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Victor Serge : le tournant obscur

dimanche 8 janvier 2023, par Robert Paris

Le tournant obscur de Victor Serge

Des attroupements stagnent dans les rues de Berlin. Combien faut-il de trillions de marks pour timbrer une lettre ? Octobre 1923. A la caisse d’un grand magasin Wertheim, une petite vieille qui porte un col de passementeries noires sort de son réticule des billets de cent marks de l’an dernier : du temps de Walter Rathenau… « Mais ils ne valent plus rien, madame… - Que dites-vous ? Je ne comprends pas bien. » Des gens s’esclaffent. Walter Rathenau gît dans sa tombe, tout déchiqueté ; il rêvait d’un néo-capitalisme allemand intelligemment et humainement organisé.

Non loin de l’Alexanderplatz, on pille, en bon ordre, une épicerie. Que personne n’emporte plus de trois boîtes de conserves, hein ! Il n’y a plus de rues riches, bien que les boîtes de nuit continuent de fonctionner : elles resteront ouvertes jusqu’à la fin du monde. De jeunes femmes nues y dansent entre les petites tables des soupeurs : ce ne sont pas des prostituées, vous savez ! Mais on les a pour deux dollars. Le dollar, monarque invisible, règne sur des foules désemparées. Deux fois par jour, il reprend son ascension vertigineuse. Des mercantis accourus de tous les continents raflent les marchandises, stocks et détails, les autos, les bateaux, les entreprises, les créatures avec les machines. On sait le prix des hauts fonctionnaires et celui des gros secrétaires aux joues flasques, en uniforme vert-de-moisissure, qui, dans les bureaux de la Schutzpolizei, estampillent les papiers des étrangers. Tout est tarifé, vendu, perdu, tout s’effondre. Je paie trois gros pains bis par semaine au vieil ingénieur qui me loue un appartement meublé. Les Schieber – spéculateurs – portent pelisse, roulent dans d’impériales voitures luisantes, font des affaires, des affaires, Geschäfte, Valuta, die Europäsche Krise, vertehen Sie, comprenez-vous ? Oswald Spengler démontre qu’un cycle de civilisation finit, crépuscule total… Les femmes d’ouvriers de Wedding, Neukoeln, Moabit ont ce teint gris, tirant aux lumières du soir sur le vert, que j’ai bien connu d’abord aux révolutionnaires des maisons centrales, ensuite à la population des villes affamées, dans la révolution russe. Peu de lumière aux fenêtres, des groupes sombres dans la rue. Quelles nouvelles ? Chaque jour est plein de grèves, d’incidents sanglants, de coups de feu claquant quelque part dans l’émeute.

La voix de l’agitateur inconnu commente ça au milieu des visages de l’attente inconnue. Social-démocrate modéré, modérément désespéré, modérément exaspéré, communiste ardent, patriote secrètement affilié aux ligues militaires sont presque d’accord : Versailles est un nœud coulant pour la nation allemande, malheur à la France, malheur à la Pologne, malheur, malheur au capitalisme ! Que naisse enfin, de tant de souffrances, une juste communauté sociale ! L’Allemagne industrielle et la grande Russie agricole peuvent, en se sauvant, faire le salut du monde. La sainte guerre révolutionnaire deviendra possible. Par où commencer ? Les communistes seuls le savent, ils le disent d’un mot bref qui claque comme l’écho d’un coup de pistolet : « Losschalgen ! » (Déclencher l’action) Nous : le K.P.D. Kommunistische Partei Deutschlands, l’Internationale. Il n’est que de choisir l’instant, après une préparation à fond. La Saxe et la Thuringe rouge, au pouvoir de gouvernements ouvriers – social-démocrates et communistes, - forment deux divisions rouges. Presque prêtes. Les armes viennent de Tchécoslovaquie. Les armes, la Reichswehr les vend. Les dollars viennent de l’Exécutif de l’Internationale Communiste. (Il arrive que la Reichswehr, ayant livré au soir tombant un wagon de courtes carabines et touché les dollars, fasse signe à la Schutzpolizei qui vient à l’aube saisir les armes…) Recommandez aux jeunes militants de nouer des intelligences dans la troupe ; aux cheminots de mieux garer sur l’heure les wagons, aux camarades chargés des transports de faire diligence, nom de dieu ! Liebslied, douce romance ! Le soir, aux grilles des casernes, des jeunes filles, tresses nouées, flirtent avec des jeunes hommes casqués : « vous sortez les grenades, mon ami ? »
Les masses suivront-elles ? Le Parti ne s’est décidé qu’après les premières grandes grèves du pays rhénan, et il a freiné les mouvements pour ne pas gaspiller les forces. Se concentrent-elles, les forces, ou s’énervent-elles, ou se dissipent-elles ? On a de jour en jour plus faim, et la faim désoriente. Quand l’Internationale aura tout réglé, que sera-t-il passé dans la tête des social-démocrates – qui se méfient des communistes – et des hommes de la rue ? De Moscou, où siège l’Exécutif, Boris Souvarine m’écrit : « Nous allons tenter de remplacer Lénine… »

