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Chine, l’atelier du monde, au ralenti

jeudi 29 janvier 2009, par Robert Paris

CHINE

L’atelier du monde au ralenti

Le bus 64 freine brutalement pour éviter un énorme camion. Profondément endormie sur son sac de voyage imitation Louis Vuitton posé sur ses genoux, Dong Bin sursaute puis repose sa tête dans ses bras. Emmitouflée dans son anorak rose orange, bottines en cuir toutes neuves aux pieds, l’ouvrière de 21 ans vient de démarrer le long périple vers son village natal dans la province du Guizhou, où toute la famille va se réunir pour le Nouvel An chinois, à plus de 2 500 km de la zone industrielle de Humen, à Dongguan où elle travaille depuis trois ans dans une usine fabriquant des bouilloires, thermos et plaques électriques.

« Même si le voyage est long et pénible je suis contente de retrouver mes parents, mes tantes et oncles », marmonne Dong Bin. Son visage s’éclaire lorsqu’elle évoque son petit garçon de 2 ans, Xiu Xiu, qu’elle n’a pas vu depuis un an. « J’ai plein de cadeaux pour lui, rayonne-t-elle, je sais qu’il sera content de me voir. »

Installée avec son mari à Dongguan, Dong Bin considère qu’elle a de la chance. Son mari, lui, a dû rentrer il y a trois mois. « Il travaillait dans une petite usine de jouets dans le district de Houjie, à une heure de bus d’ici, mais le lao ban, le patron, a renvoyé tout le monde en quelques jours et l’usine a fermé. » Avec ses dizaines de milliers d’usines en tout genre, Dongguan est le poumon industriel de la province du Guangdong, considérée comme « l’atelier du monde » où se fabriquent les produits manufacturés « made in China » vendus dans la terre entière.
Combien d’usines ?
« Personne ne sait vraiment combien il y a d’usines à Dongguan », explique Hu Ze, 31 ans, jeune diplômé de l’université de Canton installé avec sa femme, Da Hong, depuis cinq ans. Jeune fonctionnaire de l’État, Hu Ze travaille dans les bureaux de la douane de Dongguan et ne cache pas la réalité de la crise économique « globale » qui se répercute dans le sud de la Chine. « En même temps, explique-t-il, il est très difficile de mesurer l’impact réel de ce ralentissement. Imaginez ! Même la mairie de Dongguan reconnaît qu’il y a au moins 100 000 usines qui ne sont pas enregistrées officiellement… ! Comment savoir le nombre des fermetures ! »

Le bus 64 laisse derrière lui le district de Humen où se situe son terminus pour entrer dans celui de Houjie. Sur plusieurs dizaines de kilomètres défilent ce qui ressemble à de simples immeubles de cinq ou six étages mais qui abritent en réalité des petites usines ou des ateliers. Juste derrière, sur des balcons crasseux sèchent les milliers de chemises ou uniformes des ouvriers qui logent dans les dortoirs collectifs.

Dong Bin les montre du doigt et confirme qu’elle aussi vit dans ces dortoirs : « Nous sommes une dizaine d’ouvrières par chambre, explique-t-elle. On se lève le matin très tôt, on prend un petit déjeuner à nos frais, et on travaille neuf heures par jour, parfois un peu plus si des commandes doivent être honorées. Le patron nous procure le déjeuner et nous devons nous débrouiller pour le dîner. » Sur les 1 200 yuans de salaire mensuel (120 €), Dong Bin réussit à économiser 800 yuans pour ses parents et sa famille au Guizhou. « Mais je fais très attention alors que d’autres filles cèdent à leurs envies dans les magasins. » Des centaines et des centaines de bâtiments-usines s’étirent ainsi à perte de vue, fenêtres obstruées, climatiseurs tapissant les murs extérieurs, bouches d’aération noires de poussière et de saleté autour desquelles s’entremêlent des nœuds de fils électriques…
« Une année du bœuf » difficile économiquement
Dans les rues adjacentes se déroulent d’autres longues enfilades de béton devant lesquelles stationnent des camions, conteneurs, semi-remorques ou simples camionnettes. Même à la veille du Nouvel An chinois qui annonce une « année du bœuf » difficile économiquement, l’activité industrielle ne semble pas s’arrêter.

