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La philosophie scientifique du physicien Mach et celle de Lénine

mercredi 22 mars 2023, par Robert Paris

Lénine et Mach

Les sensations et les complexes de sensations

Les principes de base de la théorie de Mach et d’Avenarius ont été exposés avec franchise, simplicité et clarté dans les premières œuvres philosophiques de ces auteurs. Nous en abordons l’examen dès maintenant, remettant à plus tard l’analyse des corrections et retouches qu’ils firent par la suite.

« La science, écrivait Mach en 1872, ne peut avoir pour mission que : 1. Rechercher les lois des rapports entre les représentations (psychologie). 2. Découvrir les lois des rapports entre les sensations (physique). 3. Expliquer les lois des liaisons entre les sensations et les représentations (psychophysique) [1]. » Voilà qui est parfaitement clair.

La physique a pour objet les liaisons entre les sensations, non entre les choses ou les corps dont nos sensations sont l’image. Mach reprend la même idée, en 1893, dans sa Méca­nique : « Les sensations ne sont pas des symboles des choses ». La « chose » est au contraire un symbole mental pour un complexe de sensations d’une stabilité relative. Ce ne sont pas les choses (les corps), mais bien les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d’ha­bitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde [2] ».

Nous reparlerons plus loin de ce petit mot « éléments », fruit de douze années de « méditations ». Retenons seulement pour l’instant que Mach reconnaît ici, explicitement, que les choses ou les corps sont des complexes de sensations, qu’il oppose très nettement son point de vue philosophique à la théorie contraire selon laquelle les sensations sont des « symboles » des choses (il serait plus exact de dire : des images ou des reflets des choses). Cette dernière théorie constitue le matérialisme philosophique. Ainsi, le matérialiste Friedrich Engels, collaborateur bien connu de Marx et fondateur du marxisme, parle constamment et sans exception dans ses œuvres des choses et de leurs reproductions ou reflets dans la pensée (Gedanken‑Abbilder), ces images mentales n’ayant, cela va de soi, d’autre origine que les sensations. Il semblerait que cette conception fondamentale de la « philosophie marxiste » dût être connue de tous ceux qui en parlent et, à plus forte raison, de ceux qui s’en réclament dans des publications. Mais, en raison de l’extrême confusion créée par nos disciples de Mach, force nous est de répéter des truismes. Prenons la section I de l’Anti‑Dühring et lisons ce qui suit : « ...les choses et leurs reflets dans la pensée ... » [3] ; ou encore la première section de la partie « Philosophie » : « Mais où la pensée prend‑elle ces principes [il s’agit des premiers principes de toute connaissance] ? En elle‑même ? Non... des formes de l’Etre... la pensée ne peut jamais tirer et dériver ces formes d’elle‑même, mais, précisément, du monde extérieur seul... les principes ne sont pas le point de départ de la recherche [comme le veut Dühring qui voudrait être un matérialiste, mais n’arrive pas à appliquer le matérialisme avec esprit de suite], mais son résultat final ; ils ne sont pas appliqués à la nature et à l’histoire des hommes, mais abstraits de celles‑ci ; ce ne sont pas la nature et l’empire de l’homme qui se conforment aux principes, mais les principes ne sont exacts que dans la mesure où ils sont conformes à la nature et à l’histoire. Telle est la seule conception matérialiste de la question, et celle que lui oppose M. Dühring est idéaliste, elle met la chose entièrement sur la tête et construit le monde réel en partant de l’idée » (ibid., p. 21). Et cette « seule conception matérialiste, Engels l’applique, répétons‑le, partout et sans exception, dénonçant sans merci chez Dühring le moindre petit écart du matérialisme à l’idéalisme. Tout lecteur un peu attentif de l’Anti‑Dühring et de Ludwig Feuerbach trouvera des dizaines de passages où Engels parle des choses et de leurs reproductions dans le cerveau de l’homme, dans la conscience, dans la pensée, etc. Engels ne dit pas que les sensations ou les représentations soient des « symboles » des choses, car le matérialisme conséquent doit substituer ici les « images », les reproductions ou les reflets aux « symboles », comme nous le montrerons en détail en son lieu et place. Or, il ne s’agit pas pour l’instant de telle ou telle définition du matérialisme, mais de l’antinomie entre matérialisme et idéalisme, de la différence entre les deux lignes fondamentales de la philosophie. Faut‑il aller des choses à la sensation et à la pensée ? Ou bien de la pensée et de la sensation aux choses ? Engels s’en tient à la première ligne, celle du matérialisme. Mach s’en tient à la seconde, celle de l’idéalisme. Aucun subterfuge, aucun sophisme (dont nous retrouverons encore une multitude infinie) ne voileront ce fait indiscutable et bien clair que la doctrine d’Ernst Mach, suivant laquelle les choses sont des complexes de sensations, n’est qu’idéalisme subjectif, que rabâchage de la théorie de Berkeley. Si, d’après Mach, les corps sont des « complexes de sensations », ou, comme disait Berkeley, des « combinaisons" de sensations », il s’ensuit nécessairement que le monde entier n’est que représentation. Partant de ce principe, on ne peut admettre l’existence des autres hommes, mais seulement de soi‑même : pur solipsisme. Mach, Avenarius, Petzoldt et Cie ont beau le réfuter, ils ne peuvent en réalité se défaire du solipsisme sans recourir à de criantes absurdités logiques. Pour mieux faire ressortir cet élément fondamental de la philosophie de Mach, citons encore quelques passages des œuvres de cet auteur. En voici un spécimen tiré de Analyse der Empfindungen (Analyse des sensations, traduction russe de Kotliar, édition Skirmount, Moscou, 1907) :

« Nous avons devant nous un corps pointu S. Quand nous touchons la pointe, la mettant en contact avec notre corps, nous ressentons une piqûre. Nous pouvons voir la pointe sans éprouver de piqûre. Mais quand nous éprouvons la piqûre, nous trouvons la pointe. Ainsi, la pointe visible est I’élément constant, et la piqûre un facteur accidentel qui peut, suivant les circonstances, être ou ne pas être lié à l’élément constant. La fréquence de phénomènes analogues habitue enfin à considérer toutes les propriétés des corps comme des « actions » émanant de ces éléments constants et atteignant notre Moi par l’intermédiaire de notre corps, « actions » que nous appelons « sensations » ... » (p. 20).

Autrement dit : les hommes « s’habituent » à se placer au point de vue du matérialisme, à voir dans les sensations les résultats de l’action des corps, des choses, de la nature sur nos organes des sens. Cette « habitude néfaste pour les idéalistes en philosophie (adoptée par l’humanité entière et par toutes les sciences de la nature !) déplaît fort à Mach, et le voilà qui entreprend de la détruire :

« ... Mais, par là même, ces éléments perdent tout leur contenu sensible et deviennent de purs symboles abstraits ... »

Vieux refrain, très honorable Professeur ! Répétition textuelle des dires de Berkeley, selon lequel la matière est un pur symbole abstrait. Mais c’est plutôt Ernst Mach qui, à la vérité, se promène dans l’abstraction pure, car s’il ne reconnaît pas que la réalité objective existant indépendamment de nous est tout simplement notre « contenu sensible », il ne lui reste que le Moi « purement abstrait », le Moi avec une majuscule et en italique, « le clavecin en délire imaginant qu’il est seul au monde ». Si le « contenu sensible » de nos sensations n’est pas le monde extérieur, c’est donc que rien n’existe hors ce Moi tout nu, qui s’abandonne à de vaines élucubrations « philosophiques ». Métier absurde et stérile !

« ... Il est vrai alors que le monde n’est fait que de nos sensations. Mais nous ne connaissons en ce cas que nos sensations, et l’hypothèse de l’existence des éléments constants, ainsi que leur interaction qui n’engendre que des sensations, devient tout à fait oiseuse et superflue. Ce point de vue ne peut convenir qu’à un réalisme flottant ou à un criticisme flottant ».

Nous avons reproduit intégralement le paragraphe 6 de « remarques antimétaphysiques » de Mach. Ce n’est d’un bout à l’autre qu’un plagiat de Berkeley. Pas un jugement, pas une lueur de pensée, si ce n’est que « nous ne percevons que nos sensations ». De là, une seule conclusion : « le monde n’est fait que de mes sensations ». Mach n’a pas le droit de mettre, comme il le fait, « nos » au lieu de « mes ». Déjà ce seul mot révèle chez Mach ces mêmes « flottements » qu’il reproche aux autres. Car si l’« hypothèse » du monde extérieur est « oiseuse », celle de l’aiguille existant indépendamment de moi et d’une interaction entre mon corps et la pointe de l’aiguille, si toute cette hypothèse est vraiment « oiseuse et superflue », il est, au premier chef, oiseux et superflu de « faire l’hypothèse » de l’existence des autres hommes. Moi seul j’existe, tandis que tous les autres hommes ainsi que le monde extérieur tout entier tombent dans la catégorie des « éléments constants » oiseux. A ce point de vue, il n’est pas permis de parler de « nos » sensations, et du moment que Mach en parle, c’est que ses flottements sont flagrants. Ce qui prouve simplement que sa philosophie se réduit à une phraséologie oiseuse et vaine, à laquelle l’auteur lui-même ne croit pas.

Voici chez Mach un exemple frappant de flottement et d’équivoque. Nous lisons au paragraphe 6 du chapitre XI de l’Analyse des sensations : « Si je pouvais ou si quelqu’un pouvait, à l’aide de divers procédés physiques et chimiques, observer mon cerveau au moment où j’éprouve une sensation, il serait possible de déterminer à quels processus s’effectuant dans l’organisme sont liées telles ou telles sensations ... » (p. 197).

Très bien ! Ainsi nos sensations sont liées à des processus déterminés s’effectuant dans notre organisme en général et dans notre cerveau en particulier ? Oui, Mach forme très nettement cette « hypothèse », ‑ il serait plutôt difficile de ne pas la former au point de vue des sciences de la nature. Mais, permettez, c’est cette même « hypothèse » de ces mêmes « éléments constants et de leur interaction » que notre philosophe a proclamée oiseuse et superflue ! Les choses, nous dit‑on, sont des complexes de sensations ; aller au‑delà, nous assure Mach, ‑ considérer les sensations comme des produits de l’action des choses sur nos organes des sens, c’est de la métaphysique, une hypothèse oiseuse, superflue, etc., à la Berkeley. Or le cerveau est une chose. Il n’est donc, lui aussi, qu’un complexe de sensations. Il s’ensuit qu’à l’aide d’un complexe de sensations, moi (car le moi n’est lui aussi qu’un complexe de sensations), je perçois des complexes de sensations. Charmante philosophie ! On commence par décréter que les sensations sont les « vrais éléments du monde, et on construit sur cette base un berkeleyisme « original » ; puis on introduit sournoisement des vues opposées, d’après lesquelles les sensations sont liées à des processus déterminés s’effectuant dans l’organisme. Mais ces « processus » » ne sont‑ils pas liés à l’échange de matières entre l’« organisme » et le monde extérieur ? Cet échange de matières pourrait‑il avoir lieu si les sensations de l’organisme en question ne lui donnaient pas une idée objectivement exacte de ce monde extérieur ?

Mach ne se pose pas de questions aussi embarrassantes : il réunit mécaniquement des fragments de la doctrine de Berkeley et des conceptions tirées des sciences de la nature, qui s’inspirent spontanément de la théorie matérialiste de la connaissance... « On se pose parfois cette question, écrit‑il au même endroit : la « matière » (inorganique) n’a‑t‑elle pas, elle aussi, la faculté de sentir ... » Ainsi, la question de la sensibilité de la matière organique ne se pose même pas ? Les sensations ne sont donc pas primordiales, elles ne représentent qu’une des propriétés de la matière ? Mach saute ici par‑dessus toutes les absurdités du berkeleyisme ! ... « Cette question, dit‑il, est tout à fait naturelle si l’on part des notions physiques habituelles, généralement répandues, d’après lesquelles la matière est la donnée réelle, immédiate et certaine, servant de base à tout, tant à l’organique qu’à l’inorganique ... » Retenons bien cet aveu vraiment précieux de Mach que, d’après les notions physiques habituelles et généralement répandues, la matière est considérée comme la réalité immédiate, dont une variété seule (la matière organique) est douée de la faculté nettement exprimée de sentir... « Car s’il en est ainsi, poursuit Mach, la sensation doit apparaître à l’improviste à partir d’un certain degré de complication de la matière ou doit exister, pour ainsi dire, dans les fondements mêmes de l’édifice. Cette question, selon nous, est erronée quant au fond. Pour nous, la matière n’est pas la donnée première. Cette donnée première est plutôt représentée par les éléments (qu’on appelle sensations dans un certain sens bien déterminé) ... »

Les sensations sont donc les données premières, bien qu’elles ne soient « liées » qu’à des processus déterminés dans la matière organique ! Et, en énonçant cette énormité, Mach semble reprocher au matérialisme (à la « notion physique habituelle, généralement répandue »), de ne pas trancher la question de l’« origine » des sensations. Bel exemple des « réfutations » du matérialisme par les fidéistes et leurs caudataires. Quel autre point de vue philosophique « tranche » un problème pour la solution duquel on n’a pas encore réuni suffisamment de données ? Mach lui‑même ne dit‑il pas, dans le même paragraphe : « tant que ce problème (savoir « jusqu’où les sensations sont répandues dans le monde organique) ne sera résolu dans aucun cas spécial, il sera impossible de répondre à cette question » ?

La différence entre le matérialisme et la « doctrine de Mach » se réduit, par conséquent, en ce qui concerne cette question, à ce qui suit : le matérialisme, en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première, et la conscience, la pensée, la sensation comme la donnée seconde, car la sensation n’est liée, dans sa forme la plus nette, qu’à des formes supérieures de la matière (la matière organique), et l’on ne peut que supposer « dans les fondements de l’édifice même de la matière l’existence d’une propriété analogue à la sensation. Telle est, par exemple, l’hypothèse du célèbre savant allemand Ernst Haeckel, du biologiste anglais Lloyd Morgan et de bien d’autres, sans parler de l’intuition de Diderot que nous avons citée plus haut. La doctrine de Mach se place à un point de vue opposé, idéaliste, et conduit d’emblée à une absurdité, car, premièrement, la sensation y est considérée comme donnée première, bien qu’elle ne soit liée qu’à des processus déterminés s’effectuant au sein d’une matière organisée de façon déterminée ; en second lieu, son principe fondamental selon lequel les choses sont des complexes de sensations se trouve infirmé par l’hypothèse de l’existence d’autres êtres vivants et, en général, de « complexes » autres que le grand Moi donné.

Le petit mot « élément », que nombre de gens naïfs prennent (comme on le verra) pour une trouvaille, ne fait en réalité qu’embrouiller la question par un terme qui ne veut rien dire et crée un faux semblant de solution ou de progrès. Faux semblant, car en fait il reste encore à étudier et à étudier comment la matière qui n’est prétendument douée d’aucune sensibilité se lie à une autre matière, composée des mêmes atomes (ou électrons) et pourvue en même temps de la faculté très nette de sentir. Le matérialisme pose clairement cette question encore irrésolue, incitant par là même à sa solution et à de nouvelles recherches expérimentales. La doctrine de Mach, variété d’un idéalisme confus, obscurcit la question et en dévie l’étude du droit chemin au moyen d’un subterfuge verbal vide de sens : « élément ».

