les intentions du ministère, comme on le sut ensuite, le président du tribunal ajourna l’affaire à trois mois, c’est‑à‑dire jusqu’au 19 septembre. C’était de fine politique. A la fin de juin, la situation était encore toute pleine de “possibilités illimitées” : un ministère de cadets apparaissait comme une hypothèse tout aussi plausible que la restauration de l’absolutisme. Or, le procès du soviet exigeait que le président du tribunal fût fixé sur la politique à suivre. Celui‑ci se voyait donc forcé d’accorder trois mois de réflexion à l’histoire trop peu pressée. Hélas, notre diplomate dut abandonner son poste quelques jours plus tard ! Dans l’antre de Peterhof, on savait fort bien ce que l’on voulait, on exigeait de la décision et une répression impitoyable.
Le procès s’ouvrit le 19 septembre. Un nouveau président dirigeait les débats. L’affaire dura un mois entier. C’était l’époque où, la première Douma venant d’être dissoute et la seconde n’existant pas encore, les cours martiales agissaient comme elles l’entendaient. Et cependant on donna une telle publicité à l’affaire, en presque tous ses détails, que la chose paraîtrait inconcevable si l’on ne devinait là‑dessous une intrigue bureaucratique : le ministère Stolypine, évidemment, cherchait à repousser de cette manière les attaques du comte Witte. Il jouait à coup sûr : en dévoilant le fond du procès avec toutes ses particularités, on évoquait le souvenir de l’humiliation que le gouvernement avait subie à la fin de 1905. La faiblesse de Witte, ses coquetteries avec la droite et avec la gauche, sa fausse assurance à Peterhof, les grossières flatteries qu’il avait adressées à la révolution, tout cela, les hautes sphères bureaucratiques prétendaient le mettre en évidence. Les accusés n’avaient donc qu’à profiter d’une situation si avantageuse pour leurs desseins politiques et qu’à élargir autant que possible le cadre du procès.
Environ quatre cents témoins furent cités, dont plus de deux cents vinrent déposer [3]. Ouvriers, fabricants, gendarmes, ingénieurs, domestiques, simples habitants de la ville, journalistes, employés des postes et télégraphes, commissaires de police, élèves des lycées, conseillers municipaux, garçons de cour, sénateurs, voyous, députés, professeurs et soldats défilèrent pendant un mois devant le tribunal et, sous les feux croisés qui partaient des fauteuils des juges, de ceux des procureurs, des chaises de la défense et du banc des accusés – surtout de ce côté‑ci – ils reconstituèrent ligne par ligne, trait par trait, l’époque de l’activité du soviet ouvrier, époque si féconde en résultats.
Le tribunal connut ainsi la grande grève d’octobre qui s’étendit à toute la Russie, la grève‑manifestation de novembre à Pétersbourg, cette noble et imposante protestation du prolétariat contre le jugement de cour martiale dont on menaçait les matelots de Cronstadt et contre la violence faite à la Pologne ; puis la lutte héroïque des ouvriers de Pétersbourg pour l’institution des huit heures ; enfin le soulèvement des esclaves trop soumis de la poste et du télégraphe, soulèvement organisé par le soviet. Les procès‑verbaux des séances du soviet et du comité exécutif, auxquels les débats donnèrent une publicité qu’ils n’avaient jamais eue, montrèrent au pays l’immense travail quotidien qu’avaient accompli les représentants du prolétariat quand ils organisèrent les secours aux chômeurs, intervinrent dans les conflits entre ouvriers et patrons et dirigèrent d’incessantes grèves économiques.
Le compte-rendu sténographique du procès, qui remplirait sans doute plusieurs gros volumes, n’a pas été publié jusqu’à présent. Nous devons attendre un changement de régime pour qu’on mette au jour cet inappréciable document historique. Un magistrat allemand, aussi bien qu’un social‑démocrate allemand, s’il avait assisté à une des audiences du procès, en serait resté confondu. Une sévérité outrée s’y manifestait à côté d’un complet relâchement, et ces deux manières caractérisaient bien le désarroi qui régnait encore dans les sphères gouvernementales depuis la grève d’octobre. Le Palais de Justice avait été déclaré soumis au régime de la loi martiale et des troupes l’occupaient. On comptait plusieurs centaines de soldats et de cosaques dans la cour, à la grande porte, dans les rues voisines. Des gendarmes veillaient de tous côtés, sabre au clair : on en voyait dans le corridor souterrain qui rattache la prison au tribunal, dans toutes les salles du Palais, derrière les accusés, dans les w‑c, et il est bien permis de penser qu’on en aurait trouvé dans les tuyaux de cheminée. Ils devaient former un mur vivant entre les accusés et le monde extérieur, entre les accusés et le public que l’on avait admis, au nombre de cent à cent vingt personnes, dans la salle des séances. Mais trente ou quarante avocats, en frac, percent à chaque instant ce mur de drap bleu. On aperçoit sur le banc des accusés des journaux, des lettres, des bonbons et des fleurs. Des fleurs à foison ! Ils en ont à la boutonnière, ils en ont les mains pleines, ils ont des bouquets sur les genoux et partout autour d’eux. Et le président ne se décide pas à réprimer cette débauche de parfums. Finalement, les officiers de gendarmerie et les huissiers, complètement “démoralisés”, se chargeront eux‑mêmes de passer des fleurs aux accusés.
Les ouvriers viennent témoigner. Ils s’entassent par dizaines dans la salle qu’on leur a réservée et, quand l’huissier ouvre la porte de la salle d’audience, le flot des hymnes révolutionnaires déferle parfois jusqu’au fauteuil du président. Spectacle impressionnant : ces ouvriers nous apportaient l’atmosphère des faubourgs, des usines, et profanaient avec un si superbe dédain le cérémonial mystique de la justice que le président, jaune comme un parchemin, s’épuisait en gestes découragés. Quant aux témoins qui nous venaient de la “bonne société”, quant aux journalistes de la presse libérale, ils durent contempler ces travailleurs avec le respect et l’envie que les faibles ressentent devant les forts.
