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Luttes de classes à la campagne en Afghanistan : les paysans sans terre, un terrain de recrutement des Talibans (1)
samedi 16 octobre 2021, par
L’auteur du livre Afghanistan rêve de paix (2002), B. Dupaigne, est loin d’être marxiste mais son livre analyse dans certains passages la résistance contre l’armée de l’URSS (1978-1989) puis la première prise du pouvoir par les Taliban (1994-2001) en termes de luttes de classes.
Avant de donner un extrait de ce ce livre, rappelons que les 4 premiers Congrès de l’Internationale communistes avaient un programme agraire, et posaient comme condition nécessaire pour la révolution la capacité de la classe ouvrière des villes à lier ses luttes avec celles des paysans pauvres.
Ces 4 Congrès dénonçaient par avance des courants faussement révolutionnaires comme Lutte Ouvrière qui veulent cantonner les travailleurs à la défense de « leurs intérêts » de travailleurs d’une métropole impérialiste :
le prolétariat industriel ne pourra s’acquitter de sa mission historique mondiale, qui est l’émancipation de l’humanité du joug du capitalisme et des guerres, s’il se renferme dans les limites de ses intérêts particuliers et corporatifs et se borne placidement aux démarches et aux efforts tendant à l’amélioration de sa situation bourgeoise parfois très satisfaisante. C’est ainsi que se passent les choses dans nombre des pays avancés où existe une « aristocratie ouvrière », fondement des partis soi-disant socialistes de la II° Internationale, mais en réalité ennemis mortels du socialisme, traîtres envers sa doctrine, bourgeois chauvins et agents des capitalistes parmi les travailleurs.
Le prolétariat ne pourra jamais être une force révolutionnaire active, une classe agissant dans l’intérêt du socialisme, s’il ne se conduit pas comme une avant-garde du peuple laborieux que l’on exploite, s’il ne se comporte pas comme le chef de guerre à qui incombe la mission de le conduire à l’assaut des exploiteurs ; mais jamais cet assaut ne réussira si les campagnes ne participent à la lutte des classes, si la masse des paysans laborieux ne se joint pas au parti communiste prolétarien des villes et si, enfin, ce dernier ne l’instruit pas.
On reconnaitra dans les diverses couches paysannes décrites par B. Dupaigne celles évoquées par ces mêmes Thèses, et auxquelles le prolétariat doit s’adresser pour y trouver des alliés :
Le prolétariat agricole composé de journaliers ou valets de ferme, embauchés à l’année, à terme ou à la journée, et qui gagnent leur vie par leur travail salarié dans les diverses entreprises capitalistes d’économie rurale et industrielle. (...)
Les demi-prolétaires ou les paysans, travaillant en qualité d’ouvriers embauchés, dans diverses entreprises agricoles, industrielles ou capitalistes, ou cultivant le lopin de terre qu’ils possèdent ou louent et qui ne leur rapporte que le minimum nécessaire pour assurer l’existence de leur famille.
(...)Les petits propriétaires, les petits fermiers qui possèdent ou louent de petits lopins de terre et peuvent satisfaire aux besoins de leur ménage et de leur famille sans embaucher des travailleurs salariés.
Enfin avant de donner des extraits du livre de B. Dupaigne, mentionnons le livre de Saadia Toor intitulé « L’Etat de l’Islam ». Il porte sur le Pakistan, et la dérive islamiste du régime. Pourtant l’auteur mentionne au début de son livre que c’est bien une lutte de classe qui se déroule au Pakistan, comme l’illustre volontairement la couverture de son livre, où l’on voit une photo de femmes ouvrières manifestant contre une hausse des prix au cri de "Sauvez les pauvres !Mettez fin à la pauvreté !" :
Faire converger les luttes des ouvrières pakistanaises et celles des travailleuses des campagnes Afghanes : un programme pour les révolutionnaires d’ici et de là-bas.
Passons au livre de B. Dupaigne.