Voici un passage de l’écrit philosophique de Mach, son dernier ouvrage, récapitulatif et final, qui montre tout ce qu’il y a de faux dans ce subterfuge idéaliste. Nous lisons dans Connaissance et erreur : « Alors qu’il n’y a aucune difficulté à construire (aufzubauen) tout élément physique avec des sensations, c’est‑à‑dire avec des éléments psychiques, il est absolument impossible de se figurer (ist keine Möglichkeit abzusehen) la possibilité de se représenter (darstellen) un état psychique à l’aide des éléments, c’est‑à‑dire à l’aide de masses et de mouvements, en usage dans la physique moderne (en prenant ces éléments dans leur rigidité ‑ Starrheit, ‑ état qui n’est propre qu’à cette science spéciale) [4]. »

Engels parle souvent, avec toute la précision voulue, des conceptions rigides d’un grand nombre de savants contemporains versés dans les sciences de la nature, de leurs vues métaphysiques (au sens marxiste du mot, c’est‑à‑dire de leurs vues antidialectiques). Nous verrons plus loin que c’est justement sur ce point que Mach perd le nord, faute de comprendre ou de connaître les rapports entre relativisme et dialectique. Mais il n’est pas question de cela pour le moment. L’important pour nous, c’est de noter ici avec quel relief s’affirme l’idéalisme de Mach, en dépit d’une terminologie confuse que l’on prétend neuve. Il n ’y a, paraît‑il, aucune difficulté à construire tout élément physique avec des sensations, c’est‑à‑dire avec des éléments psychiques ! Évidemment ! De telles constructions sont certainement faciles, parce qu’elles sont purement verbales, creuse servant parce qu’elles ne sont que de la scolastique à introduire en fraude le fidéisme. Rien d’étonnant après cela que Mach dédie ses œuvres aux immanentistes, et ceux‑ci, partisans de l’idéalisme philosophique le plus réactionnaire, se jettent à son cou. Le « positivisme moderne » d’Ernst Mach n’a en somme que près de deux siècles de retard : Berkeley a suffisamment démontré en son temps qu’« avec des sensations, c’est‑à‑dire avec des éléments psychiques », on ne peut « construire » rien d’autre que le solipsisme. Quant au matérialisme, auquel Mach oppose ici encore ses conceptions, sans nommer tout franc et tout net l’« ennemi », l’exemple de Diderot nous a montré quelle était la véritable façon de voir des matérialistes. Elle ne consiste pas à dégager la sensation du mouvement de la matière ou à l’y ramener, mais à considérer la sensation comme une des propriétés de la matière en mouvement. Sur ce point, Engels partageait le point de vue de Diderot. Il se séparait des matérialistes « vulgaires » tels que Vogt, Büchner et Moleschott, pour la raison, entre autres, qu’ils inclinaient à penser que le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile. Mais Mach, qui oppose sans cesse ses conceptions au matérialisme, ignore, bien entendu, tous les grands matérialistes, Diderot aussi bien que Feuerbach, Marx et Engels, exactement comme le font tous les professeurs officiels de la philosophie officielle.

Pour caractériser les vues premières et fondamentales d’Avenarius prenons son premier ouvrage philosophique personnel paru en 1876 : La Philosophie, conception du monde d’après le principe du moindre effort. Prolégomènes à la Critique de l’expérience pure. Bogdanov dit dans son Empiriomonisme (livre I, 2° édition, 1905, p. 9, en note) : « l’idéalisme philosophique a servi de point de départ au développement des conceptions de Mach, tandis que pour Avenarius, ce qui le caractérise dès le début, c’est une tendance réaliste. » Bogdanov dit cela, parce qu’il a cru Mach sur parole (voir l’Analyse des sensations, traduction russe, page 288). Mais bien à tort, et son assertion est diamétralement opposée à la vérité. L’idéalisme d’Avenarius ressort, au contraire, avec tant de relief dans l’ouvrage cité de 1876 qu’Avenarius lui-même a dû en convenir en 1891. Il écrit dans sa préface à la Conception humaine du monde : « Le lecteur de mon premier travail systématique : La Philosophie, etc., pensera aussitôt que je vais essayer de traiter des problèmes que comporte la Critique de l’expérience pure en partant avant tout du point de vue idéaliste » (Der menschliche Weltbegriff, 1891, Vorwort, p. IX), mais la « stérilité de l’idéalisme philosophique » m’a fait « douter que ma première voie fût la bonne » (p. X). Ce point de départ idéaliste d’Avenarius est généralement admis dans la littérature philosophique ; j’en appelle à Cauwelaert, auteur français, qui qualifie le point de vue d’Avenarius, tel qu’il est exposé dans les Prolégomènes, d’« idéalisme moniste » [5] ; parmi les auteurs allemands, j’en appelle à l’élève d’Avenarius, Rudolf Willy, qui dit que, « dans sa jeunesse et surtout dans son premier écrit de 1876, Avenarius fut entièrement sous le charme (ganz im Banne) de ce qu’on appelle l’idéalisme gnoséologique » [6].

Il serait du reste ridicule de nier l’idéalisme des Prolégomènes dans lesquels Avenarius dit lui‑même explicitement que « seule la sensation peut être conçue comme existante » (pp. 10 et 65 de la seconde édition allemande ; c’est nous qui soulignons). C’est ainsi qu’Avenarius expose lui‑même le contenu du § 16 de son ouvrage. Voici ce paragraphe en entier : « Nous avons reconnu que l’être (das Sciende) est une substance douée de sensibilité ; la substance enlevée... [concevoir comme inexistants la « substance » et le monde extérieur est, voyez‑vous, « plus économique et demande « moins d’effort » !] ... reste la sensation : l’être sera dès lors conçu comme une sensation dépourvue de tout substratum étranger à la sensation » (nichts Empfindungsloses).

Ainsi, la sensation existe sans la « substance », c’est‑à‑dire que la pensée existe sans le cerveau ! Existe‑t‑il vraiment des philosophes capables de défendre cette philosophie sans cervelle ? Il en existe. Le professeur Richard Avenarius est du nombre. Force nous est de nous arrêter un peu à cette défense, si difficile qu’il soit à un homme sain d’esprit de la prendre au sérieux. Voici le raisonnement d’Avenarius aux § § 89‑90 du même ouvrage :

« ... La thèse selon laquelle le mouvement engendre la sensation ne repose que sur une expérience apparente. Cette expérience, dont certains actes constituent la perception, consisterait à susciter la sensation dans une substance déterminée (cerveau) grâce à un mouvement (excitation) transmis à cette dernière et avec le concours d’autres conditions matérielles (du sang par exemple). Or, outre que ce fait n’a jamais été observé de façon directe (selbst) pour que cette expérience hypothétique fût dans tous ses détails une expérience véritable, il faudrait tout au moins avoir la preuve empirique que la sensation prétendument suscitée dans une substance déterminée par le mouvement transmis n’y existait pas auparavant sous une forme quelconque ; de sorte que l’apparition de la sensation ne pourrait être expliquée que par un acte de création dû au mouvement transmis. Ainsi donc, seule la preuve qu’il n’y avait auparavant aucune sensation, si minime fût‑elle, là où la sensation apparaît maintenant, seule cette preuve pourrait établir un fait qui, marquant un certain acte de création, serait un contradiction avec toutes les autres expériences et transformerait foncièrement tout le reste de notre conception de la nature (Naturanschauung). Mais aucune expérience ne fournit ni ne peut fournir cette preuve. Au contraire, l’état d’une substance absolument dépourvue de sensation acquérant par la suite cette propriété n’est qu’une hypothèse. Et cette hypothèse complique et obscurcit notre connaissance au lieu de la simplifier et de la clarifier.

« Si la prétendue expérience d’après laquelle le mouvement transmis fait naître la sensation dans une substance qui, dès ce moment, commence à sentir s’est révélée à un examen plus attentif n’être qu’une apparence, elle contient par ailleurs, pourrait‑on dire, assez de données pour pouvoir constater l’origine, tout au moins relative, de la sensation dans le mouvement, à savoir : constater que la sensation existante, mais latente ou infime ou pour d’autres raisons inaccessible à notre conscience, est libérée ou accrue, ou élevée à la conscience par l’action du mouvement transmis. Mais ce mince vestige du contenu de l’expérience n’est, lui aussi, qu’apparence. Si, par une observation idéale, nous analysons un mouvement qui, émanant d’une, substance en mouvement A et transmis par divers centres intermédiaires, atteint la substance B, douée de sensibilité, nous établirons tout au plus que la sensibilité de la substance B se développe ou s’accroît au fur et à mesure que le mouvement est communiqué à cette dernière, mais nous n’établirons pas que c’est là une conséquence du mouvement ... »

Nous citons à dessein, entièrement, cette réfutation du matérialisme par Avenarius, afin que le lecteur puisse voir vraiment de quels piètres sophismes se sert la philosophie empiriocriticiste « moderne ». Confrontons le raisonnement de l’idéaliste Avenarius et le raisonnement matérialiste de… Bogdanov, ne serait‑ce que pour le punir d’avoir trahi le matérialisme !

En des temps très reculés ‑ il y a bien neuf ans de cela quand Bogdanov, alors à demi rallié au « matérialisme des sciences de la nature » (c’est‑à‑dire partisan de la théorie matérialiste de la connaissance, adoptée d’instinct par l’immense majorité des savants contemporains), quand Bogdanov donc n’était encore qu’à moitié dérouté par le confusionniste Ostwald, il écrivait : « Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, la coutume, en psychologie descriptive, consiste à diviser les faits de conscience en trois groupes : les sensations et les représentations, les sentiments, les impulsions... Le premier groupe comporte les images des phénomènes du monde extérieur ou intérieur, prises en elles‑mêmes par la conscience... Pareille image est appelée « sensation » lorsqu’elle est directement suscitée, au moyen des organes des sens, par un phénomène extérieur correspondant [7]. » Un peu plus loin : « la sensation... surgit dans la conscience à la suite d’une impulsion du milieu extérieur, transmise par les organes des sens » (p. 222). Ou bien encore : « Les sensations forment la base de la vie de la conscience, sa liaison directe avec le monde extérieur » (p. 240). « A chaque moment du processus de la sensation, l’énergie de l’excitation extérieure se transforme en un fait de conscience » (p. 133). En 1905 même, Bogdanov ayant réussi, avec le concours bienveillant d’Ostwald et de Mach, à quitter la conception matérialiste en philosophie pour une conception idéaliste, écrit (par oubli !) dans l’Empiriomonisme : « On sait que l’énergie de l’excitation extérieure, après sa transformation dans l’appareil terminal du nerf en une forme « télégraphique » de courant nerveux, encore peu étudiée, mais étrangère à tout mysticisme, atteint d’abord les neurones disposés dans les centres dits « inférieurs » ‑ ganglionnaires, médullaires, sous‑corticaux, etc. » (livre I, 2° édition, 1905, p. 118).

Pour tout savant que la philosophie professorale n’a pas dérouté, de même que pour tout matérialiste, la sensation est en effet le lien direct de la conscience avec le monde extérieur, la transformation de l’énergie de l’excitation extérieure en un fait de conscience. Cette transformation, chacun l’a observée des millions de fois et continue de l’observer effectivement à tout instant. Le sophisme de la philosophie idéaliste consiste à considérer la sensation non pas comme un lien entre la conscience et le monde extérieur, mais comme une cloison, comme un mur séparant la conscience d’avec le monde extérieur ; non pas comme l’image d’un phénomène extérieur correspondant à la sensation, mais comme la « seule donnée existante. » Avenarius n’a donné qu’une forme légèrement modifiée à ce vieux sophisme éculé de l’évêque Berkeley. Ne connaissant pas encore toutes les conditions des liaisons que nous observons constamment, entre la sensation et la matière organisée de façon déterminée, nous n’admettrons que l’existence de la sensation : voilà à quoi se ramène le sophisme d’Avenarius.

Mentionnons brièvement, pour achever de caractériser les principes idéalistes fondamentaux de l’empiriocriticisme, les représentants anglais et français de cette tendance philosophique. En ce qui concerne l’Anglais Karl Pearson, Mach déclare tout net « souscrire sur tous les points essentiels à ses conceptions gnoséologiques (erkenntniskritischen) » (Mécanique, édit. citée, p. IX). K. Pearson s’affirme à son tour d’accord avec Mach [8]. Pour Pearson, les « choses réelles » sont des « impressions des sens » (sense impressions). Reconnaître l’existence des choses au‑delà des impressions des sens n’est, pour Pearson, que métaphysique. Pearson combat de la façon la plus décidée le matérialisme (sans connaître ni Feuerbach, ni Marx et Engels) ; ses arguments ne diffèrent pas de ceux qui ont été analysés plus haut. Avec cela, Pearson est si loin de vouloir simuler le matérialisme (ce qui est la spécialité des disciples russes de Mach), et tellement... imprudent que, sans imaginer de « nouvelles » appellations pour sa philosophie, il donne tout bonnement à ses propres conceptions, aussi bien qu’à celles de Mach, le nom d’« idéalistes » (ouvrage cité, p. 326) ! La généalogie de Pearson remonte en ligne droite à Berkeley et à Hume. La philosophie de Pearson, nous le verrons plus d’une fois dans la suite, se distingue de celle de Mach par une cohérence bien plus grande et bien plus profonde.

Mach a soin d’exprimer spécialement sa solidarité avec les physiciens français P. Duhem et Henri Poincaré [9]. Dans le chapitre consacré à la nouvelle physique, nous traiterons des conceptions philosophiques de ces écrivains, conceptions sin­gulièrement confuses et inconséquentes. Il suffira de retenir ici que pour Poincaré les choses sont des « séries de sensa­tions [10] » et que Duhem [11] émet incidemment une opinion analogue.

Voyons maintenant de quelle manière Mach et Avenarius, convenant du caractère idéaliste de leurs premières conceptions les ont corrigées dans leurs œuvres ultérieures.

Notes

[1] E. Mach : Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit. Vortrag gehalten in der K. Bohm. Gesellschaft der Wissenschaften am 15. Nov. 1871, Prag, 1872, pp. 57‑58.

[2] E. Mach : Die Mechanik in ihrer Entwicklung historisch‑kritisch dargestellt. 3. Auflage, Leipzig, 1897, p. 473.

[3] F. Engels : Herrn Eugen Dübrings Umwälzung der Wissenschaft, 5. Auflage, Stuttg., 1904, p. 6.

[4] E. Mach : Erkenntnis und Irrtum, 2. Auflage, 1906, p. 12, Annierkung.

[5] F. Van Cauwelaert : « L’Empiriocriticisme », dans la Revue néoscolastique, 1907, février, p. 51.
« Revue Néo‑Scolastique », revue théologico‑philosophique, fondée par une société philosophique catholique de Louvain (Belgique) ; parut de 1894 à 1909 sous la direction du cardinal Mercier. (N.R.)

[6] Rudolf Willy : Gegen die Schulweisheit. Eine Kritik der Philosophie, München, 1905, p. 170.

[7] A. Bogdanov : Les Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature, Saint‑Pétersbourg, 1899, p. 216.

[8] Karl Pearson : The Grammar of Science, 2° ed., London, 1900, p. 326.

[9] Analyse des sensations, p. 4. Cf. la préface à Erkenntnis und Irrtum, 2° édit.

[10] Henri Poincaré : La Valeur de la science, Paris, 1905, passim. Il y a une traduction russe.

[11] P. Duhem : La Théorie physique, son objet et sa structure, Paris, cf. pp. 6 et 10.

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1908/09/vil19080900e.htm

Du solipsisme de Mach et d’ Avenarius

Nous avons vu que l’idéalisme subjectif est le point de départ et le principe fondamental de la philosophie empiriocriticiste. Le monde est notre sensation, tel est ce principe fondamental qu’on s’efforce d’estomper, sans pouvoir y rien changer, à l’aide de petits mots tels que l’« élément » et de théories de la « série indépendante », de la « coordination » et de l’« introjection ». Cette philosophie a ceci d’absurde qu’elle aboutit au solipsisme, à ne reconnaître que l’existence de l’individu philosophant. Mais nos disciples russes de Mach assurent le lecteur que « l’accusation d’idéalisme et même de solipsisme » portée contre Mach est le fait, d’un « subjectivisme extrême ». C’est ce que dit Bogdanov dans sa préface à l’Analyse des sensations, p. XI, et c’est ce que répète après lui, sur tous les modes, toute la confrérie machiste.

Force nous est, après avoir examiné les écrans derrière lesquels se cachent, pour se soustraire au solipsisme, Mach et Avenarius, d’ajouter ceci : le « subjectivisme extrême » des assertions est entièrement le fait de Bogdanov et Cie, les écrivains philosophes des plus diverses tendances ayant depuis longtemps découvert, sous ses travestissements, le péché capital de la doctrine de Mach. Bornons‑nous à énumérer les opinions qui démontrent suffisamment le « subjectivisme » de l’ignorance de nos disciples de Mach. Notons aussi que presque tous les philosophes de métier témoignent leur sympathie aux différentes variétés de l’idéalisme : l’idéalisme n’est pas, à leurs yeux, comme pour nous, marxistes, un grief : mais constatant que telle est en réalité la tendance philosophique de Mach, ils opposent à un système idéaliste un autre système, non moins idéaliste, qui leur apparaît plus conséquent.

O. Ewald, dans son livre consacré à l’analyse de la doctrine d’Avenarius : Le créateur de l’empiriocriticisme, se condamne volens nolens au solipsisme (l.c., pp. 61‑62).

Hans Kleinpeter, élève de Mach, qui, dans sa préface à Erkenntnis und Irrtum, souligne particulièrement sa solidarité avec lui : « Mach nous offre justement un exemple de la compatibilité de l’idéalisme gnoséologique avec les exigences des sciences de la nature » (toutes choses sont « compatibles » pour les éclectiques !), « exemple qui montre que ces dernières peuvent très bien avoir le solipsisme pour point de départ, sans s’y arrêter » (Archiv für systematische Philosophie [1], t. VI, 1900, p. 87).