L’Internationale fixe la date de l’insurrection au 25 octobre – jour anniversaire de la prise du pouvoir à Pétrograd en 1917. Peu importe, vraiment, à cette heure, le décalage des calendriers julien et grégorien ! Je réponds à Souvarine que, si l’action du Parti n’est pas liée à un mouvement spontané des masses, elle est vaincue d’avance.
Chaque jour des stocks d’armes sont saisis. L’attente tendue des foules semble se détendre inexplicablement. Le chômeur passe, par des gradations insensibles, d’une fièvre d’insurgé à une lassitude de résigné. « C’était bien ainsi à Pétrograd, à la veille de l’insurrection, explique un camarade russe ; c’était même l’une des raisons pour lesquelles il fallait agir vite. Réveiller l’insurgé… »

Voya Vouyovitch, arrivé de Moscou a, sous un grand front bosselé, un jeune visage éclairé d’yeux gris… Voya pense qu’on vaincra à la date fixée ; tout se fera mieux qu’en Russie, « nous avons l’expérience… ». Je souhaite que tu aies raison, Voya. Un militant de la section militaire du K.P.D., à qui je pose brutalement la question quelques jours avant l’insurrection, me répond, les yeux dans les yeux : « Nous nous battrons bien, mais nous serons battus. » C’est ce que je sais, ce que nous savons tous, pendant que le Comité Central du K.P.D. répartit entre ses membres les portefeuilles d’un gouvernement de commissaires du peuple et que Koenen, qui a une barbe rousse et des binocles de professeur, nous réunit le soir pour nous exposer, au nom de la Section d’Information du Comité Central, que tout va pour le mieux. Il le démontre encore le lendemain de la saisie des principaux stocks d’armes de Berlin. Le hasard est mon principal informateur et il me renseigne mieux, il me renseigne d’une façon étonnante. J’apprends, deux ou trois semaines avant l’insurrection, que l’on a arrêté, sortant de chez Münzenberg, un militant responsable qui portait justement dans sa serviette la comptabilité de l’armement destinée à l’Exécutif de l’Internationale Communiste ; que le Parti est en somme désarmé dans la capitale et sa dissolution décidée en principe. J’en avertis, par intermédiaires, puisqu’ils sont impossibles à joindre, des membres du Comité central. Ils me font répondre que cette rumeur là court les rues, bien entendu, mais qu’ils sont fixés, eux : on n’osera pas. « Bien sûr, si nous sommes vaincus… » Ils le sont déjà, ils ne le savent pas encore.

Tout est prêt, on prendra le pouvoir le 25. D’abord en Saxe et en Thuringe rouge.

Conformément aux directives de l’Exécutif, Brandler, Heckert et Boettcher sont entrés dans le cabinet formé à Dresde par le social-démocrate Zeigner. C’est, dans l’esprit des communistes, le gouvernement de la préparation insurrectionnelle ; dans l’esprit des social-démocrates, ce n’est peut-être qu’un gouvernement comme un autre…

Le 21, une conférence des Comités d’usines se réunit à Chemnitz, préfigurant le congrès des Soviets ouvriers qui proclamera la dictature du prolétariat. Les centuries ouvrières le protègent. Tous ces jeunes gars, fiers de porter sur la tunique sportive l’étoile à cinq branches, tous ces vieux Spartakistes qui ont vécu novembre 1918, l’insurrection de janvier 1919, les journées rouges de Kiel, les massacres de prisons de Berlin, l’assassinat de Karl et Rosa, la dictature de l’homme de sang, Gustave Noske, et des bandes d’officiers monarchistes ; qui ont vécu aussi l’action de mars 1921, montée par Béla Kun, tous ces hommes sont prêts à tout ce qu’on leur demandera.

Pendant que siège la conférence, les experts militaires russes, avec Iouri Piatakov, examinent la situation stratégique : désastreuse. A peine si, avec un tel armement, on pouvait se battre dans les campagnes d’Ukraine. Il n’y a plus qu’à décommander l’insurrection. Les copains reviennent de Chemnitz la mine longue. Des courriers partent pour tous les Bezirk – districts – porteurs de contre-ordres. Nous laisseront-ils reprendre haleine, compléter l’armement ? Il serait fou de le croire. Je ne vois que visages rembrunis. Le contrordre n’est pas arrivé à Hambourg, trois cents communistes se rassemblent par petits groupes dans la nuit du 23 au 24 et commencent la révolution.
La ville est glaciale de silence et d’attente concentrée ; ils vont, chargés d’un enthousiasme terrible, organisés avec méthode. Chacun sa tâche, le plan s’exécute à la lettre, les postes de police tombent l’un après l’autre, des tirailleurs s’installent sur les toits, aux carrefours, Hambourg est pris…