Usines, immeubles de bureaux, dortoirs, magasins, boutiques et restaurants se succèdent dans les 32 districts encerclant la ville proprement dite de Dongguan. Cité des extrêmes où se côtoient les plus pauvres et les plus riches du sud de cette Chine consacrée uniquement à la fabrication des produits manufacturés. District-usine de 14 millions d’habitants, autant que dans la zone économique spéciale de Shenzhen, plus au sud, et que dans la grande ville de Canton plus au nord. Cette année, la province du Guangdong est devenue la province la plus peuplée de Chine avec plus de 110 millions d’habitants. Or les statistiques les plus fiables avancent une fourchette de 3 à 6 millions de chômeurs pour la province entière. Plus touchée, Dongguan aurait vu la fermeture de près de 100 000 usines, surtout celles fondées sur l’exportation comme le jouet, le textile et les chaussures.

Gen Zhen, un jeune entrepreneur de 35 ans, a monté sa société de production de bouteilles et tubes en plastique pour les shampooings, crèmes, lotions en tout genre. Sur ses 50 employés travaillant sur un étage d’un bâtiment très vieux aux murs lézardés et aux fenêtres jaunies, une trentaine sont partis dans leur province pour le Nouvel An. « Tous ne rentreront pas cette année, dit-il, car je ne suis pas certain d’avoir du travail pour tout le monde. Il faudra attendre le mois de mars au moins, mais tout dépendra de l’Amérique et du dollar… »
Délinquance en hausse
Depuis près d’une heure de route, à vive allure dans les larges avenues, mais n’avançant guère dans certaines rues étroites, le bus de la ville embarque à son bord toujours plus de passagers. Les énormes sacs et monstrueuses valises de toutes les couleurs, vendus pour 2 ou 3 € sur les trottoirs de Humen, s’entassent dans un équilibre fragile. La contrôleuse crie sur tout le monde, ordonne de faire de la place et lance parfois des mises en garde : « Faites attention à vos sacs à main, les pickpockets sévissent partout maintenant. » D’un regard soupçonneux, tout le monde s’observe.

« Elle a repéré des voleurs dans le bus », murmure Da Hong, employée dans une grande firme de réassurance dont les bureaux neufs sont installés loin des usines des districts ouvriers mais qui connaît bien ces zones industrielles pour y accompagner des investisseurs hongkongais ou taïwanais. « Depuis la vague de fermetures d’usines il y a trois mois, le chômage a augmenté et la délinquance aussi, explique-t-elle. Hier, un homme en moto a voulu m’arracher mon sac à main. » Elle ne se sent pas en sécurité dans cet univers un peu Far West du Sud où la langue cantonaise est largement dominée par le mandarin et tous les dialectes parlés dans toutes les provinces de l’empire.

À mesure que le bus approche de la station Nan Cheng, une des trois gares routières de Dongguan, la tension monte parmi les passagers qui s’apprêtent à affronter les milliers de voyageurs en attente d’un bus longue distance. Policiers et gardiens en uniforme régulent à coups de haut-parleur la foule qui s’entasse devant Nan Cheng afin de réguler le flot ininterrompu des mingongs, ces ouvriers migrants massés devant les guichets et dans les salles d’attente.
"J’ai tout perdu pour le moment"
On crie, on se bouscule, on hurle dans les téléphones portables pour retrouver un copain perdu ou une femme et son bébé noyés sur l’immense esplanade du terminal. Là, assis par terre au milieu de la foule, fumant sa cigarette d’une main et serrant son thermos d’eau chaude de l’autre, le jeune Hong Bao attend depuis le matin une place de bus pour la province du Hunan. Cet ouvrier dans une usine de meubles de la zone sinistrée de Zhangmutou dominée par les hommes d’affaires hongkongais, qui ont fermé leurs usines pour annulation de commandes à l’étranger, a le cœur lourd. « J’ai tout perdu pour le moment, se désespère-t-il, même si j’ai quand même réussi à me faire payer quelques milliers de yuans de salaire en retard, mais après les vacances du Nouvel An je ne sais pas si je reviendrai ici… »