E. Lucka, à propos de l’Analyse des sensations de Mach : abstraction faite des malentendus (Missverständnisse), « Mach se place sur le terrain de l’idéalisme pur ». On ne comprend pas pourquoi Mach se défend d’être un adepte de Berkeley » (Kant‑Studien [2], t. VIII, 1903, pp. 416, 417).

W. Jérusalem, kantien réactionnaire s’il en fut, avec lequel Mach se solidarise dans la même préface (« parenté d’idées plus proche » qu’il ne le croyait auparavant : p. X, Vorwort à Erkenntnis und Irrtum, 1906) : « le phénoménalisme conséquent conduit au solipsisme », aussi faut-il bien emprunter quelque chose à Kant ! (Voir Der kritische Idealismus und die reine Logik, 1905, p. 26).

R. Hönigswald : ... « l’alternative est, pour les immanents et les empiriocriticistes : ou le solipsisme ou la métaphysique à la Fichte, Schelling ou Hegel » (Über die Lehre Humes von der Realität der Aussendinge, 1904, p. 68).

Le physicien anglais Oliver Lodge, dans l’ouvrage où il tance vertement le matérialiste Haeckel, mentionne incidemment comme bien connus les « solipsistes comme Mach et Karl Pearson » (Sir Oliver Lodge : la Vie et la Matière, Paris, 1907, p. 15).

La revue Nature [3], organe des savants anglais, a exprimé sous la plume du géomètre E. T. Dixon une opinion bien définie sur le disciple de Mach, Pearson, opinion qui vaut la peine d’être citée, non pour sa nouveauté, mais parce. que les disciples russes de Mach ont naïvement pris le tissu de confusions de Mach pour la « philosophie des sciences de la nature » (Bogdanov, p. XII et autres de la préface à l’Analyse des sensations).

« Toute l’œuvre de Pearson, écrit Dixon, repose sur la thèse que nous ne pouvons rien connaître directement en dehors de nos impressions des sens (sense impressions) donc, les choses dont nous parlons habituellement comme de choses objectives ou extérieures ne sont que des séries d’impressions des sens. Le professeur Pearson admet pourtant l’existence de consciences autres que la sienne, non seulement de façon tacite en leur adressant son livre, mais encore de façon directe en bien des passages de ce livre. » De l’observation des mouvements des corps des autres hommes, Pearson conclut par analogie à l’existence de la conscience d’autrui, et du moment que la conscience d’autrui existe dans la réalité, il existe également d’autres hommes en dehors de moi ! « Certes, nous ne pourrions réfuter ainsi l’idéaliste conséquent qui affirmerait l’irréalité, l’existence dans sa seule imagination, aussi bien des consciences d’autrui que des objets extérieurs ; mais admettre la réalité des consciences d’autrui, c’est admettre la réalité des moyens grâce auxquels nous concluons à l’existence de ces consciences, c’est‑à‑dire... la réalité de l’aspect extérieur des corps humains. » La seule issue à cette impasse, c’est l’« hypothèse » qu’une réalité objective, extérieure à nous, correspond à nos impressions des sens. Cette hypothèse fournit une explication satisfaisante de nos impressions des sens. « Je ne puis douter sérieusement que le professeur Pearson y croit comme tout le monde. Mais s’il avait à le reconnaître de façon catégorique, il serait obligé de récrire presque toutes les pages de sa Grammaire de la Science [4]. »

La philosophie idéaliste tant admirée de Mach ne suscite, on le voit, que railleries chez les savants réfléchis.

Citons, pour finir, l’appréciation du physicien allemand L. Boltzmann. Les disciples de Mach diront peut‑être, comme l’a déjà dit Fr. Adler, que ce physicien appartient à Ia vieille école. Pourtant il ne s’agit pas maintenant des théories de la physique, mais d’une question capitale de la philosophie. Boltzmann a écrit contre ceux qui se laissent « séduire par les nouveaux dogmes gnoséologiques » : « Le manque de confiance aux représentations que nous ne pouvons que déduire des perceptions directes des sens, a conduit à un extrême diamétralement opposé à l’ancienne foi naïve. On dit : seules des perceptions sensibles nous sont données, et nous n’avons pas le droit de faire un pas de plus. Mais si ces gens‑là étaient conséquents, ils devraient soulever la question qui s’impose ensuite : nos propres perceptions d’hier nous sont‑elles aussi données ? Rien ne nous est immédiatement donné de plus que la perception sensible ou la pensée seule, précisément celle que nous pensons au moment donné. Aussi faudrait‑il, pour être conséquent, nier non seulement l’existence de tous les autres hommes, à l’exception de son propre Moi mais aussi l’existence de toutes les représentations passées [5]. »

Ce physicien a parfaitement raison de traiter le point de vue « phénoménologique » soi‑disant « nouveau » de Mach et Cie comme une vieille absurdité relevant, en philosophie, de l’idéalisme subjectif.

Non, la cécité « subjective » affecte ceux qui « n’ont pas remarqué » le solipsisme, erreur capitale de Mach.

Notes

[1] « Archiv fùr systematische Philosophie », revue Idéaliste qui parut à Berlin de 1895 à 1931 ; seconde section de la revue Archiv fùr Philosophie (voir note 86). P. Natorp fut le premier directeur de la revue. A partir de 1931 elle paraît sous le titre Archiv für systematische Philosophie und Soziologie. (N.R.)

[2] « Kantstudien », revue philosophique allemande idéaliste (« néo‑kantienne ») fondé par H. Vaihinger ; parut de façon intermittente de 1897 à 1944 (Hambourg‑Berlin-Cologne). (N.R.)

[3] « Nature », revue hebdomadaire illustrée des sciences de la nature ; paraît à Londres à partir de 1869. (N.R.)

[4] Nature, 1892, 21 July, p. 269.

[5] Ludwig Boltzmann, Populäre Schriften, Leipzig, 1905, p. 132. Cf. pp. 168, 177, 187, etc.

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1908/09/vil19080900j.htm

Ernst Haeckel et Ernst Mach

Examinons les rapports de la doctrine de Mach, courant philosophique, avec les sciences de la nature. La doctrine de Mach tout entière combat à outrance la « métaphysique » des sciences ‑ nom qu’elle donne au matérialisme des sciences de la nature, c’est‑à‑dire à la conviction spontanée, non consciente, diffuse, philosophiquement inconsciente, qu’a l’immense majorité des savants, de la réalité objective du monde extérieur reflété par notre conscience. Nos disciples de Mach taisent hypocritement ce fait, en estompant ou brouillant les attaches indissolubles du matérialisme spontané des savants et du matérialisme philosophique, connu de longue date en tant que tendance et confirmé des centaines de fois par Marx et Engels.

Voyez Avenarius. Dès son premier ouvrage La philosophie, conception du monde d’après le principe du moindre effort, paru en 1876, il combat la métaphysique des sciences [1], c’est‑à‑dire le matérialisme des sciences de la nature, et cela, comme il l’avouait lui‑même en 1891 (sans, du reste, avoir « rectifié » ses vues !), en se plaçant au point de vue de la théorie idéaliste de la connaissance.

Voyez Mach. Dès 1872, et même avant, jusqu’en 1906, il ne cesse de combattre la métaphysique de la science ; et il a la bonne foi de convenir que « bon nombre de philosophes » (les immanents y compris) le suivent, mais « fort peu de savants » (Analyse des sensations, p. 9). Mach reconnaît de bonne foi, en 1906, que « la plupart des savants s’en tiennent au matérialisme » (Erkenntnis und Irrtum, 2° édition, p. 4).

Voyez Petzoldt. Il déclare en 1900 que « les sciences de la nature sont entièrement (ganz und gar) imprégnées de métaphysique ». « Leur expérience a encore besoin d’être épurée » (Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung, t. I, p. 343). Nous savons qu’Avenarius et Petzoldt « épurent » l’expérience de toute admission de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation. En 1904 Petzoldt déclare que « la conception mécaniste du savant contemporain n’est pas, quant au fond, supérieure à celle des Indiens de l’ancien temps ». « Il est absolument indifférent de penser que le monde repose sur un éléphant légendaire ou de le croire constitué de molécules et d’atomes, si molécules et atomes sont conçus comme réels au point de vue de la gnoséologie, au lieu de n’être que de simples métaphores (bloss bildlich) usuelles » (t. II, p. 176).

Voyez Willy, le seul des disciples de Mach qui soit assez honnête pour rougir de sa parenté avec les immanents. Il déclare lui aussi en 1905... « Les sciences en fin de compte constituent, à de nombreux égards, une autorité dont nous devons nous défaire » (Gegen die Schulweisheit, p. 158).

Tout cela n’est d’un bout à l’autre qu’obscurantisme réactionnaire le plus avéré. Considérer les atomes, les molécules, les électrons, etc., comme des reflets approximativement fidèles, formés dans notre esprit, du mouvement objectivement réel de la matière, c’est croire qu’un éléphant porte sur lui le monde ! On conçoit que les immanents se soient cramponnés des deux mains aux basques de cet obscurantiste grotesquement habillé en positiviste à la mode. Il n’est pas un seul immanent qui ne s’attaque, l’écume aux lèvres, à la « métaphysique » de la science et au « matérialisme » des savants justement parce que ces derniers reconnaissent la réalité objective de la matière (et de ses particules), du, temps, de l’espace, des lois de la nature, etc., etc. Bien avant les nouvelles découvertes de la physique, qui donnèrent naissance à l’« idéalisme physique », Leclair combattit, appuyé à Mach, « le courant matérialiste dominant (Grundzug) de la science contemporaine » (titre du § 6 dans Der Realismus der modernen Naturwissenschaft lm Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, 1879) ; Schubert‑Soldern guerroya contre la métaphysique de la science (titre du chapitre II dans Grundlagen einer Erkenntnistheorie, 1884) ; Rehmke pourfendit le « matérialisme » des sciences de la nature, cette « métaphysique de la rue » (Philosophie und Kantianismus, 1882, p. 17), etc., etc.

Les immanents tiraient à bon droit, de cette conception du « caractère métaphysique » du matérialisme des sciences propre aux disciples de Mach, des conclusions nettement et ouvertement fidéistes. Si les sciences de la nature nous donnent, dans leurs théories, uniquement des métaphores, des symboles, des formes de l’expérience humaine, etc., et non une image de la réalité objective, il est absolument indiscutable que l’humanité est en droit de se créer, dans un autre domaine, des « concepts » non moins « réels » : Dieu, etc.

La philosophie du savant Mach est aux sciences de la nature ce que le baiser du chrétien Judas fut au Christ. Se ralliant, au fond, à I’idéalisme philosophique, Mach livre les sciences au fidéisme. Son reniement du matérialisme des sciences est réactionnaire à tous les points de vue : nous l’avons vu assez nettement en traitant de la lutte des « idéalistes physiques » contre la plupart des savants demeurés sur les positions de la vieille philosophie. Nous le verrous encore plus clairement, en comparant le célèbre savant Ernst HaeckeI au philosophe célèbre (parmi la petite bourgeoisie réactionnaire), Ernst Mach.

La tempête soulevée dans les pays civilisés par les Enigmes de l’Univers de E. Haeckel a fait ressortir avec un singulier relief l’esprit de parti en philosophie, dans la société contemporaine d’une part et, de l’autre, la véritable portée sociale de la lutte du matérialisme contre l’idéalisme et, l’agnosticisme. La diffusion de ce livre par centaines de milliers d’exemplaires, immédiatement, traduit dans toutes les langues et répandu en éditions à bon marché, atteste avec évidence que cet ouvrage « est allé au peuple », et que E. Haeckel a du coup conquis des masses de lecteurs. Ce petit livre populaire est devenu une arme de la lutte de classe. Dans tous les pays du monde, les professeurs de philosophie et de théologie se sont mis de mille manières à réfuter et à pourfendre Haeckel. Le célèbre physicien anglais Lodge a entrepris la défense de Dieu contre Haeckel. M. Chwolson, physicien russe, s’est rendu en Allemagne pour y faire paraître un triste libelle ultra‑réactionnaire contre Haeckel et certifier aux très‑honorés philistins que toutes les sciences de la nature ne professent pas le « réalisme naïf » [2]. Les théologiens partis en guerre contre Haeckel sont légion. Pas d’injures furieuses que les professeurs de la philosophie officielle ne lui aient adressées [3]. Il est réjouissant de voir ‑ peut‑être pour la première fois de leur vie, ‑ chez ces momies desséchées par une scolastique morte, les yeux s’animer et les joues se colorer sous les soufflets que leur a administrés Ernst Haeckel. Les pontifes de la Science pure et de la théorie, semble‑t‑il, la plus abstraite poussent véritablement des clameurs de rage et, dans tout ce rugissement des bonzes de la philosophie, (l’idéaliste Paulsen, l’immanent Rehmke, le kantien Adickes et tant d’autres, dont seul tu connais les noms, Seigneur !), l’oreille discerne ce motif essentiel : contre la « métaphysique » des sciences de la nature, contre le « dogmatisme », contre l’« exagération de la valeur et de la portée des sciences », contre le « matérialisme des sciences ». ‑ Il est matérialiste, haro sur lui ! Haro sur le matérialiste ! Il trompe le public en ne se qualifiant pas expressément de matérialiste. Voilà ce qui provoque surtout des crises d’hystérie chez les très ­honorés professeurs.

Le plus caractéristique dans toute cette tragi‑comédie [4], c’est que Haeckel répudie lui‑même le matérialisme et repousse l’appellation de matérialiste. Bien plus : loin de répudier toute religion, il imagine la sienne propre (quelque chose comme la « foi athéiste » de Boulgakov ou l’« athéisme religieux » de Lounatcharski), et il défend en principe l’union de la religion et de la science ! De quoi s’agit‑il donc ? Quel « fatal malentendu » a déchaîné ce tohu‑bohu ?

C’est que la naïveté philosophique de E. Haeckel, l’absence chez lui de tout but politique, son désir de compter avec le préjugé dominant des philistins contre le matérialisme, ses tendances personnelles à la conciliation et ses propositions concernant la religion, n’ont fait qu’apparaître avec relief le caractère d’ensemble de son livre, l’indestructibilité du matérialisme des sciences de la nature et son incompatibilité avec toute la philosophie et la théologie professorales officielles. Pour sa part, Haeckel ne veut pas rompre avec les philistins ; mais ce qu’il expose avec une conviction aussi naïve qu’inébranlable ne se concilie absolument avec aucune des nuances de l’idéalisme philosophique dominant. Ces nuances ‑ à commencer par les théories réactionnaires les plus grossières d’un Hartmann pour finir par le prétendu dernier mot du positivisme progressiste et avancé de Petzoldt ou par l’empiriocriticisme de Mach, ‑ ont toutes ceci de commun que le matérialisme des sciences de la nature est pour elles de la « métaphysique », que l’admission de la vérité objective des théories et des conclusions des sciences témoigne du plus « naïf réalisme », etc. Et c’est cette doctrine « sacro‑sainte » de toute la philosophie et de la théologie professorales qui est souffletée à chaque page du livre de Haeckel. Le savant qui exprime assurément les opinions, les dispositions d’esprit et les tendances les plus durables, quoique insuffisamment cristallisées, de la plupart des savants de la fin du XIX° et du commencement du XX° siècle, montre d’emblée, avec aisance et simplicité, ce que la philosophie professorale tentait de cacher au public et de se cacher à elle‑même, à savoir : qu’il existe une base de plus en plus large et puissante, contre laquelle viennent se briser les vains efforts des mille et une écoles de l’idéalisme philosophique, du positivisme, du réalisme, de l’empiriocriticisme et de tout autre confusionnisme. Cette base, c’est le matérialisme des sciences de la nature. La conviction des « réalistes naïfs » (c’est‑à‑dire de l’humanité entière) que nos sensations sont des images du monde extérieur objectivement réel, est aussi la conviction sans cesse grandissante, sans cesse affermie, de la masse des savants.

La cause des fondateurs de nouvelles petites écoles philosophiques, la cause des inventeurs d’« ismes » gnoséologiques nouveaux est perdue pour toujours, sans espoir de revanche. Ils auront beau barboter dans leurs petits systèmes pleins d’« originalité », s’évertuer à amuser quelques admirateurs à l’aide de discussions intéressantes sur le point de savoir si c’est l’empiriocriticiste Bobtchinski ou l’empiriomoniste Dobtchinski qui, le premier, a dit « Eh ! », ils pourront même créer une vaste littérature « spéciale » comme l’ont fait les « immanents », peu importe : en dépit de toutes ses oscillations et hésitations, en dépit de toute l’inconscience du matérialisme des savants, en dépit des engouements d’hier pour l’« idéalisme physiologique » à la mode, ou d’aujourd’hui pour l’« idéalisme physique » à la mode, le développement des sciences de la nature rejette loin de lui tous les menus systèmes et toutes les subtilités, faisant encore et encore ressortir au premier plan la « métaphysique » du matérialisme des sciences de la nature.