L’Allemagne entière n’a pas bougé. La ville elle-même n’a pas bougé. (…)

Il a été question d’appeler Trotsky en Allemagne aux heures décisives : cette suggestion ulcéra le président du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, Zinoviev. Pourquoi pas lui, en effet ? Parce qu’on n’attend rien de lui, sans oser le dire à haute voix. On condamne maintenant « l’opportunisme et l’incapacité » des deux chefs du K.P.D. qui n’ont pas su faire la révolution, Brandler et Talheimer. Mais ils n’ont risqué nul geste sans en référer à l’Exécutif ! (…)

Maintenant la crise de l’Internationale est ouverte. Nous sommes quelques uns à pressentir qu’à travers elle c’est la crise de la Révolution russe qui s’ouvre. Que va faire la République des Soviets, sans réserve d’or, avec son industrie dérisoire, en face d’une coalition capitaliste universelle, s’il faut qu’elle renonce à l’aide d’une Allemagne socialiste ?

L’an 1924 commence sous de sombres auspices. Sans doute le plus simple est-il de ne point admettre la réalité. L’insurrection n’est que retardée, le K.P.D. continue sa marche au pouvoir. Parce que des émeutes ont éclaté à Cracovie, Zinoviev découvre que la Pologne est au bord de la guerre civile.

En réalité, le parti russe est déjà travaillé par une lutte confuse et désordonnée dont personne encore ne mesure la gravité. Pendant que l’on fixait la date de la révolution allemande, quarante-six militants russes influents signalaient au Comité Central deux sortes de périls intérieurs : la faiblesse de l’industrie incapable de satisfaire les besoins des campagnes et l’étouffante dictature des bureaux dans le Parti. (…)
Défaite de la révolution, mort de Lénine, quel tournant obscur… Pendant plusieurs jours, par un froid boréal, un peuple défile à Moscou devant la dépouille d’Illitch. La crise du parti, ouverte peu de temps auparavant par les attaques de Préobrajensky et de Trotsky contre le régime bureaucratique, au nom de la tradition révolutionnaire vivante, le deuil la refoule de quelques mois. Une ombre d’unité se refait dans l’ombre du mort.

Les événements continuaient de nous accabler. Pendant que les grands s’accumulaient en avalanche pour, tout à coup, se dénouer en désastres, nous poursuivions des travaux de termites, mêlés d’intrigues, où la dégradation des hommes et des idées s’accentuait de mois en mois… J’avais publié, dans l’édition française de « La Correspondance Internationale » - organe de l’Exécutif de l’Internationale Communiste – le compte-rendu de je ne sais plus quelle conférence tenue à Moscou où Zinoviev recueillait les applaudissements rituels. Le texte de la Pravda multipliait les « tonnerres d’applaudissements, ovation prolongée, hourrahs, l’assistance se lève et entonne… » J’avais réduit le tapage à un minimum discret. Le secrétariat du président du Comité de l’Exécutif de l’Internationale exprima par télégramme son mécontentement…

En septembre, nous apprîmes qu’une insurrection populaire venait d’être réprimée en Géorgie. Les camarades arrivés de Russie n’en parlaient que dans le tête-à-tête, avec une singulière amertume rentrée. « Faillite de notre politique paysanne… Tout le parti géorgien est dans l’opposition contre le Comité Central et tout le pays contre le Parti… » …

J’appris les abominables dessous de cette tragédie : un pays en fermentation, son sentiment national humilié, la provocation organisée par le Guépéou d’abord pour détecter les tendances insurrectionnelles, ensuite pour les « liquider » (…)

Pour avoir donné quelques preuves de courage, en demandant à voir clair dans les questions intérieures de la Révolution russe (il s’agissait des campagnes déclenchées contre Trotsky), la direction du Parti Communiste français a été deux fois remaniée en un an. De vieux militants, qui avaient maintenu pendant la guerre l’internationalisme ouvrier – Pierre Monatte et Alfred Rosmer – des jeunes, comme Souvarine, qui étaient venus au bolchevisme dès la première heure, sont chassés. Le Parti change de visage et même de langage : ses publications sont rédigées dans un jargon conventionnel pour initiés, que nous appelons, navrés, le « sabir de l’agit-prop ». Il n’y est question que d’ »approbation à cent pour cent » de la ligne juste de l’Exécutif et de « bolchevisation des partis frères ». Ce sont là les inventions récentes de Zinoviev….

Il n’y a eu dans l’indigence spirituelle des dernières années que deux éclaircies, deux petits livres de Trotsky : la revendication du « Cours nouveau » et l’analyse des « Enseignements d’octobre ». (…)

Extraits de « Le tournant obscur » de Victor Serge

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