Le premier jour du procès fut signalé par une remarquable manifestation. Sur cinquante‑deux accusés, le président n’en cita que cinquante et un. Il tut le nom de Ter-Mekertchiantz.
“ Où est l’accusé Ter‑Mekertchiantz ? demanda l’avocat Solokov.
– Il a été exclu de la liste des accusés.
– Pourquoi ?
– Il... il... on l’a exécuté. ”
En effet, entre le 20 juin et le 19 septembre, Ter‑Mekertchiantz, livré à l’autorité militaire par la magistrature civile, avait été fusillé dans le fossé de la forteresse de Cronstadt pour participation à la mutinerie de la garnison.
Les accusés, les témoins, les défenseurs, le public, tous se lèvent en silence, rendant hommage à la mémoire du martyr. Les officiers de police et de gendarmerie ont sans doute perdu la tête : ils se lèvent comme tout le monde !
Par groupes de vingt à trente personnes, on introduisit les témoins pour la prestation du serment. Beaucoup d’entre eux étaient venus en costume de travail, n’ayant même pas eu le temps de se laver les mains, la casquette sous le bras. Ils jetaient un coup d’œil vers les juges, puis, bien vite, cherchaient à voir les accusés et, résolument, adressaient un salut aux deux côtés où nous nous trouvions, disant tout haut : “Bonjour, camarades ! ” C’était à croire qu’ils venaient demander un renseignement à la permanence du comité exécutif. Le président se dépêchait de les appeler et les invitait à prêter serment. Un vieux prêtre s’avançait aussitôt vers la barre et disposait les instruments de sa profession. Les témoins ne bougeaient pas. Le président répétait l’invitation.
“Non, nous ne prêtons pas serment !... répondaient des voix unanimes. Nous n’admettons pas ce genre de cérémonie.
– Vous êtes pourtant orthodoxes ?
– Nous sommes inscrits comme orthodoxes sur les papiers de la police, mais nous ne reconnaissons rien de tout cela...
– Dans ce cas, mon révérend, vous êtes libre ; nous n’aurons pas besoin de vous aujourd’hui. ”
Avec les policiers, quelques ouvriers luthériens et catholiques accomplirent cette formalité. Quant aux “orthodoxes”, tous refusèrent de se plier à cette exigence : ils s’engagèrent simplement à dire la vérité.
Les mêmes incidents se renouvelaient à l’arrivée de chaque nouveau groupe.
Certains ensembles présentent cependant des combinaisons imprévues.
“Ceux qui acceptent de prêter serment, disait le président approchez‑vous du révérend père. Ceux qui refusent, reculez ! ”
Un vieux gendarme, de petite taille, gardien d’usine, sort du groupe et s’avance d’un pas martial vers la barre. On entend un piétinement de lourdes bottes : ce sont les ouvriers qui reculent en causant. A mi‑chemin, entre le gendarme et les travailleurs, se trouve subitement isolé le témoin O… avocat bien connu à Pétersbourg, propriétaire d’immeubles, libéral, conseiller municipal.
“ Vous prêtez serment, témoin O… ? demande le président.
– Je... je... à vrai dire... je prête serment...
– Dans ce cas, approchez‑vous du révérend père. ”
Irrésolu, la face convulsée, le témoin s’avance vers la barre. il se retourne : personne ne le suit. Et, devant lui, il n’y a que le petit vieux, que l’uniforme du gendarme.
“ Levez le bras ! ”
Le vieux gendarme lève trois doigts bien haut au‑dessus de sa tête. L’avocat O… lève légèrement le bras et se retourne : son bras retombe.
“ Témoin O… dit la voix agacée du président, prêterez‑vous serment, oui ou non ?
– Comment donc... comment donc... mais bien sûr ! ”
Et le témoin libéral, surmontant sa confusion, lève le bras presque à la hauteur de celui du gendarme. Il répète, avec son compagnon, à la suite du prêtre, mot après mot, la naïve formule. Qu’un artiste reproduise une scène de ce genre, on dira que son tableau manque de naturel. Le profond symbolisme social de ce spectacle judiciaire fut perçu par tous les assistants. Les ouvriers échangeaient des regards ironiques avec les accusés. Les gens du monde se regardèrent entre eux, d’un air gêné. Une maligne satisfaction se trahit sur la face jésuitique du président. Un silence profond s’établit dans la salle.
On interrogea d’abord le sénateur comte Tiesenhausen, conseiller municipal à la douma de Pétersbourg. Il avait été présent à une séance de la douma, au moment où une députation du soviet était venue présenter des exigences.
“Que pensiez-vous, monsieur le témoin, demande un des défenseurs, que pensiez‑vous de l’organisation d’une milice municipale armée ?
– J’estime que cette question ne se rapporte pas à l’affaire, répond le comte.
– Dans le cadre où je dois maintenir les débats du procès, réplique le président, la question posée par la défense est légitime.
– Dans ce cas, je dois dire qu’alors l’idée d’organiser une milice municipale obtint ma sympathie, mais que, depuis, j’ai complètement changé d’avis sur ce sujet... ”
Combien d’entre eux avaient eu le temps, en un an, de changer d’avis sur cette question et sur beaucoup d’autres ! La presse libérale, qui assurait de son “entière sympathie” les accusés eux-mêmes, ne trouvait pas de mots assez durs, assez tranchants pour blâmer leurs procédés. Les journaux libéraux s’exprimaient avec une ironie apitoyée sur les “illusions” révolutionnaires du soviet. En revanche, les ouvriers lui restaient fidèles, sans la moindre réticence.