Ce qui précède peut, être illustré par un exemple tiré de Haeckel. L’auteur confronte dans les Merveilles de la vie les théories de la connaissance moniste et dualiste. Nous citons les passages les plus intéressants de, cette confrontation :
Théorie moniste de la connaissance

Théorie dualiste de la connaissance
…. ….
3. La connaissance est un phénomène physiologique, dont l’organe anatomique est le cerveau. 3. La connaissance n’est pas un phénomène physiologique, mais un processus tout spirituel.
4. La seule partie du cerveau humain où la connaissance a lieu est un territoire limité de l’écorce, le phronéma. 4. La partie du cerveau qui semble fonctionner comme organe de la connaissance, n’est en réalité que l’instrument qui fait apparaître le phénomène intellectuel.
5. Le phronéma est une dynamo très perfectionnée dont les parties composantes sont constituées par des millions de cellules physiques (phronétales).
De même que pour les autres organes du corps, la fonction (spirituelle) de celui‑ci est le résultat final des fonctions des cellules composantes [5]. 5. Le phronéma comme organe de la raison n’est pas autonome, mais n’est à l’aide de ses parties composantes (cellules phronétales) que l’intermédiaire entre l’esprit immatériel et le monde extérieur. La raison humaine est essentiellement différente de l’intelligence des animaux supérieurs et des instincts des animaux inférieurs.

Cet extrait typique des œuvres de Haeckel montre que l’auteur n’entre pas dans le détail des questions philosophiques et ne sait pas opposer l’une à l’autre les théories matérialiste et idéaliste de la connaissance. Il se moque de toutes les subtilités idéalistes, ou plutôt des subtilités philosophiques spéciales, au point de vue de la science, n’admettant même pas l’idée qu’il puisse y avoir une théorie de la connaissance autre que celle du matérialisme des sciences de la nature. Il se moque des philosophes en matérialiste, sans même s’apercevoir qu’il se place au point de vue matérialiste !

On comprendra la rage impuissante des philosophes devant ce matérialisme omnipotent. Nous citons plus haut l’opinion du « vrai Russe » Lopatine. Voici maintenant celle de M. Rudolf Willy, l’« empiriocriticiste » le plus avancé, irréductiblement hostile à l’idéalisme (plaisanterie à part !) : « mélange chaotique de certaines lois scientifiques, telles que la loi de la conservation de l’énergie, etc., et de diverses traditions scolastiques sur la substance et la chose en soi » (Gegen die Schulweisheit, p. 128).

D’où vient la colère du très‑honorable « positiviste moderne » ? Le moyen de ne pas se mettre en colère, quand il a compris d’emblée que toutes les grandes idées de son maître Avenarius ‑ exemples : le cerveau n’est pas l’organe de la pensée, les sensations ne sont pas l’image du monde extérieur, la matière (« substance ») ou la « chose en soi » n’a pas de réalité objective, etc., ‑ne sont, au point de vue de Haeckel, du commencement à la fin, qu’un galimatias idéaliste !? Haeckel ne le dit pas, car il ne s’adonne pas à la philosophie et ne s’occupe pas de l’« empiriocriticisme » comme tel. Mais R. Willy ne peut que constater que les cent mille lecteurs de Haeckel équivalent à cent mille crachats à l’adresse de la philosophie de Mach et d’Avenarius. Et Willy de s’essuyer à l’avance, à la manière de Lopatine. Car le fond des arguments de M. Lopatine et de M. Willy contre tout matérialisme en général et contre le matérialisme des sciences de la nature en particulier, est tout à fait le même. Pour nous, marxistes, la différence entre M. Lopatine et MM. Willy, Petzoldt, Mach et Cie, n’est pas plus grande que la différence entre un théologien protestant et un théologien catholique.

La « guerre » faite à Haeckel a prouvé que ce point de vue qui est le nôtre correspond à la réalité objective, c’est‑à-dire à la nature de classe de la société contemporaine et à ses tendances idéologiques de classe.

Encore un petit exemple. Le disciple de Mach Kleinpeter a traduit de l’anglais en allemand le livre de Carl Snyder : Tableau de l’univers d’après les sciences modernes (Das Weltbild der modernen Naturwissenschaft, Lpz., 1905), ouvrage très répandu en Amérique. Ce livre expose, en un langage clair et simple, les diverses découvertes les plus récentes de la physique et des autres sciences de la nature. Et le disciple de Mach Kleinpeter a dû le pourvoir d’une préface où il fait des réserves et constate notamment l’« insuffisance » de la gnoséologie de Snyder (p. V). Pourquoi ? Parce que Snyder ne doute pas un instant que le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment la « matière pense » (I.c., p. 228). Dans son livre suivant : La machine de l’univers (Lond. and N. Y., 1907, Carl Snyder : The World Machine), parlant de Démocrite d’Abdère, qui vécut vers 460‑360 avant J.‑C. et auquel le livre est dédié, l’auteur dit : « On a souvent nommé Démocrite le père du matérialisme. Cette école philosophique n’est guère aujourd’hui à la mode ; il n’est cependant pas superflu d’observer que tout le progrès moderne de nos idées sur le monde se fonde, en réalité, sur les principes du matérialisme. A dire vrai (practically speaking), les principes du matérialisme sont tout bonnement inéluctables (unescapable) dans les recherches scientifiques » (p. 140).

« On peut certes, si l’on y trouve agrément, rêver avec le bon évêque Berkeley que tout est rêve ici‑bas. Mais quel que soit l’agrément des prestidigitations de l’idéalisme éthéré, il se trouvera peu de gens pour douter, malgré la diversité des opinions sur le problème du monde extérieur, de leur propre existence. Il n’est pas besoin de courir après les feux follets de toute sorte de Moi et de Non‑Moi pour se convaincre qu’en admettant notre propre existence nous ouvrons les six portes de nos sens à diverses apparences. L’hypothèse des masses nébuleuses, la théorie de la lumière en tant que mouvement de l’éther, la théorie des atomes et toutes les autres doctrines semblables, peuvent être déclarées de commodes « hypothèses de travail » ; mais, rappelons‑le, tant que ces doctrines ne sont pas réfutées, elles reposent plus ou moins sur la même base que l’hypothèse suivant laquelle l’être que vous appelez moi, cher lecteur, parcourt en ce moment ces lignes » (pp. 31‑32).

Imaginez‑vous le sort infortuné du disciple de Mach qui voit ses chères et subtiles constructions ramenant les catégories des sciences de la nature à de simples hypothèses de travail, tournées en dérision, comme pur galimatias, par les savants des deux côtés de l’océan ! Faut‑il s’étonner qu’un Rudolf Willy combatte en 1905 Démocrite comme un ennemi vivant, ce qui illustre admirablement l’esprit de parti de la philosophie et révèle encore et encore la véritable attitude de l’auteur dans cette bataille des partis ? « Sans doute, écrit Willy, Démocrite n’a‑t‑il pas la moindre idée que les atomes et l’espace vide ne sont que des concepts fictifs, utiles à titre auxiliaire (blosse Handlangerdienste) et adoptés pour des raisons d’utilité tant qu’ils sont d’un usage commode. Démocrite n’était pas assez libre pour le comprendre ‑, mais nos savants contemporains ne sont pas libres non plus, à quelques exceptions près. La foi du vieux Démocrite est aussi la leur » (l.c., p. 57).

C’est à désespérer ! Il a été démontré tout à fait « d’une manière nouvelle », « empiriocritique », que l’espace et les atomes sont des « hypothèses de travail » ; or, les savants se moquent de ce berkeleyisme et suivent Haeckel ! Nous ne sommes pas du tout des idéalistes, le contraire serait une calomnie, nous ne faisons que travailler (avec les idéalistes) à réfuter la tendance gnoséologique de Démocrite ; nous y travaillons depuis plus de 2000 ans, ‑ en pure perte ! Il ne reste plus à notre leader, Ernst Mach, qu’à dédier son dernier ouvrage, le bilan de sa vie et de sa philosophie, Connaissance et Erreur, à Wilhelm Schuppe, et à noter dans le texte avec regret que la plupart des savants sont des matérialistes, et que nous sympathisons, « nous aussi », avec Haeckel... pour sa « liberté d’esprit » (p. 14).

L’idéologue de la petite bourgeoisie réactionnaire, qui suit l’obscurantiste W. Schuppe et « sympathise » avec la liberté d’esprit de Haeckel, apparaît ici dans toute sa prestance. Ils sont tous pareils, ces philistins humanitaires d’Europe, avec leur amour de la liberté et leur soumission idéologique (tant économique que politique) aux Wilhelm Schuppe [6]. L’indépendance à l’égard de tout parti n’est, en philosophie, que servilité misérablement camouflée à l’égard de l’idéalisme et du fidéisme.

Comparez enfin à ce qui précède l’appréciation donnée de Haeckel par Franz Mehring qui non seulement désire être marxiste, mais qui sait l’être. Dès la parution des Enig­mes de l’Univers, à la fin de 1899, Mehring observait que « le livre de Haeckel, précieux tant par ses insuffisances que par ses qualités, contribuera à éclairer les opinions devenues assez confuses sur ce qu’est pour notre parti le matérialisme historique d’une part et le matérialisme his­torique, de l’autre » [7]. L’insuffisance de Haeckel est qu’il n’a pas la moindre idée du matérialisme historique et en arrive à énoncer des absurdités criantes, tant sur la politique que sur la « religion moniste », etc., etc. « Matérialiste et moniste, Haeckel professe le matérialisme des sciences de la nature, et non le matérialisme historique » (ibid.).

« Que ceux‑là lisent l’ouvrage de Haeckel qui veulent se rendre compte par eux‑mêmes de cette incapacité (du matérialisme des sciences de la nature en présence des questions sociales), et prendre conscience de l’impérieuse nécessité d’élargir le matérialisme des sciences de la nature jusqu’au matérialisme historique, afin d’en faire une arme vraiment invincible dans la grande lutte de l’humanité pour son émancipation.

« Telle n’est d’ailleurs pas le seule raison de lire cet ouvrage. Le côté le plus faible de ce dernier est indissolublement lié à son côté le plus fort, à l’exposé si brillant et si clair du développement des sciences de la nature en ce (XIX°) siècle, ‑ partie la plus vaste et la plus importante de ce livre, ‑ autrement dit : à un exposé de la marche triomphale du matérialisme des sciences de la nature [8]. »

Notes

[1] 79, 114, etc.

[2] O. D. Chwolson : Hegel, Haeckel, Éossuth und das zwölfte Gebot, 1906, cf. p. 80.

[3] La plaquette de Heinrich Schmidt, La lutte autour des « Enigmes de l’Univers » (Bonn, 1900), donne un tableau assez réussi de la campagne des professeurs de philosophie et ide théologie contre Haeckel. Cette brochure a cependant vieilli aujourd’hui.

[4] L’élément tragique y a été introduit par l’attentat commis au printemps de cette année (1908) contre Haeckel. Le savant avait reçu de nombreuses lettres anonymes, où il était traité de « chien », d’« impie » ; de « singe », etc. ; à Iéna un « bon Allemand » jeta dans son cabinet de travail une pierre d’assez belle dimension.

[5] J’use de la traduction française : les Merveilles de la vie, Paris, Schleicher, Tabl. I et XVI.

[6] Plékhanov cherche moins dans ses notes contre la doctrine de Mach à réfuter Mach qu’à nuire au bolchévisme par esprit de fraction. La parution de deux petits livres dus à la plume de menchéviks disciples de Mach le punit déjà, en fait, d’avoir exploité d’aussi piètre et misérable façon les controverses théoriques fondamentales.

[7] F. Mehring : Die Welträtsel, Neue Zeit, 1899‑1900, t. 18, 1, 418.

[8] Ibid., p.419.

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1908/09/vil19080900ar.htm

L’espace et le temps

Reconnaissant l’existence de la réalité objective, c’est‑à‑dire de la matière en mouvement, indépendamment de notre conscience, le matérialisme est inévitablement amené à re­connaître aussi la réalité objective de l’espace et du temps, et ainsi il diffère, d’abord, du kantisme, pour lequel, comme pour l’idéalisme, l’espace et le temps sont des formes de la contemplation humaine, et non des réalités objectives. Les écrivains appartenant aux tendances les plus différentes et les penseurs quelque peu conséquents se rendent fort bien compte des divergences capitales existant sur cette question entre les deux courants principaux de la philosophie. Com­mençons par les matérialistes.

« L’espace et le temps, dit Feuerbach, ne sont pas de simples formes des phénomènes, mais des conditions essentielles (Wesensbedingungen)... de l’existence » (Werke, t. II, p. 332). Reconnaissant la réalité objective du monde sensible qui nous est donnée dans nos sensations, Feuerbach repousse naturellement la conception phénoméniste (comme dirait Mach de lui‑même) ou agnostique (comme s’exprime Engels) de l’espace et du temps : de même que les choses ou les corps ne sont pas de simples phénomènes, ni des complexes de sensations, mais des réalités objectives agissant sur nos sens, de même l’espace et le temps sont des formes objectives et réelles de l’existence, et non de simples formes des phénomènes. L’univers n’est que matière en mouvement, et cette matière en mouvement ne peut se mouvoir autrement que dans l’espace et dans le temps. Les idées humaines sur l’espace et le temps sont relatives, mais la somme de ces idées relatives donne la vérité absolue : ces idées relatives tendent, dans leur développement, vers la vérité absolue et s’en rapprochent. La variabilité des idées humaines sur l’espace et le temps ne réfute pas plus la réalité objective de l’un et de l’autre que la variabilité des connaissances scientifiques sur la structure de la matière et les formes de son mouvement ne réfute la réalité objective du monde extérieur.

Démasquant en Dühring le matérialiste inconséquent et confus, Engels le surprend justement à traiter des modifications du concept de temps (chose incontestable pour des philosophes contemporains tant soit peu réputés et appartenant aux tendances philosophiques les plus diverses), tout en évitant de donner une réponse nette à la question : l’espace et le temps sont‑ils réels ou idéaux ? Nos conceptions relatives de l’espace et du temps sont‑elles des approximations des formes objectivement réelles de l’existence ? Ou ne sont‑elles que des produits de la pensée humaine en voie de développement, d’organisation, d’harmonisation, etc. ? C’est là, et là seulement, qu’est le problème capital de la théorie de la connaissance sur lequel se divisent les tendances vraiment fondamentales de la philosophie. « Il ne nous importe pas du tout ici, écrit Engels, de savoir quels concepts se transforment dans la tête de M. Dühring. Il ne s’agit pas du concept de temps, mais du temps réel, dont M. Dühring ne se débarrasse nullement à si bon compte » (c’est‑à‑dire à l’aide de phrases sur la variabilité des concepts) (Anti‑Dühring, 5° éd. allemande, p. 41).

Voilà, semble‑t‑il, qui est tellement clair que les Iouchkévitch eux‑mêmes devraient comprendre le fond des choses. Engels oppose à Dühring la proposition généralement admise et qui tombe sous le sens de tout matérialiste, du caractère réel, c’est‑à‑dire de la réalité objective du temps, en affirmant qu’il est impossible de se débarrasser de la reconnaissance ou de la négation directes de cette proposition par des raisonnements sur la modification des concepts du temps et de l’espace. Il ne s’agit pas de faire nier à Engels la nécessité et la portée scientifique des recherches sur les changements et l’évolution de nos concepts du temps et de l’espace ; il s’agit de résoudre avec esprit de suite le problème gnoséologique, c’est‑à‑dire celui des sources et de la valeur de toute connaissance humaine en général. Tout philosophe idéaliste tant soit peu sensé, ‑ et Engels, parlant des idéalistes, entendait les idéalistes génialement logiques de la philosophie classique, ‑ admettra sans peine, sans renoncer à l’idéalisme, que nos concepts du temps et de l’espace évoluent et que par exemple, les concepts du temps et de l’espace se rapprochent, dans leur développement, de l’idée absolue de l’un et de l’autre, etc. On ne peut en philosophie s’en tenir de façon conséquente à un point de vue hostile à tout fidéisme et à tout idéalisme, si l’on n’admet pas nettement et résolument que nos concepts du temps et de l’espace reflètent, au cours de leur développement, le temps et l’espace objectivement réels, se rapprochant ici, comme en général, de la vérité objective.