L’auteur consacre une des parties de son livre à la question agraire en Afghanistan. Commençons par la fin, qui illustre bien le lien entre l’existence d’une classe de paysans sans terre et l’émergence d’un mouvement de masse comme les Taliban :
La guerre a eu pour conséquence de modifier profondément les rapports sociaux. Le pouvoir, de 1978 à 1992, avait tenté de dresser les paysans pauvres contre les propriétaires terriens et les religieux, tandis qu’en ville le pouvoir était exercé par des jeunes gens impatients de secouer la tutelle de leurs aînés et de prendre leur place.
Le métayers et les paysans pauvres ne se sont en général pas rebellés contre les propriétaires des terres : ils étaient résignés à leur sort, puisque, selon leurs représentations religieuses, Dieu, qui a créé le monde, a attribué à chacun une place dans la société.
Les propriétaires terriens ont été décimés par le régime communiste [pro-URSS] lorsqu’ils ne s’étaient pas réfugiés à l’étranger, abandonnant leurs terres et leurs habitations, souvent bombardées.
Les petits paysans ont donc fourni l’ossature des groupes de résistance, sous la direction des membres du clergé ou d’hommes d’influence restés sur place : les riches ne s’engagent pas dans le métier des armes. La guerre a fourni aux humbles un moyen de promotion sociale, ils se sont affirmés avec leur kalachnikov. « C’est plus amusant de faire la guerre que de garder des moutons », disait une jeune berger.
Avec les Taliban, les religieux étaient revenus au pouvoir, mais pas les propriétaires. Comme les combattants contre les soviétique, les Taliban étaient souvent de petits paysans sans terre ; et la guerre a représenté également le moyen de sortir de leur condition de cultivateurs ou de nomades pauvres. Elle leur a permis de détenir le pouvoir, celui que leur procurait leur arme et l’investiture de l’autorité « spirituelle ».
Le temps présent, celui de la fin des Taliban, voit l’affaiblissement du rôle des anciens combattants renvoyés à leurs champs, au profit des chefs de tribus et des élites éduquées, revenues d’exil.
La question agraire a les caractéristiques suivantes, concernant les terres et de ceux qui la travaillent :
L’Afghanistan a faim de terres fertiles. En altitude, l’eau se trouve en abondance, mais la bonne terre est rare et le froid intense. Dans les vastes plaines, l’au manque ; et les zones cultivables (10 à 12% seulement de la superficie totale du pays, qui est de 647 000 kilomètres carrés) se concentrent autour des rivières et des grands fleuves, qui prennent leur source dans les montagnes. : l’Amou-Daria dans le nord, grossi des ses affluents, la Kocha, l’Andarab, la Koundouz, la Balkab ; la Mourghab à l’ouest, qui va se perdre dans les oasis de Merv au Turkménistan, n’ayant guère été profitable en Afghanistan même, son lit étant trop encaissé ; le Héri Rod qui traverse tout le centre du pays d’est en ouest, donnant vie aux riches oasis de la région de Hérat, avant d’irriguer, lui aussi, le Turkménistan ; le Farah Rod, qui prend sa source dans les montagnes centrales avant de s’épuiser dans les sables du Seistan, au sud-est de l’Iran. Quant à la rivière Kaboul, souvent à sec en été, nourrie de la Pandjchir, du Ghorband, de la rivière Logar, de l’Alingar et de la Kounar, elle irrigue la riche plaine de Djelalabad, avant de se jeter dans l’Indus au Pakistan.
La terre cultivable est largement partagée ; l’exploitation de la terre se pratique surtout par faire-valoir direct. La majorité des paysans ne possèdent que de un demi à cinq hectares, et, dans la plupart des régions, celui qui en détient dix ou vingt est déjà considéré comme un gros propriétaire.
Le fermage est plutôt rare : dans ce cas le fermier paye au propriétaire de la terre un prix de location annuel, fixé en afghanis et réglé après les récoltes. Le métayer, dehqan, n’offre, lui, que sa force de travail : son propriétaire fournit alors la terre, l’eau, les semences et l’attelage (araire tiré par une paire de boeufs). N’ayant apporté qu’un des éléments sur les cinq nécessaires, le métayer ne reçoit qu’un cinquième de la récolte (système pandj-o yek : « cinq pour un ». Il est logé, nourri à midi, et reçoit un vêtement complet et une paire de chaussures par an, mais il est normalement renouvelé par tacite reconduction. Souvent, le métayer reste, sa vie durant, au service du même propriétaire, prenant ses repas dans la maison de ce dernier et avec lui.