De nombreuses usines envoyèrent au tribunal des déclarations collectives par l’intermédiaire de témoins élus. Sur la demande des accusés, le tribunal joignit ces documents au dossier et en donna lecture pendant la séance.
“ Nous soussignés, ouvriers de l’usine Oboukhov, disait un de ces documents que nous prenons au hasard, sachant que le gouvernement prétend traduire devant un tribunal arbitrairement constitué le soviet des députés ouvriers, profondément indignés de voir que ce gouvernement essaie de représenter le soviet comme une bande de conspirateurs poursuivant des buts étrangers à la classe ouvrière ; nous, ouvriers de l’usine Oboukhov, déclarons que le soviet ne se compose pas d’une bande de conspirateurs, mais de véritables représentants de tout le prolétariat de Pétersbourg. Nous protestons contre l’arbitraire exercé par le gouvernement contre le soviet, arbitraire qui consiste à accuser des camarades élus par nous, qui ont exécuté au soviet toutes nos volontés, et nous déclarons au gouvernement que, dans la mesure où notre camarade P.‑A. Zlydnev, que nous respectons tous, est coupable, nous le sommes aussi, ce que nous certifions par nos signatures. ”
A cette résolution étaient jointes plusieurs feuilles de papier couvertes de plus de deux mille signatures. Les feuilles étaient sales et froissées : elles avaient circulé de main en main, dans tous les ateliers de l’usine. La déclaration des ouvriers d’Oboukhov n’était pas la plus violente loin de là. Il y en eut dont le président refusa de donner lecture, sous prétexte que le ton en était “profondément irrespectueux” à l’égard du tribunal et du gouvernement.
Au total, sur ces protestations, on aurait pu relever des dizaines de milliers de signatures. Les déclarations des témoins dont un grand nombre, en sortant de la salle des séances, tombèrent entre les mains de la police, illustrèrent ces documents d’un excellent commentaire. Les conspirateurs que le Parquet voulait absolument découvrir se confondirent avec l’héroïque multitude anonyme. Finalement, le procureur, qui, dans son rôle honteux, se donnait des airs d’homme correct, fut contraint d’avouer, au cours de son réquisitoire, deux faits marquants : d’abord, qu’à un certain niveau de son évolution politique, le prolétariat “tend” au socialisme ; ensuite, que l’état d’esprit des masses ouvrières, pendant l’activité du soviet, était vraiment révolutionnaire.
Le procureur dut encore abandonner une position fort importante. “La préparation d’une insurrection armée” servait, bien entendu, de base principale à l’instruction.
“Le soviet vous a‑t‑il invités à l’insurrection armée ?
– En fait, non ”, répondaient les témoins.
Le soviet avait simplement affirmé qu’une insurrection armée devenait inévitable.
“ Le soviet réclamait une assemblée constituante. Qui donc devait créer cette assemblée ?
Le peuple !
– Par quels moyens ? Par la violence bien sûr. On n’obtient rien autrement. Ainsi, le soviet armait les ouvriers pour l’insurrection ? Non, mais pour un besoin de légitime défense. ”
Le Président haussait ironiquement les épaules. Mais, finalement, les déclarations des témoins et des accusés contraignirent le tribunal à admettre ces “propositions contradictoires”. Les ouvriers s’étaient armés pour se défendre. Mais c’était en même temps dans un but d’insurrection, le pouvoir gouvernemental s’étant révélé comme le principal organisateur des pogroms. Cette question devait être élucidée par le discours que l’auteur du présent livre prononça devant le tribunal [4].
Le procès éveilla le plus vif intérêt au moment où nos défenseurs transmirent au tribunal la Lettre de Lopoukhine, devenue depuis fameuse.
Les accusés et la défense disaient :
“Messieurs les juges ! Vous estimez sans doute que nous parlons en dépit du bon sens quand nous affirmons que certains organes du pouvoir gouvernemental ont joué un rôle décisif dans la préparation et l’organisation des pogroms ? Pour vous, peut‑être, les dépositions que vous venez d’entendre ne sont pas des preuves suffisantes ? Peut‑être avez‑vous eu le temps d’oublier les révélations faites par le prince Ouroussov, ancien vice‑ministre de l’intérieur, à la Douma d’Etat ? Peut‑être le général de gendarmerie Ivanov vous a‑t‑il persuadés, quand il est venu vous dire sous la foi du serment que les discours prononcés au sujet des pogroms n’avaient été qu’un prétexte pour armer la multitude ? Peut‑être avez‑vous cru le témoin Statkovsky, fonctionnaire de la police secrète, quand, sous la foi du serment, il a prétendu n’avoir jamais vu dans tout Pétersbourg un seul appel au pogrom ? Eh bien, voyez ! Voici la copie certifiée d’une lettre de Lopoukhine, ancien directeur du département de la police au cabinet du ministre de l’intérieur Stolypine [5]. Après enquête faite par lui, sur mandat du comte Witte, M. Lopoukhine affirme que les appels aux pogroms que le témoin Statkovsky n’a, soi‑disant, jamais vus, ont été imprimés à l’imprimerie de cette même police secrète dont Statkovsky est fonctionnaire ; que ces appels ont été répandus par des agents de la police secrète et des membres des partis monarchistes dans toute la Russie ; qu’entre le département de la police et les bandes des Cent‑Noirs, il existe un lien étroit d’organisation ; qu’à la tête de cette organisation criminelle, a l’époque du soviet, se trouvait le général Trepov qui, comme commandant du Palais, jouissait d’une immense autorité, présentait lui‑même au tsar ses rapports sur le travail de la police et, indépendamment de tous les ministres, disposait de sommes énormes, tirées du Trésor, pour l’organisation des pogroms.