« Car les formes fondamentales de tout Etre, expose Engels à Dühring, sont l’espace et le temps et un Etre en dehors du temps est une absurdité tout aussi grande qu’un Etre en dehors de l’espace » (ibid.).

Pourquoi Engels dut‑il recourir, dans la première moitié de cette phrase, à la répétition presque textuelle de Feuerbach, et, dans la seconde moitié, au rappel de la lutte contre les plus grandes absurdités du théisme, soutenue avec tant de succès par Feuerbach ? Parce que Dühring, comme on le voit au même chapitre d’Engels, n’a pas su joindre les deux bouts de sa philosophie sans se heurter tantôt à la « cause dernière » du monde, tantôt au « choc premier » (autre expression pour désigner Dieu, dit Engels). Dühring a probablement voulu être matérialiste et athée, avec non moins de sincérité que nos disciples de Mach veulent être marxistes, mais il n’a pas su appliquer avec esprit de suite une méthode philosophique susceptible d’enlever vraiment toute base à l’absurdité idéaliste et théiste. N’admettant pas la réalité objective du temps et de l’espace, ou tout au moins ne l’admettant pas de façon nette et distincte (Dühring erra et hésita sur ce point), cet auteur glisse fatalement, et non par hasard, sur un plan incliné jusqu’aux « causes dernières » et aux « chocs premiers », s’étant privé lui-même du critère objectif qui empêche de sortir des limites du temps et de l’espace. Si le temps et l’espace ne sont que des concepts, l’humanité qui les a créés a le droit de sortir de leurs limites, et les professeurs bourgeois ont le droit de toucher des émoluments de gouvernements réactionnaires pour défendre la légitimité de cette sortie, pour défendre, directement ou non, l’« absurdité » moyenâgeuse.

Engels a montré à Dühring que la négation de la réalité objective du temps et de l’espace est, en théorie, une confusion philosophique et, dans la pratique, une capitulation ou un aveu d’impuissance devant le fidéisme.

Voyez maintenant la « doctrine » du « positivisme mo­derne » à ce sujet. Nous lisons chez Mach : « L’espace et le temps sont des systèmes bien coordonnés (ou harmonisés, wohlgeordnete) de séries de sensations » (Mécanique, 3° édit. allemande, p. 498). Absurdité idéaliste évidente, qui est la conséquence obligée de la doctrine d’après laquelle les corps sont des complexes de sensations. D’après Mach, ce n’est pas l’homme avec ses sensations qui existe dans l’espace et le temps ; ce sont l’espace et le temps qui existent dans l’homme, qui dépendent de l’homme, qui sont créés par l’homme. Mach se sent glisser vers l’idéalisme et « ré­siste », en multipliant les restrictions et en noyant, comme Dühring, la question dans des dissertations interminables (voir surtout Connaissance et Erreur) sur la variabilité de nos concepts du temps et de l’espace, sur leur relati­vité, etc. Mais cela ne le sauve pas, ne peut pas le sauver, car on ne peut surmonter vraiment l’idéalisme, dans cette question, qu’en reconnaissant la réalité objective de l’espace et du temps. Et c’est justement ce que Mach ne veut à aucun prix. Il édifie une théorie gnoséologique du temps et de l’es­pace, fondée sur le principe du relativisme, rien de plus. Cet effort ne peut le mener qu’à l’idéalisme subjectif, comme. nous l’avons déjà montré en parlant de la vérité absolue et de la vérité relative.

Résistant aux conclusions idéalistes que ses principes imposent, Mach s’élève contre Kant et défend l’origine expérimentale du concept d’espace (Connaissance et Erreur, 2° édit. allem., pp. 350, 385). Mais si la réalité objective ne nous est pas donnée dans l’expérience (comme le veut Mach), cette objection adressée à Kant ne change en rien le fond, d’agnosticisme commun à Kant et à Mach. Si le concept d’espace est tiré de l’expérience sans refléter la réalité objective existant hors de nous, la théorie de Mach demeure idéaliste. L’existence de la nature dans le temps, évalué à des millions d’années à des époques antérieures à l’homme et à l’expérience humaine, démontre l’absurdité de cette théorie idéaliste.

« La physiologie, écrit Mach, voit dans le temps et l’espace des sensations d’orientation qui, avec les sensations provenant des organes des sens, déterminent le déclenchement (Auslösung) de réactions d’adaptation biologiquement utiles. Pour la physique, le temps et l’espace sont des relations de dépendance entre les éléments physiques » (ibid., p. 434).

Le relativiste Mach se borne à étudier le concept de temps sous divers rapports ! Et il piétine sur place, tout comme Dühring. Si les « éléments » sont des sensations, la dépendance des éléments physiques entre eux ne peut exister en dehors de l’homme, antérieurement à l’homme, antérieurement à la matière organique. Si les sensations de temps et d’espace peuvent donner à l’homme une orientation biologiquement utile, c’est exclusivement à la condition de refléter la réalité objective extérieure à l’homme : l’homme ne pourrait pas s’adapter biologiquement au milieu, si ses sensations ne lui en donnaient une représentation objectivement exacte. La théorie de l’espace et du temps est étroitement liée à la solution du problème gnoséologique fondamental : nos sensations sont‑elles les images des corps et des choses, ou les corps sont‑ils des complexes de nos sensations ? Mach ne fait qu’errer entre ces deux solutions.

La physique contemporaine, dit‑il, est encore dominée par la conception de Newton sur le temps et l’espace absolus (pp. 442‑444), sur le temps et l’espace comme tels. Cette conception « nous » paraît absurde, continue Mach, sans se douter, évidemment, de l’existence des matérialistes et de la théorie matérialiste de la connaissance. Mais cette conception était inoffensive (unschädlich, p. 442) dans la pratique, et c’est pourquoi la critique s’est longtemps abstenue d’y toucher.

Comme cette remarque naïve sur le caractère inoffensif de la pensée matérialiste trahit bien Mach ! Il est d’abord inexact de dire que « très longtemps » les idéalistes n’ont pas critiqué cette conception matérialiste ; Mach feint tout bonnement d’ignorer la lutte entre les théories idéaliste et matérialiste de la connaissance sur cette question ; il évite d’exposer clairement et nettement les deux points de vue. En second lieu, convenant du « caractère inoffensif » des vues matérialistes qu’il conteste, Mach ne fait en somme que reconnaître leur justesse. Comment en effet une erreur serait‑elle demeurée inoffensive des siècles durant ? Qu’est devenu le critère de la pratique avec lequel Mach a tenté de flirter ? La conception matérialiste de la réalité objective du temps et de l’espace ne peut être « inoffensive » que parce que les sciences de la nature ne vont pas au‑delà des limites du temps et de l’espace, au‑delà des limites du monde matériel, laissant ce soin aux professeurs de la philosophie réactionnaire. Ce « caractère inoffensif » équivaut à la justesse.

Ce qui est « nocif », c’est le point de vue idéaliste de Mach sur l’espace et le temps, car, d’abord, il ouvre largement la porte au fidéisme et, en second lieu, il incite Mach lui‑même à des conclusions réactionnaires. C’est ainsi que Mach écrivait, en 1872, qu’« il n’est pas obligatoire de se représenter les éléments chimiques dans un espace à trois dimensions » (Erhaltung der Arbeit, pp. 29 et 55). Le faire, c’est « s’imposer une restriction inutile. Point n’est besoin de situer les objets purement mentaux (das bloss Gedachte) dans l’espace, c’est‑à‑dire par rapport au visible et au tangible, de même qu’il n’est pas besoin de les concevoir comme ayant une certaine intensité de son » (p. 27). « Le fait qu’on n’est pas parvenu jusqu’ici à formuler une théorie satisfaisante de l’électricité, vient peut‑être de ce qu’on a voulu expliquer à tout prix le phénomène électrique par des processus moléculaires dans un espace à trois dimensions » (p. 30).

Raisonnement absolument juste au point de vue de la doctrine franche et claire de Mach, défendue par ce dernier en 1872 : si les molécules, les atomes, en un mot les éléments chimiques ne peuvent être perçus par les sens, c’est qu’ils ne sont « que des objets purement mentaux » (das bloss Gedachte). Et s’il en est ainsi, si l’espace et le temps n’ont pas de signification objective réelle, il est évident que rien ne nous oblige à nous représenter les atomes comme situés dans l’espace ! Que la physique et la chimie « se circonscrivent » dans un espace à trois dimensions où se meut la matière, les éléments de l’électricité peuvent néanmoins être recherchés dans un espace autre que celui à trois dimensions !

On comprend que nos disciples de Mach aient bien soin de passer sous silence cette absurdité, quoique Mach la répète en 1906 (Connaissance et Erreur, 2° édit., p. 418), car ils devraient alors poser de front, sans subterfuges et sans tentatives de « conciliation » des contraires, la question des conceptions idéaliste et matérialiste de l’espace. On comprend aussi pourquoi, dès les années 70, à une époque où Mach, totalement inconnu, se voyait même refuser ses articles par les « physiciens orthodoxes », un des chefs de l’école immanente, Anton von Leclair, s’emparait justement de ce raisonnement de Mach pour l’exploiter à fond comme une répudiation remarquable du matérialisme et comme une reconnaissance de l’idéalisme ! En ce temps‑là Leclair n’avait pas encore imaginé ou emprunté à Schuppe et Schubert­-Soldern ou J. Rehmke la « nouvelle » enseigne d’« école immanente », se qualifiant tout bonnement d’idéaliste critique [1]. Les propos cités poussèrent ce défenseur déterminé du fidéisme, qu’il préconise nettement dans toutes ses œuvres philosophiques, à proclamer aussitôt Mach un grand philosophe, « un révolutionnaire au meilleur sens du mot » (p. 252). Et il avait parfaitement raison. Le raisonnement de Mach atteste son passage du camp des sciences de la nature à celui du fidéisme. En 1872 comme en 1906, les sciences de la nature ont cherché, cherchent et trouvent ou du moins sont près de découvrir ‑ l’atome de l’électricité, l’électron, dans un espace à trois dimensions. Les sciences de la nature ne s’attardent pas au fait que la matière qu’elles étudient existe uniquement dans un espace à trois dimensions et que, par suite, les particules de cette matière, fussent‑elles infimes au point d’être invisibles pour nous, existent « nécessairement » dans le même espace à trois dimensions. Au cours des trois décades et plus écoulées depuis 1872 et marquées par les progrès prodigieux et vertigineux de la science dans la connaissance de la structure de la matière, la conception matérialiste de l’espace et du temps est restée « inoffensive », c’est‑à‑dire tout aussi conforme qu’auparavant aux sciences de la nature, tandis que la conception contraire de Mach et Cie n’a été qu’une capitulation « nocive » devant le fidéisme.

Dans sa Mécanique, Mach défend les mathématiciens qui étudient la question des espaces imaginaires à n dimensions, contre l’accusation les rendant responsables des conclusions « monstrueuses » que l’on tire de leurs recherches. Défense parfaitement fondée, c’est indéniable ; mais voyez la position gnoséologique que Mach adopte dans cette défense. Les mathématiques modernes, dit‑il, ont posé la question, très importante et très utile, de l’espace à n dimensions, espace concevable, mais, comme « cas réel » (ein wirklieher Fall), il ne reste que l’espace à trois dimensions (3° édit., pp. 483‑485). C’est pourquoi « nombre de théologiens qui éprouvent des difficultés en ce sens qu’ils ne savent où placer l’enfer », et aussi des spirites ont eu tort de vouloir tirer parti de la quatrième dimension (ibid.).

Très bien ! Mach ne veut pas marcher en compagnie des théologiens et des spirites. Et comment s’en sépare‑t‑il dans sa théorie de la connaissance ? En constatant que l’espace à trois dimensions est le seul espace réel ! Mais que vaut cette défense contre les théologiens et Cie, si vous ne reconnaissez pas à l’espace et au temps une réalité objective ? Il s’ensuit donc que vous employez la méthode des emprunts tacites au matérialisme quand il s’agit de s’écarter des spirites. Car les matérialistes, voyant dans le monde réel, dans la matière que nous percevons, une réalité objective, ont le droit d’en conclure que, quelles qu’elles soient, les fantaisies humaines et les fins qu’elles poursuivent sont irréelles, si elles sortent des limites de l’espace et du temps. Et vous, messieurs les disciples de Mach, vous déniez, dans votre lutte contre le matérialisme, à la « réalité » l’existence objective, et vous la réintroduisez subrepticement, dès qu’il s’agit de combattre l’idéalisme conséquent, franc et intrépide jusqu’au bout ! Si, dans le concept relatif du temps et de l’espace, il n’y a rien que relativité, s’il n’existe aucune réalité objective (=indépendante de l’homme et de l’humanité), reflétée dans ces concepts relatifs, pourquoi l’humanité, pourquoi la plupart des hommes n’auraient‑ils pas le droit de concevoir des êtres en dehors du temps et de l’espace ? Si Mach a le droit de chercher les atomes de l’électricité ou les atomes en général hors de l’espace à trois dimensions, pourquoi la majeure partie de l’humanité ne serait‑elle pas en droit de chercher les atomes ou les fondements de la morale hors de l’espace à trois dimensions ?

« On n’a pas encore vu, écrit Mach au même endroit, d’accoucheur qui ait pu aider à un accouchement au moyen de la quatrième dimension. »

Excellent argument, mais uniquement pour ceux qui voient dans le critère de la pratique la confirmation de la vérité objective, de la réalité objective de notre monde sensible. Si nos sensations nous donnent une image objectivement fidèle du monde extérieur existant indépendamment de nous, alors cet argument se référant à l’accoucheur et à toute l’activité pratique humaine, vaut bien quelque chose. Mais alors c’est la doctrine de Mach qui ne vaut rien comme tendance philosophique.

« J’espère, continue Mach, qui renvoie le lecteur à son travail de 1872, que personne n’invoquera pour des histoires de revenants (die Kosten einer Spukgeschichte bestreiten) ce que j’ai dit ou écrit à ce propos. »

Il n’est pas permis d’espérer que Napoléon ne soit pas mort le 5 mai 1821. Il n’est pas permis d’espérer que la doctrine de Mach, qui a déjà servi et continue de servir aux immanents, ne serve pas à des « histoires de revenants » !

Pas seulement aux immanents, comme nous le verrons plus loin. L’idéalisme philosophique n’est qu’une histoire de revenants dissimulée et travestie. Voyez plutôt les représentants français et anglais de l’empiriocriticisme, moins maniérés que les représentants allemands de cette tendance philosophique. Poincaré dit que les concepts de l’espace et du temps sont relatifs et que, par conséquent (« par conséquent » pour les non‑matérialistes, en effet), « ce n’est pas la nature qui nous les impose » .(ces concepts) ; « c’est nous qui les imposons à la nature, parce que nous les trouvons commodes » (l.c., p. 6). L’enthousiasme des kantiens allemands n’est‑il pas dès lors justifié ? N’est‑elle pas confirmée, l’assertion d’Engels selon laquelle les doctrines philosophiques conséquentes doivent tenir pour l’élément primordial ou la nature ou la pensée humaine ?

Les conceptions du disciple anglais de Mach Karl Pearson sont nettement définies. « Nous ne pouvons affirmer, dit‑il, que l’espace et le temps aient une existence réelle ; ils ne se trouvent pas dans les choses, mais dans notre façon (our mode) de percevoir les choses » (l.c., p. 184). Idéalisme franc et net. « De même que l’espace, le temps est un des modes (textuellement, un des plans) dont use la faculté humaine de connaître, cette grande machine à classer, pour mettre en ordre (arranges) ses matériaux » (ibid.). La conclusion finale de K. Pearson, qu’il expose, selon son habitude, en des thèses précises et claires, est ainsi formulée : « L’espace et le temps ne sont pas des réalités du monde phénoménal (phenomenal world), mais des façons (modes) dont nous percevons les choses. Ils ne sont ni infinis ni divisibles à l’infini, étant, dans leur essence (essentially), limités par le contenu de nos perceptions » (p. 191, conclusions du chapitre V sur l’espace et le temps).

Ennemi probe et consciencieux du matérialisme, Pearson, avec qui, nous le répétons, Mach s’est entièrement solidarisé à maintes reprises, et qui de son côté se déclare ouvertement d’accord avec Mach, ne donne pas à sa philosophie d’étiquette spéciale, mais nomme sans détour les philosophes classique dont il continue la lignée : Hume et Kant (p. 192) !