Une autre forme de mise en valeur de la terre s’est développée avec le contrat dit nesfekari (« travail à moitié ») : le propriétaire n’apporte que la terre et les droits d’eau, l’exploitant fournissant tout le reste, travail, semences et instruments agricoles. La récolte est alors partagée par moitié.
Les paysans sans terre se louent comme journaliers - mouzdour- au moment des travaux agricoles. Ils sont nourris durant la période de travail. Souvent de petits propriétaires qui ne disposent pas d’assez de terre s’engagent temporairement pour les autres avant ou après les travaux de leurs propres champs. Des moissonneurs, originaires de la région ou venus de loin, se proposent au moment des récoltes. Ils sont payés en nature, recevant normalement pour la récolte d’un champ autant de blé qu’il en avait été semé.
Les petits propriétaires louent souvent quelques jours de travail d’une paire de boeufs : posséder seul un animal de labour est difficile, car il faut se procurer des réserves de fourrage pour une année entière.
Les grosses exploitations (d’une taille supérieure à 100 hectares) ne se trouvent que dans de rares provinces, près de Kandahar au sud, autour de Koundouz au nord (avec des terres gagnées sur des marais impaludés, asséchés et mis en valeur par un gouverneur pachtoun au début du XXème siècle). C’est dans ce s quelques zones riches que des exploitants agricoles se consacraient à des cultures destinées à être commercialisées : le coton et la betterave à sucre dans le Nord (autour de Koundouz et de Baghlan), la canne à sucre à l’est dans la région de Djelalabad, au climat déjà subtropical, touchée par la queue de la mousson du sous-continent indien.
Le blé est la culture principale, qui assure essentiellement l’alimentation familiale. Celui d’hiver, le plus répandu en Afghanistan, est semé dans les champs irrigués par un réseau de canaux à partir d’une rivière ou d’un canal souterrain (les fameux karez ou qanat dans le monde iranien, qui étaient bien connus également dans l’Espagne musulmane). Il est semé en octobre, avant les labours, et il est moissonné de juin à août, suivant l’altitude. Le rendement normal en blé est de 10 à 20 fois la quantité semée. Une seconde récolte peut être pratiquée sur les bonnes terres bien irriguées : après celle du blé d’hiver, on plantera alors en juin des melons ou des pastèques qui seront cueillies en octobre.
Les cultures sèches, c’est-à-dire sans irrigation, sont très aléatoires. Le blé de printemps est semé en mars sur des collines, quand l’année semble pluvieuse, pour être récolté en août. Souvent la production est nulle : un emplacement de culture sèche vaut 200 à 300 fois, voire 500 fois moins que la même surface de champs irrigué.
Outre le blé, les petits paysans peuvent faire du maïs, de l’orge ou même du riz dans les zones les mieux arrosées par un fleuve (Logar, Koundouz). Autour des canaux, ils ont planté des mûriers et des peupliers ; et les maisons sont souvent entourées de vergers. Enfin, jusqu’à la guerre contre les Soviétiques, les vignes étaient abondantes au nord de Kaboul, dans la province du Logar et dans l’oasis de Kandahar, fournissant des revenus importants.
L’Afghanistan était certes un pays pauvre, encore relativement peu touché par les techniques modernes, mais il se suffisait presque à lui-même du point de vue alimentaire.
Les importations de blé étaient très faibles, en moyenne 15 000 tonnes par an entre 1974 et 1977 (hors les périodes exceptionnelles, telle la sécheresse de 1971-1972), tandis que les exportations de produits agricoles, fruits frais et fruits secs en direction du Pakistan et de l’Inde, plantes médicinales en Inde, coton vers l’URSS, représentaient un part prépondérante des recettes douanières du pays. Enfin melons et pastèques du nord de l’Afghanistan sont exportés depuis toujours : on sait qu’ils étaient transportés par caravanes de dromadaires jusqu’à la cour abbasside de Bagdad (750-940).