“Et voici encore un fait, messieurs les juges ! Beaucoup de feuilles imprimées par les Cent‑Noirs – et qui se trouvent entre vos mains, dans le dossier de l’instruction – accusaient les membres du soviet d’avoir dilapidé l’argent des ouvriers. Le général de gendarmerie Ivanov, faisant état de ces calomnies, s’est livré à une enquête spéciale dans les usines et les entreprises de Pétersbourg, enquête qui n’a donné, bien entendu, aucun résultat. Nous autres, révolutionnaires, nous sommes habitués à ces procédés de l’autorité. Mais, sans idéaliser le moins du monde la gendarmerie – vous savez que nous en sommes incapables –, nous étions loin de soupçonner l’audace de cette institution. On apprend, en effet, que les appels et proclamations dans lesquels on accuse le soviet d’avoir dilapidé l’argent des ouvriers ont été rédigés et imprimés secrètement à la direction de la gendarmerie, où le général Ivanov est en service. M. Lopoukhine le certifie. Voici, messieurs les juges, une copie de la lettre, qui porte la signature authentique de l’auteur. Nous demandons que ce précieux document soit intégralement lu à l’audience de ce tribunal. Nous demandons en outre que le conseiller d’Etat Lopoukhine soit cité à comparaître en qualité de témoin. ”
Cette déclaration tomba comme la foudre sur les magistrats. Les débats étaient presque achevés et le président avait cru, après une orageuse traversée, atteindre bientôt le port : cet incident le rejetait en pleine mer.
La lettre de Lopoukhine contenait des allusions aux mystérieux rapports que Trepov présentait au tsar. Qui pouvait prévoir comment l’ancien chef de la police, tournant aujourd’hui le dos à ses maîtres, expliquerait ces allusions quand les accusés l’interrogeraient ?... Le tribunal, saisi d’une horreur sacrée, recula devant la possibilité de nouvelles révélations. Après une longue délibération, il repoussa la lettre et récusa le témoignage de Lopoukhine.
Les accusés déclarèrent alors qu’ils n’avaient plus rien à faire à l’audience et voulurent qu’on les renvoyât dans leurs cellules.
On nous emmena. Sur‑le‑champ, nos défenseurs quittèrent le tribunal. En l’absence des accusés, des avocats et du public, le procureur prononça son réquisitoire, qui fut sec et “correct”. Dans une salle presque vide, les magistrats prononcèrent le verdict. L’accusation d’avoir fourni des armes aux ouvriers dans un but d’insurrection était rejetée. Quinze accusés – et dans ce nombre l’auteur de ces lignes – étaient condamnés à la privation de tous droits civils et à la déportation perpétuelle en Sibérie. Deux devaient subir une détention de courte durée. Les autres étaient acquittés.
Le procès du soviet des députés produisit une énorme impression dans le pays. On peut affirmer que la social‑démocratie, lors des élections pour la deuxième Douma, dut son succès à la propagande que lui avait faite le tribunal devant le parlement révolutionnaire du prolétariat pétersbourgeois.
Au procès du soviet des députés se rattache un épisode qui mérite d’être mentionné ici.
Le 2 novembre, jour où la sentence fut publiée sous sa forme définitive, le Novoïé Vrémia donna une lettre du comte Witte qui revenait de l’étranger. Il parlait, dans cet écrit, du procès. Il se défendait contre les attaques de la droite bureaucratique. Non, seulement il affirmait n’avoir pas eu l’honneur de préparer, comme instigateur principal, la révolution russe, en quoi il avait assez raison, mais il niait catégoriquement ses rapports personnels avec le soviet. Quant aux témoignages qui avaient été fournis au procès et aux déclarations des accusés, il osait affirmer qu’on les avait “inventés pour les besoins de la défense”. Il ne s’attendait pas, sans doute, à un démenti des prisonniers. Mais il s’était trompé.
Une réponse collective des condamnés, imprimée dans notre journal Tovarichtch (“Le Camarade”), le 5 novembre, contenait ceci : “Nous connaissons trop bien la différence de nature qui existe entre nous et le comte Witte, au point de vue politique : aussi ne croyons‑nous pas devoir expliquer à l’ex‑premier ministre les raisons qui nous obligent, nous, représentants du prolétariat, à dire toujours, quand nous faisons de la politique, la vérité. Mais nous pensons qu’il est parfaitement opportun de citer ici le réquisitoire de M. le procureur. Accusateur par profession, fonctionnaire d’un gouvernement qui nous déteste, il a reconnu que, par nos déclarations et nos discours, nous lui avions fourni “sans résistance” toutes les bases nécessaires à l’accusation – à l’accusation, non à la défense ! Et, devant nos juges, il a déclaré nos dépositions véridiques et sincères.
“Vérité, sincérité, voilà des qualités que les ennemis politiques du comte Witte ne lui ont jamais reconnues, pas plus que ses flatteurs. ”
Ensuite, la réponse collective démontrait, documents à l’appui, à quel point les dénégations du comte Witte étaient osées [6] et terminait par des lignes qui résumaient et donnaient un jugement définitif sur le procès intenté au parlement révolutionnaire, aux élus du prolétariat pétersbourgeois.
“ Quels qu’aient été les buts et les motifs du démenti publié par le comte Witte, disait notre lettre, quelque imprudent que ce démenti paraisse, il arrive à son heure, il caractérise par un dernier trait indispensable le pouvoir en face duquel s’est trouvé le soviet en ces journées de lutte. Nous nous permettrons de dire sur ce point quelques mots.
