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Du stalinisme au révisionnisme

samedi 3 janvier 2015, par Robert Paris

Du stalinisme au révisionnisme de Kostas Papaioannou

« La France est-elle une monarchie à l’anglaise ou un gouvernement à la turque ? », se demandait en 1750 le marquis d’Argenson. Cette question, maint délégué du Vingtième Congrès a dû se la poser en écoutant le terrible réquisitoire de Krouchtchev contre le chef disparu.

Quant à nous, nous songeons au mot prophétique écrit par Trotski peu avant sa mort : « Une explication historique n’est pas une justification. Néron, lui aussi, fut un produit de son temps. Néanmoins, après qu’il eut disparu, ses statues furent brisées et son nom partout effacé. La vengeance de l’histoire est plus terrible que celle du secrétaire général le plus puissant. J’ose penser que c’est consolant. »

Sans la moindre vélléité d’ « explication historique », encore moins de justification morale, Nikita Krouchtchev montra, dans la nuit du 24 au 25 février 1956, que la vengeance du nouveau secrétaire général sur l’ancien pouvait être plus terrible encore que celle de l’histoire. Le grand homme devenait subitement le bouc émissaire. Déjà, peu avant sa mort, la conspiration du silence s’était faite autour de ses œuvres jusqu’alors qualifiées d’ « immenses », et les autorités compétentes insistaient sur « la nécessité de bannir de la propagande la présentation erronnée et antimarxiste du rôle de l’individu dans l’histoire, qui se traduit par la théorie idéaliste du culte de la personnalité ». Mais quelle devait être la nouvelle interprétation, non erronnée, non antimarxiste, du rôle de Staline dans l’histoire du marxisme ,

Il était désormais impossible de cacher le lien de cause à effet qui existe entre l’enthousiasme de commande devant l’œuvre « théorique » de Staline et la déchéance de la pensée marxiste. Ainsi Lukacs a pu dénoncer publiquement un « système qui voulait fabriquer des philosophes à la chaîne, sans science, sans culture ». Cet ancien pourfendeur de l’ « obscurantisme bourgeois » constatait maintenant avec amertume que « à l’heure où nous sommes, il n’existe pas de logique marxiste, pas de pédagogie, pas d’esthétique, pas d’éthique marxistes, et cela en dépit du fait que le prolétariat s’est emparé du pouvoir dans plusieurs pays, jetant ainsi les bases objectives du développement du marxisme scientifique ». On sait que Jdanov avait autrefois formulé les mêmes reproches, mais cette fois ce qui était mis en cause ce n’était pas le « cosmopolitisme » ni l’ « objectivisme », mais le « dogmatisme », lequel, disait Lukacs, « a non seulement laissé inexploitées toutes les nouvelles possibilités, mais encore a rejeté le marxisme, étouffé toutes les tentatives qui auraient pu conduire à son enrichissement »

La « science fabuleuse » au nom de laquelle le Parti promu au rang de pédagogue suprême, avait rejeté la relativité einsteinienne, la théorie du quanta, la psychanalyse, la sociologie wébérienne, l’économie keynésienne, la peinture impressionniste ou la musique dodécaphonique, n’était qu’une fantasmagorie destinée à donner une auréole idéologique au « culte de la personnalité ». Mais on ne se limita à la seule dénonciation de la « superstructure idéologique » du stalinisme. Au lendemain du Vingtième Congrès, on en vint à attribuer à ce dernier la plupart des « violations de la légalité socialiste ». C’est, en somme, de la « présentation erronée et antimarxiste du rôle de la personnalité » que découleraient non seulement la pétrification de la doctrine et l’étouffement de la démocratie à l’intérieur du Parti, mais aussi l’introduction de « normes infernales » dans les usines et même la déportation en 1944-1945 de la population entière de différentes « républiques soviétiques », « y compris, selon Krouchtchev, les femmes, les enfants, les vieillards, avec tous les membres du Parti et du Komsomol, sans exception. »

Telle fut la nouvelle « présentation » authentiquement « marxiste » du rôle de la personnalité dans l’histoire. On croyait jusqu’alors que le marxisme expliquait l’action des individus ou les aberrations des idéologies par les forces impersonnelles, « matérielles », qui meuvent le développement économique et la lutte des classes. En lieu et place, le marxisme devenu orthodoxe a d’abord offert une vision édénique de l’édification du socialisme dans un seul pays et par un seul homme ; ensuite, une version démoniaque du mythe du roi thaumaturge.

La surprenante facilité avec laquelle le « culte » de Staline fut transformé en abjection révélait toutefois le néant sur lequel l’immense édifice avait été bâti. En fait, avec la tyrannie de Staline, c’était la mystique de l’ « avant-garde » qui venait de disparaître.

Lénine avait été le premier à s’alarmer de l’arrogance de cette prétendue avant-garde dont il dénonçait vertement la « vantardise communiste » et les « mensonges communistes ». Il avait même enrichi la langue d’un vocable nouveau : « com-vantardise », qui fit fortune. L’hybris que désigne ce mot bizarre, rien ne le révèle mieux que le discours prononcé par Staline aux funérailles de Lénine : « Nous autres communistes, sommes des gens d’une contexture particulière. Nous sommes taillés dans une étoffe spéciale. Il n’y a rien de plus haut que le titre de membre du Parti. Il n’est pas donné à tout le monde d’être membre d’un tel parti… »

Peu de ces surhommes survcurent aux épurations que déclencha l’auteur du panygérique, qui d’ailleurs s’acharna avec une remarquable persévérance à démontrer qu’effectivement ils étaient tous taillés dans une étoffe tout à fait « spéciale ». Célébrant l’extermination de la vieille garde du bolchevisme, Staline démontra, treize ans plus tard, qu’il ne s’agissait que d’ « une poignée d’espions, assassins et saboteurs rampant devant l’étranger, servilement aplatis devant le moindre fonctionnaire étranger (sic) et prêts à lui servir d’espions. » Il a fallu que Krouchtchev appliquât le même procédé à son prédécesseur pour que les surhommes qui, dans le monde entier, se croyaient « taillés dans une étoffe spéciale », abandonnent leurs chimères et mettent une sourdine à leurs prétentions à l’infaillibilité. « Réapprendre » : ce fut le mot qui fusait de toutes parts pendant cette courte période. « Il faut réapprendre la pleine indépendance du jugement et du caractère » dira Togliatti… »

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