La communauté villageoise servait à produire tout ce dont elle avait besoin pour sa consommation, et à limiter ses échanges avec la capitale. Seuls quelques biens impossibles à se procurer sur place venaient de la ville ou de l’étranger (thé, sucre, pétrole pour la lampe, savon, cotonnades imprimées pour l’habillement, piles électriques...). Ils étaient achetés contre des surplus d’origine agricole : laine, peaux, fruits, produits de cueillette (teintures et plantes médicinales...), objets d’artisanat provenant de la transformation de matières premières locales (tapis, fourrures, broderies).
On ne peut cependant donner une image trop sereine de la situation des campagnes avant la guerre. Les facteurs de déséquilibre étaient nombreux, du fait de l’augmentation de la population et de la fragmentation des terres par le jeu des héritages. A la mort du père, ses fils procédaient au partage ; dans beaucoup de régions, les enfants ne conservaient chacun qu’un cinquième ou un dixième d’hectare, ce qui était tout à fait insuffisant pour vivre, et les villes ne pouvaient absorber le surplus de population. Des forêts étaient détruites, ce qui provoquait érosion et sécheresse ; des terres traditionnellement réservées aux pâturages étaient mises en culture, ce qui aggravait la traditionnelle animosité entre sédentaires et nomades.
En période de sécheresse, des foules d’hommes se rassemblaient devant les bureaux des gouverneurs de province, réclamant à grands cris que les eaux d’irrigation leur soient réservées. Bien qu’on ne puisse pas tout expliquer en termes de rivalités ethniques, dans ces périodes de crise chacun se retrouvait avec ceux qu’il connaissait le mieux, les gens de sa tribu ou de son village. Et les vieilles animosités entre ethnies rivales pour la possession des terres et de l’eau se réveillaient. A la fin du XIXème siècle, l’émir Abdour Rahman avait déplacé, plus ou moins de force, de nombreux membres des tribus pachtounes ghilzaïs dans le Nord, leur octroyant des terres et des pâturages pris aux populations locales, qui se plaignent encore aujourd’hui des confiscations de terres à cette époque. Dans les années 1950, de nouveaux immigrés pachtouns furent installés dans le nord du pays toujours au détriment des Ouzbeks et des Turkmènes, qui devaient leur céder 10 à 20 % de leurs terres. Des commerçants nomades pachtouns se sont emparés des terres possédées par les Hazaras, par le biais des prêts usuraires pour l’achat de biens de consommation. Les postes officiels alors tenus par les pachtouns : les gouverneurs et sous-gouverneurs de province appartenaient à l’ethnie dominante, ainsi que les chefs de la police et de la gendarmerie ; en cas de conflit ils prenaient souvent le parti des Pachtouns contre les Hazaras, les Ouzbeks, les Tadjiks ou les Turkmènes.
La guerre de libération nationale, décentralisée, menée à partir des campagnes, a ensuite été l’occasion de nombreux transferts de terres. De fréquents combats inter-villageois, sous couvert de rivalités politiques entre partis de la résistance, cachaient de simples conflits territoriaux. Et beaucoup de disputes familiales ou de rivalités d’héritage se sont ainsi réglées par les armes, car la possession de terres agricoles reste l’un des moyens les plus sûrs d’augmenter son pouvoir. Mais la guerre a également modifié la donne régionale. De très nombreux accrochages ont eu lieu pour le contrôle de terres ou de points stratégiques. La plupart des Pachtouns ont dû quitter le nord de l’Afghanistan. Ceux qui restent aujourd’hui dans les zones tenues par le général ouzbek Rachid Dôstom ont perdu de leur puissance et de leur superbe. Les Hazaras ont également repris les terres qu’ils avaient dû abandonner. Si bien que la lutte contre l’envahisseur n’a pas eu pour seul effet de libérer le pays, elle a provoqué largement le reflux des Pachtouns de provinces qui n’étaient pas traditionnellement les leurs : le Hazaradjat au centre, les régions de peuplement ouzbek du Nord, les régions de langue persane du Nord-Est.
A suivre ...