“ Le Comte Witte note et souligne que c’est lui qui nous a livrés à la justice. Cet exploit historique, comme nous l’avons déjà dit, remonte au 3 décembre 1905. Depuis, nous sommes passés par la Sûreté, puis par la gendarmerie, et enfin nous avons comparu devant un tribunal.
“Dans ce procès ont figuré, comme témoins, deux fonctionnaires de la police secrète. On leur a demandé si un pogrom ne s’était pas préparé à Pétersbourg pendant l’automne de l’année dernière ; ils ont résolument répondu : Non ! Ils ont affirmé qu’ils n’avaient jamais vu un seul appel au pogrom. Or, l’ancien directeur du département de la police, le conseiller Lopoukhin, déclare maintenant que les appels aux pogroms s’imprimaient justement alors dans les locaux de la Sûreté. Tel est le premier moyen de la “justice” à laquelle nous a livrés le comte Witte.
“Dans ce même procès ont figuré des officiers de gendarmerie qui avaient mené l’instruction de l’affaire du soviet. D’après leurs propres dires, l’origine de l’enquête qu’ils firent pour savoir si des sommes d’argent avaient été dilapidées par les députés se trouve dans des feuilles anonymes imprimées par les Cent‑Noirs. M. le procureur a déclaré que ces feuilles ne contenaient que des mensonges et des calomnies. Or, que voyons‑nous ? Le conseiller Lopoukhine témoigne que ces feuilles de mensonges et de calomnies ont été imprimées par cette même gendarmerie qui mena l’enquête sur l’affaire du soviet. Tel est le deuxième moyen de la “justice”.
“Et quand, dix mois plus tard, nous nous sommes trouvés en présence du tribunal, celui‑ci nous a permis d’expliquer au grand jour tout ce que l’on connaissait déjà dans les grandes lignes avant le procès ; mais, dès que nous avons tenté de montrer et de prouver que, devant nous, à cette époque‑là, il n’y avait aucun pouvoir gouvernemental, que les organes les plus actifs de ce pouvoir s’étaient alors transformés en des associations de contre‑révolution qui foulaient aux pieds, non seulement les lois écrites, mais toutes les lois de la morale humaine ; que les éléments les plus autorisés du personnel gouvernemental constituaient une organisation centrale pour perpétrer des pogroms dans toute la Russie, que le soviet des députés ouvriers avait en somme accompli une tâche de sécurité nationale, lorsque nous avons demandé qu’on joignît au dossier la lettre de Lopoukhine que notre procès avait rendue fameuse, et surtout qu’on interrogeât ce Lopoukhine comme témoin, le tribunal, sans s’embarrasser de motifs juridiques, nous a impérieusement fermé la bouche. Tel est le troisième moyen de la “justice”.
“Et enfin, quand l’affaire est terminée, quand la sentence est prononcée, le comte Witte tente de diffamer ses adversaires politiques, les croyant sans doute définitivement battus. Aussi résolument que ces fonctionnaires de la Sûreté qui affirmaient n’avoir vu aucun appel aux pogroms, le comte Witte déclare qu’il n’a eu aucun rapport avec le soviet des députés ouvriers. Son audace est la même, sa franchise vaut tout autant !
“Nous considérons avec sérénité ces quatre moyens d’accusation de la justice officielle qu’on nous a appliquée. Les représentants du pouvoir nous ont privés “de tous droits” et nous envoient en déportation. Mais il y a un droit dont ils ne peuvent nous priver, le droit à la confiance du prolétariat et de tous nos honnêtes concitoyens. Dans notre affaire, comme dans toutes les autres questions de notre existence nationale, le dernier mot sera dit par le peuple. Avec une entière confiance, c’est au peuple, c’est à la conscience populaire que nous faisons appel.
“ Le 4 novembre 1906,
Maison de détention préventive. ”
Notes
[1] Sept personnes : quatre juges de la Couronne, un représentant des nobles du district de Pétersbourg, le comte Goudovitch, octobriste de droite, un représentant de la douma municipale de Pétersbourg, Troïnitsky, gouverneur de province destitué pour concussion, Cent‑Noir, et, enfin, le doyen (starchina) d’un des arrondissements de Pétersbourg, progressiste, le crois. (1909)
[2] Cf. chapitre : “ Le soviet et le Parquet ”.
[3] De nombreux témoins se trouvaient, à l’époque du jugement, “ en lieu inconnu ”, ou bien en Sibérie. (1909)
[4] Nous donnons plus loin ce discours sténographique qui n’a pas été publié en Russie. (1909)
[5] Dans le cabinet Goremykine. (1909)
[6] Le comte dut reconnaître plus tard qu’il avait eu des rapports avec le soviet, mais il “expliqua” que, dans les députations du soviet, il n’avait voulu voir que “des représentants des ouvriers”. (1909)
FORMATION DU SOVIET DES DEPUTES OUVRIERS
Octobre, novembre et décembre 1905. C’est l’époque culminante de la révolution. Elle commence par la modeste grève des typographes moscovites et s’achève par le saccage de l’ancienne capitale des tsars, livrée aux troupes du gouvernement. Mais à l’exception de l’heure finale de l’insurrection moscovite, la première place dans les événements de cette période n’appartient pas à Moscou.