Et s’il s’est trouvé en Russie des naïfs pour croire que la doctrine de Mach apporte une solution « nouvelle » au problème de l’espace et du temps, dans la littérature anglaise par contre les savants d’un côté et les philosophes idéalistes de l’autre ont immédiatement et nettement pris position à l’égard du disciple de Mach K. Pearson. Voici, par exemple, l’appréciation du biologiste Lloyd Morgan : « Les sciences de la nature, en tant que telles, considèrent le monde phénoménal comme extérieur à l’esprit de l’observateur et indépendant de lui », tandis que le professeur Pearson adopte une « attitude idéaliste » [2]. « Je suis d’avis que les sciences de la nature ont, en tant que sciences, toutes les raisons, de traiter l’espace et le temps comme des catégories purement objectives. Le biologiste est en droit, me semble‑t‑il, de considérer la distribution des organismes dans l’espace, et le, géologue, leur distribution dans le temps, sans s’attarder à expliquer au lecteur qu’il ne s’agit là que de perceptions sensibles, de perceptions sensibles accumulées, de certaines formes de perceptions. Tout cela est peut‑être très bien, mais c’est déplacé en physique et en biologie » (p. 304). Lloyd Morgan est un représentant de cet agnosticisme qu’Engels qualifia de « matérialisme honteux » ; et quelque « conciliantes » que soient les tendances de cette philosophie, il ne lui a pas été possible de concilier les vues de Pearson avec les sciences de la nature. Chez Pearson, dit un autre critique [3], on a « d’abord l’esprit dans l’espace, et puis l’espace dans l’esprit ». « Il est hors de doute, répond R.J. Ryle, défenseur de K. Pearson, que la théorie de l’espace et du temps à laquelle est attaché le nom de Kant, est l’acquisition, positive la plus importante de la théorie idéaliste de la con­naissance humaine depuis l’évêque Berkeley. Et l’un des caractères les plus remarquables de la Grammaire de la Science de Pearson, c’est que nous y trouvons, peut­-être pour la première fois sous la plume d’un savant anglais, la reconnaissance sans réserve de la théorie de Kant, aussi bien que son exposé clair et précis » ...

Ainsi, ni les disciples anglais de Mach, ni leurs adversaires du camp des scientifiques, ni leurs partisans du camp des philosophes de métier n’ont l’ombre d’un doute quant au caractère idéaliste de la doctrine de Mach sur le temps et l’espace. Quelques écrivains russes se réclamant du marxisme sont les seuls à « ne pas l’avoir remarqué ».

« Certaines vues d’Engels, écrit par exemple V. Bazarov dans les Essais (p. 67), comme sa représentation du temps et de l’espace « purs », ont maintenant vieilli. »

Allons donc ! Les conceptions du matérialiste Engels ont vieilli, mais les conceptions de l’idéaliste Pearson ou de l’idéaliste confusionniste Mach sont tout ce qu’il y a de plus neuf ! Le plus curieux ici, c’est que Bazarov ne doute même pas qu’on puisse regarder les idées sur l’espace et le temps, à savoir : la reconnaissance ou la négation de leur réalité objective, comme des « vues particulières » par opposition au « point de départ de la conception du monde », dont il est question dans la phrase suivante du même auteur. Exemple frappant des « pauvres soupes éclectiques » auxquelles faisait allusion Engels en parlant de la philosophie allemande des années 80. Car opposer le « point de départ » de la conception matérialiste de Marx et Engels à leurs « vues particulières » sur la réalité objective du temps et de l’espace, c’est énoncer un non‑sens aussi criant que si l’on prétendait opposer le « point de départ » de la théorie économique de Marx à ses « vues particulières » sur la plus‑value. Détacher la doctrine d’Engels sur la réalité objective du temps et de l’espace de sa théorie de la transformation des « choses en soi » en « choses pour nous », de sa reconnaissance de la vérité objective et absolue, plus précisément de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation, ‑ la détacher de sa reconnaissance des lois naturelles, de la causalité et de la nécessité objectives, c’est faire un hachis d’une philosophie qui est toute d’une seule pièce. Comme tous les disciples de Mach, Bazarov a fait fausse route en confondant la variabilité des concepts humains du temps et de l’espace, leur caractère exclusivement relatif, avec l’invariabilité du fait que l’homme et la nature n’existent que dans le temps et l’espace ; or, les êtres créés en dehors du temps et de l’espace par le cléricalisme et nourris par l’imagination des foules exploitées et maintenues dans l’ignorance, ne sont que les produits d’une fantaisie maladive, les subterfuges de l’idéalisme philosophique, les mauvais produits d’un mauvais régime social. Les vues de la science sur la structure de la matière, sur la composition chimique des aliments, sur l’atome ou sur l’électron, peuvent, vieillir et vieillissent chaque jour ; mais des vérités telle que : l’homme ne peut se nourrir de pensées et l’amour, purement platonique ne peut être fécond, ne peuvent pas vieillir. Or, la philosophie qui nie la réalité objective du, temps et de l’espace est aussi absurde, aussi fausse, aussi pourrie en dedans que la négation de ces vérités. Les artifices des idéalistes et des agnostiques sont, en somme, aussi hypocrites que la propagande de l’amour platonique par les pharisiens !

Pour illustrer cette distinction entre la relativité de nos concepts du temps et de l’espace et l’opposition absolue sur ce point des tendances matérialiste et idéaliste dans les limites de la gnoséologie, je citerai encore quelques lignes d’un « empiriocriticiste » très vieux et très pur, précisément de Schulze‑Aenesidemus, disciple de Hume. Il écrivait en 1792 :

« Si on conclut des idées aux « choses extérieures à nous », « l’espace et le temps sont quelque chose de réel, extérieur à nous et existant dans la réalité, car les corps ne se conçoivent que dans un espace existant (vorhandenen), et les changements ne se conçoivent que dans un temps existant » (l.c., p. 100).

Justement ! Répudiant de façon catégorique le matérialisme et la moindre concession à ce dernier, Schulze, disciple de Hume, exposait en 1792 les rapports du problème de l’espace et du temps avec celui de la réalité objective extérieure à nous, en des termes identiques à ceux dont s’est servi le matérialiste Engels en 1894 (la dernière préface d’Engels à l’Anti‑Dühring est datée du 23 mai 1894). Cela ne veut point dire que nos représentations du temps et de l’espace ne se soient pas modifiées en cent ans, qu’une quantité énorme de faits nouveaux n’ait pas été recueillie sur le développement de ces représentations (faits auxquels se réfèrent Vorochilov‑Tchernov et Vorochilov‑Valentinov dans leur prétendue réfutation d’Engels) ; cela signifie seulement que la corrélation du matérialisme et de l’agnosticisine, en tant que tendances philosophiques fondamentales, n’a pu changer quelles que soient les étiquettes « nouvelles » dont se parent nos disciples de Mach.

Bogdanov lui non plus n’ajoute rien, mais absolument rien, si ce n’est quelques étiquettes « nouvelles » à la vieille philosophie de l’idéalisme et de l’agnosticisme. Lorsqu’il répète les raisonnements de Hering et de Mach sur la discrimination de l’espace physiologique et de l’espace géornétrique ou de l’espace de la perception sensible et de l’espace abstrait (Empiriomonisme, l, p.26) il reprend en entier l’erreur de Dühring. Une chose est de savoir comment à l’aide de différents organes des sens l’homme perçoit l’espace et comment au cours d’un long développement historique se forme, à partir de ces perceptions, l’idée abstraite d’espace ; autre chose est de savoir si une réalité objective, indépendante de l’humanité, correspond à ces perceptions et à ces idées humaines. Cette dernière question, bien qu’elle soit la seule question philosophique proprement dite Bogdanov « ne l’a pas remarquée » sous un fouillis de recherches de détail concernant la première question ; aussi n’a‑t‑il pas pu opposer nettement le matérialisme d’Engels à la doctrine confuse de Mach.

Tout comme l’espace le temps « est une forme de coordination sociale de l’expérience d’hommes différents » (ibid., p. 34) ; leur « objectivité » est une « valeur générale » (ibid.).

C’est faux d’un bout à l’autre. La religion qui exprime une coordination sociale de l’expérience de la plus grande partie de l’humanité a, elle aussi, une valeur générale. Mais les idées religieuses sur le passé de la terre ou sur la création du monde, par exemple, ne correspondent à aucune réalité objective. Une réalité objective correspond à la conception scientifique de l’existence de la terre, dans un espace déterminé par rapport aux autres planètes, pendant une durée déterminée antérieurement à toute socialité, antérieurement à l’humanité, antérieurement à la matière organique (bien que cette conception soit aussi relative à chaque degré du développement de la science que l’est la religion à chacun des stades de son évolution). Pour Bogdanov, les différentes formes de l’espace et du temps s’adaptent à l’expérience des hommes et à leur faculté de connaître. En réalité, c’est juste le contraire qui a lieu : notre « expérience » et notre connaissance s’adaptent de plus en plus à l’espace et au temps objectifs, en les reflétant avec toujours plus d’exactitude et de profondeur.

Notes

[1] Anton von Leclair, Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntaiskritik, Prag., 1789.

[2] Natural Science, vol. I, 1892, p. 300.

[3] I. M. Bentley sur Pearson dans The Philosophical Review, vol. VI, 5, 1897 Septemb . p. 523.

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1908/09/vil19080900u.htm

« Le principe de l’économie de la pensée » et le problème de l’« unité du monde »

« Le principe du « moindre effort » que Mach, Avenarius et beaucoup d’autres mettent à la base de la théorie de la connaissance appartient... sans contredit à une tendance « marxiste » en gnoséologie. »

Ainsi s’exprime V. Bazarov dans les Essais, p. 69.

Marx parle d’« économie ». Mach parle d’« économie ». Y a‑t‑il en effet, « sans contredit », l’ombre d’un rapport entre l’un et l’autre ?

Dans sa Philosophie, conception du monde d’après le principe du moindre effort (1876), Avenarius applique, comme nous l’avons vu, ce « principe » de façon à déclarer au nom de l’ » économie de la pensée » que la sensation seule existe. La causalité et la « substance » (terme que messieurs les professeurs emploient volontiers pour « en imposer » aux lieu et place du mot matière, plus clair et plus précis) sont déclarées « éliminées » au nom de la même économie, c’est-à‑dire que l’on obtient la sensation sans matière, la pensée sans cerveau. Cette pure absurdité n’est qu’une tentative d’introduire sous une sauce nouvelle idéalisme subjectif. Comme nous l’avons vu, c’est bien ainsi que cette œuvre fondamentale consacrée à la fameuse « économie de la pensée », est généralement appréciée dans la littérature philosophique. Si nos disciples de Mach n’ont pas discerné l’idéalisme subjectif sous ce « nouveau » pavillon, le fait ne laisse point d’être bizarre.

Dans Analyse des sensations (p. 49 de la traduction russe) Mach se réfère entre autres à son travail de 1872 sur cette question. Et ce travail est, comme nous l’avons vu, une application du point de vue du subjectivisme pur, un essai de ramener le monde aux sensations. Ainsi, les deux œuvres fondamentales qui ont introduit dans la philosophie ce fameux « principe », sont idéalistes ! Pourquoi ? Parce que le principe de l’économie de la pensée, si on le met effectivement « à la base de la théorie de la connaissance », ne peut mener à rien d’autre qu’à l’idéalisme subjectif. Si nous introduisons dans la gnoséologie une conception aussi absurde, il est plus « économique » de « penser » que j’existe seul, moi et mes sensations. Voilà qui est hors de contestation.

Est‑il plus « économique » de « penser » que l’atome est indivisible ou qu’il est composé d’électrons positifs et négatifs ? Est‑il plus « économique » de penser que la révolution bourgeoise russe est faite par les libéraux ou contre les libéraux ? Il n’est que de poser la question pour voir à quel point il est absurde et subjectif d’appliquer ici la catégorie de l’« économie de la pensée ». La pensée de l’homme est « économique », quand elle reflète exactement la vérité objective : la pratique, l’expérience, l’industrie fournissent alors le critère de son exactitude. Ce n’est qu’en niant la réalité objective, c’est‑à‑dire les fondements du marxisme, qu’on peut prendre au sérieux l’économie de la pensée dans la théorie de la connaissance !

Si nous examinons les travaux ultérieurs de Mach, nous y trouvons une interprétation du fameux principe, équivalant presque toujours à sa négation absolue. C’est ainsi que, dans sa Théorie de la chaleur, Mach revient à son idée favorite du « caractère économique » de la science (p. 366 de la 2° édition allemande). Mais, ajoute‑t‑il aussitôt, nous ne cultivons pas l’économie pour elle‑même (p. 366 ; répétition à la page 391) : « le but de l’économie scientifique est de donner... le tableau le plus complet... le plus serein... de l’univers » (p. 366). S’il en est ainsi, le « principe de l’économie » est éliminé non seulement des fondements de la gnoséologie, mais à proprement parler de toute gnoséologie. Dire que le but de la science est de donner un tableau fidèle de l’univers (la sérénité n’a rien à faire ici), c’est répéter la thèse matérialiste. Le dire, c’est reconnaître la réalité objective du monde par rapport à notre connaissance, du modèle par rapport au tableau. Partant, l’économie de la pensée n’est plus qu’un terme maladroit et ridiculement pompeux, pour dire : exactitude. Ici, suivant son habitude, Mach crée la confusion, et ses disciples contemplent cette confusion et lui vouent un culte !

Nous lisons dans Connaissance et Erreur de Mach, au chapitre « Exemples des voies de la recherche » :

« La description complète et très simple de Kirchhoff (1874), la représentation économique des faits (Mach, 1872), « la coordination de la pensée avec l’être et la coordination des processus de la pensée les uns avec les autres » (Grassmann, 1844) expriment, à quelques variations près, la même pensée. »

N’est‑ce point là un exemple de confusion ? L’« économie de la pensée », dont Mach déduisait en 1872 l’existence exclusive des sensations (point de vue qu’il dut lui-­même reconnaître plus tard idéaliste), est mise sur le même plan que l’apophtegme purement matérialiste du mathématicien Grassmann sur la nécessité de coordonner la pensée avec l’être ! sur le même plan que la description la plus simple (de la réalité objective que Kirchhoff n’avait jamais mise en doute !).

Une telle application du principe de l’« économie de la pensée » n’est qu’un exemple des curieux flottements philosophiques de Mach. Mais si on élimine des passages tels que les lapsus ou les curiosités, le caractère idéaliste du « principe de l’économie de la pensée » devient indéniable. Le kantien Hőnigswald, par exemple, tout en polémisant contre la philosophie de Mach, le félicite de ce « principe de l’économie » comme d’un rapprochement vers le « cercle des idées kantiennes » (Dr. Richard Hőnigswald : Zur Kritik der Machschen Philosophie, Berlin, 1903, p. 27). En effet, si l’on ne reconnaît pas la réalité objective donnée dans nos sensations, d’où peut provenir le « principe de l’économie » si ce n’est du sujet ? Les sensations ne comportent certes aucune « économie ». La pensée apporte donc un élément qui n’existe pas dans la sensation ! Le « principe de l’économie » ne provient donc pas de l’expérience (=des sensations), mais est antérieur à toute expérience et en constitue, comme les catégories de Kant, la condition logique. Hőnigswald cite le passage suivant de l’Analyse des sensations : « Nous pouvons conclure de notre équilibre corporel et moral à l’équilibre, à l’identité de détermination, à l’homogénéité des processus en voie d’accomplissement dans la nature » (p. 281 de la traduction russe). Le caractère idéaliste subjectif de ces affirmations et l’affinité de Mach avec Petzoldt arrivé à l’apriorisme, sont hors de doute.

Traitant du « principe de l’économie de la pensée », l’idéaliste Wundt qualifie très pertinemment Mach de « Kant à rebours » (Systematische Philosophie, Leipzig, 1907, p. 128). Chez Kant, c’est l’a priori et l’expérience. Chez Mach, c’est l’expérience et l’a priori, le principe de l’économie de la pensée étant au fond chez Mach un principe a priori (p. 130). Ou les rapports (Verknüpfung) sont dans les choses mêmes la « loi objective de la nature (c’est ce que Mach nie catégoriquement), ou ils représentent un principe subjectif de description » (p. 130). Le principe de l’économie est subjectif chez Mach, et il kommt wie aus der Pistole geschossen, - il apparaît en ce monde on ne sait d’où, comme un principe téléologique susceptible d’avoir des significations différentes (p. 131). Vous le voyez, les spécialistes de la terminologie philosophique ne sont pas aussi naïfs que nos disciples de Mach, prêts à croire sur parole qu’un petit terme « nouveau » élimine la contradiction du subjectivisme et de l’objectivisme, de l’idéalisme et du matérialisme.