Il n’a pas 30 ans et a refusé de vivre dans les dortoirs de l’usine, préférant un « hôtel » plutôt minable facturant sa chambre 200 yuans par mois (20 €). « Je me sentais plus libre, explique- t-il. J’ai pu changer de patron deux ou trois fois l’année dernière, mais on sent que l’ambiance a changé depuis quelque temps. On ne sait pas comment ça se passera l’année prochaine. » Premiers touchés par la crise internationale et la baisse de la demande de produits chinois venant des États-Unis et de l’Europe, les mingongs souffrent directement et amorcent un mouvement de retour dans les provinces intérieures.

Pour autant, la crise financière mondiale commence à inquiéter une autre catégorie sociale comme Ling Bai, 36 ans, diplômée de l’université de Canton venue s’installer dans la zone économique spéciale de Shenzhen au moment du grand boom économique, il y a dix ans. Jeune cadre au sein du groupe informatique Lenovo, elle reconnaît que les perspectives d’emploi « préoccupent tout le monde ». Installée avec son mari travaillant dans une compagnie de communication dans une belle résidence au cœur de Shenzhen, Ling Bai a pu acheter à crédit son appartement de 70 m² à 5 000 yuans le mètre carré. « Nous avons une voiture, un appartement bien situé, un travail, tout l’électroménager dernier cri, reconnaît-elle, vraiment nous avons de la chance. Nous faisons partie de la génération née au moment du début des réformes économiques et nous avons profité de tous ses bienfaits sans inquiétude. »
Notre premier choc psychologique depuis notre naissance
Pourtant, avec son amie de faculté Xiao Hua qui a un très bon poste dans la société de télécommunications Hua Wei, elles ont des craintes quant à leur avenir : « Jusqu’à l’année dernière je n’aurais jamais pensé devoir me faire du souci pour mon travail, admet-elle. Mais là nous subissons de plein fouet notre premier choc psychologique depuis notre naissance. Avec tous mes collègues nous parlons de la crise tous les jours. » « Tous les contrats à durée déterminée ont été éliminés, il n’y a plus de recrutement pour le moment, explique Ling Bai, responsable des ressources humaines chez Lenovo-Shenzhen. Le gouvernement a promis de l’aide auprès des grandes entreprises chinoises pour faire face à la crise, mais les commandes d’ordinateurs ont clairement baissé. »

De son côté, Xiao Hua, dont le mari travaille également chez Hua Wei, se considère comme faisant partie du haut de la classe moyenne : « À deux, nous gagnons plus de 200 000 yuans par an (20 000 €, un excellent salaire annuel) et Pékin soutiendra les emplois dans les sociétés comme Hua Wei. Mais je sais que, dans les usines de Dongguan et d’ailleurs dans le Guangdong, la pression sociale va devenir plus difficile à gérer car les ouvriers protestent de plus en plus ouvertement des licenciements et des non-paiements de salaires. »

Shenzhen, première zone industrielle du pays au début des années 1980, a progressivement délocalisé toutes ses usines vers Dongguan pour devenir un centre financier qui ne ressent pas la crise de la même façon que dans le reste du Guangdong. Dans sa sagesse, le patron Gen Zhen, lettré converti aux bouteilles de shampooing, rappelle aux Occidentaux qu’il ne faut pas oublier deux choses en Chine : « Notre pays a une très très longue histoire et aussi une énorme population… », sorte d’allégorie pour expliquer que son pays a déjà connu « de graves crises qui ont coûté cher dans son histoire et que la masse de la population et la demande intérieure très forte vont pouvoir sauver le pays du marasme que connaissent les États-Unis ».

Dorian MALOVIC, à DONGGUAN

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