Le rôle de Pétersbourg dans la révolution russe ne peut entrer en comparaison avec celui de Paris dans la révolution qui achève le XVIIIe siècle. Les conditions générales de l’économie toute primitive de la France, l’état rudimentaire de ses moyens de communication, d’une part, et, de l’autre, sa centralisation administrative permettaient à Paris de localiser en fait la révolution dans ses murailles. Il en fut tout autrement chez nous. Le développement capitaliste suscita en Russie autant de foyers révolutionnaires séparés qu’il y avait de centres industriels ; et ceux ci, tout en gardant l’indépendance et la spontanéité de leurs mouvements, restaient étroitement reliés entre eux. Le chemin de fer et le télégraphe décentralisaient la révolution, malgré le caractère centralisé de l’Etat ; et en même temps ces moyens de communication donnaient de l’unité à toutes les manifestations locales de la force révolutionnaire. Si, en fin de compte, on peut admettre que la voix de Pétersbourg eut une influence prépondérante, cela ne veut pas dire que toute la révolution se soit rassemblée sur la perspective Nevsky ou devant le Palais d’Hiver ; il faut entendre seulement que les mots d’ordre et les méthodes de lutte que préconisait Pétersbourg trouvèrent un puissant écho révolutionnaire dans tout le pays. L’organisation de Pétersbourg, la presse de Pétersbourg fournissaient des modèles que la province adoptait aussitôt. Les événements qui se produisirent sur place, dans les divers coins du pays, à l’exception des révoltes de la flotte et des forteresses, eurent une signification d’ensemble.
Si donc nous avons le droit de mettre la capitale de la Neva au centre de tous les événements qui terminent 1905, à Pétersbourg même, nous devons accorder la plus haute place au conseil, ou soviet, des députés ouvriers. C’est en effet la plus importante organisation ouvrière que la Russie ait connue jusqu’à ce jour. De plus, le soviet de Pétersbourg fut un exemple et un modèle pour Moscou, Odessa et plusieurs autres villes. Mais il faut dire surtout que cette organisation, qui était vraiment l’émanation de la classe des prolétaires, fut l’organisation type de la révolution. Tous les événements pivotèrent autour du soviet, tous les fils se rattachèrent à lui, tous les appels vinrent de lui.
Qu’était ce donc que le soviet ?
Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle même d’une manière automatique ; l’essentiel enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt quatre heures. Le parti social démocrate qui unissait étroitement, dans ses retraites clandestines, plusieurs centaines, et, par la circulation des idées, plusieurs milliers d’ouvriers à Pétersbourg, était en mesure de donner aux masses un mot d’ordre qui éclairerait leur expérience naturelle à la lumière fulgurante de la pensée politique ; mais ce parti n’aurait pas été capable d’unifier par un lien vivant, dans une seule organisation, les milliers et les milliers d’hommes dont se composait la masse : en effet, il avait toujours accompli l’essentiel de son travail dans des laboratoires secrets, dans les antres de la conspiration que les masses ignoraient. Le parti des socialistes révolutionnaires souffrait des mêmes maladies de la vie souterraine, aggravées encore par son impuissance et son instabilité. Les difficultés qui existaient entre les deux fractions également fortes de la social démocratie d’une part, et leur lutte avec les socialistes révolutionnaires de l’autre, rendaient absolument indispensable la création d’une organisation impartiale. Pour avoir de l’autorité sur les masses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d’une très large représentation. Quel principe devait on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires, dépourvues d’organisation, était le processus de la production, il ne restait qu’à attribuer le droit de représentations aux entreprises et aux usines [1]. On avait comme exemple et comme précédent la commission du sénateur Chidlovsky. Une des deux organisations social démocrates de Pétersbourg prit l’initiative de créer une administration autonome révolutionnaire ouvrière, le 10 octobre, au moment où la plus grande des grèves s’annonçait. Le 13 au soir, dans les bâtiments de l’Institut technologique, eut lieu la première séance du futur soviet. Il n’y avait pas plus de trente à quarante délégués. On décida d’appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l’élection des délégués. " La classe ouvrière, disait l’appel rédigé à la première séance, a dû recourir à l’ultime mesure dont dispose le mouvement ouvrier mondial et qui fait sa puissance : à la grève générale... Dans quelques jours, des événements décisifs doivent s’accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons donc aller au devant des faits avec toutes nos forces disponibles, unifiées sous l’égide de notre commun soviet... "
Cette décision d’une importance incalculable fut adoptée à l’unanimité ; il n’y eut même pas de débat sur le principe de la grève générale, sur les méthodes qui convenaient, sur les fins et les possibilités que l’on pouvait envisager ; et ce sont pourtant ces questions qui soulevèrent, peu de temps après, une lutte idéologique passionnée dans les rangs de notre parti allemand. Ce serait un non sens que d’expliquer ce fait par les différences psychologiques entre nationalités ; bien au contraire, c’est plutôt à nous autres, Russes, que l’on pourrait reprocher une prédilection maladive pour les finasseries de tactique et l’abus des subtilités dans le détail. La raison véritable de la conduite que l’on adopta alors, on la trouve dans le caractère révolutionnaire de l’époque. Le soviet, depuis l’heure où il fut institué jusqu’à celle de sa perte, resta sous la puissante pression de l’élément révolutionnaire qui, sans s’embarrasser de vaines considérations, devança le travail de l’intelligence politique.
Chacune des démarches de la représentation ouvrière était prédéterminée, la " tactique " à suivre s’imposait d’une manière évidente. on n’avait pas à examiner les méthodes de lutte, on avait à peine le temps de les formuler...
La grève d’octobre marchait d’un pas sûr vers son apogée. En tête du cortège, venaient les ouvriers du métal et de l’imprimerie. Ils furent les premiers à entrer dans la bataille et ils formulèrent d’une façon nette et précise, le 13 octobre, leurs mots d’ordre politiques.