Référons‑nous enfin au philosophe anglais James Ward, qui se dit lui‑même sans circumlocutions moniste spiritualiste. Loin de polémiser avec Mach, il tire parti, comme nous le verrons tout à l’heure, dans son combat contre le matérialisme, de toute la tendance de Mach en physique et déclare tout net que le « critère de la simplicité est » chez Mach « surtout subjectif et non objectif » (Naturalism, and Agnosticism, v. I, 3rd ed., p. 82).

Que le principe de l’économie de la pensée, considéré comme le fondement de la gnoséologie, ait pu plaire aux kantiens allemands et aux spiritualistes anglais, voilà qui ne peut paraître singulier après tout ce qui précède. Que des gens qui se réclament du marxisme rapprochent l’économie politique du matérialiste Marx de l’économie gnoséologique de Mach, c’est là un trait vraiment humoristique.

Il serait opportun de dire ici quelques mots de l’« unité du monde ». M. P. Iouchkévitch a, pour la centième et millième fois, étalé avec évidence dans cette question l’extrême confusion créée par nos disciples de Mach. Dans l’Anti‑Dühring Engels, répondant à Dühring qui faisait dériver l’unité de l’univers de l’unité de la pensée, disait : « L’unité réelle du monde consiste en sa matérialité, et celle‑ci se prouve non pas par quelques boniments de prestidigitateur, mais par un long et laborieux développement de la philosophie et de la science de la nature » (p. 31). M. Iouchkévitch. cite ce passage et « objecte » : « Ce qui manque avant tout ici de clarté, c’est l’affirmation que l’« unité du monde consiste en sa matérialité » (ouvr. cité, p. 52).

C’est charmant, n’est‑il pas vrai ? Ce beau monsieur-là se met à disserter en public sur la philosophie du marxisme pour déclarer que les principes les plus élémentaires du matérialisme lui paraissent « manquer de clarté » ! Engels a montré par l’exemple de Dühring qu’une philosophie tant soit peu conséquente peut faire dériver l’unité de l’univers ou bien de la pensée, ‑ mais qu’elle est alors impuissante en présence du spiritualisme et du fidéisme (Anti‑Duhring, p. 30), et que les arguments d’une semblable philosophie se ramènent inévitablement à des boniments de prestidigitateur, ‑ ou bien de la réalité objective qui existe hors de nous, qui porte depuis très longtemps en gnoséologie le nom de matière et constitue l’objet des sciences de la nature. Parler sérieusement avec un monsieur à qui une pareille chose paraît « manquer de clarté », serait inutile, car il n’invoque ici le « manque de clarté » que pour se dérober malhonnêtement à la réponse à donner, sur le fond, à la proposition nettement matérialiste d’Engels, et pour répéter des balivernes à la Dühring sur le « postulat cardinal de l’homogénéité de principe et de l’unité de l’être » (Iouchkévitch, ouvr. cité, p. 51), sur les postulats considérés comme des « propositions » dont « il ne serait pas exact d’affirmer qu’on les a dégagées de l’expérience, l’expérience scientifique n’étant possible que parce qu’elles sont mises à la base de l’expérimentation » (ibid.). Pur galimatias, car si ce monsieur‑là avait, ne serait‑ce qu’un peu de respect pour les choses imprimées, il verrait le caractère idéaliste en général et kantien en particulier de l’idée qu’il peut soi‑disant y avoir des propositions qui n’ont pas été tirées de l’expérience, et sans lesquelles cette dernière est impossible. La « philosophie » des louchkévitch n’est qu’un ramassis de mots glanés çà et là et accolés aux erreurs manifestes du matérialiste Dietzgen.

Suivons plutôt les développements d’un empiriocriticiste sérieux, Joseph Petzoldt, sur l’unité de l’univers. Le paragraphe 29 du tome 2 de son Introduction est intitulé : « La tendance à l’uniformité (einheitlich) dans le domaine de la connaissance. Le postulat de l’identité de tout ce qui s’accomplit. » Voici quelques échantillons de ses développements : « ... On n’acquiert que dans l’unité le but naturel au-delà duquel rien ne peut plus être pensé et où la pensée peut, par conséquent, si elle tient compte de tous les faits du domaine correspondant, parvenir au calme » (p. 79). « ... Il est certain que la nature ne satisfait pas toujours, loin de là, l’exigence de l’unité ; mais il est tout aussi certain que, dès maintenant, elle satisfait néanmoins, dans bien des cas, l’exigence du calme, et, toutes nos recherches antérieures nous portent à considérer comme très probable que la nature satisfera, à l’avenir, cette exigence, en toute occasion. Il serait donc plus exact de définir l’état d’âme existant comme une tendance à des états stables plutôt que comme une tendance à l’unité... Le principe des états stables est plus profond et plus large... En proposant d’admettre, à côté des règnes végétal et animal, celui des protistes, Haeckel n’apporte qu’une solution défectueuse, car elle crée deux difficultés nouvelles là où il n’y en avait qu’une : nous avions auparavant une frontière douteuse entre les végétaux et les animaux : maintenant on ne peut délimiter nettement les protistes ni des végétaux ni des animaux... Il est évident que cet état de choses n’est pas définitif (endgültig). Cette ambiguïté des concepts doit être éliminée de façon ou d’autre, fut‑ce, à défaut d’autres moyens, par une entente des spécialistes et par une décision prise à la majorité des voix » (pp. 80‑81).

N’est‑ce pas suffisant ? Il est clair que l’empiriocriticiste Petzoldt ne vaut pas une once de plus que Dühring. Mais il faut être juste même envers l’adversaire : Petzoldt fait au moins preuve d’assez de bonne foi scientifique pour répudier résolument et définitivement, dans chacune de ses œuvres, le matérialisme en tant que tendance philosophique. Lui, au moins, ne s’abaisse pas à se déguiser en matérialiste pour déclarer ensuite que la discrimination élémentaire des principaux courants de la philosophie « manque de clarté ».

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La doctrine de Mach envers la religion

Il nous reste à examiner l’attitude de la doctrine de Mach envers la religion. Mais cette question s’élargit jusqu’à nous amener à nous demander s’il existe, en général, des partis en philosophie et quelle importance a, en philosophie, l’indépendance à l’égard de tout parti.

Nous avons observé plus haut, dans toutes les questions de gnoséologie que nous avons touchées, comme dans toutes les questions de philosophie posées par la physique nouvelle, la lutte entre le matérialisme et l’idéalisme. Nous avons toujours trouvé, sans exception, derrière un amoncellement de nouvelles subtilités terminologiques, derrière le fatras d’une docte scolastique, deux tendances fondamentales, deux courants principaux, dans la manière de résoudre les questions philosophiques. Faut‑il accorder la primauté à la nature, à la matière, au physique, à l’univers extérieur et considérer comme élément secondaire la conscience, l’esprit, la sensation (l’expérience d’après la terminologie répandue de nos jours), le psychique, etc., telle est la question capitale qui continue en réalité à diviser les philosophes en deux grands camps. La cause de milliers et de milliers d’erreurs et de confusions dans ce domaine, c’est que, sous l’apparence des termes, des définitions, des subterfuges scolastiques, des jongleries verbales, on n’aperçoit pas ces deux tendances fondamentales. (Bogdanov, par exemple, ne veut pas avouer son idéalisme parce que, voyez‑vous, il a substitué aux concepts « métaphysiques » de « nature » et d’« esprit » les concepts « expérimentaux » du physique et du psychique. Les petits mots ont changé !)

Le génie de Marx et d’Engels consiste précisément en ce que, pendant une très longue période ‑ près d’un demi-siècle ‑ ils s’employèrent à développer le matérialisme, à faire progresser une tendance fondamentale de la philosophie ; sans s’attarder à ressasser les questions gnoséologiques déjà résolues, ils appliquèrent avec esprit de suite ce même matérialisme et s’attachèrent à montrer comment l’appliquer aux sciences sociales, en balayant impitoyablement, comme des ordures, les bourdes, le galimatias emphatique et prétentieux, les innombrables tentatives de « découvrir » une « nouvelle » tendance en philosophie, une « nouveIle » orientation, etc. Le caractère purement verbal des tentatives de ce genre, le jeu scolastique de nouveaux « ismes » philosophiques, l’obscurcissement du fond de la question par des artifices alambiqués, l’incapacité à comprendre et à bien se représenter la lutte de deux tendances fondamentales de la gnoséologie, c’est ce que Marx et Engels combattirent et pourchassèrent tout au long de leur activité.

Pendant près d’un demi‑siècle, avons‑nous dit. Dès 1843, en effet, alors qu’il ne faisait encore que devenir Marx, c’est-à‑dire le fondateur du socialisme en tant que science, le fondateur du matérialisme contemporain, infiniment plus riche de contenu et plus conséquent que toutes les formes antérieures du matérialisme, Marx esquissait avec une netteté frappante les tendances essentielles de la philosophie. K. Grün cite une lettre de Marx à Feuerbach datée du 20 octobre 1843. Marx y invite Feuerbach à écrire pour les Deutsch‑Französische Jahrbücher un article contre Schelling. Ce Schelling, écrit Marx, n’est qu’un fanfaron, avec sa prétention à vouloir embrasser et dépasser toutes les tendances philosophiques antérieures. « Aux romantiques et aux mystiques français, Schelling dit : Je suis la synthèse de la philosophie et de la théologie ; aux matérialistes français : Je suis la synthèse de la chair et des idées ; aux sceptiques français : Je suis le destructeur du dogmatisme [1]. » Que les « sceptiques », qu’ils se réclament de Hume et de Kant (ou, au XX° siècle, de Mach), s’élèvent contre le « dogmatisme » du matérialisme et de l’idéalisme, Marx le voyait dès ce moment ; et il sut tout de suite, sans se laisser distraire par un des mille misérables petits systèmes philosophiques, en partant de Feuerbach, prendre le chemin du matérialisme contre l’idéalisme. Trente ans plus tard dans la postface à la deuxième édition du livre I du Capital, Marx opposait avec la même netteté et la même clarté son matérialisme à l’idéalisme de Hegel, c’est‑à‑dire à l’idéalisme le plus développé et le plus conséquent ; il écartait avec mépris le « positivisme » de Comte et qualifiait de piètres épigones les philosophes contemporains qui croient avoir anéanti Hegel, et n’ont fait en réalité que reprendre les erreurs de Kant et de Hume, antérieures à Hegel. Dans une lettre à Kugelmann du 27 juin 1870, Marx traite avec un égal mépris « Büchner, Lange, Dühring, Fechner et autres », pour avoir dédaigné Hegel et n’avoir pas su comprendre sa dialectique [2]. Prenez enfin les quelques notes philosophiques de Marx dans le Capital et ses autres œuvres, et vous y retrouverez invariablement la même idée maîtresse : l’affirmation insistante du matérialisme et des railleries pleines de mépris à l’adresse de toute atténuation, de toute confusion, de tout recul vers l’idéalisme. Toutes les notes philosophiques de Marx tournent dans le cadre de ces deux contraires irréductibles, et, du point de vue de la philosophie professorale, leur défaut réside précisément dans leur « étroitesse », dans leur « caractère unilatéral ». Ce mépris des projets hybrides de conciliation du matérialisme et de l’idéalisme est, en réalité, le plus grand des mérites de Marx qui allait de l’avant, suivant en philosophie une voie nettement déterminée.

Animé strictement du même esprit que Marx et en collaboration intime avec lui, Engels, dans toutes ses œuvres philosophiques, oppose lui aussi clairement et brièvement, sur toutes les questions, les tendances matérialiste et idéaliste, sans prendre au sérieux, ni en 1878, ni en 1888, ni en 1892, les innombrables tentatives de « dépasser » le « caractère unilatéral » du matérialisme et de l’idéalisme, de proclamer une nouvelle tendance, qu’il s’agisse du « positivisme », du « réalisme » ou de tout autre charlatanisme professoral. Toute sa campagne contre Dühring, Engels la fit entièrement sous le signe d’une application conséquente du matérialisme, en accusant le matérialiste Dühring d’obscurcir le fond de la question avec des mots, de cultiver la phrase, d’user de procédés de raisonnement impliquant une concession à l’idéalisme, le passage à l’idéalisme. Ou le matérialisme conséquent jusqu’au bout, ou les mensonges et la confusion de l’idéalisme philosophique, telle est l’alternative présentée à chaque paragraphe de l’Anti‑Dühring ; seuls les gens au cerveau oblitéré par la philosophie professorale réactionnaire ont pu ne pas s’en apercevoir. Jusqu’en 1894, date à laquelle il écrivit sa dernière préface à l’Anti‑Dühring qu’il venait de revoir et de compléter pour la dernière fois, Engels qui était au courant de la philosophie nouvelle et des progrès des sciences, ne cessa d’insister avec la même résolution sur ses conceptions claires et fermes, balayant la poussière des nouveaux systèmes, grands ou petits.

Qu’Engels se soit tenu au courant de la philosophie moderne, on le voit par son Ludwig Feuerbach. Il y mentionne même, dans la préface de 1888, un fait tel que la renaissance de la philosophie classique allemande en Angleterre et en Scandinavie ; quant au néo‑kantisme et à la doctrine de Hume qui dominaient à l’époque, Engels n’a pour ces théories (dans la préface comme dans le texte même) que le plus profond mépris. Il est tout à fait évident que, observant la répétition par la philosophie, allemande et anglaise en vogue des vieilles erreurs de Kant et de Hume, antérieures à Hegel, il était enclin à attendre quelque bien même d’un retour à Hegel (en Angleterre et en Scandinavie), espérant que ce grand idéaliste et dialecticien contribuerait à tirer au clair les erreurs idéalistes et métaphysiques de peu d’importance.

Sans entreprendre l’examen des nuances très nombreuses du néo‑kantisme en Allemagne et de la doctrine de Hume en Angleterre, Engels condamne d’emblée leur écart essentiel par rapport au matérialisme. Il qualifie la tendance entière de ces deux écoles de « recul scientifique ». Comment apprécie‑t‑il la tendance, indéniablement « positiviste » du point de vue de la terminologie courante, indéniablement « réaliste », de ces néo‑kantiens et de ces partisans de Hume, parmi lesquels il ne pouvait pas ignorer, par exemple, un Huxley ? Engels considérait, dans le meilleur des cas, le « positivisme » et le « réalisme », qui séduisaient et séduisent encore quantité de brouillons, comme un procédé de philistin consistant à introduire subrepticement le matérialisme, tout en le vilipendant et le reniant ! Il suffit de réfléchir une seconde à cette appréciation au sujet de Huxley, le plus grand savant, ce réaliste à coup sûr beaucoup plus réaliste, ce positiviste à coup sûr beaucoup plus positiviste que Mach, Avenarius et consorts, pour concevoir quel mépris ferait naître chez Engels l’engouement actuel d’une poignée de marxistes pour « le positivisme moderne » ou « le réalisme moderne », etc.

Marx et Engels furent en philosophie, du commencement à la fin, des hommes de parti ; ils surent découvrir les déviations du matérialisme et les passe‑droits à l’idéalisme et au fidéisme dans toutes les tendances « modernes », quelles qu’elles soient. Aussi n’apprécièrent‑ils Huxley que du point de vue de sa fidélité au matérialisme. Aussi reprochèrent‑ils à Feuerbach de ne pas avoir appliqué le matérialisme jusqu’au bout, d’avoir renié le matérialisme à cause des erreurs de certains matérialistes, d’avoir combattu la religion en vue de la rénover ou d’en confectionner une autre, de n’avoir pas su se défaire, en sociologie, de la phrase idéaliste et de devenir matérialiste.

Cette très grande et précieuse tradition de ses maîtres, J. Dietzgen l’a pleinement appréciée et continuée en dépit de ses erreurs de détail dans l’exposé du matérialisme dialectique. J. Dietzgen a beaucoup péché par ses écarts maladroits du matérialisme, mais il n’a jamais essayé de s’en séparer en principe, ni de déployer un « nouveau »drapeau ; aux moments décisifs il a toujours déclaré fermement et catégoriquement : Je suis matérialiste, notre philosophie est une philosophie matérialiste. « De tous les partis, disait avec raison notre Joseph Dietzgen, le plus méprisable est celui du juste milieu... De même qu’en politique les partis se groupent de plus en plus en deux camps... de même la science se divise en deux classes générales (Generalklassen) : là les métaphysiciens, ici les physiciens ou les matérialistes [3]. Les éléments intermédiaires et les charlatans conciliateurs, quelles que soient leurs étiquettes, spiritualistes, sensualistes, réalistes et ainsi de suite, tombent soit dans l’un, soit dans l’autre de ces courants. Nous exigeons de la fermeté, nous voulons de la clarté. Les obscurantistes réactionnaires (Retraitebläser) se donnent pour des idéalistes [4] ; tous ceux qui aspirent à émanciper l’esprit humain du charabia métaphysique doivent s’appeler matérialistes... Si nous comparons ces deux partis à un corps solide et à un corps liquide, ce qui tient le milieu n’est que déliquescence [5]. »

C’est la vérité ! Les « réalistes » et autres, y compris les « positivistes », les disciples de Mach, etc., tout‑cela n’est que pure déliquescence ; c’est en philosophie le méprisable parti du juste milieu qui confond en toute question les tendances matérialiste et idéaliste. Les tentatives de s’échapper de ces deux courants fondamentaux de la philosophie ne sont que « charlatanisme conciliateur ».