" Nous déclarons la grève politique, proclamait l’usine Oboukhov, cette citadelle de la révolution, et nous lutterons jusqu’au bout pour la convocation d’une assemblée constituante sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret, dans le but d’instituer en Russie la république démocratique. "
Promulguant les mêmes mots d’ordre, les ouvriers des stations d’électricité déclaraient : " Unis avec la social démocratie, nous lutterons pour nos revendications jusqu’au bout et nous affirmons devant toute la classe ouvrière que nous sommes prêts à combattre les armes à la main, pour l’entière libération du peuple. "
La tâche du moment était définie d’une manière encore plus hardie par les ouvriers typographes qui envoyaient, le 14 octobre, leurs députés au soviet :
" Reconnaissant que la lutte passive est par elle même insuffisante, que c’est trop peu de cesser le travail, nous décidons : qu’il faut transformer les troupes de la classe ouvrière en grève en une armée révolutionnaire, c’est à dire organiser immédiatement des compagnies de combat. Que ces compagnies s’occupent d’armer le reste des masses ouvrières, au besoin en pillant les armureries et en arrachant à la police et aux troupes leurs armes partout où il sera possible de le faire. " Cette résolution ne fut pas une vaine parole. Les compagnies de typographes armés remportèrent un succès remarquable lorsqu’elles mirent la main sur les grandes imprimeries qui devaient servir à la publication des Izvestia (" Les Nouvelles ") du soviet des députés ouvriers ; elles rendirent des services inappréciables au cours de la grève des postes et télégraphes.
Le 15 octobre, les fabriques textiles travaillaient encore pour la plupart. Afin d’amener les abstentionnistes à la grève, le soviet mit au point toute une série de moyens de pression gradués, depuis les exhortations jusqu’à l’emploi de la violence. On ne fut pas obligé, toutefois, d’en arriver à cette extrémité. Lorsque les appels imprimés restaient sans elle, il suffisait de l’apparition d’une foule de grévistes, parfois même de quelques hommes, pour que le travail cessât.
" Je passais devant la fabrique Pecquelieu, rapporte au soviet un des députés. Je vois qu’on y travaille. Je sonne. " Dites que c’est un député du soviet ouvrier. – Qu’est ce que vous voulez ? demande le gérant. – Au nom du soviet, j’exige que votre fabrique ferme immédiatement. – C’est bon, à trois heures, nous cesserons le travail. "
Le 16 octobre, toutes les entreprises textiles étaient déjà en grève. Les magasins n’étaient ouverts que dans le centre de la ville. Dans les quartiers ouvriers, tout commerce avait cessé. En élargissant la grève, le soviet s’élargissait et s’affermissait lui même. Toute usine qui abandonnait le travail nommait un représentant et l’envoyait muni des papiers nécessaires au soviet. A la seconde séance, quarante grosses usines étaient déjà représentées, ainsi que deux entreprises et trois syndicats : celui des typographes, celui des commis de magasin et celui des comptables. Cette séance eut lieu dans l’amphithéâtre de physique de l’Institut technologique, et l’auteur était là, pour la première fois.
C’était le 14 octobre : la grève d’une part, la division dans les rangs du gouvernement de l’autre, tout laissait prévoir une crise. Ce jour là parut le célèbre décret de Trepov : " Ne pas tirer à blanc et ne pas ménager les cartouches. " Le lendemain, 15 octobre, ce même Trepov reconnaissait tout à coup que " parmi le peuple, le besoin de réunions se faisait sentir " et, tout en interdisant les meetings dans les établissements d’enseignement supérieur, il promettait de mettre trois édifices de la ville à la disposition des assemblées. " Quel changement en vingt quatre heures, écrivions nous alors dans les Izvestia du soviet des députés ouvriers ; hier, nous n’étions mûrs que pour les cartouches, nous le sommes aujourd’hui pour les réunions publiques. Ce vaurien sanguinaire a raison : en ces grandes journées de lutte, le peuple mûrit d’heure en heure ! " Malgré l’interdiction, les écoles supérieures étaient bondées dans la soirée du 14. Partout on tenait des meetings. " Nous, rassemblés ici, déclarons – telle fut la réponse que l’on donna au gouvernement – que le peuple révolutionnaire de Pétersbourg, par nous représenté, se trouverait à l’étroit dans les souricières que nous offre le général Trepov. Nous déclarons que nous continuerons à nous assembler dans les universités, dans les usines, dans les rues et partout où il nous conviendra. " De la salle des fêtes de l’Institut technologique, où j’eus l’occasion de parler sur la nécessité de réclamer à la douma municipale la constitution d’une milice ouvrière armée, je me rendis à l’amphithéâtre de physique. Là, je vis pour la première fois le soviet des députés, qui n’existait que depuis la veille. Il y avait, sur les gradins, une centaine de délégués ouvriers et de membres des partis révolutionnaires. Le président et les secrétaires étaient assis à la table de démonstration. L’assemblée avait plutôt l’air d’un conseil de guerre que d’un parlement. Aucune trace de verbosité, cette plaie des institutions représentatives ! Les questions sur lesquelles on délibérait – l’extension de la grève et les exigences à présenter à la douma étaient de caractère purement pratique et les débats se poursuivaient sans phrases inutiles, en termes brefs, énergiques. On sentait que chaque seconde valait un siècle. La moindre velléité de rhétorique se heurtait à une protestation résolue du président, appuyée par toutes les sympathies de l’austère assemblée. Une députation spéciale fut chargée de formuler devant la douma municipale les revendications suivantes : 1º prendre des mesures immédiates pour réglementer l’approvisionnement des masses ouvrières ; 2º ouvrir des locaux pour les réunions ; 3º suspendre toute attribution de provisions, de locaux, de fonds à la police, à la gendarmerie, etc. ; 4º assigner les sommes nécessaires à l’armement du prolétariat de Pétersbourg qui lutte pour la liberté.
On savait bien que la douma se composait de bureaucrates et de propriétaires ; des exigences aussi radicales n’avaient d’autre effet que de produire de l’agitation. Le soviet, bien entendu, ne se faisait aucune illusion sur ce point. Il n’attendait pas de résultats pratiques et il n’y en eut point.
Le 16 octobre, après une série d’incidents, après plusieurs tentatives d’arrestation des membres du soviet, etc. – je rappelle que tout cela se passait avant la promulgation du manifeste constitutionnel -, une députation du soviet fut reçue en " consultation privée " par la douma municipale de Pétersbourg. Avant tout, sur la demande formelle de la députation, énergiquement soutenue par un groupe de conseillers, la douma décida que, si l’on arrêtait les députés ouvriers, elle enverrait au gradonatchalnik le maire de la ville chargé de déclarer que les conseillers considéraient l’arrestation des députés comme une insulte à la douma. Après cela seulement, la députation s’occupa de formuler ses exigences.
" Le coup d’Etat qui s’accomplit en Russie, disait en terminant son discours le camarade Radine (feu Knouniantz), porte-parole de la députation, est une transformation bourgeoise qui vise à favoriser les classes possédantes. Il vous importe donc, messieurs, d’en hâter l’aboutissement. Et si vous êtes capables de voir un peu loin, si vous comprenez d’une façon vraiment large les intérêts de votre classe, vous devez aider de toutes vos forces le peuple à vaincre au plus tôt l’absolutisme. Nous n’avons pas besoin de l’expression de votre sympathie ni de l’appui platonique que vous pourriez accorder à nos revendications. Nous exigeons que vous nous donniez votre concours par une série de gestes pratiques.
" Le monstrueux système des élections a voulu que les biens d’une ville qui compte un million et demi d’habitants se trouvent entre les mains des représentants de quelques milliers de possédants. Le soviet des députés ouvriers exige, et il a le droit d’exiger, non pas de demander, car il représente plusieurs centaines de milliers d’ouvriers, habitants de cette capitale, tandis que votre voix n’est celle que d’une poignée d’électeurs, le soviet des députés ouvriers exige que les biens municipaux soient mis à la disposition de tous les habitants de la ville pour leurs besoins. Et comme, en ce moment, la tâche la plus importante qui s’impose à la société est la lutte contre l’absolutisme, et comme, pour mener cette lutte, il nous faut des lieux de réunion, ouvrez nous nos édifices municipaux !
" Nous avons besoin de ressources pour continuer la grève, assignez donc les fonds de la municipalité à cet objet, et non à entretenir la police et les gendarmes
" Nous avons besoin d’armes pour conquérir et garder la liberté, assignez donc les fonds nécessaires à l’organisation d’une milice de prolétaires ! "
Sous la garde d’un groupe de conseillers, la députation quitta la salle des séances. La douma refusa de satisfaire aux exigences essentielles du soviet et exprima sa confiance à la police, protectrice de l’ordre.
Au fur et à mesure du développement de la grève d’octobre, le soviet devenait tout naturellement le centre qui attirait l’attention générale des hommes politiques. Son importance croissait littéralement d’heure en heure. Le prolétariat industriel avait été le premier à serrer les rangs autour de lui. L’Union des syndicats, qui avait adhéré à la grève dès le 14 octobre, dut presque immédiatement reconnaître son protectorat. De nombreux comités de grève – ceux des ingénieurs, des avocats, des fonctionnaires du gouvernement – réglaient leurs actes sur ses décisions. En s’assujettissant les organisations indépendantes, le soviet unifia autour de lui la révolution.
En même temps, la division se faisait sentir de plus en plus dans les rangs du gouvernement.
Trepov ne ménageait plus rien et flattait de la main ses mitrailleuses. Le 12, il se fait placer par Nicolas II à la tête de toutes les troupes de la garnison de Pétersbourg. Le 14, il donne l’ordre de ne pas " ménager les cartouches ". Il partage la capitale en quatre secteurs militaires, commandés chacun par un général. En qualité de général gouverneur, il menace tous les marchands de comestibles de les faire déporter dans les vingt quatre heures s’ils ferment boutique. Le 16, il consigne sévèrement les portes de toutes les écoles supérieures de Pétersbourg, qui sont occupées par les troupes. Sans que la loi martiale ait été proclamée, elle entre de fait en vigueur. Des patrouilles à cheval terrorisent la rue. Les troupes sont cantonnées partout, dans les établissements de l’Etat, dans les édifices publics, dans les cours des maisons particulières. Alors que les artistes du ballet impérial, eux mêmes, se joignaient à la grève, Trepov, inexorable, emplissait de soldats les théâtres vides. Il ricanait et se frottait les mains, pressentant une chaude affaire.
Il se trompait dans ses calculs. Ses adversaires politiques, représentés par un courant bureaucratique qui cherchait un compromis frauduleux avec l’histoire, l’emportèrent. Witte, chef de ce parti, fut appelé au pouvoir.
Le 17 octobre, les soudards de Trepov dispersèrent la réunion du soviet des députés ouvriers. Mais celui ci trouva la possibilité de s’assembler encore une fois. Il décida que l’on poursuivrait la grève avec un redoublement d’énergie. Il recommanda aux ouvriers de ne plus payer ni leur loyer, ni les marchandises qu’ils prenaient à crédit avant d’avoir repris le travail, et il invita les propriétaires et les commerçants à ne pas se montrer exigeants envers les ouvriers. Ce même 17 octobre, parut le premier numéro des Izvestia du soviet des députés ouvriers.
Et, dans la même journée, le tsar signait le manifeste de la Constitution.
Note
[1] Il y avait un délégué par groupe de cinq cents ouvriers. Les petites entreprises industrielles s’unissaient pour former des groupes d’électeurs. Les jeunes syndicats reçurent également le droit de représentation. Il faut dire, cependant, que ces normes n’étaient pas observées très rigoureusement : certains délégués ne représentaient que cent ou deux cents ouvriers, ou même moins. (1909)