J. Dietzgen ne doutait nullement que le « cléricalisme scientifique » de la philosophie idéaliste ne fût le prélude du cléricalisme tout court. « Le cléricalisme scientifique, écrivait‑il, s’efforce très sérieusement de venir en aide au cléricalisme religieux (l.c., p. 51). « C’est surtout le domaine de la théorie de la connaissance, l’incompréhension de l’esprit humain, qui est la fosse à poux » (Lausgrube) où ces deux variétés du cléricalisme « déposent leurs œufs ». Les professeurs de philosophie sont, aux yeux de J. Dietzgen, des « laquais diplômés dont les discours sur les « biens idéaux » abrutissent le peuple à l’aide d’un idéalisme plein d’affectation (geschraubter) » (p. 53). « De même que le diable est l’antipode du bon Dieu, le matérialiste est celui du professeur clérical (Kathederpfaffen). » La théorie matérialiste de la connaissance est une « arme universelle contre la foi religieuse » (p. 55), non seulement contre « la religion des curés, religion ordinaire, authentique, connue de tous, mais aussi contre la religion professorale, épurée et élevée, des idéalistes obnubilés (benebelter) » (p. 58).

A l’« équivoque » des universitaires libres‑penseurs Dietzgen eût volontiers préféré l’ » honnêteté religieuse » (p. 60) : là, « il y a un système », des hommes intègres qui ne séparent pas la théorie de la pratique. Pour MM. les professeurs, « la philosophie n’est pas une science, mais un moyen de défense contre la social‑démocratie » (p. 107). « Professeurs et agrégés, tous ceux qui se disent philosophes tombent plus ou moins, en dépit de leur liberté de pensée, dans les préjugés, dans la mystique par rapport à la social‑démocratie... ils ne forment tous qu’une masse réactionnaire » (p. 108). « Il faut, pour suivre le bon chemin sans se laisser démonter par les absurdités (Welsch) religieuses et philosophiques, étudier la fausse route des fausses routes (der Holzweg des Holzwege), la philosophie » (p. 103).

Considérez maintenant Mach, Avenarius et leur école au point de vue des partis en philosophie. Oh, ces messieurs se piquent d’être indépendants de tout parti, et s’ils ont un antipode, il n’en ont qu’un et uniquement... le matérialiste. A travers tous les écrits de tous les disciples de Mach, on voit s’affirmer constamment la sotte prétention de « s’élever au-dessus » du matérialisme et de l’idéalisme, de surmonter cette opposition « surannée » ; mais en réalité, toute cette confrérie tombe à chaque instant dans l’idéalisme et soutient contre le matérialisme une guerre sans trêve ni merci. Les subtilités gnoséologiques d’un Avenarius ne sont que des inventions professorales, une tentative de créer « sa » petite secte philosophique, mais en réalité, dans les conditions générales de la lutte des idées et des tendances au sein de la société contemporaine, le rôle objectif de ces subtilités gnoséologiques se ramène uniquement à frayer le chemin à l’idéalisme et au fidéisme, à les servir fidèlement. Ce n’est pas par hasard, en effet, que la petite école des empiriocriticistes est devenue si chère aux spiritualistes anglais du type Ward, aux néo‑criticistes français qui louent Mach pour sa lutte contre le matérialisme, et aux immanents allemands ! L’épithète de J. Dietzgen : « laquais diplômés du fidéisme » atteint en plein visage Mach, Avenarius et toute leur école [6].

Le malheur des disciples russes de Mach qui s’avisent de « concilier » Mach et Marx, c’est de s’être fiés aux professeurs réactionnaires de philosophie et, l’ayant fait, ils ont glissé sur un plan incliné. Leurs diverses tentatives pour développer et compléter Marx se fondent sur des procédés d’une extrême simplicité. On lisait Ostwald, on croyait Ostwald, on exposait Ostwald, et l’on disait : marxisme. On lisait Mach, on croyait Mach, on exposait Mach, et l’on disait : marxisme. On lisait Poincaré, on croyait Poincaré, on exposait Poincaré, et l’on disait : marxisme ! Pas un mot d’aucun de ces professeurs, capables d’écrire des ouvrages de très grande valeur dans les domaines spéciaux de la chimie, de l’histoire, de la physique, ne peut être cru quand il s’agit de philosophie. Pourquoi ? Pour la raison même qui fait que l’on ne peut croire un mot d’aucun des professeurs d’économie politique, capables d’écrire des ouvrages de très grande valeur dans le domaine des recherches spéciales, au sujet des faits réels, dès qu’il est question de la théorie générale de l’économie politique. Car cette dernière est, tout autant que la gnoséologie, dans la société contemporaine, une science de parti. Les professeurs d’économie politique ne sont, de façon générale, que de savants commis de la classe capitaliste ; les professeurs de philosophie ne sont que de savants commis des théologiens.

Les marxistes doivent, ici et là, savoir s’assimiler, en les remaniant, les acquisitions de ces « commis » (ainsi, vous ne ferez pas un pas dans l’étude des nouveaux phénomènes économiques sans avoir recours aux travaux de ces commis), et savoir en retrancher la tendance réactionnaire, savoir appliquer leur propre ligne de conduite et faire face à toute la ligne des forces et des classes qui nous sont hostiles. C’est ce que n’ont pas su faire nos disciples de Mach qui suivent servilement la philosophie professorale réactionnaire. « Nous nous fourvoyons peut‑être, mais nous cherchons », écrivait Lounatcharski au nom des auteurs des Essais. Ce n’est pas vous qui cherchez, c’est vous que l’on cherche, voilà le malheur ! Ce n’est pas vous qui abordez, de votre point de vue, c’est‑à‑dire du point de vue marxiste (car vous voulez être marxistes), toutes les variations de la mode en philosophie bourgeoise ; c’est cette mode qui vous aborde, vous impose ses nouvelles contrefaçons au goût de l’idéalisme, à la manière d’Ostwald aujourd’hui, à la manière de Mach demain, à la manière de Poincaré après‑demain. Les subterfuges « théoriques » assez sots (« énergétique », « éléments », « introjection », etc.) auxquels vous vous fiez naïvement restent du ressort d’une école étroite et des plus restreintes, mais la tendance sociale et idéologique de ces subterfuges devient aussitôt l’instrument des Ward, des néo‑criticistes, des immanents, des Lopatine, des pragmatistes et leur rend les services qu’ils en attendent. La vogue de l’empiriocriticisme et de l’idéalisme « physique » passe aussi vite que celle du néo‑kantisme et de l’idéalisme « physiologique » ; mais le fidéisme prélève son tribut sur chacune de ces vogues, en modifiant de mille manières, ses subtilités au profit de l’idéalisme philosophique.

L’attitude envers la religion et les sciences de la nature illustre à merveille cette utilisation réelle de l’empiriocriticisme faite dans un esprit de classe par la bourgeoisie réactionnaire.

Prenons la première question. Croyez‑vous que ce soit par hasard que Lounatcharski en arrive à parler, dans un ouvrage collectif dirigé contre la philosophie du marxisme, de la « divinisation du potentiel humain supérieur », de l’« athéisme religieux » [7], etc. ? Si tel est votre avis, c’est uniquement parce que les disciples russes de Mach ont don­né au public une information erronée sur toute la tendance de Mach en Europe et sur son attitude envers la religion. Cette attitude ne ressemble en rien à celle de Marx, d’En­gels, de Dietzgen et même de Feuerbach ; elle lui est direc­tement contraire, à commencer par la déclaration de Petzoldt : l’empiriocriticisme « n’est en contradiction ni avec le théis­me ni avec l’athéisme » (Einfährung in die Philosophie der reinen Erfahrung, t. I, p. 351), ou par celle de Mach : « les opinions religieuses sont affaire privée » (traduction française, p. 434), pour finir par le fidéisme avoué, par la tendance réactionnaire avouée de Cornélius, ‑ qui loue Mach et est loué de Mach, ‑ de Carus et de tous les immanents. La neu­tralité du philosophe dans cette question, c’est déjà de la ser­vilité à l’égard du fidéisme. Or, en raison des points de départ de leur gnoséologie, Mach et Avenarius ne s’élè­vent ni ne peuvent s’élever au‑dessus de cette neutralité.

Du moment que vous niez la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation, vous perdez toute arme contre le fidéisme, car alors vous tombez dans l’agnosticisme ou le subjectivisme, et le fidéisme ne vous en demande pas davantage. Si le monde sensible est une réalité objective, la porte est fermée à toute autre « réalité » ou pseudo‑réalité (souvenez‑vous que Bazarov a cru au « réalisme » des immanents qui déclaraient Dieu « conception réaliste »). Si le monde est matière en mouvement, on peut et on doit l’étudier indéfiniment jusqu’aux moindres manifestations et ramifications infiniment complexes de ce mouvement, du mouvement de cette matière ; mais il ne peut rien y avoir en dehors de cette matière, en dehors du monde extérieur, « physique », familier à tous et à chacun. La haine du matérialisme et les calomnies accumulées contre les matérialistes sont à l’ordre du jour dans l’Europe civilisée et démocratique. Tout cela continue jusqu’à présent. Tout cela est dissimulé au public par les disciples russes de Mach qui n’ont pas tenté une seule fois de confronter tout bonnement les sorties de Mach, d’Avenarius, de Petzoldt et Cie contre le matérialisme, avec les affirmations favorables au matérialisme de Feuerbach, de Marx, d’Engels et de J. Dietzgen.

Mais il ne servira à rien de « dissimuler » l’attitude de Mach et d’Avenarius à l’égard du fidéisme. Les faits parlent d’eux‑mêmes. Aucun effort n’arrachera ces professeurs réactionnaires du poteau d’infamie où les ont cloués les embrassements de Ward, des néo‑criticistes, de Schuppe, de Schubert‑Soldern, de Leclair, des pragmatistes, etc. L’influence des personnes que je viens de nommer en tant que philosophes et professeurs, la diffusion de leurs idées parmi le public « instruit », c’est‑à‑dire bourgeois, la littérature spéciale qu’ils ont créée, sont dix fois plus riches et plus larges que la petite école spéciale de Mach et d’Avenarius. Cette école sert ceux qu’elle doit servir. On se sert de cette école comme on doit s’en servir.

Les faits honteux auxquels en est arrivé Lounatcharski ne sont pas une exception ; ils sont le fruit de l’empiriocriticisme et russe et allemand. On ne saurait les défendre en arguant des « bonnes intentions » de l’auteur, ni du « sens particulier » de ses paroles : s’il s’agissait de leur sens direct et coutumier, c’est‑à‑dire franchement fidéiste, nous ne nous donnerions pas la peine de polémiquer avec l’auteur, car il ne se trouverait sans doute pas un marxiste qui, à la suite de ces déclarations, n’ait pas mis sans réserve Anatoli Lounatcharski sur le même plan que Piotr Strouvé. S’il n’en est pas ainsi (et il n’en est pas encore ainsi), c’est uniquement parce que nous voyons dans les paroles du premier un sens « particulier » que nous combattons tant qu’il nous reste un terrain pour le combattre en camarades. La honte des affirmations de Lounatcharski, c’est justement qu’il a pu les rattacher à ses « bonnes » intentions. La nocivité de sa « théorie », c’est justement qu’elle admet de tels moyens ou de telles conclusions pour réaliser de bonnes intentions. Le malheur est justement que les « bonnes » intentions demeurent tout au plus l’affaire subjective de Pierre, Jean ou Paul, tandis que la portée sociale de semblables affirmations est certaine, indiscutable, et ne saurait être infirmée par aucune restriction ou explication.

Seuls les aveugles ne voient pas la parenté idéologique entre la « divinisation du potentiel humain supérieur » de Lounatcharski et la « substitution universelle » du psychique à toute la nature physique de Bogdanov. La pensée est la même, mais, dans un cas, elle est exprimée principalement au point de vue de l’esthétique et, dans l’autre, au point de vue de la gnoséologie. La « substitution », qui aborde la question tacitement et d’un autre côté, divinise déjà le « potentiel humain supérieur » en détachant le « psychique » de l’homme et en substituant le « psychique en général », immensément élargi, abstrait et divinement mort, à toute la nature physique. Et le « logos » de Iouchkévitch introduit « dans le torrent irrationnel du donné » ?

Mettez un doigt dans l’engrenage, la main y passe. Or, nos disciples de Mach sont tous pris dans l’engrenage de l’idéalisme, c’est‑à‑dire dans un fidéisme atténué, affiné, enlisés depuis qu’ils ont commencé à considérer la « sensation » comme un « élément » particulier, et non comme une image du monde extérieur. A ne point reconnaître la théorie matérialiste d’après laquelle la conscience humaine reflète le monde extérieur objectivement réel, on glisse nécessairement à la sensation et au psychique désincarnés, à la volonté et à l’esprit désincarnés.

Notes

[1] Karl Grün : Ludwig Feuerbach in seinem Briefwechsel und Nachlass, sowie in seiner philosophischen Charakterentwicklung, t. I, Leipzig, 1874, p. 361.

[2] Dans une lettre du 13 décembre 1870, Marx dit du positiviste ; Beesley : « Le professeur Beesley est « comtiste » et, comme tel, obligé de faire valoir toutes sortes d’échappatoires » (crotchets). Comparez ces lignes à l’appréciation des positivistes à la Huxley formulée par Engels en 1892.

[3] L’expression est encore maladroite et imprécise : il fallait dire « idéalistes » au lieu de « métaphysiciens ». J. Dietzgen oppose lui-même, par ailleurs, les métaphysiciens aux dialecticiens.

[4] Notez que Dietzgen s’est déjà corrigé et a expliqué en termes plus précis quel est le parti des ennemis du matérialisme.

[5] Voir dans Kleinere philosophische Schriften, 1903, p. 135, l’article « La philosophie social‑démocrate », écrit en 1876.

[6] Et voici un nouvel exemple de la façon dont les courants largement répandus de la philosophie bourgeoise réactionnaire exploitent en fait la doctrine de Mach. Le « pragmatisme » (philosophie de I’action ; du grec pragma, acte, action) est peut‑être le « dernier cri de la mode » de la philosophie américaine la plus récente. C’est peut-être au pragmatisme que les revues philosophiques accordent la part la plus large. Le pragmatisme tourne en dérision la métaphysique du matérialisme et de l’idéalisme, porte aux nues l’expérience et seulement I ’expérience, voit dans la pratique l’unique critère, se réclame du courant positiviste en général, invoque plus spécialement Ostwald, Mach, Pearson, Poincaré Duhem, etc. le fait que la science n’est pas une « copie absolue de la réalité », et... déduit de tout cela, le plus tranquillement du monde, l’existence de Dieu, à des fins pratiques, exclusivement pratiques, sans la moindre métaphysique, sans dépasser aucunement les limites de l’expérience (cf. William James, Pragmatism. À new Name for Some Old Ways of Thinking, N. Y., and L., 1907, p. 57 et notamment p. 106). La différence entre la doctrine de Mach et le pragmatisme est, du point de vue matérialiste, aussi minime, aussi insignifiante que la différence entre l’empiriocriticisme et l’empirionionisme. Comparez, pour vous en convaincre, la définition de la vérité formulée par Bogdanov à celle des pragmatistes : « La vérité est pour le pragmatiste une conception générique désignant, dans l’expérience, diverses valeurs déterminées de travail (working‑values) » (ibid., p. 68).

[7] Essais, pp. 157,159. Cet auteur traite aussi, dans la Zagranitchnaïa Gazéta « du socialisme scientifique et de sa valeur religieuse » (n° 3, p. 5) ; il écrit explicitement dans l’Obrazovanié (I’Enseignement), 1908, n° 1, p. 164 : « Une nouvelle religion mûrit depuis longtemps en moi. »

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1908/09/vil19080900aq.htm

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